La prophétie du roi déchu: Le seigneur oublié
Chapitre 19 : Pacte d'alliance
Dans la chambre de Nardel, Galro rentra. Un prêtre était en train d'appliquer un chiffon humide sur le front du jeune homme. Le prophète fixait le corps frêle de son serviteur, du sang imbibait ses draps. Il avait était couvert de bandages dont les tâches rouges trahissait les fraîches automutilations. Sans un mot, le Prophète y déposa un cierge à son chevet. Plusieurs autres étaient éteint, la cire consumée. Le prêtre, sans se retourner, dit à son maître :
_ Il gardera des cicatrices, mais il vivra. Je me demande ce qu'il lui a pris.
Galro ne répondit pas, plongé dans ses propres remords. Il savait que la plus grave des blessures était celle infligée par ses propres mots. Il voulait se repentir pour chacun des coups de fouet que Nardel s'était infligé. Il aurait pu éviter ça...
Il demanda au prêtre de disposer, ce dernier s'exécuta en silence. A la seule lueur de la bougie, le maître de la Foi s'agenouilla au pied de son valet et fini par avoir la force de parler, faiblement certes, mais il se confia.
_ Tu avais raison, depuis le début. Je me suis laissé subjugué par mes sentiments. L'amour que je porte à Ilada ne m'amènera nulle part. Notre monde est en péril, et je n'ai pensé qu'à ma personne. Je vais tout perdre, Ilada, mon enfant, le Temple... puis toi. Je vais faire ce qui est juste. Je vais épouser Mélénia. Merci pour tout, Nardel.
Sans autre cérémonie, Galro se releva. Il sortit de la pièce, et ne vit pas la larme couler de l’œil du jeune serviteur.
Dans les cachots du temple, Warda croupissait encore dans les ténèbres. Une éternité semblait s'être écoulée, mais des bruits de pas le réveillèrent. Des bottes métalliques. Galro ? La serrure émit un cliquetis, et la porte s'ouvrit.
Un homme chauve borgne apparut, dévoilant son visage d'une faible lueur de bougie. Il tenait une assiette dans son autre main, un boudin noir aux pommes. Il referma derrière lui et s'installa sur une chaise en face à face avec l'elfe noir. Après l'avoir dévisagé, Warda finit par demander.
_ Vous êtes qui ? Je vous ai vu à l'entrée de la ville, vous étiez avec Galro.
_ Tu connais son nom ? Demanda le borgne.
Il se saisit d'une fourchette et commença à goûter un morceau de pomme.
_ Il ne me semble pas te l'avoir dit, reprit l'homme âgé. Déjà que les membres de ton espèce avec une once d'intelligence sont rares, tu semble doué d'omniscience. À moins que tu l'ais rencontré avant. N'est-ce pas ?
L' elfe noir resta silencieux, l'homme chauve le toisa de nouveau, mais sans plus d'animosité. Il se contenta de sortir son couteau, long et effilé, et commença à découper le boudin. Tout en savourant le morceau de viande, il finit par dire :
_ Tu n'es bavard que quand tu le veux ! Soit, continu tes cachotteries. Mais je percerai la vérité à un moment ou un autre.
Le ventre de Warda gargouilla, il n'avait pas été nourri aujourd'hui. Et l'odeur alléchante lui monta aux narines. Il n'avait jamais senti une telle odeur de cuisine le mettre en appétit. Voyant le regard insistant de son prisonnier, l'homme en armure montra le boudin.
_ T'as faim ? C'est vrai que taper causette ça creuse!
Warda ne répondit pas. Le borgne ramena le plat vers lui-même et dit :
_ Tu joue aux durs, peut être que même t'en es un. Tu as l'air d'avoir traversé de rudes épreuves. Tu m'as demandé qui j'étais, alors passons un marché. Une question pour une question, une réponse pour une réponse. Ça te va ?
