Dragon le prix du silence
La dynamique avait radicalement changé entre les deux compagnons d’infortune. Kjarn avait décelé dans cette gamine une âme audacieuse, maligne et douée. Elle posait des questions précises, apprenait vite et n’hésitait pas à prendre de petites initiatives quand elle le pouvait. Ils avaient tous les deux décalé leur tour de garde pour passer vingt minutes ensemble toutes les quatre heures, ce qui laissait à Ysa tout le temps de pratiquer les nœuds, le maniement du voilier et autres manœuvres nécessaires pour survivre sur un bateau.
Kjarn avait fini par lui donner des indications suffisamment précises sur leur destination pour qu’elle puisse suivre elle aussi un plan de route. Kjarn avait été surpris par cette gamine qu’il commençait à apprécier. Néanmoins, il restait très maussade à l’idée d’arriver sur cette île. Durant une de leurs pauses communes, il fit part de son inquiétude à Ysa :
— Il n’y a rien sur cette île à part la mort, gamine, et il y a des chances pour qu’on la rencontre, nous aussi.
— …
— Tu ne me crois pas, hein ? C’est ça. Mais si on va sur cette île, on prend des risques énormes pour visiter un endroit comme il en existe des centaines. Tu es douée en navigation, tu écoutes, t’es intelligente — brillante, même. Peut-être même supérieure à ta mère. Si tu voulais, tu pourrais devenir riche, célèbre et puissante.
— J’en ai rien à foutre. J’ai été élevée sur une île seule avec ma mère. Elle m’a toujours promis qu’un jour, elle me dirait tout. Sauf qu’elle est morte avant de pouvoir honorer sa promesse. Je dois retourner sur cette île. Et rien de ce que tu pourras me dire — même les choses les plus fantaisistes — ne me fera renoncer à mon projet. Tu es gentil avec moi, tu m’expliques des choses, mais je n’ai aucune confiance en toi.
— Ouais. Semblerait que j’ai été con à vouloir jouer au plus malin, hein !
— Il semblerait.
— Alors on va y aller. Mais juste, crois-moi sur ce point : il existe des forces sur cette île. Des forces inimaginables. Alors dès qu’on sera là-bas, on sera extrêmement prudents. Et à la moindre — je dis bien à la moindre — chose suspecte, on se carapate au navire, ok ?
— Ok…
— Bon, alors le nœud de chaise, montre-moi ce que ça donne…
Ils passèrent le reste de leur temps commun à échanger des conseils de navigation.
Ysa était dubitative. Elle savait qu’il n’y avait aucune confiance à avoir dans ce genre de personnes. Il avait essayé de la tromper par son savoir, et lorsque ça avait échoué, il avait commencé à jouer au mec sympa qui file des tuyaux. Cependant, une chose était sûre : il ne voulait pas remettre les pieds sur cette île. Mais les raisons surnaturelles qu’il évoquait lui semblaient farfelues. À tous les coups, l’île est habitée, et il a une cargaison de maîtresses avec marmaille qui l’attend.
—
Kjarn était tendu. Le bout d’île à l’horizon était sans nul doute Haroldion. Il avait eu beau essayer de changer de cap, rien n’y avait fait. Il devait se rendre à l’évidence : ses petites manigances avaient échoué piteusement, et il devait le reconnaître, les ficelles étaient grosses.
« Quel con ! Impossible de se défiler maintenant ! » Il n’avait plus qu’à espérer qu’il passerait entre les gouttes et sans encombre. Espoir bien mince. Son corps tout entier était en alerte.
Il se résolut à appeler Ysa.
— Terre, terre ! Cette fois, c’est bien Haroldion !
Ysa émergea de la cabine, se rendit sur le pont et admira l’île qui se dévoilait à travers la brume. On pouvait distinguer au loin déjà les restes du village.
— J’espère que ce n’est pas encore une de tes combines !
— Sur mon honneur ! Par contre, quelques petites précautions : on ne reste pas la nuit, on ne fait pas de feu, et on ne gueule pas, ok ? On reste discrets. Tu fais un petit tour sur la terre de tes aïeux, tu fais une prière ou n’importe quel salamalec à la con qui fait sens pour toi, et on se tire avant de se faire emmerder, vu ?
