Dragon le prix du silence

Chapitre 7 : La fausse terre promise

1602 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 19/07/2025 23:08

La vie en bateau était extrêmement solitaire. En n’étant que deux, ils fonctionnaient par veilles : lorsque l’un était éveillé, l’autre dormait. Forcément, ils ne faisaient que se croiser, et Kjarn se contentait de demander à Ysa de maintenir le cap. La fatigue, l’humidité qui s’infiltrait partout — dans les vêtements, les couvertures — entamait encore un peu plus le confort du voyage. La nourriture, constituée surtout de biscuits secs, devait être rationnée. L’eau était le plus grand enjeu. Dès qu’il pleuvait, ils se précipitaient avec des récipients pour tenter de récupérer tout ce qu’ils pouvaient.

Tout cela rendait le voyage maussade et sinistre. Kjarn, bien que marin, s’était habitué à sa situation de riche armateur, et ce retour brutal aux sources ne lui convenait absolument pas. Son corps le lui faisait payer par des maux de ventre et de la fièvre. Il était d’une humeur massacrante. Et même si, au moment du départ, il n’avait pas eu beaucoup le choix, il commençait sérieusement à douter de l’intérêt de cette quête insensée vers un endroit où il avait juré de ne jamais remettre les pieds. Cela faisait à peine une semaine qu’ils naviguaient, et son mental était déjà à rude épreuve.

Une nuit, pendant son tour de garde, Ysa débarqua soudain sur le pont :

— Le roulis m’empêche de dormir. J’étouffe à l’intérieur, autant dormir sur le pont.

— Tes couvertures vont être trempées si tu fais ça, rétorqua Kjarn.

— Elles le sont déjà, fit-elle, en s’emmitouflant dans ses couvertures. Elle se mit à dormir presque immédiatement. Un signe que le métier de marin rentre dans le corps, pensa Kjarn.

Au fil de sa garde, Kjarn ne pouvait s’empêcher de ressasser le pétrin dans lequel il s’était mis. Il devait se faire oublier, mais il était parti avec de maigres ressources. Et pour se faire discret, il ne faut pas être riche. Bref, la suite ne s’annonçait pas glorieuse. Il pourrait tout aussi bien profiter de ce voyage pour contacter d’anciennes connaissances, plutôt que de faire voile vers la mort.

Soudain, une idée lui vint. Elle était là. Elle dormait à poings fermés. Ce serait dur, mais il avait déjà navigué seul par le passé. Il pourrait enfin boire à sa soif et manger sans rationnement. Un accident est si vite arrivé, surtout en mer. Un coup de palan, et hop, le voilà libéré de tous ses engagements.

Presque sans s’en rendre compte, il s’était levé et s’était approché d’Ysa, qui dormait toujours profondément. Il se saisit d’une lampe à huile éteinte. Elle était en fer, suffisamment lourde pour fracasser un crâne. Il n’y avait qu’à…

Mais merde, il était marin. Tuer quelqu’un dans son sommeil, c’est vraiment lâche ! Il repartit s’asseoir, la tête entre les mains. À quoi en était-il réduit ? Naviguer seul, dans cet état ? Et faire ça pourquoi ? Pour un peu plus d’eau et de biscuits secs ? Sans déconner… il valait mieux que ça.

Puis, après quelques instants, un sourire se dessina sur son visage émacié. Cette situation pourrait tourner à son avantage.

Ysa vivait probablement le pire moment de son existence depuis le décès de sa mère. Elle souffrait de tout : du froid, de l’humidité, de la faim, de la soif, et elle était totalement dépendante de Kjarn, qui connaissait seul leur destination. Et au vu de la situation, du départ précipité, Kjarn risquait bien de lui claquer entre les pattes. Que ferait-elle ensuite ? Aucune idée. La situation ne pouvait pas durer.

Elle n’était pourtant pas idiote. Et même si la navigation lui était une discipline étrangère, elle avait appris à lire une carte au bon vouloir des marins lors de son trajet vers Beurk.

Elle avait noté un changement de cap depuis quelques jours. Ils ne faisaient plus route vers l’ouest, mais vers le sud. Elle se souvenait pourtant clairement que Kjarn lui avait dit qu’Haroldion se situait à l’extrême ouest du monde connu.

— Attendons, pensa-t-elle. Nous verrons bien ce que cela donne.


Quelques jours plus tard, Kjarn la réveilla en sursaut, au petit matin :

— Terre ! Terre ! beugla-t-il. Ahahahaha ! La voilà, ta maudite île !

— Quoi ? Mais… tu es sûr ? dit Ysa.

— Puisque je te le dis ! Regarde, le fort abandonné est là. On y est, à ton île maudite ! Ahahahah !

— Bon… fit Ysa en se préparant.

