La prophétie du roi déchu: Le seigneur oublié
Chapitre 12: Un dévouement absolu
Tournant les clés dans la serrure, Nardel pénétra dans la tour d’Ilada.
Il tenait dans ses mains une coupe de fruits, ainsi qu’une robe.
_ Quelles sont les nouvelles ? Demanda Ilada. Galro semble préoccupé ces temps-ci.
Voulant éviter qu’elle n’apprenne trop sur la guerre qui déchirait le continent, Nardel décida de mentir. Du moins à moitié.
_ Notre Prophète cherche à améliorer ses relations avec sa Majesté d'Étale. Il est dans une impasse.
Le jeune garçon posa la coupe de fruit sur la table, puis se dirigea vers la robe sale de l’elfe noire. Il s’apprêta à partir quand soudain, une main se posa sur son épaule. La femme l’obligea à se retourner, lui faisant face. Elle semblait deviner le trouble en lui.
_ Est-ce que tu veux rester un peu ? demanda-t-elle.
D’abord hésitant, Nardel accepta d’un hochement de tête et tous deux s’assirent sur le lit. D’abord silencieux, ils ne firent que fixer leurs pieds, avant qu’Ilada ne prenne la parole.
_ Je te sens troublé Nardel.
_ Troublé ? Moi ? demanda le garçon surpris. Vous vous faites des idées, je ne suis qu’un domestique.
Ilada posa une main sur la sienne, puis la serra légèrement. Elle la caressa délicatement, tendrement, puis lui dit.
_ Tu es bien plus qu’un domestique. En dehors de Galro, tu es la seule personne avec qui j’ai des contacts. Mon ancien maître… me traitait comme de … de…
_ De la merde ? demanda Nardel qui se surpris à proférer pareille grossièreté. Son sourire était crispé. Je sais ce que c’est, mon père m’a vendu à l’église dès que j’ai su marcher. Il n’a pas hésité à prostituer mes sœurs pour quelques Densas. Les hommes d’église ne sont pas tendres. Même certains…
Il fouilla dans ses souvenirs, il se rappela d’un sombre jour. Un homme de foi avait fait quérir ses services, ce jour-là, derrière le confessionnal… Personne ne su jamais. Il serra ses doigts autour des tissus de sa veste qui surplombait ses jambes. Il était honteux.
_ Les elfes noirs ne sont pas les seuls à souffrir, dit sèchement Nardel.
Ses yeux étaient rouges, tentant vainement de retenir les larmes. Il se releva brusquement, ramassant la robe usée. Le voyant partir, Ilada tenta de le rattraper, mais le garçon se retourna, feintant le sourire.
_ Je vais nettoyer vos vêtements madame, restez là, je vous prie.
Comprenant son chagrin, l’elfe noire n’insista pas. Nardel descendit les marches de la tour, et partit en direction des lavoirs. Durant la journée, il nettoya les tâches de transpiration de la femme de son Prophète. Puis, il la rangea dans ses quartiers de domestique, avant de s’atteler à ses corvées.
Il rentra dans les appartements de Galro, de conception fabuleuse. Un tableau représentant les quatre chevaliers fondateurs bénis par la grâce de Dieu demanda toute son attention. Pendant un instant, il s’imagina son Prophète au sein de ce tableau, lui aussi touché par la Grâce. Avec son seau d’eau et un linge imbibé de savon, il commença à astiquer le sol, les meubles, nettoyer les coupes, remettre des fruits dans les récipients, faire le lit, épousseter les étagères. Puis, il tomba sur un linge traînant par terre. Il le saisit pour le ranger, mais avant de le remettre en place… il l' huma. C’était ça, le parfum de son bien aimé maître, Galro, sa Flamboyance. Sa sueur, son arôme. Il s’imagina un instant à ses côtés, être son bras droit. Il le savait, le Septième paladin phénix Tilbar était son meilleur ami, son meilleur guerrier. Mais Nardel, lui, était bien plus que cela. Il connaissait son secret, tous ses secrets. Comme cette fâcheuse tendance qu’il a à ne plus allumer les lumières, sans pour autant être égaré. Son désir obsessif de vengeance auquel il a renoncé. Et le pire de tous, le fait qu’il ait engrossé une elfe noire de sa propre semance divine. Il était jaloux d’Ilada, car même une démone attirait plus l’attention que lui. Elle avait droit à une chambre de luxe, alors que lui dormait dans un placard miteux. Il… la détestait. Elle gardait Galro pour elle seule, et Nardel lui, ne devait se contenter que d’être un esclave. Il voudrait que Galro le voit, non pas comme un simple laquais, mais son…
_ Nardel ? Demanda Galro en entrant.
