Dragon le prix du silence
Chapitre 6 : Le Brasier et la Convocation
2726 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 13/07/2025 14:20
Il faisait très froid ce matin-là. La brume épaisse rendait la visibilité difficile et le sol était glacé. Elle était sortie aux aurores ramasser assez de bois afin de nourrir le brasier. Il fallait faire un grand feu, un feu digne. Puis, à force d’amonceler du bois sur un tas, elle se ravisa. Que restait-il ici pour elle ? Que faire une fois que le feu aurait consumé son objet ? Elle resta méditative quelques instants, puis se dirigea vers une petite maison. Elle y entra, prit un sac, le remplit de ce qu’elle estimait nécessaire et le posa dehors. Ensuite, elle entreprit de rentrer le bois entreposé à l’extérieur. Lorsque cette tâche fut terminée, elle prit une grande inspiration et franchit le seuil de la porte une dernière fois.
Elle jeta un regard sur la cuisine rustique, qui avait toujours été sa pièce préférée. Elle monta à l’étage pour contempler une dernière fois sa chambre, puis redescendit et ouvrit la pièce qui était, et qui serait toujours, la chambre de sa mère. Elle était allongée dans ses vêtements habituels. Malgré la mort, son visage restait doux ; ses yeux clos donnaient l’impression qu’elle pouvait se réveiller d’un moment à l’autre. Mais la blancheur de sa peau, la raideur de sa posture, ne laissaient aucune illusion.
— Adieu, mère, fit-elle avant de franchir pour la dernière fois le seuil de la maison qui l’avait vue grandir.
Elle alluma sa torche, regarda une dernière fois sa maison et prononça, presque comme un rituel :
— Tant que nous sommes, la mort n’est pas ; lorsque la mort est, nous ne sommes plus ! La mort n’est rien pour nous !
Et elle lança la torche à l’intérieur de la maison.
La maison était située en contrebas d’un grand phare de pierre, qui servait à guider les navires dans ces eaux troubles, infestées de rochers semi-immergés et de hauts-fonds. Le phare et la maison étaient posés sur ce que d’aucuns auraient eu du mal à appeler une île : c’était plutôt un gros rocher partiellement émergé, sur lequel poussaient çà et là quelques herbes et arbres capables de résister aux vents violents et aux tempêtes. Cet endroit sinistre n’était rien de moins que tout ce qu’elle avait connu. Mais à présent que sa mère n’était plus, elle avait besoin, envie, d’explorer la raison de son existence. Et elle ne pouvait pas trouver ces réponses ici. Elle devait aller à Beurk.
Elle descendit un chemin escarpé qui menait à une cavité. Là était amarré un petit bateau monovoile, rustique mais suffisant pour rejoindre Krognir, une petite ville commerciale ayant d’importants liens maritimes avec Beurk. De là, elle embarquerait comme mousse ou cuisinière sur un navire, afin de payer son voyage. Elle avait besoin de réponses, et c’est à Beurk qu’elle commencerait à les chercher.
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Il était tôt sur le ponton 17 de Beurk. Kjarn Revik était aux aguets : une importante cargaison devait arriver. À force de patience, il avait gravi les échelons jusqu’à devenir le second de Marnik Valgar, Marnik l’armateur. Les méthodes de ce dernier avaient vieilli. Il avait mal accepté la fin des colonies de production et, même s’il détestait le commerce des épices, elles lui avaient assuré sa prospérité. La recomposition de son activité ne s’était pas faite sans heurts. Mais Kjarn, lui, était jeune et ambitieux. Il avait proposé nombre d’idées qui s’étaient révélées payantes. Il avait fondé la reconstruction de l’activité marchande sur le développement économique des îles par des activités artisanales à forte valeur ajoutée, comme les draperies, la soie, etc. Ces activités avaient permis un essor local, mettant fin partiellement aux échanges asymétriques et assurant stabilité et prospérité à tous.