L'elfe noir ne réagit pas, mais un nouvel argument fit pencher la balance quand le guerrier en armure d'argent tendit son assiette.
_ En prime, pour chaque réponse que tu me donnes, on partage un bout de gras. La bouffe, rien de tel pour partager une bonne causette !
Le guerrier sombre tenta de résister, mais quand le vieil homme lui agita l'assiette devant le nez avec insistance, il finit par dire :
_ Bien. À toi de commencer !
Le chevalier sourit, il avala un bout de pomme et dit d'un ton amusé :
_ Bien, il me semblait que tu m'avais posé la question le premier, donc je vais te dire qui je suis. Septième Paladin Phénix Tilbar, bras droit de sa Flamboyance Galro. Grand sénéchal des armées de l'église. Et ancien maître d'armes de Galro. Il y a eut pas mal de mouvement ces dernières années. Maintenant à ton tour !
Tilbar coupa un bout de boudin, se redressa et se mit devant Warda. Il était impossible de bouger pour l'elfe noir, les chaînes le retenaient plaqué au mur. L'homme était bien plus petit que lui, il parvenait à peine en haut de son torse. Mais sa prestance le faisait paraître plus grand qu'il ne l'était vraiment. Le Septième tendit la fourchette et finalement, Warda avoua :
_ Je suis fils de Raon et Hélène, deux paysans du nord de l'Étale, j'ai été recueilli et protégé par ces deux humains durant toute mon enfance. Je suis le Warda.
_ Hmmmm, intéressant... Tu as été élevé par des hérétiques. Tu as vraiment de la veine d'avoir échappé aussi longtemps à notre Église. Tiens !
Tilbar lui donna la becquée et le guerrier sombre savoura, non sans crainte, la part de boudin noir. Il nota l'arrière goût de poivre.
_ Maintenant à toi ! S'exclama Warda après avoir mangé.
_ C'est vrai, tu peux me poser une question. Comme conclut.
L'elfe noir réfléchit bien à sa question, et finit par demander :
_ Que me souhaites-tu exactement ?
Tilbar se rassit, prit un morceau du boudin et le mâcha longuement. Il leva finalement les yeux vers son interlocuteur et lui dit en gesticulant de sa fourchette.
_ Je connais bien mon ancien apprenti, qui est devenu mon maître. Il a toujours nourri une vengeance envers l'assassin de son père, il déteste les elfes noirs. Mais toi, il t'as épargné, et te protège. Tu semble important à ses yeux, cela me paraît suspect. Je veux comprendre le liens qui vous unis, toi et lui.
Il piqua un pomme et l'amena devant Warda, mettant une main en-dessous pour éventuellement empêcher le fruit de tomber par terre au cas où.
_ Maintenant, à moi. Est-ce toi qui a tué le père de Galro ?
L'elfe noir resta silencieux un moment, il déglutit à l'idée que Tilbar découvre la vérité. La fourchette était proche de lui. Il se sentait pris au piège.
_ Oui.
Tilbar leva un sourcil, l'elfe noir sentait en lui poindre de la colère, mais le paladin phénix garda son calme et lui enfourna la pomme dans la bouche. Après l'avoir nourrit, le chevalier d'argent s'éloigna de quelques pas, plongé entre confusion et questionnement.
_ Pourquoi ?! Finit-il par s'exclamer.
_ C'est mon tour de poser une question, dit calmement Warda.
_ Arrête de me prendre pour un con ! Pourquoi ?!
Le prisonnier ne réagit pas, il garda patience et se contenta de répondre :
_ Une question pour une question, une réponse pour une réponse.
Cela semblait agacer l'ancien maître d'armes, mais l'homme mûr comprit qu'il venait de tomber dans son propre piège. Il découpa furieusement son morceau de boudin et se mit à le mettre en bouche. Tout en mâchant, il fit signe à Warda de poser sa question. L'elfe noir demanda :
_ Tu m'as demandé pourquoi, est-ce la raison de pourquoi j'ai tué le père de Galro, ou pourquoi Galro m'épargne ?
