La prophétie du roi déchu: Le seigneur oublié

Chapitre 13 : État de siège

6061 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 23/01/2025 09:06

Chapitre 13: État de siège




Cela faisait plusieurs jours que les noirs nuages masquaient le soleil, seule la lueur des torches permettait de voir dans cette obscurité oppressante. Les rêves devinrent cauchemars, des visions de mort, destruction et ravage hantaient l’esprit des occupants de la capitale. Une douleur persistante dans la poitrine et dans le crâne rendait fou la plupart des occupants de la forteresse. Taläsna observait attentivement l’horizon, n’y voyant rien d’autre que d’opaques ténèbres. “Fëalian, je vous en conjure, protégez nous !” supplia mentalement le roi sylvain, Endëllen s’avança sur le rempart, empoignant son arc, retenant son souffle.

_ Vous aussi les attendez ? demanda-t-elle.

_ J’espère ne plus jamais les revoir, répondit l’elfe des bois. 

_ Alors pourquoi rester là ? J’ai hâte d’en découdre !

Taläsna leva sa torche, éclairant le visage de la femme elfique. Son regard était déterminé, trop à son goût. Il baissa les yeux et dit d’un ton mélancolique.

_ J’ai déjà plusieurs fois mené des batailles, je sais ce que c’est que de perdre mes semblables. Vous pourrez occire autant de monstres que vous le souhaiterez, jamais votre père ne renaîtra de leur sang. 

_ Peu m’importe, répondit férocement l’Arc d’argent, je veux qu’ils payent tous !

_ Ce ne sont que des pantins sans volonté, ils ne connaissent ni la souffrance ni la peur, ils sont mus uniquement par la rage insufflée par Kaös en personne. Vous aurez beau les massacrer, ce carnage ne fera que les renforcer. 

_ Si ce n’est pour les exterminer, pourquoi nous battons-nous ?

Le regard du seigneur sylvain se redressa vers celui de la jeune femme. Puis, il se retourna vers la cité de Guiogne, les soldats étaient sur le qui-vive. Beaucoup étaient jeunes, d’autres n’avaient que trop vécu, même les femmes habituées au foyer durent prendre les armes. Nombreux n’étaient même pas soldats de profession. Même puissante, cette nation n’était pas préparée à affronter un tel envahisseur. Mais malgré la terreur, ils étaient dressés, affrontant du regard le lointain ennemi. 

_ C’est pour ça, dit le noble guerrier en armure d’argent. Pour ces gens, pour ce peuple, pour notre futur. Ils sont tous prêts à donner leur vie, face à cette déferlante, nous devons affronter cette tempête. Nos vies ont plus de valeur que leur mort, vous ne croyez pas ?

Hésitante, Endëllen tenta de répondre, mais un séisme résonna dans la plaine. Non, ce n’était pas naturel, c’était l’armée de Kaös qui marchait au pas cadencé. Les guerriers de Daös fixèrent droit dans les ténèbres, pas une seule torche, pourtant, ils étaient déjà là, on pouvait entendre la marche rythmée en parfaite synchronisation des démons venus du sud. Taläsna dégaina sa lame, et tourna son regard vers l’archère. 

_ Rejoignez votre poste, nous sommes en état de siège.

Sans un mot, l’Arc d’argent rejoignit le rang des défenseurs, l’elfe sylvain se dressa vers les légions de l’Arbre noir. Un éclair rouge illumina la plaine, des silhouettes par millions y progressaient, dressant les fanions du grand Destructeur. Dans les nuages, on pouvait presque y deviner la silhouette menaçante d’une titanesque créature dominant le pays d’un regard cruel. 


Il hésita, puis finalement donna le signal, et les trébuchets envoyèrent une salve de pots de feu grégeois, embrasant les premières rangées des Innombrables. Mais, ignorant la douleur et la peur, les hosts des ténèbres piétinèrent les cadavres brûlés et traversèrent sans hésitation les flammes. Endëllen, jugeant le moment propice, donna l’ordre de feu à volonté, les archers haut elfes incantèrent une formule et envoyèrent une pluie de flèches. Les projectiles étaient entourés d’un halo bleu, puis en plein air, grâce à l’arcane, se démultiplièrent avant de retomber sur les rangs de démons. Malgré les pertes gigantesques, les serviteurs maléfiques progressaient en rang, faisant fi de la mort. Cela aurait pu donner une once de satisfaction à la cheffe des archers si seulement il y avait eu la moindre réaction. Puis, d'entre les rangs infernaux, une nouvelle arme jaillit. De grandes gueules de fer se dressant tels des phallus meurtriers, avalèrent des boulets gigantesques. 