À force de grimper les échelons, Kjarn se vit confier de plus en plus de responsabilités, jusqu’à devenir le bras droit de Marnik. Après quelques années, et grâce à de l’argent habilement détourné et économisé, il finit par racheter les parts de la société à son ancien mentor, lui accordant une retraite forcée.
Malheureusement, à force de donner aux artisans des îles une autonomie croissante, certains décidèrent de s’organiser en guildes pour défendre leurs intérêts et négocier les prix d’achat de leurs produits. Kjarn dut alors reprendre sa casquette de militaire et militariser sa flotte, afin d’assurer la sécurité et de mater d’éventuels agitateurs en cas de grève ou de refus de livraison.
Il avait donc dû faire appel à des mercenaires, parfois peu enclins à la retenue ou à la réflexion quant à l’usage de la violence. Des rumeurs d’excès de zèle, de passages à tabac, revenaient régulièrement aux oreilles de Kjarn — mais aussi à celles des autorités. Il savait qu’il était sur une corde raide. Il devait faire preuve de prudence.
— Monsieur Revik ? fit une voix dans son dos.
— Oui, qui le demande ? répondit Kjarn, en se retournant vers un homme en costume officiel, entouré de deux gardes de Beurk.
— La justice, monsieur. Vous êtes convoqué pour une audience préliminaire à une possible inculpation pour les motifs suivants : usage de la violence, extorsion, chantage, corruption active de représentant de la force publique, prise illégale d’intérêt... Il y en a d’autres, mais je n’ai pas toute la matinée. Vous êtes convoqué pour une audience. Ceci n’est pas une arrestation, mais je vous conseille vivement de venir accompagné d’un avocat. En revanche, nous confisquons toute votre trésorerie ainsi que tous les documents nécessaires à l’enquête.
— Quoi ? Mais... Maintenant ? Vous ne voulez pas repasser dans quelques heures ? Là, disons... il faudrait ranger. Je ne peux pas recevoir des officiels de Beurk dans une telle pagaille. Juste entre nous, ça gagne combien, un gars comme vous ?
— Ah, je vois, fit l’officiel. Bien sûr, nous pourrions repasser dans quelques heures, avec cette fois un mandat d’arrêt pour flagrant délit de corruption. Vous préféreriez ?
— Hum... vous êtes ce genre d’officiel-là, hein ?! Eh bien, messieurs, pas besoin d’invitation pour faire comme chez vous, j’imagine.
Et ils entrèrent dans son bureau.
— Ça, ça sent le sapin. Il faut trouver une parade, et vite, pensa Kjarn.
Il avait toujours aimé la vue du port. Voir le manège incessant des bateaux, venant et partant des confins du monde, le ramenait toujours à l’enfance, quand il rêvait de partir à la conquête de terres inconnues.
— La prison n’aura certainement pas de vue sur la mer, pensa-t-il, maussade. Il semblait que le pétrin dans lequel il s’était mis allait lui prendre du temps à démêler.
— Monsieur Revik ? Kjarn Revik ? fit une voix derrière lui.
— Vous êtes un peu à la bourre, cher ami. Vos collègues sont déjà dans mon bureau. Si vous vous dépêchez, il restera peut-être un tiroir à retourner ou un fauteuil à éventrer, mais faites vite, ils sont très enthousiastes.
— Je ne viens pas pour ça, monsieur. Je viens car, selon mes informations, tout porte à croire que vous êtes mon père.
— Je vous demande pardon ?
Kjarn se retourna et aperçut une jeune femme, probablement d’origine modeste. Elle était grande, au visage anguleux. Son corps semblait solide, robuste, typique des gens n’ayant pas grandi sur Beurk. Ses cheveux longs étaient attachés à la va-vite. Tout en elle transpirait la détermination. Il avait beau chercher, cette histoire lui paraissait improbable. Il n’avait jamais eu de relations sérieuses, préférant les rapports monnayés, justement pour éviter ce genre de complications. « Sûrement l’appel du sang… On me sait à terre, alors on vient me saigner », pensa-t-il.
