Un écho du passé

Chapitre 13 : Combien tu m'aimes ?

Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/11/2016 09:49

 

Chapitre douze
Combien tu m’aimes ?
It's not like you didn't know that
I said I love you and I swear I still do
It must have been so bad
Cause living with him must have damn near killed you
 
Avec délicatesse il termine de replacer le pyjama de coton sur le pansement propre, maintenant tant que ce peut la bande qui a déjà bien du mal à garder prise sur le membre inerte. D’un regard doux, le bourreau contemple son œuvre, chérubin au teint de cire, poupée de chiffon d’un autre siècle. Comme s’il percevait l’emprise d’un simple regard, Spencer manifeste un léger gémissement, tente vainement de se retourner sur le sommier grinçant, puis paraît plonger de nouveau dans l’immobilisme et la salutaire non-existence qui est sa demeure depuis près de deux jours. D’une main tendre et paternelle, Leland vérifie la régularité de sa respiration. Sa peau est encore légèrement chaude et moite, mais cela ne durera pas. Son inspiration est parfois profonde, comme s’il cherchait à récupérer l’air dont il se sent privé. Un air frais, parfumé par le vent du Nevada et le parfum des fleurs qui annonce l’arrivée de l’été. Un parfum de liberté. Leland inspire au même rythme que son enfant devenu adulte et proie de ses délires.
-Tu as raison Spencer. Cela sent vraiment la maladie et la mort ici. Pourtant j’aime cette odeur de vie souffreteuse, luttant pour mériter sa place ici-bas. Laisses-toi pénétrer par ses sensations… N’as-tu pas le sentiment de n’avoir jamais caressé de si près l’existence ? Que disait père déjà ? Ah oui. Tu n’apprécieras la vie que lorsque la mort t’y aura autorisé ! Bon, trêves de sensibleries, je vais te faire un peu la lecture avant de vaquer à mes obligations. Sais-tu quel jour nous sommes ? Non, bien sur. Nous sommes le 6 juin. Bientôt tu t’affranchiras des liens qui t’unissaient au félon et tu seras libre. Tu seras définitivement mien. Ensemble nous serons libres. Ensemble et éternellement.
Leland laisse couler ses larmes. Pourquoi retenir le ravissement qui inonde son visage et traduit physiquement ce qui n’est pas sensé pouvoir l’être ? Il n’est pas simplement heureux. Plus maintenant. Il est transporté par la félicité. Silencieusement il ouvre le livre qu’il vient d’extirper de sous le lit. Il examine les pages trop souvent manipulées, puis satisfait, il commence sa lecture.
-Prison : Lieu de corrections et de châtiments. S’il faut en croire le poète, des murs de pierre ne font pas une prison, mais une combinaison entre murs de pierre, fonctionnaires parasites et éducateurs auxiliaires ne constituent pas véritablement un Jardin des Délices.
Leland accentue les mots parasites et éducateurs. Spencer frissonne. La lecture se poursuit…
 
