Dragon le prix du silence
Ce chapitre marque la fin du premier acte de cette fan fiction ! merci beaucoup de l'avoir lue ! N'hésitez pas à me donner votre avis dans l'espace commentaire. Bonne Lecture,
Solin.
Le voyage de retour se déroula sans encombre. L’ambiance était lourde. Seule Lina semblait plus présente, grâce aux soins qu’elle prodiguait à la rescapée, qui restait murée dans le silence.
À leur retour à Beurk, chacun partit dans son coin rendre des comptes à ses obligataires respectifs. Kjarn partit voir Marnik Valgar, qui l’accueillit avec chaleur.
— Haaa, voilà mon capitaine ! Vous avez fait bon voyage ?
— Je suis vivant, répondit ironiquement Kjarn.
— C’est déjà une bonne nouvelle ! Alors, ma cargaison ?
— Complètement annihilée, monsieur. Il n’en reste rien. Nous avons des preuves.
— FORMI… je veux dire, tous ces pauvres gens, tous d’honnêtes et loyaux travailleurs… Quel gâchis.
Marnik avait du mal à cacher sa joie de pouvoir enfin être remboursé.
— Que s’est-il passé ? Comment est-ce possible ? reprit plus sérieusement Marnik.
— On ne sait pas, monsieur. Une maladie, une erreur… Tout ce que nous savons, c’est qu’un incendie a eu lieu sur au moins un des navires, qui a coulé. Pour le reste, nous sommes allés sur Haroldion. Tout le monde est mort là-bas, une sorte de maladie les a tous emportés.
Kjarn mentait éhontément et cachait la vérité. Mais il savait, premièrement que Marnik se foutait éperdument de la réalité — tout ce qui l’intéressait, c’était de récupérer son dû — et que, deuxièmement, il avait travaillé trop dur et trop longtemps pour passer pour un fou avec ses histoires de dragons.
— Quelle tristesse ! Mais me voilà remis à flot, et surtout en grand besoin d’un nouveau commandant en chef pour mes navires marchands ! J’ai besoin de quelqu’un sur qui je peux compter et en qui j’ai toute confiance. Vous en êtes !
— Bien sûr, monsieur. À une seule condition.
— Laquelle ?
— Jamais plus je ne ferai voile vers les limites occidentales du monde connu. Ce que j’ai vu là-bas, je souhaite le laisser là-bas.
— Cette racine qui a le goût de pisse m’a coûté six navires, commandant. Même si, maintenant que leur destruction est avérée, la compagnie d’assurance va me verser une indemnité conséquente, j’y laisse de sacrées plumes. Au diable les épices exotiques et autres conneries inutiles pour distraire ces peigne-culs de Beurkiens désabusés ! J’ai joué, j’ai perdu, on ne m’y prendra plus, parole d’armateur !
— Alors nous avons un accord, répondit Kjarn, ravi d’une telle promotion. Pour le reste, rien de tout cela n’était ses affaires.
Il partit en direction du quartier du port, bien décidé à claquer sa solde pour oublier ces derniers mois en alcool et plaisante compagnie.
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— Madame Estrid Vaxholm ? fit un petit groom.
— Oui, c’est moi. Qui la demande ?
— Des gros bonnets de la compagnie d’assurance sont là pour vous voir, madame. Ils n’ont pas l’intention de patienter. Ils sont dans le hall de l’hôtel.
— Je m’en doutais. Je descends. Je peux vous demander un service ?
— Bien sûr, madame.
— Vous voyez cet enfant qui joue dans le salon ? Surveillez-la, voulez-vous ? Elle est très calme, mais on ne sait jamais.
— Bien, madame, fit le groom.
Elle descendit le luxueux escalier qui menait à une grande salle de réception. Sur le côté droit se trouvait un bar magnifiquement décoré en marbre, qui contenait des liqueurs des quatre coins du monde connu. Là, debout, se tenaient deux officiels, bras croisés dans le dos, impassibles.
— Ça doit être eux, pensa Lina.
Elle s’approcha de ces messieurs.
— Madame Vaxholm, nous sommes…
— Je sais qui vous êtes, messieurs, trancha Lina. Je suis assez occupée, pourriez-vous aller droit au but ?
— Très bien. Madame, la compagnie est très déçue de votre rapport attestant de la disparition de la totalité de la flotte. Le montant des indemnités étant convenu par contrat, c’est une perte très sèche de liquidités pour la compagnie.
— J’en suis navrée, messieurs, mais je suis absolument certaine que l’entièreté de la flotte a disparu.