Cette question perturba profondément le chevalier d'argent. Il s'essuya la bouche avec une serviette blanche, pencha la tête et posa l'assiette à côté de lui. Il était chamboulé.
_ Je connais Galro depuis très longtemps. Depuis qu'il a perdu son père. On me l'a amené, je l'ai pris sous mon aile. Je voulais m'en débarrasser au début, puis je m'y suis attaché. Il avait du talent, c'est sûr. Je me sentais enfin important pour quelqu'un, il est... le fils que je n'ai jamais eu. Si tu es vraiment l'assassin de son père, sache que... je ne t'en veux pas. Sans toi, je ne serai pas le même homme à l'heure actuelle. Je serai certainement un bon à rien jeté hors de l'Église, probablement même excommunié. En éduquant ce gamin, j'ai mûri moi aussi. Nous avons versé notre sang ensemble sur le champ de bataille, nous avons partagé de grand moments. Je pensais le connaître comme ma poche, et voilà que maintenant, toi, le démon qui a tant hanté ses cauchemars, nous apparaît, et Galro semble avoir oublié la quête de sa vengeance. Il a une part d'ombre qu'il me dissimule, à moi, son bras droit, et cela... me déplaît.
Il se mit à broyer du noir, Warda le voyait bien. La sombre mine de son interrogateur lui fit poindre un sentiment de compassion. Il voulait lui venir en aide, et cela lui sembla absurde, mais il tira sur ses chaînes pour faire émettre un bruit et dit :
_ À toi maintenant. Une réponse pour une réponse.
Tilbar rigola nerveusement, il se saisit de l'assiette et lui apporta une portion.
_ C'est vrai, j'ai droit à une question. Tu dois répondre sincèrement, sinon je me montrerai impitoyable. Ouvre grand !
Warda engloutit sa part goulûment, mais Tilbar lui plaqua sa main sur sa bouche, de manière à la lui fermer brusquement.
_ Que trafiquiez vous la nuit dernière ?
Warda tenta d'articuler un « Quelle nuit ? » mais l'emprise de Tilbar se resserra, il semblait être furieux.
_ Une réponse pour une réponse !
Le guerrier sombre avala difficilement, et finalement le paladin phénix relâcha sa poigne pour le laisser parler.
_ Galro voulait me montrer quelque chose. Ça ne s'est pas passé comme prévu.
Tilbar se rassit, croisant les bras. Il ne semblait pas satisfait. Comprenant qu'il devait développer plus, Warda approfondis la discussion.
_ Il a développé un moyen d'apaiser la rage de notre race. Notre malédiction. Il semble y être parvenu. Il a même...
Warda s'interrompit, de peur de trahir le Prophète, mais Tilbar insista du regard. Se sentant coincé, il ne put que dévoiler la vérité.
_ Une elfe noire attend un enfant de lui.
Pendant les premières secondes, le sénéchal ne bougea pas. Il ferma les yeux, avant de se lever brusquement et de jeter la chaise et l'assiette contre le mur. Il poussa un cri de rage digne d'un fauve. Il frappa des deux poings contre la surface rocheuse, sa colère dépassait l'entendement. Il s'effondra à genoux, reprenant difficilement son souffle. Warda n'eut que le courage de dire :
_ Je suis désolé, je ne pensais pas que cela vous affecterait autant.
Tilbar resta silencieux un instant, et fit un signe d'apaisement vers Warda alors qu'il se redressait péniblement.
_ Ce n'est pas ta faute, rassura-t-il. C'est juste... que... je ne m'y attendais pas. Mais...
Il ressaisit le pied de chaise et l'envoyer se fracasser sur le mur d'en face. Il finit par cracher son venin.
_ Il se fout de moi !! Il m'a sermonné sur mon comportement, et lui copule avec une ennemie alors que Natal traverse sa pire crise de l'Histoire ! Quelle honte !