***
La porte s’entrouvre légèrement, ne laissant entrevoir qu’un regard sombre caché derrière de grosses lunettes fumées.
-C’est pour quoi ?
Derek soupire discrètement. Le soleil commence à taper fortement en ce début d’après-midi. Depuis le dernier staff avec Quantico, il avait inspecté plusieurs quartiers de maisons, interrogé des dizaines d’individus et malgré tous ses efforts, malgré toute sa détermination, personne n’avait vu quoi que ce soit, personne ne semblait connaître Leland, personne n’avait entendu le moindre bruit suspect et personne ne voulait parler à un agent du gouvernement qui posait trop de questions.
-Ouais, alors, qu’est-ce que vous voulez ?
Comme un automate au mouvement bien réglé, Morgan tend sa carte, exhibant son identité en même temps qu’il prononce les mots usuels en cette circonstance.
-Agent Morgan, F.B.I. Monsieur. Veillez excuser du dérangement. J’aimerais vous poser quelques questions.
-Hum, c’est que je n’ai guère de temps à vous consacrer, je…
-Je n’en aurai que pour quelques minutes et nous pouvons discuter sur le palier de votre maison monsieur.
Voila, les mots étaient dit. Pas de promiscuité, pas d’intrusion dans l’intimité. Les gens ont besoin d’être rassurés et la simple appellation du bureau fédéral entraine généralement suspicion et interrogation. Cet homme ne fait pas exception à la règle et Derek le sent devenir soupçonneux. Sa gestuelle ne trompe pas l’agent Morgan. Aussi lorsque l’homme semble tendre son cou latéralement, comme pour mieux surveiller les alentours, comme s’il pouvait un instant se transformer en super héros au pouvoir de divination, ou par le simple fait de côtoyer un agent du gouvernement, devenir quelqu’un d’important pour la société, Derek devine les prémisses de l’éternel rituel rassurer-flatter-remercier…
 Les gens ont besoin d’être mis en confiance mais aussi de se sentir différent et nécessaire… même lorsque cela n’est pas le cas.
-De qui s’agit-il ? Des jeunes du squat d’à côté je parie ?!
-De personne en particulier monsieur. Mais nous avons besoin de vous, de votre aide. Etiez-vous là dans la journée du 3 juin ?
-Et si c’était le cas ?
-Alors je vous demanderais si, par hasard, vous auriez entendu un bruit suspect, comme une détonation.
-Non, rien. Mais de toute façon, je travaille sur ma platine du matin au soir avec des écouteurs branchés sur les oreilles. Le son est super, alors vous imaginez bien, il pourrait y avoir une explosion atomique que je ne m’en rendrais même pas compte. Désolé !
-Bien, une dernière question…
Derek tend une photo représentant Spencer et Leland. Il s’agit évidemment d’un montage réalisé par Garcia. La photo est neutre afin de ne pas alerter le potentiel témoin. Pas de Wanted, pas de sigle du FBI… Une photo d’une triste banalité montrant deux individus lambda dans une situation lambda.
-Reconnaissez-vous l’une des ces deux personnes ?
L’homme semble hésiter. Derek sait ce que cela signifie. Soit l’homme va répondre par la négative sans même accorder le moindre regard à la photographie, soit il s’interroge sur les motivations de l’agent et dans ce cas… dans ce cas, il reconnait quelqu’un. Leland, cela ne peut être que Leland. Il le faut ! L’agent Morgan sait rester patient, attendre sans brusquer les témoins, mais là, alors qu’il sent pertinemment que la solution est proche mais se raille de lui, une boule se noue dans son estomac. Un instant il s’imagine posant ses mains sur les épaules de l’homme qui reste désespérément silencieux, et le secouant si violemment que celui-ci laisse échapper ses informations. Un nom, une adresse, un lieu… une illusion, un espoir.
Morgan Derek déglutit bruyamment, réalisant l’apnée involontaire qu’il fait subir à son corps. L’homme face à lui semble comprendre soudain l’importance de son témoignage. Il retire ses lunettes et plonge son regard terne et délavé de junkie dans celui de l’agent.
-Ok, je vais vous dire ce que je sais ou crois savoir, mais je ne veux pas de problèmes avec la police du coin. D’accord ?
-Oui, ne vous inquiétez pas. Je recherche ces deux personnes et le reste m’indiffère totalement.
-Bien. Celui-là.
L’homme désigne Leland. Derek se pétrifie. L’enseignement du Bureau lui a appris bien des techniques, allant du combat à l’interrogatoire. La rue a fait également son apprentissage, peut-être même de façon plus adaptée à la réalité du terrain. Mais personne, pas même Gideon, malgré quelques tentatives avortées, n’a réussi à lui inculquer l’art de dépersonnalisée une situation qui est tout sauf banale. Le Bureau dirait que c’est un dossier. Pour Derek Morgan, ce dossier se nomme Priorité et le grignote de l’intérieur aussi surement qu’un cancer en phase terminale. Derek sent la douleur sourdre comme un petit filet de sang s’échappe d’une égratignure, doucement, sournoisement puis avec de plus en plus de vigueur. Il faut que l’homme parle, maintenant !
-Maintenant !
Les mots ont jailli sans retenue, s’échappant de Derek comme on crie sa haine ou son désespoir.
-Oui, oui, désolé. C’est que cela va vous paraître dingue. Je croyais que c’était une hallucination. Un truc récurant qui venait hanter mes mauvais trips, mais depuis quelques temps son image m’apparait même quand je suis relativement clean. Hey, suis pas fou hein, mais en général je le voyais apparaître comme ça, venu de nulle part, et il disparaissait comme il était arrivé. Toujours la nuit, alors je croyais que c’était un fantôme. C’est logique non ? Mais récemment je l’ai croisé au moins trois fois, même en pleine journée. La première fois j’ai flippé grave, puis j’ai compris qu’il était aussi humain que vous et moi.
-Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
-Il y a deux semaines, en pleine nuit. Toujours aussi fantomatique ! Il est apparu quelque part derrière les bâtiments, là-bas, puis il s’est fondu dans la nuit, comme toujours. Par contre le blondinet, je le connais ! Attendez un instant.
Derek Morgan perçoit son cœur qui bondit dans sa poitrine avant de s’arrêter net, attendant un dénouement qui tarde à venir. L’homme, qui s’était éclipsé, revient triomphant et exhibe devant l’agent médusé la première de couverture d’un sombre magasine people à moitié griffonné.
-C’était le petit ami secret de Lila. Elle est canon, vous ne trouvez pas ?
-Oui canon. Bien, merci pour votre aide, elle nous sera précieuse.
Derek quitte le palier, laissant le junkie rêvasser devant la starlette d’un temps révolu pour Spencer, celui de l’innocence.
 