Après un long moment, il reprit :
— Je sais que j’ai l’air d’un père idéal, ma petite, mais je ne suis pas ton papa. Pas plus que ton bienfaiteur. Je peux te filer un croc de bronze pour t’offrir un repas chaud, et en échange tu me fous la paix avec tes histoires à deux balles.
— Mon nom est Ysa. Ysa Vaxholm. Vous avez connu ma mère, Lina. Selon mes informations, vous êtes mon père.
— Lina ?! Ça fait des années que je n’ai pas entendu ce nom… Comment va-t-elle ?
— Elle est morte la semaine dernière. Une fièvre l’a emportée. Elle est toujours restée évasive sur mon passé. Je suis à la recherche de mon histoire.
— Pas ici. Venez. Allons prendre un repas chaud.
Ils se rendirent à la taverne la plus proche, commandèrent un bouillon de lentilles et s’installèrent à une table en bois, très rustique.
— Alors, vous pensez que je suis votre père, c’est ça ? dit Kjarn avec un léger sourire moqueur.
— Ma mère a murmuré deux noms dans son agonie : le vôtre et celui d’un certain Tyren. J’en ai déduit que l’un de vous devait être mon père. Après enquête, il semblerait que vous ayez une certaine… affinité avec les histoires sans lendemain. J’en ai donc conclu que vous étiez un candidat crédible.
— Ha ! Ni moi ni Tyren ne sommes ton géniteur, répondit Kjarn, soulagé. Nous étions simplement là quand Lina t’a trouvée.
— Elle m’a trouvée ? répéta Ysa, attentive.
— Oui. Pardon, mais Lina n’est pas ta mère biologique, si c’est ce que tu pensais. Elle t’a recueillie pendant une expédition dans les îles lointaines. Tu étais abandonnée, gravement blessée. Ce que nous avons d’abord cru être ta mère était morte. Lina t’a soignée. Et quand nous sommes revenus à Beurk, elle a disparu avec toi. Je ne l’ai plus jamais revue.
Ysa ne bougeait plus. Elle écoutait avec une attention absolue. L’histoire semblait étrange, mais trop cohérente pour être une simple pirouette.
— Et Tyren ? Qui est-il ?
— Le doyen de l’université de Beurk. Une sommité. Une vraie élite intellectuelle. Quand je l’ai rencontré, c’était un gratte-papier relégué aux archives. Il a fait du chemin depuis cette fameuse expédition.
— Et cette île ? Où était-elle ?
— À l’époque, on l’appelait Haroldion. Une île tropicale, à des semaines de navigation d’ici. Une flotte y avait disparu. Nous étions chargés d’enquêter sur la cause. Quand nous sommes arrivés, tout le monde était mort. Tyren a découvert que des volcans sous-marins étaient entrés en éruption. Ça avait tout dévasté. Depuis, Tyren a milité de toutes ses forces pour qu’aucune autre expédition n’y soit envoyée. Il a même fait effacer l’île des cartes officielles.
— Hum. J’imagine donc qu’il vous serait impossible de retrouver la route vers cette île ? dit Ysa avec un sourire en coin.
— Je suis marin, madame ! Premièrement, je vais où je veux. Deuxièmement, je n’ai pas besoin de carte ! répondit Kjarn, un peu piqué par son air moqueur.
— J’ai besoin de retourner sur cette terre. J’ai besoin de réponses.
— Je me suis juré de ne jamais y retourner. On n’y a trouvé que la mort et la désolation. Il n’y a rien là-bas pour toi. Oublie cette idée. Tu es jeune. Si Lina t’a bien éduquée, tu peux intégrer n’importe quelle faculté. Son nom ne laissera pas Tyren indifférent. Demande audience auprès du doyen, expose ta situation, et tu pourras entrer dans n’importe quel cursus.
— Je me fiche de faire carrière à l’université. Je n’ai pas besoin de piston. Je veux des réponses. Dessinez-moi le trajet. Je ferai le reste seule.
— Seule ? Vers une île que seuls ceux qui y sont déjà allés peuvent retrouver ? Tu veux traverser l’océan à l’aveuglette ? Même si tu la trouves, comment sauras-tu que c’est bien la bonne ? Tu as un sixième sens ? Soyons sérieux. Ton histoire m’amusait, mais là tu dérailles.