— Nous vous croyions plus intelligente que ça, madame. Il vous a été signalé que vous étiez embauchée par la compagnie en vue de défendre SES intérêts, pas d’établir la vérité, si tant est que ce mot ait un sens.
— Vous êtes libres de remonter une expédition, messieurs, mais vous ne trouverez dans le sillage de cette cargaison marchande que la mort. Je ne m’estime pas chanceuse, mais miraculée. Si vous voulez une preuve de ce que j’avance, je vous conseille d’aller voir Tyren Veigh à l’Académie. Il est en charge des preuves que nous avons ramenées.
— Votre ton nous déplaît fortement, madame.
— Eh bien, de toute façon, je vous remets ma démission, messieurs. Trouvez-vous quelqu’un d’autre pour votre sale boulot. Je suis lasse, et j’ai mieux à faire. Adieu, messieurs.
Oh, et j’oubliais : si la compagnie décidait que je lui serais plus utile morte que vivante, n’oubliez pas que vous connaissez mes plus noirs secrets… mais je connais les vôtres. Je vous conseille de me foutre la paix, et je ferai de même. C’est compris ?
Elle tourna les talons, avec l’intime conviction que son temps à Beurk était compté.
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— Ah, vous, fit le recteur de l’université en voyant Tyren arriver. Votre voyage s’est passé comme prévu ?
— Pas tout à fait, fit Tyren, suivi de deux gardes qui transportaient un cercueil. Mais ce que j’y ai trouvé vous paraîtra sûrement très loufoque à l’oral. Laissez-moi terminer mon explication, fit Tyren, déterminé.
— Très bien, allons dans mon bureau. Le juge est retenu au tribunal pour une affaire, il m’a demandé de bien lui faire un retour. Il m’accorde sa pleine confiance. Alors ?
— La flotte est complètement détruite, dit Tyren.
— Bien. Cela raccourcit nettement notre entretien. Vous pouvez retourner à votre bureau.
— Ce n’est pas tout, monsieur. La ville de Haroldion a été anéantie également.
— Je ne vous suis pas, monsieur.
Tyren prit le temps de raconter chaque détail de l’expédition. Au début, le recteur semblait distant, presque ennuyé par le récit de Tyren, mais lorsqu’il parla de la population pétrifiée, il se redressa dans son fauteuil et planta ses yeux dans ceux de Tyren.
Lorsqu’il eut terminé, le recteur se leva, prit dans une bibliothèque deux verres et une bouteille de liqueur — c’était la première fois qu’il se montrait aimable envers Tyren.
— Monsieur, dit-il, quelle est l’hypothèse que vous avancez ?
Tyren hésita. Il savait qu’il pourrait passer pour un fou ou un demeuré, mais son intime conviction, fondée sur des faits corroborés par deux compagnons aux intérêts opposés, l’incita à dire la vérité.
— Monsieur, j’ai refusé de le croire longtemps. Cette hypothèse ne m’est venue qu’après avoir balayé toutes les autres. Je partage l’intime conviction que le phénomène qui a emporté les bateaux et pétrifié par le feu les habitants de Haroldion est le fait d’entités vivantes capables de cracher du feu. Autrement dit, monsieur : des dragons.
Il était en sueur et, sans s’en rendre compte, avait parlé très vite. Il but son verre cul sec ; l’alcool lui brûla l’œsophage, et une chaleur irradia sa poitrine.
Face à lui, le recteur le toisait du regard.
— Si on m’avait dit que ce serait vous…, soupira-t-il.
À part vos camarades, qui partage vos observations ?
— Personne, monsieur. Le capitaine a catégoriquement refusé que nous évoquions le sujet sur le bateau, de peur de faire paniquer l’équipage.
— Bien, bien… Suivez-moi, monsieur. J’ai quelque chose à vous montrer.
Le recteur se leva, prit une lampe à huile et l’emmena à l’escalier principal. Ils descendirent jusqu’à la salle des archives où se trouvait le bureau de Tyren. Ils prirent ensuite un petit chemin jonché de documents, qui menait à une lourde porte. Le recteur sortit un jeu de clefs et l’ouvrit. Tyren dut l’aider : visiblement, cette porte n’était pas ouverte souvent.
Derrière elle, un escalier beaucoup plus étroit, en colimaçon. Le recteur s’y engouffra le premier, allumant sa lampe à huile.
Tyren eut l’impression de descendre pendant des heures. Il commença à imaginer des scénarios invraisemblables : et si le recteur était un psychopathe sanguinaire ? Personne ne connaissait vraiment Tyren, et certainement personne ne s’inquiéterait de sa disparition. Avait-il dit la bêtise de trop ?