_ En quoi est-ce grave ? Demanda inquiet Warda.
_ En quoi ?! Il va demander la main de la princesse d'Étale pour sauver la Guiogne !
Il lança un regard meurtrier vers l'elfe noir, et le pointa de l'index d'un air furibond.
_ Même sous la torture, même si n'importe quel autre paladin insiste, JAMAIS, je dis bien JAMAIS, ne mentionne que Galro a mis en cloque une elfe noire ! JAMAIS ! Moi, j'ai un garnement à corriger !
Le paladin s'en alla, laissant perplexe le pauvre Warda, qui néanmoins sentait peser sur lui le fardeau d'un tel secret.
Alors que Galro se faisait raser par un domestique, Tilbar ouvrit la porte de la salle de bain sans crier gare et s'adressa à son Prophète.
_ Votre Flamboyance, j'ai à vous parler.
_ Bien Septième paladin phénix, répondit Galro sur un ton neutre. Faites !
_ Seul à seul !
Le barbier s'interrompit, et le Prophète fixa Tilbar. Sa teinte naturellement grise virait au pourpre. Le gardien de la Foi fit signe à son barbier de quitter la pièce et les deux hommes se retrouvèrent en face à face. Galro s'essuya le visage d'un morceau de lin et dit :
_ Bien Tilbar, qu'as tu à me dire ? Un nouveau rapport désastreux de la guerre ?
_ Une guerre interne, dit furieux le Paladin Commandant. Une guerre civile qui pourrait déchirer le royaume, par ta seule faute ! Tu m'as reprit quand j'ai merdé, maintenant c'est à mon tour de faire mon devoir ingrat !
Le Prophète paru surpris, il se pencha en direction de son subordonné et lui demanda :
_ Que se passe-t-il Tilbar ? Qu'as tu à me reprocher ? Tu sais à qui tu t'adresses ?
_ Ne joue pas aux durs avec moi, s'écria Tilbar en renversant les parfums face à Galro. Je sais ce que tu as fais, je suis au courant pour le Warda !
L'ancien apprentie se releva, sa barbe était à moitié rasée. Son assurance s'envola à ce nom. Il demanda à son ancien professeur :
_ Que sais-tu Tilbar ?
_ Tout ! Ou presque. Cet elfe noir que tu as fait enfermé, ce n'est pas n'importe qui. C'est celui qui a tué ton père, celui dont tu as juré de te venger ! Galro, je te connais depuis que tu es tout môme, je sais à quel point tu le hais, je sais à quel point tu déteste les elfes noirs. Et maintenant, tu le protège, pourquoi ?
La mine de Galro s'assombrit, sa main était tremblante tandis qu'il s'essuyait la mousse sur son visage. Il plaqua ses mains face au miroir, et y plongea le regard dans son propre reflet.
_ C'est une histoire compliquée Tilbar. Je ne sais pas si tu comprendrais.
_ Suffisamment pour comprendre que tu as couché avec une démone ! Dit Tilbar d'un air accusateur. Alors qu'elle va te donner un enfant, tu as le culot de demander la main de la fille du roi. Tu te rend compte de ce que tu as fait ?
Galro tourna la tête brusquement à gauche, vers son bras droit, et lui demanda d'un air hagard :
_ Comment tu le sais ?
_ Tu as oublié tes leçons alors ? Que t'ai-je enseigné, il y a deux ans ?
Galro réfléchit, et se souvint du sage conseil de Tilbar. Il eut le visage de Nardel, son fidèle valet, qui lui apparut devant les yeux.
_ Veillez sur ses ennemis, encore plus sur ses alliés. Tu m'as fait suivre ?
_ Bien évidemment, répondit Tilbar avec aplomb. Toutes les nuits, tu ères dans les couloirs sans torche, sans bougie, sans aucune lumière. La tour nord, tu y caches quelque chose. Tu ME caches quelque chose.
