La prophétie du roi déchu: Le seigneur oublié
Chapitre 14 : Partager le thé et la cannelle
2354 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 25/01/2025 19:06
Chapitre 14: Partager le thé et la cannelle
Le guerrier sombre était toujours en tête, menant l’exode des réfugiés. La prophétie de Garak s’annonça juste, un grand nombre de voyageurs n’était pas parvenu à tenir la chaleur du jour, et le froid de la nuit. Même avec sa constitution hors normes, Warda devait compter sur le soutien de ses ouailles pour tenir un jour de plus. La nuit, les enfants curieux s’approchaient du sauveur, écoutant l’histoire de son épopée. Lui, l’elfe noir qui a tué un paladin, celui qui affrontait l’Ordre de la Pierre Sacrée, lui qui vola à dos de loup. Même si le nombre de spectateurs diminuait, il continua, pour montrer que même un monstre comme lui pouvait avoir de l’espoir. Un soir, un enfant lui demanda:
_ Tu as dit avoir rencontré une princesse, c’est vrai que tu l’as sauvé ?
_ Oui, dit l’elfe sombre. J’ai affronté un autre elfe noir, un méchant celui-ci. J’ai ramené la femme elfe auprès des siens.
_ Et comment ils t’ont remercié ?
Le souvenir de la puanteur lui envahit l’esprit. Il baissa son regard, et poussa un soupir.
_ Ils ne me remercièrent pas, bien au contraire. Je fus leur prisonnier.
Les enfants s’offusquèrent, mais Warda voulut se montrer rassurant par la suite.
_ Mais la princesse que j’ai sauvé n’avait pas oublié mes actes. Ce fut la seule à prendre ma défense.
_ Elle était amoureuse de toi ?
Emprunt de nostalgie, se souvenant du jour où ils firent l’amour, Warda souria. Mais en même temps un tourbillon de frustration le submergea, quand dupée par la manigance de Galaran, Lindilla le rejeta le même jour.
_ Oui. Elle l’était.
_ Et maintenant ? demanda une jeune fille, dont les yeux verts contrastaient avec sa coiffure aux boucles noires.
Dans l' âtre du feu, Warda caressa vigoureusement la tête de la fillette, puis prit un ton plus grave.
_ Je l’ignore, j’aimerai…
Les parents rappelèrent les enfants, il fallait les coucher, demain ils devraient repartir à l’aube. Un homme couvert de la tête aux pieds d’un tissu coloré faisait mijoter de l’eau au-dessus des braises. Il tourna sa tête vers le guide et fini par dire:
_ J’ai beaucoup aimé vos histoires, Guerrier noir. Prendriez-vous le thé avec moi ?
L’accent de cet homme sonnait étrangement comme une partition de musique aux oreilles de l’elfe noir. Effectivement, il chantait davantage qu’il ne parlait. Cela contrastait fortement avec l’accent grave étalen dont il avait été accoutumé, et de la voix rauque des orques depuis quelques semaines. Curieux, Warda se rapprocha de l’inconnu qui lui tendit un bol.
_ Vous parlez bizarrement, avoua le guerrier sombre.
_ Je pourrais vous retourner le compliment, dit l’homme encapuchonné. Mais je crois que vous voulez parler de mon accent.
_ Un accent ? demanda intrigué l’elfe.
Le migrant ria, l’eau dans son récipient bouillait. Il invita son compagnon à lui tendre le bol.
_ D’habitude nous le servons avec une théière, mais la guerre m’a beaucoup pris. Nous a beaucoup prit.
_ Si vous saviez de quoi j’ai dû me contenter toute ma vie, ria Warda tandis que l’étranger lui versa de l’eau chaude. Il se pencha au-dessus de son sac de voyage et prit trois petits sachets attachés à une ficelle. Il les huma, et s’écria joyeusement:
_ Le thé, et la cannelle !
Il déposa l’un des sachets dans le bol en ferraille entre les mains de Warda. L’eau se colora, mais avant que l’elfe ne se précipite à boire, l’homme le retint de la main.
_ Attendez !
Quelques secondes s’écoulèrent, les épices dans le liquide commençaient à aromatiser l’ensemble. L’inconnu défi pendant ce temps son turban, son teint était brun, il n’était pas aussi sombre que fut Carnassus, mais sa peau rappelait le beurre brûlé. Contemplatif, Warda se pencha vers le visage de son camarade. Constatant la curiosité de l’elfe noir, l’homme dit:
_ Je dois vous intriguer, n’est-ce pas ?
_ Vous êtes… différent.