— Vous allez me dessiner une carte !
— Moi ? Je suis marin, pas cartographe. Je sais retrouver mon chemin, pas l’expliquer. Et comme je te l’ai dit, je ne veux pas y retourner. Passe ton chemin.
Kjarn se leva pour aller payer la soupe. Au comptoir, l’aubergiste évinça le jeune serveur en le reconnaissant.
— C’est bon, c’est pour la maison. Mais si j’étais toi, je ne rentrerais pas chez moi ce soir. Un ami est greffier au tribunal anticorruption. Tu vas être arrêté dans les heures qui viennent.
— Quoi ?! Non, l’officiel m’a dit ce matin que je comparaitrai libre. Ils cherchent encore des preuves.
— Tu crois les officiels ? Il t’a dit ça pour pas que tu files. La cargaison que tu attendais a été arrimée. Les mercenaires que tu as payés sont allés trop loin. Il y aurait un mort civil. Un adolescent. Il aurait jeté une pierre, et un soldat lui a répondu avec un carreau d’arbalète. Mort sur le coup. Quand ils ont été arrêtés, ils ont fait ce que les mercenaires savent faire de mieux : ils ont changé de camp.
Kjarn réfléchissait à toute vitesse. Comment un aubergiste pouvait-il être au courant de tout ça, et lui non ? Il avait des taupes partout, il arrosait régulièrement les miliciens et les enquêteurs. Mais si un enfant était mort, et que ses soutiens avaient senti le vent tourner… alors il était vulnérable.
— Merci, l’ami. Je vous revaudrai ça.
Il se dirigea vers Ysa :
— J’ai changé d’avis, gamine. On se tire. On va se mettre au vert quelque temps. Je t’emmène jusqu’à l’île. Tu auras trois jours. Si tu n’es pas revenue au bout de trois jours, je mets les voiles. Deal ?
— Deal, fit Ysa, surprise par ce revirement soudain. Mais qu’est-ce qui…
— Pas le temps pour une séance de questions-réponses. Attends-moi derrière l’auberge. Je reviens dans quelques minutes.
Ysa sortit et attendit dans le froid du soir. Elle commençait à penser qu’il s’était moqué d’elle, qu’il avait trouvé là une belle occasion de se débarrasser d’une gêneuse. Mais au moment où elle songeait à repartir, Kjarn apparut, vêtu des vêtements de l’aubergiste.
— Mais… qu’est-ce que vous portez ? demanda-t-elle, interloquée.
— La soie la plus fine des îles, ça se remarque. Des vêtements découpés dans de vieilles voiles de navire, un peu moins. Je ne cherche pas à me faire remarquer, gamine, je cherche à me faire oublier.
Ils arpentèrent les pontons jusqu’aux abords extérieurs du port, là où s’amarrent les navires incapables de payer la taxe officielle. Plus loin, amarré à un rocher, un petit voilier monocoque semblait attendre, usé mais solide.
— Tu vois ce bateau ? dit Kjarn. Je l’ai acheté pour pouvoir filer en douce si besoin. Je veille toujours à ce qu’il soit prêt à partir, avec un minimum de vivres. On lève l’ancre maintenant.
— Et… comment on monte à bord ? demanda Ysa en scrutant l’eau noire.
— On nage.
Et sans autre explication, Kjarn sauta dans l’eau, tête la première. Ysa hésita un instant, puis le suivit sans un mot.
Quelques instants plus tard, trempés mais à bord, ils hissèrent la voile et quittèrent silencieusement le port, profitant du début de la nuit pour disparaître vers l’inconnu.
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Merci d'avoir lu mon histoire jusqu'ici ! Je vous suis très reconnaissant pour le temps que vous accordez à cette fan fiction ! C'est ma première n'hésitez surtout pas à laisser un mot gentil ou une critique constructive.
Ce chapitre marque le début du prochain arc narratif.
A très vite et encore merci
Solin.