LE MERCENAIRE

Chapitre 19 : Au revoir, Clotaire.

3823 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 01/11/2025 10:22

Les deux jours entre l'expédition dans les Catacombes et la visite de Polack à la bibliothèque pour ses recherches furent particulièrement mouvementés.

Au lendemain de leur exploration, Polack, reconnaissant la pertinence des inquiétudes de Léopold et ne souhaitant aucunement être responsable de la disparition de quelques Cadets dans la gueule pleine de dents de Kamelio, s'attela à la tâche particulièrement délicate de lui inculquer les règles de chasse appropriées.

Il transmit par voie mentale l'image des êtres humains - hommes, femmes et enfants - puis celle des chevaux, accompagnée de l'injonction formelle « pas touche ! », pensant ainsi avoir rempli sa mission. Cette illusion fut de courte durée. À peine une heure plus tard, il surprit Kamelio en train d‘hypnotiser la fille des cuisines, son regard reptilien rivé sur elle avec une intensité déconcertante, afin qu'elle lui abandonne la marmite entière de ragoût destinée au repas des étudiants. La malheureuse, comme sous l'emprise d’un sortilège , lui tendait déjà le récipient.

Polack dut donc procéder à un complément d'éducation où le périmètre des interdictions fut étendu pour englober les mets de la cantine ainsi que les marchandises exposées sur les étals des bouchers du quartier. Kamelio le contempla alors avec des yeux empreints d'une affliction profonde, semblable à celle qu'on pourrait voir chez un alligator contraint de renoncer à la jambe ou au bras d'un infortuné voyageur saisi entre ses mâchoires. Pour l'apaiser, Polack lui adressa une caresse mentale réconfortante et fit miroiter dans son esprit l'image des catacombes et des sous-sols fourmillant de rongeurs charnus et faciles à capturer, tout en implorant silencieusement toutes les divinités de n'avoir omis aucun interdit essentiel.


Après cet exploit psychédélique, Polack, accompagné de Jo, se présenta dans la salle d'entraînement conformément aux ordres de Chef Elvis. Il nourrissait l'illusion qu'ils seraient en petit comité - uniquement Trevise, Otelm, Jo, lui-même et Chef Elvis comme représentant du corps enseignant. Mais à sa grande déception, ses voisins de chambrée avaient insisté pour se joindre à eux. Leurs futurs adversaires firent de même, amenant avec eux amis et voisins qui joueraient le rôle de spectateurs et, dans une certaine mesure, de fan-club. C'est ainsi qu'une petite foule bruyante et enthousiaste envahit la salle de sport, transformant ce qui devait être un simple entraînement en un véritable événement. Il ne manquait plus que les pom-pom girls et le pop-corn. 


En voyant ce raz de marée qui s'engouffra dans les lieux, Chef Elvis eut un sourire carnassier, qui n'avait rien à envier à un requin affamé en pleine chasse, et prononça en feignant la surprise avec une délectation à peine dissimulée :

— Quelle joie de vous voir tous si pressés de vous joindre à un entraînement surnuméraire en cette veille de reprise des cours ! Et dire que d'habitude je dois presque vous traîner par la peau du cou ! 

Puis il ajouta dans un hurlement qui fit trembler les murs : 

— Tous en tenue de sport ! IMMÉDIATEMENT !

— Nous sommes venus seulement pour regarder…, bêla somme toute audacieusement Émile, regrettant ses paroles à l'instant même où elles franchissaient ses lèvres.

— Cadet Émile Siroun ! Vous osez prendre la parole sans demander la permission ? En tenue et dix pompes ! Non, vingt ! Et pour votre gouverne, nous ne sommes pas au théâtre, et même là-bas on paye pour regarder ! Ici c'est une académie militaire, pas un cirque !

Puis Chef Elvis se tourna vers les autres cadets pétrifiés sur place et grogna, ses yeux lançant des éclairs :

— Alors, qu'est-ce qu'on attend ? Le dégel ? Je suis navré de vous décevoir mais le printemps n'est que dans deux mois ! Alors oust et au pas de course. Le dernier sorti des vestiaires aura droit à un tour de piste supplémentaire !


