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Chapitre 2 : Fleurs amicales

2223 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 24/04/2020 23:24

Fleurs amicales


C’est Samedi, aujourd’hui. Je n’ai rien de prévu, pas d’après-midi shopping et coffee shop en ce début de mois de Juin, comme les jeunes filles de mon âge en ont l’habitude. Ma grand-mère va peut-être me donner des cours sur les plantes médicinales, même si elle le fait de moins en moins ces derniers temps. Avant, elle m’enseignait l’histoire des Guardians, la phytothérapie, le jardinage, la cuisine et la couture. La tradition familiale voulait aussi que j’apprenne à monter en amazone. Je prenais des cours particuliers, les Dimanche matin, toujours avec le même cheval. Il n’était pas très grand, ce qui me convenait bien, mais il avait du charisme, du caractère, et une grande douceur. Sa robe isabelle rappelait les dunes du désert où ses ancêtres étaient nés, sa musculature celle des montures peintes sur les scènes de bataille. Mais Uriadh, c’était son nom, était mon partenaire depuis que j’étais enfant, et il était devenu trop vieux. J’ai refusé de continuer sans lui, « un caprice d’enfant trop gâtée » parait-il. Alors pour me punir, ils ont demandé à ce que je ne puisse plus voir mon retraité préféré, l’un des seuls amis que j’ai eu pendant des années. Les écuries me laissent entrer, ceci-dit, quand j’arrive à m’y rendre discrètement. Sinon, c’est Abby qui lui apporte des friandises de ma part. 

Pour ceux qui n’ont pas l’amour des chevaux, mon histoire d’amitié avec Uriadh doit paraître bien ridicule. Mais je ne peux côtoyer des amis que pour étudier ou presque, et ce depuis que je suis entrée au collège, et uniquement s’ils sont jugés suffisamment bien éduqués pour pouvoir me tenir compagnie. Abby est la seule qui ait été tolérée par les Meredis : elle est élégante, souriante, éloquente et sait se montrer polie. Cela aurait pu être pire, j’avais au moins une amie. Mais la compagnie de ce cheval était d’un grand réconfort, que l’on puisse le comprendre ou non. C’était le cas, c’est tout. 

Plus le temps s’écoule, plus mon existence se fait vide. Je suis enfermée avec ce couple d’hypocrites vieillissants, qui ne m’apprennent plus rien, et qui n’apprennent plus rien non plus. Je pourrais me rebeller ou m’enfuir, mais pour aller où ? Dans ce monde, notre nom décide de notre avenir. Sans diplôme, reniée par les miens, je ne peux rien faire de ma vie dans ces beaux quartiers du centre-ville. Ailleurs, seule, je me ferais dévorée, je serais incapable de survivre. J’ai conscience que mon éducation et la cage dans laquelle on m’a emprisonnée, et que j’ai tolérée si longtemps, ont fait de moi ce que je suis aujourd’hui : une jeune femme fragile et bien moins indépendante qu’elle n’aimerait l’être. 


8h45. Il faudrait que je me lève maintenant, si je veux pouvoir prendre le petit-déjeuner seule. Mes grands-parents le prennent plus tôt, tandis que mon incapable d’oncle le prend bien plus tard. Ce parasite ne travaille plus, et ce depuis que je suis toute petite. Il était supposé avoir un poste dans la recherche aux côtés de son père, et peut-être prendre sa place par la suite. Je ne sais pas exactement ce qu’il s’est passé, mais il a été renvoyé, avec interdiction de reprendre un poste dans le monde scientifique. Il a été radié. Lui affirme que c’est une injustice, ou plutôt il nous rabâche les oreilles avec ça à longueur de journée. Mon grand-père ne cesse de lui dire de se calmer, qu’il ne récupèrera jamais d’accréditation, pendant que ma grand-mère compatit naïvement à sa « douleur ». En attendant, ça fait plus de 10 ans qu’il est logé et nourrit à l’œil, qu’il boit, qu’il fume et qu’il se plaint en hurlant pour passer le temps. Je l’aurais jeté dehors moi ce cafard. 