— Ok. Par contre, je remarque que selon la version officielle, il y a des volcans sous-marins. Ça n’est donc pas l’île qui devrait t’inquiéter, techniquement.
— La version officielle, c’est de la merde, vu ! Sur cette île, je te le répète, sommeillent des forces que tu veux pas emmerder. Mais vu que t’as décidé… Je voudrais juste qu’on reste discrets, vu ? Jetons l’ancre. On fera le reste du trajet en chaloupe !
Ils prirent place dans la chaloupe. Ysa n’avait jamais vu Kjarn aussi tendu. Ils arrivèrent au port. Les structures étaient fragiles, nombre de pontons avaient déjà cédé face aux assauts répétés de la mer et du temps. Ils amarrèrent leur chaloupe à un pilier qui semblait encore solide et débarquèrent sur le port.
Les maisons étaient pour la plupart éventrées par le toit. Beaucoup d’îlots étaient calcinés. Des arbres poussaient dans les maisons, donnant une allure surréaliste à la scène. Ysa débarqua et resta muette. Elle arpenta les rues désertes comme si elle essayait d’imaginer ces rues pleines de vie.
— Où m’as-tu trouvée ? finit par dire Ysa.
— Dans une grotte… ou plutôt une cavité, plus loin, dans les hauteurs.
— Montre-moi.
— C’est à deux heures de marche, à peu près.
— …
Et Ysa se mit à marcher en direction des hauteurs.
— Ça va, ça va, j’arrive !
Ils s’enfoncèrent dans la jungle et marchèrent en silence. À un moment, Kjarn s’arrêta et se mit à chercher.
— Qu’est-ce que tu cherches ? fit Ysa.
— Il y a des années, lors de ma première visite, j’ai marqué un arbre avec un couteau pour me rappeler de l’emplacement. J’essaie de le retrouver.
Ils commencèrent à tourner en rond, jusqu’à ce que Kjarn enlève une liane qui masquait la marque sur un arbre qui avait bien grandi depuis toutes ces années.
— Nous y sommes. C’est là qu’on t’a trouvée.
Sous la mousse, on pouvait distinguer la roche qui avait jadis abrité Ysa et sa mère. Ysa s’en rapprocha, toucha la roche de la main, et resta un moment silencieuse.
— Je vais te laisser à ton exploration intérieure. Je serai proche de l’arbre que j’ai marqué. Quand tu as fini, viens me chercher.
Il était, pour le moment, assez rassuré. Il n’y avait aucun signe d’hostilité extérieure. Il espérait simplement qu’Ysa ne lui ferait pas une crise de nerfs — il n’avait aucune envie de devoir affronter ce genre de chose.
Ysa réapparut.
— Nous pouvons y aller.
— Parfait. En avant, fit Kjarn.
Ysa ne savait plus quoi penser. Elle pensait trouver des réponses, mais il n’y avait rien. Rien. Aucune réponse. Des ruines calcinées, abandonnées, et une cavité rocheuse pour toute maison. Sur la route du retour, elle suivait Kjarn, un peu hébétée. Que faire maintenant ? Devenir riche ? Pour quoi faire ? Elle avait toujours trouvé ridicule les fastes, le luxe et les mondanités. Sa mère l’avait élevée simplement. Mais maintenant, elle errait sans but. Suivre Kjarn ? Rentrer à Beurk ? Étudier la biologie ou l’anthropologie comme sa mère ? Pourquoi pas. Elle aurait besoin de temps pour elle. Peut-être garder le bateau, faire le tour des îles et des clans de la fédération de Beurk. Elle était dans un profond doute, et se sentait, pour la première fois, faible : à la merci, sans vraiment d’armes.