Ils mirent une chaloupe à la mer, et Kjarn, dès qu’il eut mis pied à terre, se dirigea vers le cœur de l’île.

— Où vas-tu ? fit Ysa.

— De l’eau, de l’eau ! Viens.

Comme s’il connaissait l’île par cœur, Kjarn marcha droit vers un petit ruisseau. Il y plongea la tête tout entier et but à satiété. Ysa l’imita.

— Faisons des réserves, proposa Ysa.

— Pas besoin pour le moment. Il faut manger.

— Comment ? fit Ysa.

— Tu vas voir.

Il se dirigea d’un pas décidé vers une clairière. Là, de manière extrêmement surprenante, des cochons se baladaient tranquillement, nullement inquiétés par la présence des deux compagnons. Kjarn sortit un large couteau et, d’un pas sûr, saisit un cochon relativement petit par rapport aux autres et l’égorgea d’un coup sec. Les cris d’agonie de l’animal firent fuir le reste du troupeau vers l’intérieur des terres.

— Les cochons ont été relâchés. Et comme les colons qui habitaient ici avant ont tué tous les prédateurs naturels, ils ont tout l’espace du monde pour se développer tranquillement. Un grand garde-manger qui nous attendait !

Le soir, ils firent un grand feu sur la plage et firent rôtir le cochon. Ysa et Kjarn n’avaient rien mangé d’aussi bon depuis une semaine et demie. Personne ne boudait son plaisir.

— Alors, qu’en penses-tu ? fit Kjarn à Ysa, visiblement repue.

— C’est parfait. J’ai l’impression que c’est le meilleur cochon que j’aie jamais mangé.

— Voilà. J’ai honoré ma part du contrat. Je t’avais dit que je resterais une journée, pas plus, sur Haroldion. Demain, à la même heure, je suis de retour sur le bateau. Tu m’en as bouché un coin, sur ce bateau. Tu suis les consignes, et surtout tu te tais et tu écoutes. Viens avec moi, et ensemble on pourra récupérer ma fortune. Je n’oublie jamais ceux qui m’ont aidé !

— Hum… tout ça me paraît intéressant, fit Ysa d’un ton mesuré.

— Parfait alors, fit Kjarn, enthousiaste.

— Il y a juste un petit détail… nota Ysa, sur un ton calme, presque gêné.

— Quoi ça ? fit Kjarn, soudain assombri.

— Vous n’avez pas honoré votre part du marché. Et ceci n’est pas Haroldion.

— Quoi ?! s’étrangla Kjarn. Comment ça ? Qu’est-ce que tu en sais, d’abord ?

— Rien, justement. Mais vous m’aviez dit qu’Haroldion était à plusieurs semaines de voyage à l’ouest, et nous n’avons fait qu’une semaine et demie de route.

— Vous aviez aussi dit qu’Haroldion était à l’ouest. Or, ces derniers jours, vous avez fait cap au sud.

— Vous m’aviez aussi dit qu’Haroldion était une île tropicale. Et nous sommes sur une île au climat tempéré.

Kjarn regarda Ysa un long moment. Il la toisa du regard. Pendant un instant, Ysa crut qu’il allait se jeter sur elle. Il finit par parler.

— Putain, gamine… t’es vraiment la fille de ta mère. Tu fermes ta gueule, mais tu utilises ton cerveau ! T’as raison. Je t’ai embarquée sur une île désaffectée que je connais. J’en pouvais plus de bouffer des biscuits et de boire de l’eau croupie. Je pensais que j’étais plus endurant que ça, mais il semblerait que la vieillesse ait fait son travail. La vie au grand air, à la dure… c’est plus pour moi !

— Hum… je suis pas plus intelligente que les autres. C’est vous qui êtes plus bête que la moyenne. Des années à vous faire cirer les pompes par des sous-fifres qui vous lèchent les bottes en espérant un billet… ça vous a ramolli.

— Peut-être. T’as peut-être raison. Le luxe, ça ramollit. C’est peut-être pour ça que je me suis fait épingler par la justice. J’ai laissé passer trop de trucs. J’ai été trop souple.

— En attendant, vous n’avez pas honoré votre part du contrat. Alors maintenant, je veux que vous partagiez tout votre savoir sur Haroldion. Vous me formerez à la navigation. Vous avez épuisé votre joker.

— Ouais. Va prendre l’arc qui est dans le bateau, et tous les récipients que tu trouves. Après s’être refait une santé, on va faire de la viande séchée et prendre de grosses réserves d’eau. Ça te va ?

— Bien sûr. En avant ! Mais méfiez-vous : la prochaine fois que vous essayez de me la faire à l’envers, j’en arriverai à la conclusion que vous ne savez rien de mon île, et vous ne me serez plus d’aucune utilité.

— Pas besoin de me menacer, gamine. Je suis ramolli, pas gâteux. Dors ! On a du travail demain.

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