Je pose mes deux pieds sur le carrelage encore froid, enfile un short puis sors de la pièce en baillant. Personne en vue, tout est calme. J’entends seulement le bruit de la vaisselle qui s’entrechoque et de l’eau qui coule. Je passe la tête par la porte entre-ouverte de la cuisine et salue Helena :

« Bonjour ! Est-ce que tu as déjà mangé ? » Je la regarde hocher la tête en guise de réponse, l’air désolée. « Mince, j’ai oublié de te dire de venir me chercher quand la voie serait libre. Demain, peut-être » Une fois encore, elle ne répond rien, mais me sourit simplement. Même quand je chuchote, elle ose à peine parler de peur qu’on l’entende. J’aimerais qu’elle puisse rire aux éclats, qu’elle puisse chanter en tapant dans ses mains, siffler, crier ou même pleurer si l’envie lui prenait. Si seulement ils pouvaient crever, tous les trois, quel soulagement ce serait. Je ferais en sorte qu’elle puisse partir avec des objets de valeur à revendre, à défaut de pouvoir falsifier le testament. Je divague… Et je réalise que depuis quelques années, je n’éprouve plus aucun remords à formuler des vœux aussi funestes. 


Je n’ai pas le cœur à manger seule, ce matin. Cela fait un moment que je ne me suis pas installée sur la terrasse de l’étage pour écouter les oiseaux chanter. J’espère que je verrai le couple de huppes sortir de leur cachette. Ce sont de drôles d’oiseaux ; leur plumage est magnifique, fauve et noir, orné d’une coiffe, et pourtant ils ont la grâce des oies. Ils ne sont pas bien malins non plus, comparés aux pies qui leur tiennent compagnie dans ce jardin. L’habit ne fait pas l’homme, après tout.

« Excuse-moi de te déranger, tu saurais où se trouve le thé Lucrecia ? Tu sais, le thé blanc à la lavande. » Helena essuie une dernière assiette en porcelaine avant de se retourner. 

« Attends un instant ». Je la regarde monter sur un petit tabouret en chêne pour fouiller les étagères les plus hautes. Parmi les boites à thé en tous genres, cuivre, acier sculpté, ébène décoré de dorures, elle finit par retrouver la petite boite en fer un peu rouillée sur laquelle j’ai ficelé des fleurs de lavande séchées. J’adore la lavande : sa couleur, son parfum, son goût subtil mais puissant, frais et élégant. Ma grand-mère a l’habitude de dire que la lavande est « une grande dame ». C’est bien l’une des seules choses sur laquelle l’on s’entende toutes les deux. Je monte avec mon service à thé à l’étage, abandonnant Helena à ses occupations. J’ai siroté ma boisson, le regard perdu dans la verdure épanouie. J’ai souri en observant mon couple d’oiseaux favoris se promener entre les mimosas et les amandiers. Ils ont vraiment l’air idiots, il n’y a pas à dire. 

Le reste de la matinée est passé sans que je ne m’en rende compte. Je ne sais même pas vraiment ce que j’ai fait jusqu’au déjeuner, il m’arrive souvent d’être totalement déconnectée du temps qui passe. Je suis déphasée, c’est le mot. Ma grand-mère nous a préparé un plat de viande mijotée avec l’aide de la mère d’Helena, dont l’odeur ma chatouille les narines à peine arrivée dans la salle à manger. Elle doit surement être l’une des seules femmes de la haute société qui refuse d’abandonner ses cuisines. Ce qui m’arrange bien, car au moins, j’ai appris à cuisiner. Je retiens un profond soupir d’ennui. Personne ne parle pendant les repas. Il faut avouer que personne n’a rien à se dire dans cette maison. On entend seulement les couverts qui s’entrechoquent et les sons de mastication de mon oncle, qui me répugnent au plus haut point. Si seulement il pouvait exister en silence, à défaut de ne pas purement et simplement cesser d’exister. J’aurais presque envie de lui lancer mon couteau à la figure, uniquement pour ne plus avoir à l’entendre souffler et ruminer comme une bête. Je termine mon repas et commence à sortir de table, quand ma grand-mère m’interpelle :