Galro resta silencieux un moment. Il avait du mal à délier sa langue. Finalement, ce fut la colère qui le fit sortir du mutisme.
_ Tu vas me trahir ?
_ Et toi ? Retourna Tilbar. Vas-tu trahir l'Ordre pour une fantaisie ? Je me rend compte que tu ne fais confiance à personne finalement. Pour qui es tu prêt à te sacrifier ? Pour nous ? Ou pour elle ?
Galro ne sut quoi répondre. Il se mit en face de Tilbar, le dos droit, les yeux plongés dans le sien, le défiant du regard.
_ Tu sais bien que je vous sauverai tous !
_ Ce n'est pas possible, tu dois faire un choix. Si on apprend que tu as déjà un bâtard, l'Église n'aura plus de pilier sur lequel se tenir. Cet enfant qui est le tiens doit disparaître.
Un poids encore plus lourd que tous les précédents écrasa le cœur de Galro. Il savait que la naissance de ce bébé serait un acte d'hérésie jamais vue auparavant. Il détourna le regard du puissant Tilbar et se dirigea vers un bureau.
_ Je ne peux pas m'y résoudre, c'est ma chair. C'est mon sang.
_ C'est un enfant illégitime ! Affirma son professeur d'armes. Grandit un peu, un mariage est l'acte le plus important d'une vie ! Tu es le seul capable de faire basculer la balance ! Si l’hérédité du trône reviens à un autre que celle de la lignée royale, cela chamboulerait toute l'Étale ! Nous avons besoin de cette alliance !
Galro ferma les yeux, à l'idée de tuer son propre enfant pour la sécurité du royaume. Puis il finit par dire, avec amertume face à ce cruel dilemme :
_ Warda a pu être adopté et protégé loin des regards. Personne ne saura rien de leurs existences, ni à la mère, ni à l'enfant.
_ Que compte tu faire ? Demanda inquiet Tilbar.
_ Je lui trouverai une famille aimante. Il sera protégé, il ne me connaîtra jamais. Je l'enverrai chez les elfes. Taläsna le sait déjà pour Warda, il comprendra.
Tilbar resta silencieux, il se dirigea vers la porte, méditatif, et au moment d'ouvrir, il se contenta de dire :
_ Je sais ce que tu traverse Galro. Soit prudent.
Il repartit dans le couloir, le barbier attendait à quelques pas de là. Tilbar lui fit signe de finir son office.
Ilada ouvrit le toit de sa demeure, le soleil y pénétrait de ses rayons d'or. La chaleur l'envahit, mais son cœur n'en demeurait pas moins obscurcit par les nuages du chagrin. Elle posa sa main sur son ventre, l'enfant en elle venait de bouger. Depuis plusieurs jours, c'était Galro en personne qui venait s'occuper d'elle, mais leurs rencontres étaient fugaces et silencieuses. Elle se sentait vulnérable, le sentiment d'amour qu'elle éprouvait envers son protecteur était certes indemne, mais dorénavant planait une atmosphère de méfiance. Elle se couvrit le visage d'une main, face au souverain céleste. Est-ce la manifestation de Dieu lui-même, le grand seigneur que vénéraient tant les croisés de l'Ordre. Elle se demanda si elle aussi, un jour, pourrait marcher dans les plaines vertes sans peur, sous la lueur bienveillante du maître de l'humanité. Son amant ne s'était pas encore montré aujourd'hui, cela la soulageait, mais elle se savait dépendante de lui. Elle pencha la tête, et regarda le collier dans la paume de sa main. Un joyaux sombre entouré de deux ailes, l'une faite d'épines noires, l'autre de plumes d'or. Le fluide à l'intérieure tournoyait lentement, des paillettes de magilith valsaient au gré du pouvoir qui l'animait. La lune s'était manifestée il y a deux nuits de cela, ses pulsions assassines étaient nulles, Galro était parvenu à créer un puissant artefact. Ils avaient tout pour être heureux. Tout... sauf le plus important : la liberté. L'idée que Galro épouse une autre la mettait dans une rage folle, et même si le sort du monde dépendait de lui, elle se sentait misérable à devoir errer dans ce donjon pour toujours.
