Haunter

Chapitre 1 : Kay

1702 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 12/04/2020 16:18

Kay

 

 

Les journées s'allongent, le soleil nargue la nuit, et lui résiste quelques minutes de plus chaque jour ; l'été arrivait, il toquait déjà à notre porte. 

Je marche sans envie, le regard perdu, me fiant plus à ce que les sons m'apprennent qu'à ce que je peux voir. Un klaxon, une dispute, des cris, et voilà que deux idiots se sont encore accrochés. Un chat noir sort du véhicule en cause, l'air tranquille, puis s'assoit sur le trottoir, avant de commencer à sagement faire sa toilette. Je l'observe passer sa patte sur ses yeux, avec l'impression qu'il se moque des deux hommes, que l'on entend surement brailler à l'autre bout de la rue. "Tu regardes où tu vas des fois, pauvre abruti ?!" rugit le premier, prêt à en venir aux mains. "Mes freins se sont bloqués, je vous le jure !" bégaye le second, bien moins inquiétant dans son costard cravate et ses lunettes rectangulaires. C’est vrai que personne n'a entendu la voiture freiner, et cet homme me parait tout à fait lucide. Le malheureux commence à avoir des sueurs froides, les jambes flageolantes. "Encore un de ces foutus Désastres !" S'exclame le premier. Il range ses poings, relâche ses épaules et efface la rage de son visage. Le chat est parti. "Je vous paierai les réparations" déclare le second, la main tendue vers l’armoire à glace qui lui fait face. L’autre la saisit et la lui serre vigoureusement. Rien de plus, pas de violence cette fois ci.

 

Il arrivait souvent des accidents inexpliqués ; une chance que personne n'ait été blessé aujourd'hui.  Dès lors que quelque chose n'avait pas de sens, on l'attribuait aux Désastres. Il semblerait que ces petites créatures, que pourtant personne ne voit, aient un faible pour tout ce qui est mécanique. Un jour ils ont déclenché un incendie dans un immeuble. Il était récent cet immeuble, et aux normes qu'ils disaient. Je m'en souviens comme si c'était hier; quelqu'un avait sauté depuis l'une des fenêtres du cinquième étage. 

Depuis toujours, les désastres malmènent les humains. Certains disent les avoir vus, des personnes très âgées, souvent. Ils disent que la perception des êtres obscures se perd au fil des générations. J'aimerais penser qu'il y a une explication rationnelle à tout en ce monde, mais j'en ai vu un, enfant. Peut-être que ce n'était qu'un rêve, qui se serait immiscé dans mes souvenirs, mais il est bien là. Un petit corps sombre, comme couvert de suie, de grands yeux jaunes, luisant comme des lucioles, et un sourire sournois et moqueur, toutes dents dehors. À vrai dire, j'ai l'impression de décrire le chat de Cheshire. Tel un félin, ou un singe, il s'était enfui sur ses quatre pattes par la fenêtre de ma chambre, laissant derrière lui une trainée vaporeuse.

 

Le 25 de chaque mois, on fait une offrande. Les gens vont prier au temple pour que cessent les attaques, et que leur vie soit paisible. Je suis sûre que beaucoup prient pour autre chose que la plénitude... 

Dans les grandes villes, ces incidents sont plus violents. Des agents que l'on appelle Guardian font alors leur apparition. On dit qu'ils ferment les portes par lesquelles les désastres viennent dans notre monde, et que leurs subordonnés les traquent. C'est d'ailleurs vrai qu'ensuite, il n'arrive plus rien pendant plusieurs mois, voire quelques années. Ou du moins, rien qui ne fasse trop de bruit. Mon grand-père me raconte parfois que lorsqu'il était jeune, durant la guerre, des chars d'assaut se seraient retournés, des avions auraient disparus, des hommes se seraient suicidés par dizaine en un jour. Selon lui c'était la faute de puissants démons, qu'il appelle Chaos. Il me raconte aussi que son père était Guardian, qu'il a vu des choses terribles, et qu'il répétait sans cesse qu'il fallait prier pour la victoire des hommes. Il y avait une époque où ces histoires me passionnaient, mais maintenant, je n'y entends plus que gloire et orgueil. 

 

Je continue mon chemin avec lassitude. Je n’ai aucune envie de rentrer chez moi, dans cette maison où tout semble figé, où je fais du surplace. Je préfèrerais continuer à errer dans les rues, comme je le fais parfois, le temps d’une heure. Ces soirs là, je me promène et je m’attarde sur l’agitation ambiante, les pas, les voix qui murmurent, qui bourdonnent, les vibrations et le crissement des machines… Mais aujourd’hui, je n’ai pas d’excuse pour rentrer plus tard, ni de cours annulé, rien. Si je ne veux pas avoir à supporter une leçon de morale insensée, si je veux éviter un dialogue de sourds de plus, je dois être rentrée dans un quart d’heure. 