Nardel se retourna vers son maître, dissimulant son extase de quelques secondes plus tôt, et dit d’un ton neutre:
_ Votre Flamboyance, je ramassais votre linge, il était sale. Je vais le nettoyer sur le champ.
Le fidèle serviteur disparu en un éclair, laissant le Prophète sur place. Se sentant comme presque pris en flagrant délit, Nardel se dirigea vers le lavoir rapidement, astiquer le tissu de Galro devrait l’aider à faire évacuer sa frustration. D’autres domestiques étaient également à la fontaine, frottant leur propre linge et vaisselle. Nardel était le seul homme, toutes étaient des femmes. L’une d’elle, charmante malgré sa coiffe, lança un regard aguicheur à Nardel qui resta concentré. C’est vrai que ce petit rouquin était mignon.
_ Tu es doué pour un homme, remarqua-t-elle. Où as tu appris ?
_ Hé bien, répondit Nardel sans laisser transparaître ses émotions, lors de mon arrivée au sein de l’église on m’a très vite enseigné comment effectuer les corvées. Je ne connais rien d’autre que le temple.
Il frotta énergiquement le tissu, usant de la brosse. Plusieurs femmes gloussèrent entre-elles, mais il n’y prêta pas attention. La plus jolie, laissant échapper une mèche blonde de sous sa coiffe, lui posa une question.
_ Tu es le fidèle valet de notre Luminescence à ce que j’ai entendu dire. Tu dois connaître ses secrets.
Le jeune Nardel était intimidé, il déglutit et fronça des sourcils. Une tâche de vin, les plus coriaces. Galro se laissait aller.
_ Il me fait confiance, répondit-il. C’est un modèle pour moi.
_ C’est vrai, dit la femme en face de lui. Nous aussi il nous inspire, il a révolutionné la Foi, si j’étais une princesse, je serai tentée de l’épouser.
Soudain, une pique de colère pointa dans le cœur de Nardel, il leva les yeux, l’air offusqué.
_ Ça n’arrivera pas !
_ Détend-toi, dit la femme amusée par la tournure de la discussion, nous avons tous droit à des fantasmes.
_ Des fantasmes ? demanda Nardel en baissant de nouveau les yeux.
_ Oui, insista la demoiselle, des fantasmes. Ne me dit pas que tu n’en as pas !
Nardel, honteux, se contenta d’astiquer plus fort. Son silence fut interprété avec amusement par la domestique qui s’exclama.
_ Je crois que notre Nardel adoré est amoureux !
Les autres domestiques autour du bassin rirent en chœur, mais Nardel répliqua.
_ Non, c’est faux.
Son visage commençait à rougir à l’idée d’être moqué. La jeune femme, amusée, se dendina tout en frottant une culotte.
_ Ainsi, monsieur le valet nous cache son jeu.
_ Je ne cache rien, laisse-moi tranquille.
_ Serait-ce l’une de nous ? Chuchotta-t-elle d’un air malicieux.
Les domestiques, toutes jeunes, pouffèrent. Il ne voulait pas rentrer dans leur jeu. C’est vrai qu’il était en âge de se marier, et toutes ces filles étaient de bonnes prétendantes. Les formes généreuses, leur tonus, et elles étaient du même rang que lui. Il devrait récolter une bonne dote s’il venait à se donner son amulette d’union à l’une d’elle. Il resta figé sur sa tâche, il voulait que le linge de Galro soit parfait. La femme se pencha pour mieux scruter Nardel, elle remarqua la chainette autour de son cou.
_ Tu portes un collier ? Peut-on le voir ?
Se rappelant de son serment, Nardel ajusta son col, et cria sur la domestique.
_ Silence ! Femme ! Fini ta corvée !
Il se leva brusquement, jetant un bref coup d'œil au linge de son maître, la tâche est partie. Il s’en alla, sous le regard stupéfait des femmes de ménage. Celle qui en pinçait pour Nardel sentit une pointe de déception en elle.