***
 
Quantico 6 juin
Un moment comme il y en a tant… dans l’après-midi.
Les bureaux du FBI bourdonnent de l’habituel brouhaha qui passe d’un bureau à l’autre au grès des découvertes et interrogations que se partagent les agents. Au-dessus des espaces de travail ouverts, les bureaux des agents Hotchner et Gideon font figure de lieux de recueillement. Personne n’y pénètre sans un regard baissé et un silence presque religieux.
JJ sait mieux que personne quel est le rituel qui brise le silence et donne vie au Bouddha en costume bleu qui préside dans le premier bureau, ou encore quels sont les mots justes qui anime le Lao Tseu contemplatif du second. C’est dans ce dernier qu’elle tente une approche en douceur.
-Agent Gideon ?
Le regard du vieux profiler quitte un instant une aquarelle représentant deux piafs au sommet d’un monument parisien.
-Est-ce que je peux vous déranger un instant ?
Un regard, pas plus, puis une main qui caresse les plumes virtuels de l’oiseau aux couleurs sombres. Un amour passionnel entre l’homme et les volatiles, une tendresse qui enveloppe Gideon comme une aura qui grandit et invite tout individu normalement constitué à la contemplation silencieuse. JJ pénètre le sacro-saint lieu, s’approche de la petite peinture et y plonge le regard. L’un des deux petits moineaux est empalé sur un pieu dressé là à son attention. L’autre se nourrit des graines déposées en appât, sans se soucier de l’agonie probable de son compagnon. La scène est cruelle, sans pour autant être choquante… et c’est peut-être cela qui dérange le plus. JJ est troublée. Serait-ce encore un cadeau empoisonné de Leland ? Gideon, en bon profiler, devine instantanément les pensées de la jeune femme et y met rapidement fin.
-Non JJ, ce n’est pas un message sibyllin de Leland. Ce tableau, je l’ai acheté lors d’un voyage à Paris. Il est cruel, mais intensément vrai. La concurrence est faite pour être éliminé. Seuls les plus forts survivent.
-A la fin, il ne doit en rester qu’un !
-Pardon ?
-Désolée, c’est une réplique de cinéma. Mais cela illustre bien la situation. Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous être utile ?
-Tu ne devais pas travailler avec Garcia ?
-Si, mais elle m’a mise à la porte il y a déjà plusieurs heures. Pour reprendre ses termes… elle est sur un filon et je trouble son eau. Je crois qu’elle a besoin de s’isoler dans son univers.
Gideon quitte péniblement sa toile pour enfin regarder fixement l’agent Jareau. Un regard froid, inquiet… terriblement inquiet ! JJ connait ce genre de regard. D’une certaine façon, son travail consiste aussi à rassurer les familles et les policiers qui doutent et culpabilisent. Elle tend une main compatissante vers Gideon. Sa voix est douce, chaude et maternante.
-Je suis certaine que vous retrouverez Spencer avant qu’il ne soit trop tard. J’ai confiance en vous Gideon. Et en toute l’équipe.
-Moi aussi JJ, mais je m’inquiète aussi pour eux. Je pense que Leland veut détruire la famille que nous formons. Nous sommes en danger, à commencer par Hotch et Derek. Je suis inquiet JJ, vraiment…
-Pourquoi eux ?
-Hotch a été clairement nommé par le courrier et la photo. Leland voit en lui une figure paternelle. Derek serait davantage l’image du frère. Il est à coup sur ce qui se rapproche le plus de son meilleur ami, dans sa version virile, fière et forte. Un père, un frère... Ils sont en danger. Je le sens JJ. Mes tripes ne me trompent pas. Heureusement, l’agent Prentiss est là depuis trop peu de temps pour vraiment l’intéresser. De plus, il doit l’imaginer insensible. Peut-être à cause, ou grâce au fait que nous même avons eu tendance à sous estimer son implication au sein du groupe. Emilie est une personne émotionnellement complexe mais loyale et sur. Quant à toi JJ, il t’a déjà pris beaucoup en enlevant Spencer alors qu’il était à tes côtés… encore une fois. Rien n’est le fruit du hasard.