_ Effectivement, tout comme vous. Je me demande qui devrait être le plus surpris, moi en rencontrant un elfe noir au grand coeur, capable de parler aux hommes, elfes, loups et orques; ou bien vous de faire la connaissance avec votre tout premier Éclad.
_ Éclad ? Demanda subitement Warda.
L’homme posa une main sur sa propre poitrine, et reprit:
_ Éclad, mon peuple, ma terre. Je suis originaire de l’ouest de la Cintrïll, nous sommes le peuple du Soleil. Éclad.
Il mit à infuser son propre bol. Il désigna le dernier sachet à l’elfe, puis il creusa de sa main droite, déposa délicatement dans le trou le troisième sachet, et l’enterra. Il se mit à genoux, et se courba jusqu’à avoir la tête qui frôle le sol. Il récita une prière, et embrassa le sable.
_ Que faites-vous ? Questionna intrigué Warda.
_ Une offrande, le désert a aussi droit à sa part.
L’homme se releva, et saisit son propre bol. Il désigna du regard le thé servi à son ami.
_ Buvez, il est prêt.
Le guerrier sombre porta la boisson à sa bouche, il trouvait personnellement étrange de boire de l’eau chaude de prime abord, mais l’arôme du thé et de la cannelle le submergea. Face à toutes ces nouveautés, il ne fit pas attention et se brûla.
_ C’est différent des cloportes et des vers ? Demanda en riant l’Éclad.
_ Quelle est cette sorcellerie ? S’exclama Warda devant tant de saveurs.
_ Ce n’est pas de la sorcellerie, reprit le voyageur, ce sont les épices. Le trésor de mon royaume. Récoltés, séchés, puis affinés par nos plus grands artisans. Les grandes nations, dont la Guiogne, en sont très friands, notre richesse est basée sur son commerce. Mais…
Le regard de l’homme du pays des épices s’obscurcit, à la lueur des flammes, il décida à son tour de conter son histoire.
_ Mon pays a été ravagé par les Enfërs, en même temps que la Cintrïll, ces épices que je détiens sont les dernières. Après, ce trésor sera à jamais oublié.
L’homme saisit une amulette autour de son cou, un bijoux en argent, aux formes abstraites mais harmonieuses.
_ Quel est ton nom ? demanda Warda.
_ Je doute que tu puisses le prononcer un jour, dit l’inconnu en souriant.
_ Je peux toujours essayer.
Le nomade ria doucement, marqua un temps de pause et ferma les yeux. Il avoua son nom:
_ Elkemith Bourrach Shelim Boulzabeth Ushhar.
Les yeux écarquillés, Warda le fixa, estomaqué de la longueur de ce nom, lui habitué à des pronoms simples.
_ Appel moi Ushhar, dit l’homme au nom beaucoup trop long. Nous portons le nom de notre lignée, c’est normal qu’au cours du temps cela prenne de la place.
_ J’ai connu une certaine personne qui n’en portait pas du tout, avoua Warda, jusqu’à ce que je lui en donne un.
_ Je t’ai mentit, se confessa Ushhar, je ne t’ai même pas donné la moitié du mien.
Les deux hommes rirent en chœur, trinquant l’un avec l’autre. Un sentiment étrange était en train de naître dans le cœur de Warda. Ce n’était ni de l’amour comme il avait éprouvé pour Lindilla, ni de l’admiration comme pour Garak, ni même de la tendresse comme envers Jaron. Il… appréciait cet homme venu de l’ouest, venu de contrées inconnues. Il n’était guère habitué à la camaraderie sincère, pour une fois un homme lui était sympathique, lui offrant sa compagnie sans rien attendre en retour. Curieux de la culture de son nouvel ami, il lui demanda la raison de son offrande aux sables.
_ Les Étalens vénèrent le dieu unique, les elfes Faëlian, les Guiogniens Daös, et nous, nous vénérons le monde même.
_ Le monde ? demanda amusé Warda.
_ Oui, Natal est vivante, elle possède sa propre volonté. Nous connaissons l’existence des dieux, mais nous décidons de prier directement notre réalité pour qu’elle nous soit favorable. Tout comme nous supplions la mer de nous ramener nos marins, un homme amoureux s’adressera directement à l’Amour même de faire unir son cœur à sa bien aimée.
Ushhar saisit une poignée de sable, et le fit s’écouler lentement entre ses doigts.
_ Quand je touche cette terre, j’y ressens sa souffrance. C’est la cicatrice de Kaös. C’est pour ça qu’elle prend nos vies, elle croit que nous lui voulons du mal. Et maintenant elle a pris goût au sang.
_ Et comment lui en faire perdre le goût ? S’enquit Warda.