Écarquillant des yeux, Taläsna se rappela de la guerre contre l’Étale deux ans plus tôt, il se souvint de la peur qu'avaient ressenti les Croisés de l’Ordre face à la puissance des nains. 

_ Impossible ! se murmura t-il alors que des mèches s’enflammèrent.

Sous une gerbe d’étincelles, de tonnerre et de mort, les canons Infërniens crachèrent une pluie de projectiles incandescents sur les murailles, ébranlant les fondations du premier Mur. Des soldats malchanceux furent fauchés, ou même pulvérisés, sous la violence du déluge de feu. 


Esleneus, depuis le sommet de la tour du Trône, contempla avec horreur le nouvel arsenal de l’ennemi. Dranoss vint à ses côtés, et le roi finit par dire:

_ Depuis quand les Infërniens ont des canons ? 

_ Depuis que les nains en ont, répondit le grand dragon. J’avais averti que le développement de nos armes se retournerait contre nous. 

_ Qui aurait pu prédire une chose pareille, s’exclama le vieil homme. Il est alors vrai que plus nous devenons forts…

_ Plus l’ennemi le devient, finit Dranoss en croisant les bras.


Des tours de sièges, armurées et hérissées de piques, commencèrent à s’avancer vers la grande muraille. Malgré les flèches enflammées, les projectiles ricochèrent dessus sans effet apparent, l’une des tours s’ébranla sous l’impact d’une jarre de flammes, mais après avoir retrouvé stabilité, elle continua son chemin. Les gardes se campèrent à leur poste, prêt à réceptionner la charge, et lorsque les engins de siège accostèrent, elles vomirent un torrent de rage, les soldats des ténèbres sautèrent en hurlant tels des fauves. L’Alliance de Guiogne lutta de toutes ses forces, repoussant vague après vague, mais les légions du Grand Ennemi progressa malgré la vaillance des défenseurs. Bien que de nombreux Infërniens avaient déjà investis les remparts, le bombardement ne cessa pas pour autant, les canons démoniaques ciblèrent la ville même derrière le bastion, réduisant les maisons en ruines brûlantes. 


Taläsna ne put contenir sa colère, il chargea les rangs de démons, il en tua un grand nombre, épaulé par sa garde elfique. Lorsqu’il arriva au niveau de l’une des tours de siège, il brandit sa main vers cette dernière et hurla:

_ Draziel lanor !*

Un faisceau d’or embrasa l’édifice démoniaque qui s’effondra, emportant un grand nombre d’orques noirs dans sa chute. 


Un nouvel éclair rouge zébra les nuages, une pluie tomba, elle était brûlante. De l’acide. 


Malgré la douleur, Taläsna continua d’occire autant de créatures sombres qu'il put, mais la marée de monstres était trop grande. Voyant son escorte décimée par les orques noirs, Taläsna sonna la retraite.

_ Au deuxième mur, défendez notre poste ! Allons au deuxième mur !

Chaque monstruosité qu’abattait le seigneur elfe était une épreuve en soi, tenter de se frayer un chemin dans la mêlée était semblable à affronter seule la mer entière, les orques noirs étaient des abominations taillées pour la guerre, ni vivants ni morts, ils ne ressentent aucune douleur, pitié ou peur. A moins de complètement les démembrer, ils étaient très difficiles à faire tomber. 

Une volée de flèche pourfendit un grand nombre de ces malfaisances personnifiées, Endëllen ordonna aux archers de couvrir la retraite de la troupe de Taläsna. L’effet des brûlures permanentes entamait aussi bien le moral des troupes que leur efficacité, beaucoup d’individus préféraient se contorsionner de douleur à terre plutôt que de se battre. 


Malgré la marée infernale, le seigneur sylvain et ses soldats gagnèrent le couvert de la deuxième muraille, mais non sans en payer le prix. Une fois protégés de la pluie, les hommes de Taläsna retirèrent les casques, s’effondrant d’épuisement. Le roi sylvain se débarassa du sien, il était couvert de sueur et de brûlures. Il vit une elfe s’approcher de lui, il leva les yeux vers l’Arc d’argent, son regard était dur.