Il n’eut pas le temps de finir ses pensées : ils débouchèrent sur un sol rocailleux. La pièce semblait se situer sous les fondations même de l’université. Le sol était composé d’une pierre grossièrement taillée ; les murs eux-mêmes semblaient creusés dans la roche.
Un peu plus loin, la pierre avait été taillée en autel, sur lequel trônait un lourd coffre en fer. En contrebas, un banc d’étude en bois très rustique permettait à un seul homme de s’asseoir.
La pièce était très sombre. Le recteur alluma les maigres torches disposées ça et là. Lorsqu’il eut fini, il revint vers Tyren :
— Connaissez-vous le fondateur de notre université, monsieur ? fit-il, très scolaire.
— Oui, répondit Tyren. C’était un personnage légendaire nommé Varek, un compagnon du fondateur Harold.
— En effet. Et vous savez également que, selon les écrits, Beurk a en réalité désigné deux îles. Pour éviter une menace, le chef Harold aurait, lors d’une grande migration, déplacé toute la population dont il avait la responsabilité.
— Oui, à peu près, dit Tyren, qui ne comprenait pas pourquoi tout ce chemin pour un cours d’histoire antique donné habituellement aux enfants.
— Eh bien, monsieur, il y a de cela quelques décennies, une équipe d’archéologues — dont je faisais partie — a cru découvrir l’ancienne Beurk… ou plutôt la Beurk originelle.
— Vous avez découvert la première Beurk ? Mais je n’en ai jamais entendu parler !
— C’est parce que ce que nous y avons trouvé nous a semblé peu propice à une révélation publique.
— Vous m’intriguez, monsieur.
— Dans ce qui restait, nous avons découvert un livre, parfaitement conservé, écrit par Varek lui-même. Probablement que ce dernier a tout fait pour qu’il nous parvienne… ou, en tout cas, il ne s’est pas résolu à le laisser subir les séquelles du temps.
Ce livre s’intitule Le Codex Dragon.
— Le Codex Dragon ? Et que contient-il ?
— Voyez par vous-même, fit le recteur en désignant le coffre en métal.
Tyren s’approcha du coffre, de la taille d’une cagette de légumes. Il l’ouvrit avec la clef que lui tendit le recteur et y découvrit un simple livre relié de cuir.
Il le saisit très délicatement et l’ouvrit. Ce qu’il vit ne l’effraya pas, mais l’intrigua : à l’intérieur, des illustrations de ce qui ressemblait à des dragons de toutes formes et de toutes tailles, avec descriptions de leur poids, leurs points faibles, leurs attaques spéciales…
À la manière d’un naturaliste, l’auteur avait réalisé des croquis détaillés de chaque dragon, les avait nommés soigneusement et classés en différentes catégories.
Tyren n’en croyait pas ses yeux.
— Mais… qu’est-ce que… ? fit-il, intrigué.
— Les dragons existent, monsieur, fit le recteur. Ou, tout du moins, ils ont existé. Ce degré de précision ne s’invente pas : il s’observe.
— Vous voulez dire que… ?
— Oui. Que les dragons ont probablement été à l’origine de notre supériorité technologique et militaire : cartes, aéronautique, navigation… tout.
Mais, pour une raison que nous ignorons, le fondateur — ou les fondateurs — ont masqué leur existence. Pourquoi ? Je n’en sais rien.
Ce que je sais, c’est qu’ils ont dépensé une énergie considérable à effacer les moindres traces de leur présence. Ont-ils été victimes d’une maladie ? Y a-t-il eu une guerre qui a failli anéantir notre civilisation ? Nous n’en savons rien.
— Mais pourquoi avoir gardé le secret pour vous ?
— Pourquoi ? Parce qu’à part ce Codex, nous n’avons précisément aucune preuve solide de l’existence passée — ou présente — des dragons. Cela pourrait provoquer l’apparition de nouveaux cultes, lancer certains politiciens dans des quêtes de pouvoir, nourrir l’hubris de notre nation à outrance.
Ou, peut-être, tout simplement réveiller une menace qui nous détruirait.
Si les fondateurs ont tout fait pour cacher l’existence des dragons, c’est peut-être qu’il doit en être ainsi.
— Hum. Les dragons existent, monsieur le recteur, et ils ont décimé Haroldion.
— Précisément ! Vous le savez : les fondateurs nous ont laissé des cartes d’une précision extraordinaire, dont nous avons encore du mal à égaler l’exactitude, même avec nos outils modernes. Ces cartes, très détaillées, ne s’étendent pas vers l’ouest.
Ma théorie, c’est que cela n’est pas dû à un manque de motivation, mais à une volonté de laisser cette partie du monde dans l’oubli.