Elle suivait Kjarn, qui avait un pas soutenu. Il était pressé de rentrer. Ils débouchèrent sur la clairière qui marquait la limite entre ce qui restait de la ville et la jungle. Ils pénétrèrent dans la ville pour rejoindre le port. Mais lorsqu’ils débouchèrent sur la place centrale du village, un bruit sourd retentit. L’air était soudain devenu extrêmement pesant. Une onde de choc parcourut la place, et soudain, apparut, sur le plus haut bâtiment…
Le monstre faisait la taille d’une maison. Il avait deux paires d’ailes et des cornes qui faisaient penser à celles d’un buffle. Sous ces cornes se cachait une paire d’yeux jaunes. De larges moustaches pendantes encadraient sa large gueule. Tout en ce monstre était terrifiant. Kjarn prit instinctivement la fuite du côté opposé. Ysa n’eut pas le temps de comprendre ce qu’il se passait : le monstre cracha du feu et incendia le bâtiment opposé, stoppant net la tentative de fuite de Kjarn.
« C’en est fini. La chance ne repasse pas les plats », se dit Kjarn. Il se retourna lentement et regarda le monstre. C’était bel et bien un dragon. Un vrai. Comme ceux des légendes.
« Des volcans sous-marins… vraiment ? » pensa-t-il ironiquement. Lui, le grand armateur parti de rien, allait finir en barbecue sur une île abandonnée de tous. Personne ne lui donnerait de sépulture. Il n’avait aucune vie spirituelle, mais face à l’inévitable, il joignit les mains et instinctivement se mit à psalmodier des phrases entendues dans les temples. Il ferma les yeux en espérant que la mort viendrait vite.
Il entendit un tremblement. Il joignit les mains plus fort. Ferma les yeux. Psaumodia encore. Mais au bout d’un moment, qui lui sembla une éternité, rien ne se passait. Il ouvrit les yeux et vit Ysa agenouillée, la tête rentrée entre ses genoux, une main tendue devant elle. Sa position avait intrigué le dragon, qui se rapprochait sans montrer une attitude particulièrement hostile — plutôt une forme de curiosité. Il s’approcha encore, et alors qu’il était tout près de sa main, il se redressa.
« Il va la tuer », pensa Kjarn, incapable de faire le moindre mouvement.
Mais le dragon apposa son museau sur la main, la renifla, se redressa encore, tendit sa patte vers Ysa… et la saisit. Il se mit à battre des ailes, se dirigea vers Kjarn et le saisit à son tour. Il décolla. Ils s’élevèrent en hauteur, et se dirigèrent encore plus à l’ouest. Ils volèrent pendant de nombreuses heures. Kjarn finit par perdre la notion du temps et de l’espace.
Il rouvrit les yeux lorsqu’il lui sembla qu’ils perdaient de l’altitude. Le dragon semblait vouloir atterrir.
« Il veut partager le festin avec ses copains », pensa Kjarn.
Il semblait entendre le bruit de l’océan se rapprocher toujours davantage. Et au moment où Kjarn fut persuadé qu’ils allaient toucher l’eau… rien. Ils étaient passés à travers, dans un tunnel sombre qui, tout à coup, s’illumina de mille lumières. Était-il sous la terre ? Sous l’océan ? Dans un autre monde ? Il était incapable de le dire. Il essaya de jeter un regard à Ysa, mais il était solidement maintenu par la griffe du dragon.
Soudain, le dragon desserra l’étau, et il se retrouva sur un sol tendre, qui semblait être du gazon. Il jeta un regard à Ysa, qui était muette, hébétée, comme lui, par la situation. Il essaya de s’en rapprocher. Une fois réunis, ils regardèrent autour d’eux. Ils semblaient être sur une sorte de promontoire. Au-dessus d’eux, il n’y avait pas vraiment de ciel, mais un ensemble de points lumineux — comme si les étoiles n’étaient qu’à quelques centaines de mètres d’eux. Il n’y avait pas d’horizon : des promontoires rocheux obstruaient toute visibilité. Kjarn jeta un coup d’œil en contrebas, et il fut pris de vertiges. Il ne pouvait pas distinguer le sol depuis l’endroit où ils étaient.
Ils étaient définitivement coincés, sans aucune possibilité de s’échapper.