_ On a perdu le premier niveau, dit le guerrier épuisé.

Endëllen inspecta les troupes, la plupart des guerriers étaient encore tétanisés de terreur. Certains, mutilés, n’étaient plus en état de se battre. 

_ Nos vies ont plus de valeur que leur mort ? Demanda-t-elle d’un ton amer. 

Incapable de répondre, Taläsna s’effondra contre le mur, lâchant la poigne de son épée. Ce n’était que la première journée de siège mais déjà l’une des sept barrières était tombée. L’archère le contourna, donnant des ordres aux soldats valides pour transporter les blessés, et alors qu’elle se dirigea vers la sortie, prête de nouveau à en découdre, Taläsna ressaisit Jindaïlyu et se releva.

_ Nous ne devons pas perdre espoir !

L’archère se retourna vers lui, il se tenait à peine sur ses jambes, il était encore fumant de l’acide qui le rongeait. 

_ Nous avons besoin de tenir… Reprit-il, le souffle court.

_ Tenir jusqu'à quand ? Demanda l’Arc d’Argent. 

_ Jusqu’à l’arrivée de l’Étale ! Répondit Taläsna. Ils ont une dette envers nous, ils répondront présent !

Ces paroles décrochèrent un rire à la femme elfe, comme si on venait de lui raconter une blague de mauvais goût.

_ Même si les Croisés de l’Ordre venaient, vous avez vu leur nombre ? De plus, maintenant ils ont des armes à poudre ! J’imagine qu’ils n’ont même pas encore déployé tout leur arsenal, et nous venons de subir une défaite humiliante contre une fraction de leurs légions. 

_ Que comptez-vous faire alors ? Renvoya Taläsna. Sacrifier votre vie au nom de la vengeance ? Reposez vous, nous avons bravement combattu aujourd’hui, pas la peine de verser davantage notre sang. 

_ Vous avez l’intention de dormir alors que nos hommes meurent ? Questionna Endëllen furieuse. 

_ Les légions de Kaös n’ont pas besoin de dormir ou manger, mais nous oui. Nous avons encore beaucoup de garnisons, que ceux qui ont brandit l’épée aujourd’hui rejoignent les casernes et tentent de récupérer, c’est une guerre d’attrition. Seuls les plus endurants tiendront sur la durée, pas la peine d’épuiser toutes nos forces dès le premier jour. 

_ Bien, dit l’archère en marquant un temps de pause. Puisque c’est un ordre.

La dernière note de sa voix laissait deviner sa frustration de ne pas repartir immédiatement au front, mais le roi sylvain le savait d’expérience, un guerrier reposé en valait dix épuisés. Même avec l’incertitude de trouver lui-même le sommeil malgré les visions d’horreur de cette bataille, il devait tenter de reprendre des forces. Un soldat lui passa une capuche de cuir pour se protéger, et il déambula sous les jets d’acides jusqu’à une taverne réquisitionnée. 


Une fois à l’intérieur, Taläsna se débarassa de son manteau trempé, il était lourdement endommagé par la pluie. Il regarda les guerriers entassés à l’intérieur. Des cris de terreur et de douleur retentissaient. Des médecins appliquaient des onguent sur les brûlures à l’acide, alors que d’autres amputaient les plus mutilés d’entre eux. Certains hommes avaient été complètement défigurés, une femme retint l’attention du roi, son bras réduit à l’état d’os carbonisé était scié à vif. Ceux qui n’avaient pas encore combattu redoutaient le moment d’être envoyés dans la mêlée en constatant l’état pathétique de leurs prédécesseurs. Un nain dont les yeux avaient été arrachés hurlait comme un dément, suppliant qu’on l’achève. Le guerrier d’argent ne connaissait que trop bien la cruauté de l’ennemi, il ne pouvait en vouloir aux déserteurs. Il fallait être fou pour se jeter volontairement dans la bataille face au dieu sombre. Les soldats Guiogniens fixèrent du regard le roi des bois du sud lorsque ce dernier s’avança parmi la foule. Un jeune garçon, plus proche de l’enfant que de l’adolescent, leva les yeux suppliant vers l’elfe.

_ On va devoir combattre ces choses ? demanda t-il les yeux en larmes.