L’heure de la prière avait sonnée, tous les serviteurs du Cœur rejoignirent la chapelle du Temple. Paladins, croisés, domestiques et même mendiants se mirent à genoux dans la salle, posant la tête sur une barre de bois leur faisant face. Le silence régna, jusqu’à l’entrée du Prophète en personne, en tenue de prière, fraîchement lavée par Nardel. Deux pages tenaient une longue cape violette qui pendait derrière lui, Galro se plaça devant l’autel à la gloire du Phénix. Sur sa robe, un Phénix tenant entre ses serres le Coeur fut brodé en or, reflétant la lumière pure des braseros. Les vitraux derrière lui représentaient les quatre chevaliers fondateurs, brandissant des lances vers le ciel, soutenant la couronne de Dieu, auréolant Galro depuis cette perspective. Le messie écarta les bras, inspira un grand coup. Nardel, lui-même parmi les fidèles, retint le sien.
_ Fidèles adeptes du Coeur, voilà deux ans que le saint texte des Chevaliers fondateurs nous fut ramené. On a découvert à travers ses versets la compassion, le salut, la Grâce !
Les ouailles de Galro se penchèrent, pour mieux sentir le poids de ces saintes paroles. Le Prophète brandit un parchemin, le sceau royal de Guiogne brisé.
_ Un allié de longue date demande notre aide. Autrefois, notre ordre souillé par la convoitise de ses maîtres nous a détourné de notre mission initiale. Je me souviens d’un homme, qui m’a ordonné de brandir ma propre épée contre nos alliés du nord, de renier mon serment envers les elfes et les nains pour un despote. Mes frères et sœurs, nous allons réparer nos fautes ! Car un puissant adversaire a refait surface, le Grand Ennemi !
Les fidèles firent le symbole du perchoir sur leur torse à ce nom. Le cœur de Nardel se resserra dans sa poitrine. Il l’avait entendu dans les nombreuses messes durant sa vie, Kaös, l'Éradicateur, était la némésis de toute existence. Même de vulgaires elfes noirs n’étaient qu’un détail en comparaison de la menace planante du souverain maléfique venu du sud. Galro joignit une main sur le cœur, et leva l’autre vers le ciel.
_ Je vous en prie, non, je vous en conjure ! Camarades, fidèles, serviteurs, nous ne combattrons pas au nom de l'Étale, mais au nom de Natal. Notre Foyer. Notre mère. Le père créateur nous a accordé cette terre pour que nous y bâtissions un avenir meilleur, ne laissons pas le futur flétrir ! D’après les anciens textes de nos fondateurs, le paradis n’est pas céleste, mais humain. Peu importe la pierre de nos forteresses, peu importe nos maisons, peu importe les temples ! Ce sont nos enfants que nous devons sauver, afin de vivre éternellement dans leur cœur.
Nardel se rappela d’Ilada, elle portait en elle l’enfant béni de Galro. Pour une raison inconnue, cela le mit en colère. Pourquoi elle ?
Galro retint son souffle, puis inspira profondément avant de reprendre son discours.
_ J’ai conscience que je vous demande un énorme sacrifice, aussi je n’exigerais pas à chacun de vous de vous joindre à ma croisade. Si certains sont effrayés, ne désirent pas offrir leur sang à ma cause, je comprendrai. Mais si vous partez, alors davantage de victimes seront à déplorer. Le Grand Ennemi ne vient ni pour la conquête, ni la gloire, ni même l’or. C’est le sang dans vos veines qu’il souhaite voir couler. Il est sadique, cruel, manipulateur. Ne le nourrissez pas de vos doutes, ne le craignez pas ! Cela le rend plus fort. Nous aurons besoin de tout le monde ! Les armées d'Étales sont nombreuses, réunir les bannières de notre nation est une priorité.
Des pages vinrent au milieu de la foule, distribuant des parchemins scellés, et les encensèrent. Galro leva les mains vers la foule, l’invitant à se relever.
_ Ainsi vient votre heure, mes fidèles ! Apportez la sainte parole de votre Prophète Galro au sein des foyers. Recrutez tous ceux capables de tenir une épée !
Le porteur de lumière s’agenouilla, joint ses mains et supplia:
_ Je ne vous vient pas à vous en tant que divin, je viens à vous en tant qu’homme ! Je vous supplie, peuple d'Étale, portez mon message au gré des quatre vents, faites lever les étendards ! Sauvons notre futur ! Sauvons Natal !
Il commença à réciter les saints écrits, suivi des fidèles qui plaquèrent contre eux le message de Galro. Nardel sentit ses larmes tomber de ses joues, sa messe fut sans commune mesure. Galro… était extraordinaire.
Après la cérémonie, un prêtre s’installa dans le confessionnal, et bien qu’il eut de mauvais souvenirs, Nardel prit place dans la queue de ceux qui souhaitaient partager leurs peines. Quand ce fut son tour, il referma la porte derrière lui, le prêtre à son écoute était de l’autre côté d’un fin grillage. Il ne le regardait pas de face, Nardel s’installa à genoux, prêt à se confier.