-Et vous Jason ?
Gideon ne répond pas. Sans un mot, il retourne s’assoir à son bureau, délaissant provisoirement ses oiseaux pour mieux examiner les preuves déposées sur son bureau. Photos, paperasses, rien de concret, rien de réellement utile. JJ se place face à lui, prenant à son tour un siège, sans attendre d’y être inviter. Après un bref tour de table, JJ attrape une photographie représentant toute l’équipe. Brusquement Gideon semble se fâcher et pose brutalement sa main sur celle de la jeune femme qui laisse échapper l’image en sursautant. Jennifer est surprise, presque effrayée par l’attitude de son patron. Celui-ci la foudroie de regard. On y lit toujours la peur et l’angoisse, mais maintenant s’y mêlent avec intensité, la colère et… la haine ?
-Moi Jennifer ! Moi, je suis l’absent, l’ombre, le reflet de ce ne sera jamais Reid. En tuant Spencer, il le sauve d’un avenir qu’il pense être mauvais pour lui. Il croit certainement agir pour son bien. Leur mort sera leur rédemption. Et moi JJ, moi je devrai vivre en sachant que je suis cet avenir malsain qui a entraîné la mort de Spencer et des autres enfants avant lui. En sachant que personne, pas même Leland n’a voulu me sauver, m’épargner ce futur dans lequel tout ne sera plus que chagrin et culpabilité.
-Gideon ! Mais c’est du grand n’importe quoi !!
-Oui et non JJ. Certes ceci est la pensée d’un homme perturbé émotionnellement, sans attache affective ancrée dans la réalité. Un homme qui vit dans l’illusion d’une mission divine. Mais d’un certain côté il a raison. Spencer est un peu de ce que j’étais et je suis certainement un peu de ce qu’il sera… Est-ce mal pour autant ? Je ne le pense pas, mais la finalité pour Spencer est de devenir lui-même et non un ersatz d’Aaron ou de moi. Il en avait pris le chemin et peut-être est-ce pour cela que Leland nous exècre tant. Pour avoir permis à Spencer de devenir lui-même, de suivre un chemin qui le mènerait vers quelque chose d’inconnu et finalement de peut-être, sans doute, meilleur que nous autres. On s’affirme par ses ressemblances et ses contraires, c’est ce qui nous permet de sortir du lot tout en se sentant appartenir à un tout. Nous somme ce Tout et Spencer est celui qui cherche à s’en extirper sans jamais lâcher les amarres… Et Leland est celui qui coupera le lien, laissant Spencer s’envoler avec lui. Cela se résume simplement à devenir adulte et autonome, or, ce que veut Leland, c’est un enfant docile et aimant.
-Je comprends pourquoi je ne suis pas profiler. Tout cela est presque trop philosophique.
-Tu as raison JJ. ET non seulement c’est trop philosophique mais cela tend vraiment vers le grand n’importe quoi, pour reprendre tes mots. Malheureusement c’est le délire de Leland et c’est pourquoi j’ai peur pour Hotch et Derek. Mais ce sont de grands garçons n’est-ce pas ?
JJ ne répond pas. Gideon prend cet instant de silence comme il se doit, comme l’acceptation d’un fait contre lequel on ne peut rien. L’instant solennel se brise pourtant lorsque retentit une sonnerie multiple. Musique classique, Bach ou Mozart, pour Gideon et pop romantique, James Blunt, pour JJ. Au loin les basses d’ACDC… les portes de l’enfer se sont ouvertes. Garcia sort de son antre et se précipite sans daigner attendre que l’on réponde à ses appels. Elle passe comme une furie devant le bureau de Gideon et pénètre triomphante dans celui d’un Aaron Hotchner médusé, mais finalement bien rodé et relativement résigné.
-Ok, qu’est-ce que tu as trouvé Garcia ?
 