_ Oui… répondit simplement Taläsna avant de prendre place sur une couche. Il commença à incanter le pouvoir de sa Dyaladuil.

La lame bleutée brilla d’une aura mystique, les blessures subies durant la bataille se refermèrent. Mais la douleur persista pour autant. 

_ Pendant combien de temps ? demanda le garçonnet.

_ Autant qu’il le faudra.

L’adolescent saisit sa lance avant de déglutir, sa poigne se resserra autour de son hanse. Il tremblait de tout son être.

_ Va-t-on mourir ? 

_ Fort probablement, répondit le seigneur sylvain, rengainant son arme. 

_ Alors pourquoi se battre ?

Taläsna posa une main sur l’épaule du guerrier juvénile, tenta de le rassurer du regard.

_ Pour gagner du temps. 

_ Du temps pour quoi ?

Hésitant sur le choix de ses mots, le maître des forêts dit calmement.

_ Pour voir le soleil se lever une nouvelle fois. Va ! Combat de ton mieux.

L’adolescent rejoignit la cohorte guerrière qui prenait le relais de la bataille. Le roi sylvain le savait, il venait d’envoyer cet enfant à une mort aussi atroce que certaine, ce sera la dernière fois qu’il croisera son regard. C’est avec cette once de culpabilité qu’il tentera de s’endormir. 


Malgré le premier refus par messager, Galro ne se désista pas et décida de rendre visite au roi d’Étale lui-même pour tenter de le persuader d’allier leurs forces. En route, il amena trésors et diplomates, mais il lui-même ignorait si ce serait suffisant. Lorsqu’il arriva à la cité royale, à bord de sa calèche, il fut reçu avec triomphe, mais il savait bien que malgré les apparences il n’était pas le bienvenue. Le château du souverain était bien plus modeste que le Temple, même si superbement bâtit par rapport au reste de la noblesse. Les gardes lui firent une haie d’honneur, le Prophète et son escorte franchirent l’entrée et furent réceptionnés dans la salle du trône. Thurnang, le souverain d’Étale, et Mélénia, sa fille, siégeaient au bout d’une salle gigantesque recouverte de fresques contant la saga de leurs lignées. Le roi Thurnang se leva et écarta ses bras en signe amical, mais son faux sourire révélait son hypocrisie. 

_ Ô Grand Prophète Galro, que me vaut l’honneur de la visite de sa Flamboyance ?

Le souverain légitime avait près de soixante printemps, sa barbe blanche était mouchetée de quelques pointes noires. Sa tenue, composée d’un justaucorps bleu, d’une culotte blanche et d’un long manteau rouge aux bords blancs, moucheté de petites pointes de fourrures noires, exultait de la grandeur et des richesses de cet homme. Sa couronne, composée de sept pointes serties de rubis, attestait de son rang incontestable. Lorsque Galro s’avança, le roi haussa un sourcil. Comprenant que son rang de Prophète ne le protégeait plus du protocole, Galro mit genoux à terre et s’inclina à contrecœur, les rôles venaient de s’inverser.

_ Je vous ai écrit une lettre, votre Majesté…

Thurnang baissa les bras, et se mit à rire.

_ Et je vous ai répondu semble-t-il ?!

_ Oui… Votre Grandeur.

_ Alors le débat est clos !

Le roi retourna dans son trône, un valet lui amena une coupe remplie de fruits. Il se saisit d’une poire qu’il croqua. Le chef spirituel leva les yeux, fixant l’homme de pouvoir.

_ Je viens insister. Je requiert votre aide, plus que jamais.

Cessant de déguster son fruit sur ces paroles, le noble jeta le trognon sur le côté, et se pencha légèrement. 

_ Vous avez la mémoire courte Prophète Galro. Vous m’avez rendu ma liberté de gouverner comme je l’entend, je ne suis plus votre obligé.

Galro se releva, et fit amener un coffre par ses sbires. Les serviteurs l’ouvrirent, à l’intérieur une richesse dépassant l’imagination débordait du contenant. 

_ Plus de Densas qu’un homme pourrait dépenser en une vie entière, dit Galro. Et notre Temple possède encore de nombreux trésors.

_ Est-ce tout ce que vous pouvez m’offrir ? Demanda le maître des terres d’Étale. Votre Église s’est enrichie sur le dos de ma famille depuis des générations et vous vous croyez plus opulents que moi ? Vous possédez la spiritualité d’Étale, mais moi je possède ses terres. 