_ Je t’écoute, enfant du Coeur. Quel est le péché dont tu souhaites te délester ?
D’abord hésitant, Nardel huma le parfum de la cabine. Le vieux chêne, mêlée à l’odeur des encens. Il se remémora la nuit terrible où l’ancien prêtre avait…
_ Le péché de désir mon père.
Le prêtre parut surpris dans un premier temps, puis demanda:
_ Quel genre de désir souille votre coeur ?
_ Un désir impie, votre Grâce…
Il se serra la poitrine, il eut la vision de Galro resplendissant lors de ce discours, entouré de la lumière multicolore des vitraux.
_ Un désir d’amour.
_ L’amour, jusqu’à preuve du contraire, est loin d’être un péché. Pourquoi demander le pardon, mon enfant ?
_ Mon rang ne me permet pas d’aimer cette personne, répondit Nardel qui sentait son visage s’empourprer. Mon amour est condamné, à jamais enchaîné.
Ne comprenant pas où voulait en venir le valet, le prêtre se réajusta dans son siège.
_ Depuis que le Paladin Galro fut intronisé Prophète Galro, de nombreuses voies se sont ouvertes. Oubliez les flagellations, la rancœur, le mépris. Vous en demandez trop à votre conscience, nos méthodes du passé sont archaïques. Vous devez accepter de vous pardonner vous-mêmes avant de le demander à autrui.
Les paroles sages du prêtre atteignirent l’âme de Nardel, il en avait presque oublié que le poid de la foi n’était plus le même depuis l’ascension de Galro. Mais…
_ Je ne peux me pardonner, répondit le serviteur. Une blessure, béante, entaille ma poitrine. Son fossé se creuse, de jour en jour. Malgré mon air impassible je…
Il se courba davantage, sentant une douleur dans le bas ventre. Le visage d’Ilada, souriant à Galro, le frappa. Il était en larmes.
_ Je me sens faiblir. J’ai envie de rompre une promesse, un serment ! La personne que je désir a déjà dévoué son amour.
_ Une femme mariée ? demanda le curé curieux.
_ Non, mais fiancé. Et je voudrais que ce soit mon amour qui l’atteigne, je veux dévoiler mes sentiments. Ils me blessent ! De l’intérieur !
Le vieil homme fixa devant lui, comprenant la détresse du pauvre garçon. Il prit une profonde inspiration.
_ Domptez le Phénix qui est en vous, mon garçon. Brandissez le sur son perchoir, domestiquez-le. Le Phénix est la personnification de nos sentiments. À l’heure actuelle, votre Phénix vous brûle, apprenez-lui à apaiser ses flammes. Acceptez-le et soyez patient, vous devez sortir ce désir de votre tête durant un temps. Faites le deuil de cet amour impossible, puis allez de l’avant.
Le prêtre frappa sur le mur qui les séparait, intimant à Nardel de sortir. Il allait prendre la prochaine confession. Le garçon roux ressortit, plus troublé que vraiment apaisé. Peut-être aurait-t-il dû être plus explicite ? Il sortit du temple, se dirigeant vers ses quartiers.
Rejoignant son dortoir, il retrouva la robe d’Ilada sur son lit. Le miroir était toujours là, dressé, celui qu’il utilisait pour vérifier sa toilette. Il hésita, puis saisit le vêtement. Il regarda à droite, à gauche, il n’y avait personne. Il se laissa rêver un instant, superposant le tissu carmin à sa propre silhouette. Il trouvait… que cette robe lui allait, il ferma les yeux momentanément en s’imaginant habillé ainsi, dans les bras de son Prophète…
_ Nardel ? Demanda un domestique entrant dans la chambre. Que faites vous ?
_ Rien Rencard, mentit Nardel. Je vérifiait que cette robe conviendrait à Hyalli, ma sœur pourrait l’adorer.
_ Vous avez idée de sa valeur ? insista le vieil homme à la calvitie. Une telle beauté entre les mains d’une prostituée, quel gâchis ! Sa Flamboyance pourrait les revendre plutôt, cela renforcerait l’effort de guerre, qui ne va pas fort.
_ Pardon ? S’étonna le jeune garçon. Vous pouvez répéter ?
L’homme bouscula Nardel pour défaire son uniforme, et répondit d’un air désabusé:
_ Le roi d’Étale a rejeté la demande de notre Prophète.
_ Merde !... ne put retenir le dévoué serviteur de Galro.