Tout l'entraînement, après un sommaire échauffement, se transforma pour Polack en une succession ininterrompue d'attaques - tous contre un, que le chef Elvis ne s'empressait nullement d'interrompre, se contentant d'observer la scène avec une indifférence calculée. Plusieurs de ces prétendus camarades tentèrent au début, en vain d'ailleurs, de serrer Polack un peu trop étroitement dans leurs étreintes et de l'agripper par des parties du corps totalement inappropriées pour les prises réglementaires, voire formellement interdites dans l'ensemble des disciplines de combat. 

Pour le plus grand bonheur du Sergent, les assauts se déroulaient dans un chaos total, les cadets se précipitant dans la mêlée simultanément mais agissant en parfaits individualistes, se gênant mutuellement dans leurs actions. Fort de son expérience passée, Polack savait pertinemment qu'un combattant bien entraîné, seul dans un affrontement à mains nues, conservait toujours l'avantage face à plusieurs adversaires incompétents. Devant une foule déchaînée, cependant, la donne changerait radicalement - la foule pouvait terrasser même le plus aguerri des combattants par la simple force du nombre. 


Au bout de trois ou quatre assauts, la moitié des cadets gisait sur le sol de la salle de sport, gémissant de douleur ou tentait de s'éloigner en rampant pour éviter d'être piétinés par ceux qui tenaient encore debout. Les autres encore en état de combattre s'organisèrent enfin et essayèrent de prendre Polack en un semblant de tenaille. L'affrontement devint alors plus ardu pour lui. Il commença à reculer et se serait très rapidement retrouvé acculé au fond de la salle si une aide inattendue mais bienvenue ne s'était manifestée.

Il aurait pu croire que c'était Jo qui, depuis le début, avait préféré prudemment se tenir en retrait, se contentant de sautiller autour et lancer des encouragements, qui se décidait enfin à rejoindre la mêlée. Mais la personne qui venait de se placer dos à dos avec lui pour protéger ses arrières était bien plus massive que Joseph, et visiblement plus expérimentée aussi. Polack jeta un rapide coup d'œil par-dessus son épaule et, sans grande surprise, reconnut en ce bon Samaritain Léopold.

Le Sergent sentit une nouvelle montée d'adrénaline et, fort de cet appui inespéré, se lança avec une vigueur renouvelée dans la bataille. 

À deux, le combat se transforma rapidement en un jeu de massacre méthodique. Les coups pleuvaient avec une efficacité redoutable, chaque prise trouvant sa cible avec une précision quasiment chirurgicale.


L'affrontement finit assez rapidement, tous les adversaires mis hors d'état de nuire. Le moins atteint se tenait à l'écart, berçant douloureusement son bras luxé à l'épaule, le visage crispé par la souffrance. Le plus malchanceux reposait inconscient près du mur, effondré tel une marionnette dont on aurait coupé les fils.

Trois claquements secs se firent entendre, c'était Chef Elvis qui applaudit et prononça avec ironie derrière laquelle se cachait une rage difficilement contenue :

— Bravo, Messieurs les Cadets, futurs officiers des unités combattantes ! Deux Cadets ! Deux Dies ! Qui suivent les études pour rejoindre les unités d'appuis, ont réussi à vous terrasser à mains nues. Deux contre vous tous ! Je constate que votre préparation physique laisse à désirer !

Son visage se crispa davantage, les veines de son cou saillant à faire sauter les boutons du col de son uniforme impeccable. Puis il rajouta sardoniquement, un rictus déformant le coin de ses lèvres :

— Vous tous, je vous impose des séances d'entraînement supplémentaires qui auront lieu, bien évidemment, pendant vos temps libres ! Cadet Runs, je note vos progrès remarquables. En conséquence, Cadets Clotaire Runs et Léopold Sebir, vous y prendrez également part. Quant à vous, prépa Joseph Palefrenier - c'est bien votre nom, n'est-ce pas ? Curieux... - vous êtes dispensé ! Maintenant, ceux qui ont besoin de soins, à l'infirmerie. Les autres, quartiers libres.