Elle s'imagina un instant comment son enfant grandirait. Entre des murs, coincé dans cette tour, ne jamais pouvoir rencontrer son père. Elle entraperçu l'avenir qui l'attendait, il était morose. Bien loin des promesses faites par Galro, son enfant ne connaîtrait que la solitude, elle ressentit une profonde tristesse. Tout ça pour quoi ?
Du pouvoir...
Du pouvoir...
Est-ce la seule chose qui attire les hommes ? Le pouvoir ?
Le pouvoir de quoi ? Dominer ? Gouverner ? Régner ? Galro avait déjà tout ce dont il pouvait espérer, il avait l'Église, des armées... une famille... Peut-être que Galro n'avait que pour vocation à libérer les elfes noirs de l'emprise de la malédiction pour mieux les utiliser. Une bande d'esclaves serviles, sans les contrecoups de la sauvagerie innée à leur espèce, serait un atout considérable. De plus, avec l'hybridation, il avait potentiellement des guerriers fanatiques invincibles. Ilada n'était pas l'amour de la vie de Galro, et l'enfant en elle n'était pas le fruit de la passion... C'était le moyen de Galro d'avoir encore plus de pouvoir. Mais elle sentit au loin une odeur... Les ténèbres. Un nuage masqua le soleil, une grande aile noire.
Galro était dans la diligence, en compagnie de Tilbar, ils n'avaient pas prononcé un seul mot du voyages, pourtant eux qui étaient si bavards d'accoutumé. Le Septième croisait les bras, le regard dur, le Prophète détournait les yeux vers un document reçu ce matin, il l'étudia avec soin. C'était un rapport des recrutements, les nobles étaient encore beaucoup en retrait, la plupart des recrues étaient des volontaires civiles. « Nos avons une armée de paysans ! » Songea Galro avec une pointe de colère envers la classe guerrière de la nation. Mais au moins, il avait des hommes, même si le nombre de lances était bien inférieure à ses espoirs. Lors de son départ, les réfugiés de Cintrïll avaient encore manifesté leur mécontentement devant les murs de la capitale religieuse, ils avaient même dressé un mannequin à l'effigie de Galro et l'avaient brûlé. Même si l'insulte était flagrante, le dirigeant spirituel n'avait pas pris de mesure de sanction, quelque part, il estimait cette colère juste. Il avait été en-dessous de tout : avec Warda, avec Tilbar, avec Nardel... Avec Ilada. Il songea à son prédécesseur et se dit mentalement « Peut être que Daërdilon n'était pas si mauvais après tout ? Au moins, le royaume prospérait. »La culpabilité le rongeait, mais il occupait une place qui ne lui laissait pas le droit de se laisser submerger par ses sentiments.
Le pouvoir...
le pouvoir...
Il ne l'avait jamais désiré. Il voulait s'enfuir loin, avec sa femme, en bord de mer, regarder l'horizon. Il partirait en bateau avec son fils à la pêche, il vivrait de peu mais pleinement. Il avait laissé la haine souiller son cœur dans la jeunesse, il n'en voulait plus. Il voulait faire épanouir sa famille, il s'imaginait avec son petit métisse, jouer en bord de l'eau, asperger Ilada qui rirait, tous nus, sous les rayons d'or du souverain soleil...
_ Nous sommes arrivés vos grandeurs, annonça le groom.
_ Bien... répondit simplement Tilbar.
Ce dernier se releva le premier lorsque le carrosse s'arrêta, il s'adressa à Galro alors que ce dernier était plongé dans ses pensées.