Ne faisant pas attention au juron du garçon, l’homme mûre se défit de son écharpe blanche en poussant un soupir de soulagement. Il commença à se démaquiller.
_ Je sais ce que tu ressens gamin.
Le cœur de Nardel ne fit qu’un tour, mais la suite de son discours le rassura.
_ Toi aussi tu voudrais brandir les armes aux côtés de notre guide, en armure d’or et tunique rouge, un phénix brodé sur ton tabard. Désillusionne toi ! Notre ennemi n’est pas un petit hérétique de bas étage ou même un pays voisin, c’est l'Archi Ennemi en personne. Mon grand-père m’a conté la guerre qu’il avait livré à l’époque… Ils l’avaient baptisé la Dernière Guerre. La plus terrible de toutes ! Ils étaient convaincus qu’après ça, tous les pays s’unifieraient en un front commun, tous contre l’Enfër.
Il se déboutonna la chemise, sous le regard attentif du page. Il souria, comme s’il venait d’entendre une histoire drôle.
_ Ils étaient naïfs ! A peine la poussière retombée, les pays de Natal n’ont pas tardé à rompre leurs serments. Nos fragiles alliances se sont envolées en éclats. Nos amis d’hier étaient les ennemis d’aujourd’hui. Regarde la Cintrïll.
Il refit face à Nardel, le torse exposé, les plis disgracieux de sa peau pendaient mollement par-dessus ses côtes. Il contourna Nardel, rejoignant sa couche.
_ La guerre civile des Deux Rois à failli détruire notre monde, car dans les fosses communes les nécromanciens ont levé des armées de monstres mort-vivants. Notre royaume même fut envahit de ces abominations, heureusement pour toi, tu étais encore dans les bourses de ton père. Mais moi, je l’ai vu…
_ Qu’avez-vous vu ? demanda Nardel, curieux de cette histoire du passé.
_ La mort. Dit-il sobrement avant de commencer à tirer les draps. J’avais été enrôlé de force pour lutter contre les hordes de marcheurs. J’ai brandit les armes pour ma nation.
Il enleva ses bottes, son tibia gauche était amputé d’un morceau. Il s’écroula sur son lit.
_ C’était une des manifestations du Mal en personne, poursuivi-t-il. Depuis j’ai besoin d’une canne, et j’ai rejoint le Temple, en échange d’un toit et d’un bol de soupe je devais torcher le cul des paladins qui y résident. Crois moi, Nardel, tu seras bien plus utile ici que sur le front. Tu es sensible, compatissant, et empathique. Et au moins ici, tu es à l’abri.
Rencard commença à rentrer sous sa couverture, sous la lueur des bougies. Il ajusta son coussin sous le regard du garçon roux, qui ajouta:
_ Je suivrai sa Flamboyance jusqu’au bout du monde s’il nous demandait.
_ Sa Flamboyance est un guerrier, ainsi qu’un leader charismatique. Ne t’en fais pas pour lui, c’est un grand garçon. Mais il ne peut veiller sur sa cours pendant son absence, c’est là que commence notre rôle. Le Temple ne s’entretient pas tout seul, ce n’est pas plus mal. De plus, toi, le plus proche valet de notre maître, sait à quel point ton rôle est vital.
Le froid de son collier sur sa peau le rappela à son devoir, Nardel doit veiller sur Ilada. Mais bon sang ! Que prenait-il à son maître de vouloir l’épouser ?! Il déglutit, et dit:
_ Je vais la ranger. Il ne faut pas la froisser.
Il commença à se diriger vers les couloirs, il entendit néanmoins Rencard lui dire à haute voix:
_ Mon garçon, beaucoup nous envient tu sais ?
Il n’eut aucune réponse, Nardel continua son chemin. Il se dirigea vers la tour nord, où il y retrouva l’elfe noire, lui rendant la robe. Elle continuait de lire, elle avait refermé le toit de la tour. Un brasero brûlait à côté de son rocking-chair. Nardel se dirigea vers sa maîtresse, posant son vêtement plié et repassé sur la table basse à côté d’elle.
_ Tu as passé une bonne journée Nardel ? demanda la femme à la peau sombre.
Le serviteur ne répondit pas. Devant ce silence accusateur, Ilada se retourna vers le jeune serviteur, et l’invita à se rapprocher en tapotant de la main sur le rebord de sa chaise.
_ Tu reste de marbre depuis ce matin. Tu vas bien ?