C’est Helena, une servante, qui m’accueille alors que je passe le pas de la porte arrière. Comme toujours elle me salue chaleureusement, avec un semblant de révérance. J’ai eu beau lui dire je ne sais combien fois de ne plus me vouvoyer, de ne pas m’appeler « Mademoiselle », mais surtout, d’abandonner les courbettes, rien n’y fait. Les habitudes ont la vie dure, et je comprends aisément qu’elle ait peur de recevoir des réprimandes. Mon oncle, malgré le profond mépris que je lui porte, et son esprit ravagé, m’estime si peu qu’il se moque bien de savoir si Helena me témoigne le respect qu’elle doit, soi-disant, aux Meredis. Il en est tout autrement pour mes grands-parents. Si ma grand-mère ne se montre jamais agressive avec qui que ce soit, elle reste une femme étroite d’esprit, qui aquiesce toutes les décisions de son mari, un sourire crispé collé au visage. Ils sont tous deux les derniers vestiges d’une noblesse effritée. Notre lignée, les Meredis, n’est plus que l’ombre d’elle-même. Je suis au courant, depuis longtemps déjà : je sais lire les livres de compte, contrairement à ce qu’ils s’imaginent. Ridicule, qui tient encore ce genre de relevés de nos jours ?

Il ne reste plus que cette demeure, leurs privilèges et leur nom. Est-ce que d’autres familles de Guardians sombrent elles-aussi ? Je n’en sais rien. Je m’en fiche.

Pour en revenir à Helena, seules elle et sa mère travaillent encore ici. J’aurais aimé pouvoir être son amie, mais je n’en ai pas le droit. Elle serait renvoyée. Je lui aurais bien proposé de partager un thé au lait et du pain perdu avec moi, mais mon oncle a choisi ce moment pour venir beugler dans la cuisine. Helena s’esquive rapidement. « Tiens la voilà rentrée la petite catin ! ». Il a bu, il ne manquait plus que ça. Il m’arrive régulièrement de ne pas porter de soutien-gorge, c’est de là que vient ce charmant surnom. J’ai pourtant expliqué qu’avec mon uniforme personne n’y avait jamais prêté attention outre-mesure, que j’étais libre, que je n’étais pas une délinquante, que j’étais première de ma classe. Mais non, je suis une catin, comme ma mère, parait-il. Je n’ai aucun souvenir d’elle, en dehors d’une photo que mon père a bien voulu m’offrir, et que je cache sous mon matelas. Mon père, lui, est parti quand j’avais 11 ans. Un homme bienveillant mais manifestement lâche et irresponsable, sinon il ne m’aurait pas abandonné dans cette cage. 

Pour cette fois, j’ignore le fou qui me hurle à la figure et file vers ma chambre. « Cesse d’insulter ta nièce veux-tu ? Qui m’a affublé d’un fils aussi pitoyable ? » Crie ma grand-mère alors que je verrouille ma porte derrière moi. Je sortirai peut-être pour l’heure du repas, je verrai bien. Ensuite, j'écouterai de la musique jusqu'à tomber dans les bras de Morphée. Haine, dégoût, paranoïa et ennui : voilà à quoi ressemble mon foyer. 

 

Depuis des années, plus rien ne m’intéresse, je tourne en rond, j’attends, passive, que quelque chose se produise, mais quoi ? Je suis tellement écœurée qu’il m’arrive souvent de me demander ce que je fais là, à quoi je peux bien servir, pourquoi il n’y a aucune passion, aucune envie en moi. J’aimerais tourner en même temps que le monde, comme le font les autres, sans me poser toutes ces questions, mais… Est-ce qu’ils voient les choses telles que je les perçois ? Est-ce qu’ils savent ce que l’on ressent lorsque ce que l’on craint le plus, c’est nous-même ? 

Les gens de mon âge m’évitent, me fuient ou m’insultent. Ils ne sont que des silhouettes insipides qui crachent leur mépris à longueur de journées. Moi si je prie, c’est pour ne plus les entendre brailler. Je préfère encore les désastres : eux, au moins, détruisent en silence. 


Heureusement, il y a Abby, ma voisine, mon amie depuis toujours. Pour elle, le monde est bien plus léger, elle sait se laisser porter. Elle a un don particulier, celui de tout tourner au ridicule. Cette faculté si précieuse m’a toujours sauvée, transformant cynisme et sarcasme en une vaste plaisanterie. Il était bien plus facile de se moquer de l’instabilité mentale inquiétante de mon oncle et de l’élitisme de ma famille plutôt que d’être envahie par la crainte et la haine. Mais Abby ne pourra pas éternellement me porter à bout de bras, il faut que je trouve comment avancer, comment la délester de ce poids. 


Je crois que j’aimerais m’en aller.


Laisser un commentaire ?