_ Nous pouvons accueillir vos fils dans nos Ordres, surenchéri Galro. Vous devez avoir un ou deux enfants en âge de suivre la formation de Paladin.

_ Et finir leurs vieux jours dans une abbaye miteuse ? Non merci, je suis issu d’une lignée de guerriers, de plus mes aînés ont déjà épousé des baronnes de bonne famille. 

_ Nous pouvons vous accorder nos conseillers alors ? Demanda Galro à court d’options. 

_ Et me laisser manipuler par vos pantins ? Et puis quoi encore ? 

Quelques minutes s’écoulèrent tandis que Galro resta silencieux. Les stigmates du règne de terreur de Daërdilon avait marqué tous les esprits, la royauté ne fut pas épargnée. Et la réputation de l’Église restait tâchée de tous ces péchés. Hésitant, Galro haussa des épaules et fini par demander:

_ Alors que puis-je vous offrir ? 

Le vieil homme s’ajusta dans son fauteuil royal, l’homme de pouvoir fixa un bref instant le plafond, avant de lever un sourcil, regardant de nouveau le chef des croisés de l’Ordre.

_ À vous de me le dire. 

Agacé par ce petit jeu, le guide spirituel tenta de s’avancer vers le roi pour asseoir son autorité, mais deux gardes en armure lourde lui barrèrent la route de leurs guisarmes. Énervé, le Prophète hurla:

_ Notre monde est menacé ! Et en ce jour, la Guiogne réclame notre aide. 

_ N’est-ce pas ce pays contre lequel votre Ordre à décrété une guerre sainte ? Dit d’un ton provocateur Thurnang. Je me rappelle bien de ces vermines naines et elfiques, piétinant nos pâturages, brûlant nos maisons… assiégeant le Temple que vous adorez tant. Quels ont été vos exploits déjà ?


Tâcher la mémoire de tous ses camarades morts révoltait Galro, salir l’honneur des croisés de l’Ordre ainsi était odieux. Mais la pire insulte était à son égard, quand le roi conclut son monologue:

_ Ah oui ! Je me souviens, vous avez trahi le Prophète Daërdilon et vous vous êtes rendu. Remarquable !

Sur les nerfs, Galro s’exprima avec énergie:

_ J’ai ramené la paix ! Vous auriez voulu voir votre royaume brûler en entier ?! 

_ Pourtant c’est ce que vous me demandez en ce moment présent, répondit calmement l’homme mûre. Dans la lettre que vous m’avez adressée, il était mention du grand Dragon Noir, le mal absolu. Envoyer mon armée contre l’Archi-ennemi revient à l’envoyer directement à la mort.

L’ancien paladin en était dégoûté, lui qui avait œuvré pendant tout son règne pour ramener la liberté sur l’Étale se faisait mordre la main par celui qui lui était le plus redevable. Est-ce le prix à payer pour reprendre le flambeau d’un tyran ? Il se retourna, et repartit en direction de la sortie. Il fit signe aux serviteurs de ramener le coffre rempli d’or, puis se tourna une dernière fois en direction du roi.

_ Le monde se souviendra de ceux qui l’auront sauvé, et de ceux qui l’auront trahi.

_ Alors soit, allez sauver le monde, Prophète Galro. 



Le jeune Sintraënnien astiquait son sabre, jusqu’à pouvoir y contempler son propre reflet. Lors du premier assaut de l’Enfër, il avait été chargé de protéger le second mur. Malgré son statut de noble, il avait été entassé avec les autres soldats dans une maison de bourgeois, l’odeur de lentilles salées au lard remplissait la pièce. Les troupes avaient besoin d’un moral solide, surtout après la vision d’horreur des rescapés du premier niveau. Des contes de revenants et de nouvelles abominations se chuchotaient parmi les rangs. Shu Ukite tenta de faire taire ces histoires, mais la peur avait déjà envahi sa troupe. Des hommes originaires des contrées montagneuses du pays des vouivres avaient rejoint le jeune prince, ils chantèrent des chansons rassurantes en se rappelant des moments joyeux vécus. La fête de la neige et du feu, la danse de la Geisha, le rituel du thé à la graisse… Mais ces moments de joies n’estompèrent pas le souvenir encore vivace du roi incendié dans les airs, le cœur du prince réclamait vengeance. Il voulait faire couler le sang de l’ennemi, autant que possible. Un soldat bouscula la porte, se protégeant de son écu contre la pluie mortelle. 