Hésitant, le rouquin se rapprocha de l’elfe noire. Il fixait l’amulette qui pendait autour de son cou. L’artéfact créé par Galro. Il se saisit de son bras gauche, regardant ses pieds, et fini par parler.
_ Je me fais du souci, ma dame. Les nouvelles ne sont pas très bonnes.
Il resserra plus fort sa prise, comme pour s’empêcher lui-même d’étrangler Ilada. Ou peut-être pour relâcher la pression qui l’écrasait.
_ Tu peux développer ? Demanda la démone à la peau sombre, lançant un regard compatissant.
_ Nos alliés… sont difficiles à convaincre. Nardel craignait de trop en révéler, le stress n’était pas bon pour le bébé. Mais je suis certain que maître Galro saura les persuader, il a des arguments de poids.
_ Viens t’asseoir, invita Ilada en désignant de la main une chaise qui lui faisait face, la place habituelle de Galro quand il venait la voir. Nardel fut presque certains de refuser, mais il ne voulait pas que son maître apprenne qu’il rejetait sa femme. Il s’assit sur le siège, prêt à écouter la femelle elfique des ténèbres.
_ Nardel… commença doucement Ilada en refermant son livre. Je te sens troublé. Depuis que je porte cet enfant en moi, tu as changé. Tu t’efforce de bien me traiter pendant que Galro est là, mais quand nous nous retrouvons tous les deux, je te sens distant. Ai-je fait quelque chose de mal ?
_ Non ! S'offusqua Nardel, qui se rendit compte de sa brusquerie, il décida de s’adoucir après. Non je voulais dire… Navré madame. C’est juste que mes tâches de domestique m’épuisent, ce n’est pas de tout repos. Mes corvées sont nombreuses, je suis les petites mains dans l’ombre de notre Prophète.
_ Tu aimerais partir avec lui ? S’enquit Ilada dont les yeux percèrent la carapace du jeune homme.
Intimidé par ce regard insistant, le garçon réajusta son col, puis se défit de son foulard de son uniforme.
_ Oui… Mais je sais que ma tâche ici est importante. Sire Galro m’a chargé d’une mission, je dois m’acquitter de mon devoir.
_ Mais toi ? Que veux-tu, toi ?
Nardel déglutit, ce que lui voulait ? C’était évident, mais les mots refusaient de sortir de sa bouche. Il était le loyal petit valet, il n’avait jamais appris à avoir des désirs personnels. Mais il finit par se confesser.
_ Je voudrais le suivre, jusqu’au bout du monde. Je veux être dans ses traces, dans son ombre, l'admirer auréolé du soleil qu’il apporte. Pouvoir marcher dans les prés hors de nos contrées, qu’il m’amène voir la mer par delà les montagnes du nord. Manger les fruits exotiques des forêts elfiques dont il m’a parlé lors de son séjour dans le royaume de Taläsna. Je veux… être toujours à ses côtés, et vieillir avec lui.
Après avoir écouté attentivement Nardel, les yeux de la femme elfe se baissèrent, une de ses mains caressa son ventre. Une larme coula, elle était émue.
_ Tu es la personne qui le connaît le mieux, alors que moi, je suis une ignorante qui passe son temps à bouquiner. J’ai passé une vie dans les cachots obscurs de mes anciens maîtres. Apprend moi, Nardel, à mieux le voir que simplement le visage qu’il souhaite me montrer.
Nardel sourit, elle avait besoin de lui, cela lui octroyait du pouvoir, sentiment qu’il n’avait jamais eu jusque là. Mais allait-il lui accorder ce vœu pour autant ? Il décida de révéler quelques facettes de son maître, avec un certain amusement.
_ Il boit.
_ Il boit ? Demanda naïvement Ilada qui ne comprenait visiblement pas. Moi aussi je bois, dit-elle en désignant la cruche d’eau. On a tous besoin de boire.
_ Ce n’est pas ce que ça signifie, argumenta Nardel qui sentit piquer la curiosité de son interlocutrice. C’est un vrai alcoolique, depuis qu’il a commencé à avoir ces rêves récurrents. Il parle souvent dans son sommeil. Des choses sans le moindre sens, une pièce rituelle qui l'obsède.
Ilada plaça une main sur la poitrine, elle était en train de découvrir une autre facette de celui qu’elle aime. Sentant qu’elle était sensible à ces révélations, Nardel continua à tirer une certaine satisfaction à la troubler.
_ Un elfe noir a tué son père. Il s’était juré de le tuer. Pendant vingt ans il a œuvré pour le retrouver, le traquer et … l’occire de ses propres mains.