***
 
La vibration est silencieuse mais déplaisante. Pourtant, Emilie ne peut se permettre de l’interrompre. Cela serait non seulement déplacé, mais de plus son interlocuteur risquerait d’y voir un manque certain de respect. Or ici, tout tend au respect. De la boiserie à l’ancienne qui soutient un plafond de style européen, Normand peut-être, aux reliures qui garnissent les centaines d’étagères, tout, vraiment tout semble sacré. Pas un regard ne se lève plus haut que de raison, pas un mouvement qui ne soit réfléchit et analysé comme nécessaire. Ici, tout n’est que réflexions, silence et travail.
-Vous m’écoutez, agent Prentiss ?
-Veuillez m’excuser monsieur Little. J’avoue que la beauté de votre bibliothèque me saisit. Elle me fait penser à celle de Venise en Italie. L’atmosphère qui règne ici est incroyable.
-Vous me flatter, mais c’est vrai que nous tenons à ce que nos étudiants respectent ce que contiennent ces livres. Je veux dire par là, qu’ici sont réunis des ouvrages que les plus grandes bibliothèques nous envient. Nous avons de nombreuses éditions originales. Considérez de vous êtes dans un musée. Vous ne verrez ici que des élèves studieux qui veulent réussir et des adultes passionnés.
-Puisque nous parlons de passion, avez-vous trouvé ce que je vous avais demandé ?
Le bibliothécaire ajuste ses épaisses lunettes et farfouille dans ses papiers. Inutile d’être profiler pour comprendre que monsieur Little est un rat de bibliothèque. Son bureau n’est qu’un amas de documents, plus poussiéreux les uns des autres, sur lequel trône une loupe aux dimensions impressionnantes et un vieux registre datant certainement d’avant guerre. Reste à savoir laquelle. Après avoir goulument humecté son index, le vieil homme entreprend de tourner les pages d’un carnet comme on égraine un chapelet.
-Voila ! J’ai bien la trace d’un certain Spencer Reid, mais pas de monsieur Leland. Mais bon, comme c’était un professeur, sans doute mon prédécesseur, peu regardant, le laissait entrer sans signer le registre. De nos jours, cela serait impossible. Voyez-vous, je tiens absolument à ce que…
-Merci de votre aide. Pourrais-je prendre mon temps pour étudier tranquillement ce document, connaître les ouvrages de prédilection de Spen… de monsieur Reid ?
-Oui, je vous en prie, mais prenez-en soin.
Emily regarde le vieux bonhomme partir clopin-clopant vers ses précieux écrits. Si un simple registre de signatures lui inspire tant de dévotion, qu’est-ce que cela doit être devant une édition originale de Mark Twain ? Profitant de sa solitude momentanée, Emily se permet de fouiller dans son sac à la recherche de son cellulaire. Pourquoi diable avait-elle décidé de se dissimuler sous les traits d’une simple étudiante, jupe courte, chemisette sans poche et donc grand sac fourre-tout de rigueur !?
Les étudiants n’avaient que faire de ses recherches ? Pourtant, en parlant au téléphone avec monsieur Little, Prentiss avait senti qu’elle ne pourrait rien obtenir si elle arrivait tel un cowboy et perturbait la quiétude des lieux. Son arrivée au campus lui avait donné raison. L’année scolaire touchait à sa fin et les étudiants poussaient sur les pelouses aussi surement que les pâquerettes. Fini les partiels, les interro-surprises, plus que le plaisir des longues journées de juin pour roucouler une dernière fois avec la petite copine du moment. Pourtant, deux ou trois pairs d’yeux masculins avaient provisoirement quitté leurs belles pour se perdre sur Prentiss. Mais Emily savait qu’un agent du FBI en tenue strict et sévère, aurait fait venir lui, ou elle, pas un mais des milliers de regards. Etudiant en mal de rébellion et gouvernement font rarement bon ménage. Alors un campus…
Morgan. L’appel vient de son coéquipier. A-t-il enfin trouvé quelque chose d’utile ? Prentiss doute davantage à chaque instant. Chaque minute qui passe sans apporter son lot de renseignement, emporte avec lui le temps qui leur reste pour sauver Spencer Reid. Un regard circulaire lui permet de vérifier l’absence d’oreille indiscrète qui pourrait la trahir et précipiter sa fuite hors du lieu.
-Morgan, je suis à la bibliothèque où Leland et Spencer ont passé la plupart de leur temps extra scolaire. J’espère trouver quelque chose. De ton côté, tu as du nouveau ?
-Oui, j’ai enfin un témoignage concordant avec la présence de Leland dans ce quartier. Tu comprends ce que cela signifie… Je suis certain qu’il n’est pas loin Emily, peut-être même dans une des maisons que j’ai visitée.
-Ok. Et le rapport avec le coup de feu ?
-Le hasard peut-être, ou une intuition.
-Une intuition sonore ?! Derek, tu délires là ! Je ne crois absolument pas au hasard. Tu as cru entendre une détonation et maintenant tu trouves une trace de Leland. Il n’y a pas de fumée sans feu, si je puis dire. Espérons juste que ce n’est pas Spencer qui était face à l’arme. Bon, de mon côté, j’ai la liste des ouvrages empruntés par Spencer quand il était en ici. C’est impressionnant et d’un point de vue profiler, très représentatif, mais pour ce qui est de notre enquête, cela me mène nulle part. Je vais encore rester, je commence à peine et la liste est plutôt longue et hétéroclite.
-Si tu y trouves un Comic ou un ouvrage libertin…
-Lélia de George Sand est ce qui s’en rapproche le plus pour le moment. Il l’a emprunté dans sa version originale. Le français, c’est romantique non ?
La réplique se veut amusante et légère mais elle ne suffit pas à alléger le tracas des deux agents. Le silence qui suit vaut pour accord et Prentiss referme son portable sans attendre de réponse. Un nouveau regard et toujours le même désintérêt des étudiants. La journée s’annonce longue. Prentiss prend une chaise, un coin de table pas trop encombré et s’attèle à sa longue tâche de fourmi.
 