_ Nous faisons une sortie ! S’écria-t-il. Je réquisitionne tous vos hommes, avec moi !

En un bref instant, les soldats se levèrent et saisirent leurs armes. Beaucoup tremblaient à l’idée d’affronter cette horde titanesque, mais ils le savaient, c’était leur devoir. Shu Ukite se dirigea avec le reste de la troupe, mais le capitaine lui barra la route. 

_ Prince de Sintraë, dit le soldat en armure, je ne puis me permettre de vous laisser rejoindre l’assaut. Vous avez des instructions !

_ Quelles instructions ?! S’énerva le jeune homme aux yeux amandes. Resté cloîtré avec les peureux et les mourants ? Laissez-moi me battre !

Le capitaine semblait ferme, mais on pouvait y lire du chagrin dans le fond de son âme. Il finit par dire:

_ Votre altesse, ce n’est pas un combat. C’est l’apocalypse dehors ! J’ai entendu parler de votre père, le roi de Sintraë, j’en suis sincèrement navré pour vous, mais sacrifier votre vie maintenant n’est pas le remède à votre tourment. Si vous souhaitez vous rendre utile, veillez sur nos hommes de retour au front, la folie peut être davantage dangereuse que la plus affûtée des lames. 


Le militaire referma la porte, laissant le samurai sur le carreau. Furieux, le prince tomba à genoux et hurla, crachant toute sa frustration sous un torrent d’insultes. Comprenant que c’était inutile, il se dirigea vers un coin, où un homme blessé dormait profondément. Il avait délaissé son équipement à même le sol, il ne portait qu’une simple tenue de lin, tâchée de sang et d’humidité. Comprenant qu’il venait de trouver une solution pour venger son père, le jeune homme s’empara de l’armure Guiognienne et des armes. Un soldat encore valide s’approcha et demanda:

_ Que fais-tu jeune homme ?

_ Je vais la laver, mentit-il. Retourne te reposer, ordre du prince de Sintraë. 


Après s’être changé et passé inaperçu, le jeune guerrier “guiognien” rejoignit les rangs. Il portait un gambison, quelques plaques de fer, un bassinet ainsi qu’une bardiche. La pluie acide continuait de tomber abondamment, irritant les yeux et la peau, sous un orage rougeoyant. Le capitaine de la ville s’avança sur une estrade, et commença un long discours galvaniseur:

_ Guerriers de Daös ! Avec moi !

La foule cria un grand “Daös !” avant que le chef militaire ne reprenne son monologue:

_ Le Grand Ennemi s’est emparé du premier niveau de la ville en à peine une journée ! Les forces du dieu noirs sont immenses et puissantes, et vous avez dû entendre des histoires effrayantes des survivants… Ne vous laissez pas succomber à la peur ! Kaös le maléfique s’en nourrit ! Ne craignez pas ces vauriens des ténèbres, nous sommes l’armée de Guiogne ! La plus puissante des factions de tout Natal ! Nous les avons repoussé jusqu’à la mer, exterminant jusqu’au dernier avorton du grand Dément. Nous n’avons pas réussi l’exploit une, mais de multiples fois ! Cette guerre contre l’esprit corrupteur est éternelle, et nous avons toujours triomphé ! Cette bataille n’est guère différente des autres, nous allons expédier ces misérables dans la Fosse qui les a engendré, une fois de plus ! Nous allons reprendre le niveau inférieur ! Avec moi ! Daös !

Le chœur des soldats scanda une nouvelle fois le nom de la divinité draconique, les peuples de Natal n’étaient plus qu’un, peu importait la race, la nation, le souverain à qui on obéissait. La grande porte s’ouvrit, et les légions des défenseurs de l’Ordre s'engouffrèrent dans ce que l’on pourrait qualifier d’Enfer. Sans perdre un instant, les guerriers chargèrent les légions démoniaques qui les attendaient de pied ferme. Bousculé par la foule, Shu Ukite n’eut d’autres choix que de suivre le courant de la marée humaine. La sensation oppressante d’être à la fois écrasé par l’avant, l’arrière et les côtés l’étouffa, cette mêlée n’avait rien de glorieuse, juste la sensation de faire partie de grosses masses de chairs luttant l’une contre l’autre. 