Ilada avait les yeux humide, elle saisit un mouchoir pour se les essuyer. Ignorant si c’était du plaisir ou du chagrin qu’il éprouvait à cette vision, Nardel hésita un instant avant de continuer.
_ De son retour de la croisade de Léondia, il a renversé l’ancien Prophète, et vous a amené ici. J’ignore encore pourquoi il est tant attaché à vous, à vrai dire. Ses raisons m’échappent.
_ Alors pourquoi moi ? demanda timidement Ilada affaiblie par les paroles cruelles de son valet.
_ Le collier autour de votre cou est la raison, dit-il en désignant la relique qui reposait entre les seins de la femme sombre. Il mène ses expériences sur vous.
Sentant toucher une corde sensible, le garçon roux ajustait méticuleusement ses paroles suffisamment pour jouer la musique qu’il voulait, sans pour autant la rompre. Tel un violoniste barbare, il admira Ilada s’étrangler dans le doute.
_ Que suis-je à ses yeux ? demanda-t-elle inquiète.
Le page se leva, puis s’agenouilla devant la dame de Galro, tenant ses frêles doigts avec les siens.
_ Le miracle de ses recherches. Grâce à vous, il sait que le collier marche. Mais le jour où il n’aura plus besoin de vous…
Nardel lâcha la main de sa protégée. Ces paroles étaient pires qu’une dague affûtée. L’elfe noire détourna son visage, étouffant ses sanglots, et dit faiblement:
_ Tu peux disposer.
Nardel quitta la tour, il entendit la future épouse de Galro hurler de rage quand il referma la porte. En verrouillant, il sentit ses forces le quitter. Que venait-il de faire ? Il savait que c’était mal, mais cela lui faisait autant de bien que de douleur. Un doux acte de trahison. Mais comme frappé de honte, il s’écroula le long du bois, sentant une vive douleur dans sa poitrine. Il entendait Ilada sangloter, il ne put lui-même retenir ses propres larmes. Il était un monstre.
Aux pieds de Léondia, un homme portant des guenilles déballait du relief montagneux, tâtant son environnement avec hésitation. Il sentit l’humidité sur ses doigts, un courant d’eau fraîche. Il souria avec une bouche édentée, sous son tissu déchiré on pouvait apercevoir son corps décharné. Le misérable vieillard plongea ses mains dans le courant du ruisseau, et bu le miracle liquide. Cela faisait deux ans que Datral déjouait la mort, il était méconnaissable. L’anneau de fer qui coiffait sa tête lui empêchait toute vision. Aveugle, il devait pour se racheter trouver le chemin du Temple, sans aide, et supplier Galro de lui rendre la vue. Il maudit le jour de la trahison de son ancien subordonné, et depuis ce jour il se jura d’arracher la tête de ce foutu hérétique. Alors qu’il tâta le bord de l’eau, il trouva une carcasse, un poisson mort. Il le mangea cru, sans réfléchir, la viande putréfiée était répugnante, mais la faim faisait oublier l'amertume. Il n’entendit rien, mais un homme s’approcha et lui tendit une pomme.
_ Mange ceci misérable, elle sera plus savoureuse que cette carcasse.
Ayant presque oublié l’usage de la parole, Datral ignora comment remercier son bienfaiteur. Il se tourna vers l’origine de la voix et saisit le fruit entre ses doigts, pour certains manquants.
_ Merci messire ! Dit-il en larmes. Cela fait plaisir d’entendre une voix humaine !
_ Humaine ?
A cette question, l’ancien paladin phénix hésita à croquer le don qui lui fut donné. Serait-ce un piège ? Troublé, Datral leva la tête, vers la direction de la voix mystérieuse. Il sentait presque des plumes noires glaciales lui caresser la nuque.
_ Êtes-vous un elfe ?
_ Pas exactement, mais ne vous en faites pas, je ne suis pas leur allié. Croquez-la !
Obéissant d’avantage à son instinct de survie qu’à l’ordre donné, l’ancien chevalier blanc se jeta sur le fruit, mûre et sucré. Il avait l’impression d’être béni après tant de temps seul et déboussolé. Mais il le savait, ce ne serait pas sans en payer un prix. Il leva la tête, toujours aveugle mais certain de fixer de son anneau de fer son sauveur.
_ Que voulez-vous de moi ?
L’inconnu resta silencieux, il marcha tout autour de son obligé, et après un temps considérable, il finit par dire:
_ Voir l’espoir renaître en vous… avant de l’écraser. La plus délicate des tortures, surtout pour un homme tel que vous.