« Kaylee, tu sais que nous avons une réception à préparer pour le solstice d’été. La réunion se tiendra ici cette année, et je ne veux pas que tu nous interrompes de quelque manière que ce soit. Exceptionnellement, tu es autorisée à passer l’après-midi chez Madame Silber. Elle a déjà été prévenue. Allez, va ! » Miracle. L’une de ces soirées mondaines, que pourtant je déteste, vient de me sauver. Je ne me fais pas prier ; il ne me faut que quelques minutes pour m’habiller, mettre une touche de rouge à lèvres et attraper quelques muffins à la myrtille, avant de fuir la maison. La propriété des Silber est toujours très bien entretenue, et une allée de rosiers, d’une variété ancienne, mène jusqu’à la porte principale. Les rares fois où je viens, je ne peux m’empêcher d’admirer les vitraux de cette porte, une mosaïque constituée des trois couleurs primaires. Je finis par sonner, et c’est la mère d’Abby qui m’ouvre, vêtue d’une élégante robe blanche cintrée. 

« Bonjour Kaylee, entre je t’en prie, Abigaëlle est dans le petit salon à l’étage » dit-elle en prenant son sac à main. Madame Silber passe ses journées dehors, tandis que son mari ne quitte jamais son bureau. C’est un peu cliché, c’est vrai. Je me rends dans le petit salon et y trouve Abby, installée dans un sofa en velours bleu roi, une tasse de café à la main. Elle abuse du café autant que moi du thé, nous deviendrons deux vraies névrosées. Un sourire chaleureux illumine son visage en me voyant entrer. Ce sourire, c’est celui d’un ange, je vous l’assure, celui de mon ange gardien. Abby est éclatante de beauté. Ses traits sont fins, son teint rose, et ses cheveux blonds, presque ivoire, dégringolent jusqu’au bas de son dos. Impossible d’oublier son regard, ses grandes prunelles d’un bleu azur qui ne cessent jamais de briller. La grâce qui se dégage d’elle m’amusera toujours, car contrairement à l’image qu’elle donne, elle est allergique au romantisme, aux conversations futiles et à toutes ces choses qui nous paraissent, à toutes les deux, bien superficielles. Contrairement à moi, Abby a le don de faire semblant, de donner le change pour s’adapter partout où elle va. On pourrait dire que c’est de l’hypocrisie. Jouer un rôle, j’ai horreur de ça, et à l’école, je ne l’ai jamais fait. L’idée même m’épuise. Mais je suis convaincue qu’avec moi, elle est toujours honnête, et c’est la seule chose qui compte à mes yeux. Elle me regarde de haut en bas avec un sourire facétieux. 

« C’est drôle de te voir en robe à chaque fois, même si le vert antique te va bien, dit-elle un peu moqueuse. C’est vrai que je n’aime pas porter de robes, ça n’a rien de pratique. 

-       Si je pouvais passer ma vie sans plus jamais mettre ni robe ni jupe je le ferais ! Mais comme tu le sais, je dois cacher mes pantalons si je ne veux pas qu’ils disparaissent mystérieusement, alors….» Je pousse un soupir, et Abby fait de même.

-       La maison des fous, pas vrai ? Viens que je te fasse un câlin, ma guenon ! » 

Oui, c’est notre petit surnom, mais c’est affectueux, bien évidemment. Ma guenon, donc, se lève et vient me prendre dans ses bras. Elle me fait basculer de droite à gauche en riant, et je ris avec elle. Soudain, alors qu’elle me serre, je laisse échapper un gémissement de douleur. Abby me relâche et recule, la mine dépitée. Elle relève les manches de ma robe, inspecte ma peau et trouve un hématome sur le haut de mon bras gauche. Elle m’adresse un regard interrogateur, que je connais bien. Pardonne-moi Abby, je ne voulais pas gâcher notre après-midi.



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