Dans l’accablante bataille, le jeune prince eut l’impression de malgré tout progresser vers l’avant, plus poussé de force que de son propre gré. Il entendait les clameurs, le fracas des armes, le cri de rage des deux cohortes se matraquant dessus. Plus il avançait, plus il avait l’impression d’avoir affaire à un hachoire à viande. Il avança encore, ou plutôt il était poussé vers la mêlée. Des flèches et des projectiles enflammés tombaient de toutes parts. La sensation de vulnérabilité le frappa en plein visage. Le sang gicla, un objet lourd lui tomba dessus, et attérit à ses pieds. Une tête humaine. Poussé par la foule, il fit un pas de plus, piétinant le visage sur lequel il commençait à glisser. La pluie lui brûlait la peau, il avait la même sensation que d’être jeté sous une cascade de feu. Il saisit sa bardiche, plus par peur que par volonté de se battre, la cohue était totale, le tambour de son propre cœur martelait dans ses tempes. La violence du combat était redoutable, il pouvait apercevoir les ennemis depuis sa position. Les orques noirs n’étaient pas de la vulgaire chair à canon comme dans les récits d’autrefois, ils étaient des monstres de muscles, d’acier et de sauvagerie. Bien plus grand qu’un homme et large que ce dernier, chaque serviteur de Kaös était taillé dans un seul but: se battre. Bien que leur peau était cachée par des plates massives d’un noir d’ébène, on pouvait distinguer deux yeux rouges fendues d’une pupille reptilienne sous leur casque, et des cris guturaux sortaient de leurs gueules prédatrices. Voilà ! Voilà les monstres que devaient affronter les serviteurs de Daös ! Des abominations nées pour la guerre. Shu Ukite avança encore d’un pas. 


Les armes démesurées de ces serfs des ténèbres hachaient menu les soldats guiogniens, chaque coup portée par ces démons était semblable à un bélier défonçant de la porcelaine, il était clair dorénavant que cette tentative désespérée n’était rien d’autre qu’un suicide de masse. Le Sintraënnien sentit sous ses pieds les corps de ses camarades tombés, certains étaient encore agonisants, piétinés par la multitude. Il avança une nouvelle fois. Bien que la voie devant lui n’était pas dégagée, il était à portée de frapper dorénavant, il faisait face à la barbarie totale des némésis de Natal, il leva haut son arme et frappa par dessus la foule. Il ignorait s’il touchait ou non, il se contenta de fendre autant de crânes que possible. Les pointes affûtées des orques noires lui passaient régulièrement autour de son corps, il se rendit compte qu’il était en incapacité totale de se défendre dans une telle mêlée. Il hurla de ton son être, ignorant si c’était la terreur ou le courage qui se manifestait à travers sa voix. Il sentait le poid d’un soldat allié s’effondrant sur lui, le brave tenait encore dans ses mains la pointe d’une lance lui transperçant l’estomac. Il ignora les cris d’agonie, il s’avança, utilisant son partenaire comme bouclier humain, il traversa l’épaisse cuirasse d’un serviteur maléfique d’un coup d’estoc. La bête cria de rage et saisit d’une puissante poigne la lame puis la retira sans effort. Shu Ukite, en pleine frénésie, ressaisit son arme d’une main et frappa une nouvelle fois au hasard, il sentit le contact au bout de son arme. 