_ Il est temps d'accomplir ton devoir, dit le plus fidèle ami du grand Prophète.
_ Oui... Finissons-en...
Le cœur du Prophète était lourd, une pierre de carrière lui pesait dans la poitrine. La douleur lui écrasait toute volonté. Il ne voulait pas le faire, mais il devait le faire. Il avait lui-même du mal à l'admettre, c'était la meilleure chose à faire. Pour le royaume, pour Natal... pour sa famille. Il devait sacrifier l'amour sur l'autel du profit non désiré. C'était la seule issue. Il sortit, une cape de fourrure blanche d’hermine le recouvrait, sa mitre lui conférait un aspect de pouvoir divin au milieu de la foule rassemblée. Un tapis rouge lui avait été déployé devant son convoie, brodé d'or fin sur les bords. Il fixa devant lui, Tilbar fit le signe du Perchoir et annonça d'une voix de stentor :
_ Sa Grandeur le divin Prophète Galro souhaites s'entretenir avec le roi Thurnang.
Les trompettes des Croisés de l'Ordre sonnèrent, les soldats en armure d'or levèrent haut l'étendard de l'Église, un phénix d'or tenant le Cœur. Un valet les accueilli et dit aux voyageurs :
_ Sa majesté vous attend dans la salle du trône, votre Flamboyance.
Suivant le domestique, les deux compères progressèrent sur le tapis rouge, la foule les applaudissait, la venue d'un être aussi majestueux que Galro les comblait de joie. Mais le Prophète lui-même se sentait lourd. Chacun de ses pas paru durer une éternité. Il ne voulait pas faire cette proposition. Lorsque finalement les portes leurs furent ouvertes, ils pénétrèrent dans le château.
Dans la salle du trône, Thurnang les toisaient tous les deux, l'agacement se lisait sur son visage. Il tenait une coupe de vin qu'il bu d'une traite, puis la jeta d'un air désinvolte.
_ Encore vous, Prophète Galro ! À force nous allons prendre l'habitude. Que voulez-vous cette fois ? Non ! Je sais ce que vous voulez, et une fois de plus, c'est non !
Un serviteur ramassa le récipient au sol, et nettoya la tâche rouge. Galro déglutit. Non pas parce que le souverain l'intimidait, mais parce qu'il craignait le chagrin d'Ilada. C'est avec humilité qu'il enleva sa coiffe, et dit sobrement :
_ Messire Thurnang, je demande la main de votre fille, la princesse Mélénia.
Le silence régna, tous les hommes et femmes présentes se figèrent à cette requête. On entendit un homme tousser après qu'il se soit étranglé de surprise.
Puis...
Le roi sourit. Galro reprit, tout en se dirigeant vers le souverain.
_ Votre lignée deviendra royale de sang divin. Notre famille régnera jusqu'à la fin des temps, sur l'Étale, sur la terre, sur le ciel.
Il s'agenouilla face au seigneur de l'Étale, et dans un silence intense, il brandit la coiffe religieuse vers Thurnang. Le vieil homme se leva, tendit les mains, et la saisit. Un tonnerre d'applaudissement retentit à l'instant où le suzerain leva la mitre en l'air. « Vive le divin roi ! » Scanda le gratin de la noblesse Étalen. Un serviteur enleva la couronne de la tête du roi, et celui-ci se coiffa du chapeau religieux à la place. Les trompettes sonnèrent de plus belle, Galro pencha la tête. Thurnang mit une main face au Prophète et dit d'une voix douce :
_ Relevez-vous mon fils, bienvenue dans la famille.
Le chef spirituel saisit la main de son bienfaiteur et lui baisa la bague royale. Lorsque le nouveau prince releva la tête, le souverain dit à voix basse, avec un grand sourire :
_ Mes armées sont vôtre, votre Flamboyance. Le temps manque, partez en croisade contre les rejetons du Grand Ennemi, je me charge des fiançailles.
L'alliance venait d'être conclue.