***
 
-J’ai trouvé le livre, celui dont sont extraites les énigmes, celui auquel Spencer avait fait référence quand il a parlé du baptême avec JJ.
-Enfin quelque chose de concret ! Bravo Garcia. JJ n’est pas avec toi ?
-Non, j’avais besoin de… Enfin, je crois qu’elle est avec l’agent Gideon monsieur.
Hotch ne prend pas la peine de décrocher son portable. Il se lève, saisit le bras de l’informaticienne et l’entraîne avec lui vers le couloir. Devant la porte de son collègue, Hotch n’a pas besoin de s’annoncer. Gideon est debout, adossé au chambranle. Le regard qu’il porte à Garcia est chargé d’un peu d’espoir, de beaucoup d’interrogation et d’une once d’inquiétude. L’équipe de Quantico se retrouve au complet dans le bureau de Gideon. 
-Explique Garcia. On t’écoute.
-Il s’agit du Dictionnaire du Diable d’Ambrose Bierce. Cela se lit comme un dictionnaire mais les définitions sont plutôt sarcastiques, humoristiques, voire même franchement anarchiques. C’était un sacré précurseur de l’anti politiquement correct. J’ai retrouvé sa trace en associant la notion de déluge et de baptême. Pour Bierce dont le père se prénommait Marcus, d’où l’entête du premier message, « le Déluge est le premier essai remarqué de baptême collectif, qui lessiva tous les péchés (et les pécheurs) de la création ».
Hotch et Gideon se regardent, bouche bée. La folie de Leland prend simplement mots devant eux. Ils avaient deviné la notion de rédemption et de péché sous jacente sous les deux messages sibyllins, mais subitement leurs soupçons deviennent réalité et mettent en exergue la dangerosité du professeur Leland. Hotch est le premier à reprendre la parole.
-Bien, JJ procure nous un exemplaire de ce dictionnaire. Garcia, contacte Morgan et Prentiss. Voit si cela leur évoque quelque chose. Jason… Je pense que les messages deviennent plus limpides. Les majuscules sont sans doute les mots qu’il faut que l’on étudie en premier.
 