Ces ordres déclenchèrent un gémissement presque unanime parmi les cadets qui, craignant d'aggraver leur situation, s'abstinrent de protester ouvertement. Leurs regards hostiles dirigés vers Polack promettaient néanmoins toutes sortes de représailles dès que l'occasion se présenterait.


***


Plus tard, en quittant les vestiaires, Polack, troublé par l'attitude de plusieurs cadets envers lui, questionna Léopold. Ces accolades excessivement appuyées et ces gestes ambigus le laissaient perplexe.

Visiblement embarrassé, Léopold tenta d'abord d'esquiver la question en prétendant ne pas être bien informé, avant de finalement marmonner :

— Ton comportement avant ton amnésie laissait franchement à désirer. Tu sautais, tel un puceron, d'un lit à l'autre, sélectionnant soigneusement tes conquêtes parmi les plus fortunés, ou ceux qui en donnaient l'apparence. Quelqu'un comme moi, avec mes vêtements modestes et démodés, n'avait absolument aucune chance.


Intérieurement, Polack jura : « Merde, Clotaire, tu te comportais de façon encore plus stupide que je ne l'imaginais, et c'est à moi d'en payer le prix maintenant ! ». 

Il sentit une vague de honte l'envahir, mêlée à une colère sourde. D'un geste las, il se couvrit le visage de ses mains, avant de demander d'une voix où perçait l'amertume :

— Tu es en train de me dire que je me conduisais comme un snob doublé d'une traînée ? J'imagine quelle opinion toi et les autres ont maintenant sur moi ! Je suppose que je suis la risée de tous.

— Je pensais effectivement... Mais je vois bien que tu n'es pas comme ça... bredouilla Léopold, il semblait très gêné. 


Ce fut en cet instant précis que Polack se vit submergé par un sentiment d'irréalité absolue. Ou devrait-il dire, de réalité ? Cette réalité qui s'imposa à lui telle une bourrasque soudaine en pleine journée estivale radieuse, balayant ses certitudes comme des feuilles mortes. Jusqu'alors, de façon tout à fait inconsciente, il considérait son environnement comme un songe, un délire émanant d'un cerveau comateux ou agonisant, générant des visions étranges, ou peut-être comme un jeu vidéo futuriste doté d'une remarquable immersion qui, après le game over, permettrait de recommencer l'aventure.

Il avait même, sans en avoir vraiment conscience, catégorisé tous les événements survenus durant ce mois passé dans ce monde en différents niveaux : Château des Runs, Fuite, Rosalia, Gouffre. Dans son esprit, il franchissait actuellement le cinquième niveau : Académie. 


Il vivait en dissociant soigneusement sa personne de celle de Clotaire, mais soudainement, il prit conscience que tout ceci n'était ni un jeu d'esprit, ni un divertissement virtuel, mais bien sa réalité. Lui-même était authentique, chair et sang, et toutes les frasques commises auparavant, bien qu'il n'en conservât aucun souvenir, lui appartenaient véritablement. 

L'idée qu'il fût en réalité Clotaire qui, après une chute de cheval, rêvait de Polack, effleura son esprit en le terrifiant.


Il chancela et, sans prêter attention aux exclamations préoccupées de Jo et de Léopold, se dirigea tel un somnambule vers la chambrée où il s'effondra sur le lit. Les contours de la pièce vacillaient devant ses yeux, sa conscience dériva vers cette frontière incertaine où les pensées se dissolvent, où la réalité s'estompe et il sombra dans un état crépusculaire qui s'apparentait autant au sommeil qu'à l'évanouissement.


***


Sans grande surprise, il rouvrit les yeux sur le pont au-dessus de la Smorodina, accoudé au garde-fou et à côté de son grand-père Anastazy. La rivière mythique coulait en contrebas, ses eaux sombres charriant des reflets argentés sous la lumière diffuse du crépuscule.

— Encore toi ! maugréa ce dernier. Tu n'as pas fini de te poser des questions ? Qui a été le premier ? L'œuf ou la poule ? Polack ou Clotaire ?