La soif de denrées tropicales a poussé des armateurs à explorer des îles très éloignées, à des semaines de navigation de la capitale. Je pense que cela a été une grave erreur. Ces îles se trouvent en réalité proches des derniers dragons.
Nous avons réveillé des monstres que nous aurions dû laisser dormir.
— Qu’attendez-vous de moi, monsieur ? fit Tyren, sous le choc.
— Publiez un article qui attribue cette tragédie à une cause externe mais plausible. Nous ne pouvons pas passer la disparition d’une population et d’une flotte sous silence. Et si possible, justifiez l’arrêt des explorations de ces îles. Sinon, les drames recommenceront.
— Et simplement dire la vérité ? fit Tyren, l’air défiant.
— Monsieur, vous avez fait les frais de dire la vérité. Vous vous êtes retrouvé dans les archives pendant des années pour avoir décrit le monde tel qu’il est.
Croyez-vous que les Beurkiens ou les autres clans soient intéressés par la vérité ? Ils veulent une vie paisible dans un monde compréhensible. Si nous disons la vérité, nous saccageons les fondations mêmes de notre civilisation. Et qui sait quelles en seront les conséquences ? Êtes-vous prêt à en porter le poids ?
Et même… qui vous croira, monsieur ? Personne.
— J’ai lu un article qui expliquait que des volcans pouvaient apparaître non pas sur les îles, mais sous elles. Des volcans sous-marins, en somme.
Si ces derniers ont les mêmes caractéristiques que ceux observés sur terre, une éruption serait tout à fait possible. La puissance expulsée pourrait être suffisante pour détruire une flotte et vaporiser les habitants d’une île… surtout si les phénomènes ne sont séparés que de quelques kilomètres.
— En effet ! Brillant, monsieur ! Brillant ! s’exclama le recteur.
— Cependant, ajouta Tyren, mon mensonge a un prix.
— Quoi ? Lequel ?
— Votre place, monsieur.
— Quoi ? Comment ça ?
— Vous allez, dans quelques années, prendre votre retraite. Votre successeur ne sera autre que moi.
En attendant, je serai votre élève, et vous m’apprendrez tout ce que je dois savoir sur la gestion d’une université dont la mission affichée est de répandre le savoir… et dont la mission officieuse est de le tenir secret.
— Je… Enfin… Mais il y a des… Bon, d’accord, se résigna le recteur.
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Leur dernière rencontre fut très brève. Après la parution de l’article de Tyren, les trois compagnons de fortune se réunirent au port pour un échange vif.
— Tu as menti à l’université ? fit Kjarn.
— L’université connaît la vérité. On m’a simplement demandé de ne pas l’ébruiter, c’est tout.
— Et tu as dit oui, comme un bon petit soldat ?
— Ne sois pas con, Kjarn, fit Lina. On a dû lui promettre quelque chose en échange. Un poste, une promotion…
— Voilà que notre naïf petit intello a appris à naviguer dans les arcanes du pouvoir. Félicitations, fit Kjarn.
— Je dois vous demander de ne pas ébruiter ce que nous avons vu sur l’île. Si vous le faites, je serai obligé de vous désavouer publiquement. Je n’en ai aucune envie.
— C’est qu’il nous menacerait, à l’écouter ! fit Kjarn. T’inquiète pas, mon gars, je garderai ma bouche fermée. Moi aussi, j’ai eu ma petite promotion avec cette histoire. Je n’ai pas très envie de faire parler de moi.
— Et toi, Lina ?
— Moi, j’ai démissionné de mon poste à la compagnie d’assurance. Je prends la gamine et je me casse sur une île, loin de toutes ces intrigues.
J’en ai ma claque des arrangements, de la République des copains et des petits coups de poignard dans le dos.
Moi, la petite fille, et ce qui me reste de dignité, on se casse. Loin de vous. Loin des dragons. Loin de la politique. Loin de tout.
— Tu me manqueras, fit Kjarn en lui serrant la main. Je te souhaite bon vent… de la part d’un marin pourri et corrompu.
Sache que si tu as besoin d’aide, tu peux toujours compter sur moi… moyennant paiement, évidemment, dit-il avec un sourire en coin.
— Je note, fit Lina. Prends soin de toi aussi. Quant à toi, dit-elle en se tournant vers Tyren, j’espère que tu auras les épaules assez solides pour supporter tous ces mensonges. J’aimais bien ta naïveté. Et je suis triste que ce soit en voyageant avec moi que tu l’aies perdue. Adieu !
Et elle partit dans la brume du petit matin.
Kjarn et Tyren se serrèrent une dernière fois la main, puis chacun prit sa route.