***
 
-Oui Hotch, je regarde ça tout de suite.
Prentiss referme discrètement son téléphone portable et reprend la liste des ouvrages choisis par l’enfant Reid. Le Dictionnaire du Diable fait effectivement parti des livres empruntés à plusieurs reprises. Une fois en début d’année puis consulté régulièrement le second semestre. Il faisait donc indéniablement parti des livres préférés de Reid… comme pas moins de trente autres œuvres littéraires, plus ou moins classiques pour un jeune en dernière année de lycée, beaucoup moins pour un gamin d’à peine douze ans.
-Monsieur Little, puis-je voir ce livre ?
-Montrez ! Le Dictionnaire… hum, c’est un choix, somme toute, intéressant pour quelqu’un qui traque le mal. Vous voulez ce volume en particulier ?
-Comment ça ? Il y a plusieurs tomes ?
-Non, pas du tout.
Le bibliothécaire prend un malin plaisir à expliquer le fonctionnement de son « musée » à l’agent du gouvernement qu’il imagine primaire, ignorante de toute la beauté qui transpire des vieux papiers.
-Vous imaginez bien que je n’ai pas un unique exemplaire de ce dictionnaire, agent Prentiss. Or, je constate que votre ami a systématiquement emprunté l’exemplaire archivé 112-A-005. Il est d’ailleurs le dernier à l’avoir pris. Que voulez-vous, les jeunes de nos jours préfèrent les versions plus modernes, avec pleins de nota bene et d’images d’illustrations. Agent Prentiss, vous savez ce que signifie le fait qu’il ait emprunté toujours le même livre?
Si des dizaines de possibilité se forment à l’instant présent dans son cerveau, Emily n’a pas du tout envie de les partager avec l’homme trop imbu de lui-même.
-Non, mais vous allez sans doute me l’expliquer en même temps que nous allons chercher le dit ouvrage. N’est-ce pas ?
-Moui. Bon, c’est par là, suivez-moi. Donc, je disais que l’explication est certainement l’usage du livre pour passer de la correspondance. A cet âge, il ne fait guère de doute sur les motivations des jeunes.
-Spencer était précoce. Il n’avait pas douze ans quand il a commencé l’année. Je doute qu’il ait utilisé ce livre pour échanger des mots d’amour avec les jeunes adolescentes du lycée.
-Dans ce cas… Mais l’autre explication serait plus désagréable. Cela signifie qu’il a argumenté le livre de commentaires personnels.
Voyant le regard de Prentiss s’illuminer, l’homme se sent obligé d’ajouter son propre commentaire, d’un ton qui ne laisse pas l’ombre d’un doute quant à son opinion.
-Si tel est le cas, je me verrai obligé de demander une indemnité. Il est interdit de dégrader les livres. Cela étant dit, nous allons rapidement être fixé car voici l’ouvrage. Tiens qu’est-ce que c’est ? Douze ans ? Précoce ? Oui, je crois que l’on peut aussi le dire ainsi.
Monsieur Little, jette sur Prentiss un regard très lourd de sous-entendus. En prenant le fameux dictionnaire, une feuille de papier quadrillée s’est échappée de l’ouvrage. Prentiss n’attache que peu d’importances aux propos du vieil homme. Ce qui l’intéresse, en revanche, c’est la nature du texte camouflé depuis tant d’année. Aussi se précipite-t-elle sur la feuille, l’arrachant presque des mains de l’homme devenu subitement trop curieux.
-Merci monsieur Little. Je vous ferai signe si j’ai encore besoin de vous.
Finalement, cette bibliothèque a un petit quelque chose d’un musée. Entre les mains d’Emily se trouve un vestige du passé de Spencer.
 