_ Les épices, dit d’un ton enthousiaste le commerçant. Donnons-lui envie de goûter le thé et la cannelle. Et naturellement, elle nous laissera partir.
Après avoir fini leur boisson, Ushhar rangea ses ustensils dans son sac. Il éteignit le feu, alors que Warda lui demanda:
_ Pourquoi je ne t’ai jamais vu prendre le thé avec autrui ?
_ Les épices sont rares, dit l’étranger. Je ne les accorde qu’à mes amis.
_ Nous le sommes ?
_ Eh bien, nous avons partagé le thé et la cannelle.
Lindilla se leva à l’aube, elle n’avait guère dormi. Elle scruta le ciel, celui-ci avait une teinte rouge. Une nuit de sang. Elle repensa à son frère, parti combattre au nord, elle avait peur pour lui. Même s’il était fort, stratège et charismatique, il faisait face à l’être le plus maléfique de tous les temps. Nul ne peut surpasser la malice destructrice du Grand Ennemi. Elle se rappela que ses parents perdirent la vie contre les légions noires il y a cent ans, elle ne voulait pas perdre un être cher de plus… mais c’était déjà le cas. Elle avait envoyé à la mort l’homme en qui elle avait placé tout son amour, Warda. Il aurait bravé la tempête à lui seul pour la retrouver. Dans son fond intérieur, elle espérait que Fëalian ait pitié de son âme et l’épargne par on ne sait quel miracle. Elle se dirigea vers la chambre de Taläsna, là elle y découvrit un petit peigne posé sur une table basse. Cet objet aurait pu être insignifiant, sauf qu’il avait une valeur inestimable aux yeux de la jeune elfe. C’était le jour où on annonça la mort de ses parents, et que Taläsna décida de veiller sur sa sœur. Il la coiffa elle-même pour la cérémonie du couronnement. Dorénavant, elle était vide, les deux hommes de sa vie étaient loins, et mort pour l’un d’entre eux. “Je dois cesser de penser à Warda, songea-t-elle. Il est plus probable qu’il soit un sbire voire Galaran lui-même.”
Mais elle se souvint, de cette douce caresse, la force d’un guerrier avec la tendresse d’un agneau, son monde n’était plus le même sans lui. Elle se rappela d’un rêve, du sable, des ossements, une transhumance humaine. Cela ne lui évoquait rien, mais elle s’imagina un instant… Celui qui brave la mort à sa tête. Un garde royal s’avança vers la jeune femme, et s’inclina avant de faire son rapport.
_ J’ai une bonne nouvelle votre altesse.
_ Je vous écoute, dit Lindilla attentive.
_ Cela fait notre huitième mois sans attaque. Les elfes noirs semblent avoir déserté nos forêts.
Elle ignora si cela était de si bon augure, cela ne faisait que réconforter son idée que Warda était bien derrière cette manigance. Huit mois dorénavant qu’ils n’étaient plus côte à côte.
_ Bien, merci de ce rapport. Je pense que nous pouvons nous contenter de Sentinelles dorénavant. Rompez !
Le guerrier sylvain s’inclina une nouvelle fois, puis repartit. Elle lui parut plus claire que Galaran devait être une invention de son héros dorénavant. Elle se maudit d’être aussi idiote, de s’être laissée berner par un être aussi machiavélique. Surtout que… il l’avait souillé dorénavant. Si on lui posait la question, elle devrait avouer sa faute. Elle aurait dû épouser le fils de Zuanlanor, mais cela pouvait compromettre tout acte d’alliance. Lindilla, la traînée des elfes noirs, voilà comment on se rappellerait d’elle. Elle avait pactisé avec l’ennemi, et avait risqué la grossesse. Elle avait failli à un devoir aussi simple que de devoir simplement enfanter avec le bon parti. Elle tomba au pied du lit de Taläsna, et se mit à pleurer.
_ Qu’ai-je fait grand frère ? Demanda-t-elle aux fantômes. Je ne suis qu’une sotte !
Elle maudit son amour, encore incandescent, envers l’elfe noir. Elle se maudit de s’être laissée manipuler par un être aussi pervers que lui. Il était clair dorénavant que ce prétexte des “assassins” n’avait que pour but d’attirer l’attention et de la pousser à fauter de son propre chef. Elle pria Fëalian de la conseiller, de la guider sur la voie du repentir. Contrairement à Daös, la déesse elfique ne croit pas au pardon, seulement à la justice. Si elle devait en payer le prix à travers la douleur, Lindilla l’accepterait. Alors qu’elle songeait à son amant, lui vint sur le palais le goût… de la cannelle. Comme cela paraissait étrange.