Il avança encore d’un pas, délaissant le corps sans vie à ses côtés. Ça y est, il était en première ligne. Lui qui était accoutumé à s'entraîner en duel avec son père, là, toute son expérience ne servit à rien. Il fut simplement projeté tel un bout de viande ses le corps des ennemis, écrasé par deux masses compactes. Il ne put que dégainer sa miséricorde et tenter de percer le blindage des ogres monstrueux face à lui. En vain. Le pavois orné d’un arbre noir lui barrait la route, et le guerrier noir brandit un large cimeterre au-dessus de sa tête. Un javelot lui transperça la gorge avant qu’il ne puisse porter le coup, mais dès que sa carcasse s’effondra, un autre colosse le remplaça immédiatement, et de son trident affûté il planta dans la foule derrière Shu Ukite. Le jeune prince des montagnes regretta sa décision de s’infiltrer parmi les courageux, il n’était pas de taille à affronter pareilles abominations. Il parvint à trouver une faiblesse dans la cuirasse noire de son adversaire, il planta sa dague sous l'aisselle d’une créature. Ce n’est qu’après une lutte acharnée qu’il parvint à traverser le cuir du démon, il sentit son sang purulent couler sur sa main. Le monstre hurlait, mais le jeune homme était sourd, il enfonça plus loin la lame, jusqu’à la garde, mais ce fut insuffisant, la terrible bête le saisit à la gorge, et appliqua une pression étouffante. Opprimé et sans options, Shu Ukite se saisit d’une lance par-dessus son épaule et l’enfonça à travers le casque de son adversaire, pendant un instant il crut que l’ennemi était invincible, mais finalement il croula sous la masse, piétiné par la horde derrière. Il était dorénavant couvert d’acide, de sang noir et de boue. Et de deux ! Mais à quel prix ? La brute suivante s’avança et lui fracassa le nez d’un violent coup de poing. Désorienté, endolori, le prince ne sentait plus ses semblables le pousser depuis derrière, l’écraser contre le mur de boucliers des vénérateurs de l’Arbre noir. Il se contenta de saisir à deux mains son arme et de frapper autant que possible dans la horde des ténèbres. Son sang était chaud sur son visage, les brûlures insupportables, comme une vague de sel appliquée sur une plaie. Il se sentit soulevé dans les airs, projeté par-dessus l’armée guiognienne. Il atterrit plusieurs rangs derrière, dorénavant on le piétinait. Il se recroquevilla en boule, afin d’éviter de se faire écrabouiller.


Après plusieurs minutes à se faire malmener par cette marée humaine, une main puissante le sortit de la cohorte. C’était le capitaine. Il avait été défiguré d’une gigantesque balafre sur le côté droit du visage, il y avait perdu un œil et une partie de sa joue.

_ Soldats ! Retournez au combat !

Shu Ukite ne put formuler de réponse, mais un éclair incandescent révéla son visage à son “supérieur”. Tétanisé de terreur et de surprise, le chef de la garde saisit par le col le jeune homme.

_ Qu’est-ce que vous foutez là prince ?! Je vous avais prévenu, c’est l’apocalypse dehors !

Se sentant rongé de culpabilité, le Sintraënnien regarda autour de lui, il put constater qu’ils n’avaient qu’à peine franchi le seuil de la porte depuis le début du combat. 

_ Vous allez me ramener ? Supplia le garçon terrifié.

_ Hors de question ! Ils ne doivent pas franchir le deuxième mur !

Le capitaine se saisit d’une lance au passage, et la plaqua contre la poitrine du prince. Le jeune homme le fixa, incrédule.

_ Vous vouliez vous battre ? Faites honneur à la patrie !

Bousculé par la cohue, le garçon regagna vite les rangs compressés, mené vers l’abattoir. Faisant de nouveau face à l’ennemi, il progressa sans courage, il avait bien vu de près les créatures cauchemardesques pour comprendre qu’il ne survivrait pas une deuxième fois. Les morts s’entassaient sous ses pieds, il pouvait entendre les os craquer, la chair broyée, les organes éclater. Ce n’était pas un adversaire qu’affrontaient les légions de Guiogne, mais l’incarnation même de la Guerre. Lorsqu’il atteignit le second rang, Shu Ukite tenta de frapper au hasard par-dessus ses alliés, il redoutait le moment où il retournerait face à la horde sauvage. 


Alors qu’il retournait à l’avant de l’assaut, le prince de Sintraë se souvint de son père. Il s’était sacrifié pour qu'il puisse vivre, et Shu Ukite se sentit crétin d’avoir obéit à cette pulsion de mort. À cause de son obstination de vengeance, il avait déshonoré sa lignée. Il leva les yeux vers l’énorme guerrier lorsqu’il arriva en première ligne, un orque plus massif que les autres. Il dominait la foule de sa carrure, il possédait une étoile du soir gigantesque, il leva son arme impie. Dans un acte désespéré, le jeune homme planta sa lance dans les entrailles de la bête, mais aucune réaction ne survint de son assaillant. Il leva une dernière fois les yeux, et la masse s’abattit sur lui.



Laisser un commentaire ?