***
 
Spencer s’attaque à la dernière bouchée. Manger est presque douloureux pour son estomac laissé trop longtemps dans l’attente. Pourtant, l’agent sait que cela est nécessaire s’il souhaite pouvoir échapper aux griffes de son bourreau. 
Tout doucement alors qu’il sortait de sa brume fiévreuse, Spencer avait imaginé un plan, ou plutôt plusieurs débuts de plans possibles. Malgré ses efforts, il ne parvenait pas à garder sa conscience intacte suffisamment longtemps pour arriver à un plan bien ficelé dont la finalité ne pouvait être que la liberté. Quoiqu’il fasse, quoiqu’il imagine, il aboutissait toujours à la mort. Seul le mode opératoire de celui-ci variait. De la colère fatale, et sa mort brutale et douloureuse, succédait parfois celle de Leland et avec elle la lente agonie de Spencer, dans la solitude et l’oublie. Spencer avait l’impression d’être multiple, de vivre son présent, mais surtout son avenir, en fonction de celui qui le percevait comme tel. Un brin de schizophrénie venait de poindre son nez. L’enfant enfouit en Spencer voulait survivre, coute que coute. L’homme blessé voulait en finir vite, si possible en entraînant le vieux fou avec lui. Enfin, l’agent Reid voulait encore croire en ses amis. Ils viendront, c’est certain. Il faut gagner du temps. Spencer sait pertinemment qu’il ne mourra pas avant le douze du mois, soit encore six jours à vivre, six jours pour combattre le mal et peut-être, avec un peu de chance, l’amener à commettre des erreurs. Mais pour ce faire, Il faut caresser la limite, venir si près du précipice qu’il risque de devenir plus tentant de sauter que de revenir en arrière vers la douloureuse attente. Spencer ferme les yeux, se laissant guider par les sensations de son corps. Malgré les antalgiques administrés par Leland, la douleur continue de faire son lit dans le corps malmené de l’agent. Sans y prêter attention, Spencer saisit délicatement sa main droite, emmaillotée de bandes blanches, et la pose contre son cœur, comme si la chaleur de son corps pourrait guérir la plaie encore cuisante. Bien que plus douloureuses, les blessures de sa cuisse et de son poignet lui semblent obsolètes. L’aspect religieux de sa dernière meurtrissure le marque plus profondément que n’importe quel clou ou balle ne pourrait le faire. Reid connait la Bible comme s’il en était l’auteur. Il connait aussi les détournements qui en sont fait par les fanatiques, les fous, les psychopathes tels que Leland… et cela ne le rassure pas vraiment.
-Tu as encore mal ?
La voix de Leland, calme, neutre. Spencer ne le voit pas. Sans doute est-il de nouveau caché derrière le paravent de lumière. Une clarté aveuglante qui met à nu. Impudique et brutale. Mais peut-être Leland est-il loin, se contentant d’observer via son impressionnant réseau de caméra. L’incertitude et l’ignorance sont autant de barreaux à la prison psychologique de Spencer Reid.
Depuis son éveil, Spencer est de nouveau seul, enchaîné au lit métallique par une vulgaire corde de marin, usé pas trop d’années passées à martyriser des enfants. Une corde ayant gardé des traces physiques des petits êtres qu’elle avait été la dernière à enlacer… du moins de leur vivant. Encore trop faible et incertain sur ses deux jambes, Spencer n’avait pas vraiment eu l’occasion de mettre la résistance légendaire des cordes de chanvre à l’épreuve. Le chanvre… Spencer a presque envie de rire en pensant que ce qui le maintient prisonnier n’est autre qu’un tissage de cannabis. Après quelques heures à contempler un plafond que l’on devine plus qu’on ne le voit, à accommoder sa vision à la clarté brulante du projecteur, Spencer avait décidé de se lever. Echec cuisant et douloureux. Sa cuisse l’avait simplement abandonné et sa main n’avait pas su amortir sa chute. La leçon avait été brutale mais elle avait rappelé à Spencer quelles devaient être ses priorités pour survivre. Premier commandement de la victime face au bourreau : protéger son corps et son esprit. Second commandement : malmener Leland dans la limite du premier commandement. Enfin, troisième et dernier commandement : ne jamais hésiter et ne rien regretter.
Tout en se forçant à ingérer l’infecte bouillie de Leland, Spencer se ressasse ses trois nouvelles règles. Il lui faut se nourrir pour reprendre des forces pour lutter contre ses démons internes, que Leland sait si bien dompter, et la douleur physique et réelle qui entrave ses mouvements.
- Tu as encore mal ?
Surpris, Spencer tarde à répondre. Comment savoir si le vieux fou est virtuel ou bien présent ?
-C’est vous qui m’avez fait souffrir. Pourquoi ?
- Pour te rappeler à l’ordre. Pour ton bien-être.
Bien-être : Etat d’esprit produit par la contemplation des ennuis d’autrui. » Ne croyez-vous pas qu’il s’agissait davantage de votre propre bien-être ?!
-Tu détournes le sens du texte Spencer, ce n’est pas bien. Je t’aime. Pourquoi me refuses-tu tout cet amour qui est en toi ?
-C’est donnant-donnant professeur.
-Ne m’appelle pas professeur ! De l’amour je t’en ai donné chaque instant de ma vie.
-Et bien, j’ai sans doute de la chance que vous ne me haïssiez pas, professeur.
-Ne m’appelle pas professeur ! Je t’ai laissé libre de choisir ta destiné et l’homme que tu voulais être. Je t’ai laissé devenir quelqu’un de bien. Quelqu’un qui saura me guider vers Lui.
-Si je suis devenu quelqu’un de bien, pourquoi vouloir me détruire professeur ?
-NE M’APPELLE PAS PROFESSEUR !! Parce que la vie va bientôt te détourner de ce chemin. Parce que la vie est cruelle et sépare ceux qui s’aiment !
-Vous voulez parler de destinée ? « Destinée : justification du Tyran pour ses crimes, excuses de l’imbécile pour ces échecs. » Suis-je une victime ou un échec ? PROFESSEUR…
La lumière s’éteint, laissant Spencer dans une obscurité totale. La peur le submerge aussitôt. Il voulait savoir si Leland était présent… maintenant la peur du noir l’oppresse aussi fortement que celle de la lumière. Que se passe-t-il dans l’univers chromatique qui lui est invisible ? Leland est-il devant lui, prompt à le torturer encore ? L’attente en elle-même reste un supplice doux au tortionnaire. Spencer le sait et ne se sent pas plus avancé maintenant. Pourtant, au fond de lui, l’agent sait qu’il vient de marquer un point, poussant Leland dans une direction qui n’est peut-être pas la bonne, obligeant son tourmenteur à agir autrement… Un bon point, quoique cela donne. Quoiqu’il advienne.
 
 
 
How You Remind Me Nickelback 

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