Se sentant menacé soudainement, mais impuissant, Datral se releva, lâcha la pomme, tentant de tâter dans le vide. Son interlocuteur était insaisissable.
_ Je ne comprends pas ! Pourquoi me faire ça ?!
_ Je joui de la souffrance d’êtres misérables comme vous. Vous portez le Phénix sur votre vêtement, un ancien croisé de l’Ordre j’imagine. Mais ne vous inquiétez pas, je récompense ceux qui me sont utiles.
_ Vous êtes à la solde de cet enfoiré de Taläsna j’imagine ! Vociféra Datral en frappant dans le vide avant de perdre l’équilibre.
Il se heurta à un rocher, et tomba face la première sur la pierre. Il sentit la roche lui écorcher les lèvres et briser les rares dents restantes. Il se retourna et sentit le pied de son tortionnaire sur son torse.
_ Je suis son plus mortel ennemi, répondit l’être mystérieux. Si à travers vous je peux l’atteindre, je peux vous gracier de votre tourment. Reste à savoir si vous pouvez donner de la valeur à votre pathétique existence.
Datral sentit une pointe froide sur son cou, une lame. Alors qu’elle piquait sa pomme d’adam, l’ancien paladin phénix fini par s’écrier:
_ Attendez votre Grâce ! Ma vie a de la valeur ! Vos ennemis sont miens, je connais des informations capitales !
La pointe se retira, la voix mielleuse répondit:
_ Développez.
Sentant la pression s’amoindrir, Datral s’éclaircit la voix.
_ Ce fils de catin de Galro a renversé les croisés de l’Ordre. Il est à la tête de l’Église dorénavant ! Je veux qu’il tombe pour ce qu’il m’a fait ! Il détient un atout stratégique majeur, il connaît notre secret, à l’Ordre, si les autres nations venaient à l’apprendre, c’est la crédibilité de toute l’Église qui viendrait à tomber, et cette enflure de Galro avec !
_ Que détendez-vous précisément ? demanda l’interrogateur. Ça m’intéresse.
_ Ce que nous avons juré de détruire, continua Datral. La chasse aux elfes noirs n’est qu’une couverture, nous les capturons. Le Temple en détient des centaines dans nos plus profonds cachots, ils sont dressés pour être des espions, assassins ou semeurs de troubles. Ils sont un outil diplomatique que mon Ordre exploite pour ne pas se salir les mains. Difficile de nous retracer avec ces créatures, personne mise à part les paladins sont au courant de leur existence.
Le silence régna un moment, Datral ignorait si ces paroles pouvaient lui sauver la vie ou non, mais c’était son coup de poker. Malgré le doute, il sentait qu’il venait de toucher une corde sensible. Après quelques minutes, il sentit un objet rond lui retomber sur la poitrine, il le saisit. C’était la pomme.
_ Pouvez-vous m’y amener ? demanda la voix.
_ Si j’y retourne avec votre aide, je ne serais jamais pardonné, reprit Datral.
_ Nous savons tous deux que le pardon n’est que la grâce des faibles. Quand nous y serons, nous y réduirons tout en cendre !
Ces paroles eurent un effet électrique dans la tête du vieux chevalier disgracié, une sensation familière lui revint. La vision du Temple en flamme lui réveilla en lui un certain désir.
_ Comment vous y prendriez-vous ? demanda l’aveugle en se relevant, la botte venait de quitter sa poitrine.
Une main puissante l’aida à se relever. La voix du bienfaiteur répondit:
_ Croquez la ! Je suis tout puissant, ne me sous-estimez pas. J’ai exploré de nombreuses contrées, j’ai une armée dorénavant. Mais j’ai besoin de toujours plus de fidèles, et ce Temple m’éveille un intérêt certain. Menez-moi y, et je vous promet que tout ce que ce Galro a bâti sera rasé.
_ Seul le Prophète détient la clé de cet anneau de fer, dit Datral inquiet.
Il sentit la main de son associé maléfique attraper son entrave, puis une formule fut incantée. La brûlure caractéristique de la magilith fit fondre l’acier et alors, alors que l’ancien paladin phénix n’y croyait plus, la vue lui fut rendue.
D’abord floues, la lumière lui broya les formes qui dansaient devant lui, et ce ne fut qu’au bout d’une dizaine de minutes que Datral pu admirer le soleil. Puis vint l’éclipse, le visage ténébreux entouré de blanc lui masqua l’astre. Deux yeux rouges le fixaient, empalant son âme. Un elfe noir.
_ Maintenant tu es libre, mène moi à la ruine des hommes !