— Mais grand-pa, je ne sais vraiment plus… qui je suis, répondit le Sergent en écartant les bras d'un air désolé.


Anastazy siffla - un son aigu et mélodieux qui sembla résonner dans les dimensions invisibles - et, en regardant le ciel où apparut un point noir qui se rapprochait rapidement en se transformant en faucon, il prononça :

— Quelle importance ? Tu es un Vedoun, une âme vagabonde, un Mass, un sorcier, mon petit-fils... Tu as le choix. Je vais t'aider, cette fois-ci - et pas la première, je te ferai remarquer... Nous allons t'aider, se corrigea le vieil homme en tendant le bras sur lequel atterrit lourdement le visiteur ailé, le faisant ployer sous son poids.


Le rapace, aux plumes d'un noir de jais strié d'éclats cuivrés, riva sur le Sergent ses yeux perçants faisant frémir ce dernier devant la sagesse nullement animale qui y brillait. 

— Salut, Chaman ! s'adressa à l'oiseau, Anastazy. Toujours par monts et par vaux ? J'ai une requête à te soumettre.

Puis il regarda l'oiseau droit dans les yeux, et il sembla à Polack qu'ils menaient une vive discussion silencieuse, leurs regards entrelacés dans un langage qu’il ne pouvait comprendre. Le faucon, après ce qui parut être un échange intense, hocha finalement la tête en signe d'acquiescement, émit un son strident qui déchira le silence environnant, déploya ses ailes majestueuses et prit son envol vers l'horizon.

— Attendons, ils ne vont pas tarder ! souffla pensivement Anastazy, son regard ne quittant pas la silhouette du rapace qui disparaissait déjà dans le ciel.


Et effectivement, après une brève attente, le point noir réapparut dans les cieux, se métamorphosa promptement en une silhouette de rapace, dans lequel Polack reconnut le faucon, qui plongea en piqué et s'abattit tel un météore à leurs pieds pour se redresser, ayant revêtu forme humaine. Chaman, comme l'avait nommé Anastazy.


Polack avait rarement contemplé un personnage aussi bizarre : de stature modeste, son corps trapu était surmonté d'une petite tête entourée d’une chevelure hirsute, noire comme l'aile du corbeau. Son visage aux traits épais et au menton quasi inexistant n'aurait pas été incongru pour un homme de Néandertal, avec cette peau tannée par les éléments, marquée de rides profondes. Pourtant, contrairement à ce qu'on eût pu attendre d'un homme des cavernes, ses yeux, sous des arcades sourcilières proéminentes, étincelaient d'une vive intelligence .


Plus remarquable encore était son accoutrement constitué de peaux de bêtes grossièrement assemblées et mal tannées. Son habit était orné de colliers faits de crocs et de griffes de diverses créatures, cliquetant doucement à chacun de ses mouvements ; sa tête s'agrémentait de plumes aux teintes vives, disposées selon un motif complexe. Sous le bras, ce personnage singulier tenait un petit tambour tendu d'une peau dont Polack préféra ignorer la provenance, luisante et ornée de symboles mystérieux gravés à même la surface, et duquel le Chaman extrayait une mélopée obsédante en l'effleurant du bout des doigts.


Chaman était étrange et pourtant Polack ressentait une ressemblance, voire une parenté avec lui.


— Je te présente Chaman, le premier de notre lignée des Vedouns, annonça Anastazy avec une certaine solennité. Chaman, voici ce jeune homme qui préfère qu'on l'appelle Polack, le dernier de notre lignée.

Puis il désigna la berge où se trouvait la maison de la Mère. Polack se tourna et y aperçut un jeune homme qui s'avançait péniblement vers le pont :

— Chaman a guidé jusqu'à nous quelqu'un qui dissipera tes doutes...


Polack observait attentivement le nouveau venu et le reconnaissait, l'ayant contemplé dans le miroir durant tout le mois écoulé. Néanmoins, il paraissait plus frêle que ce reflet, avait les cheveux bien plus longs, et semblait totalement désemparé avec ses épaules voûtées et son regard hagard.

— Clotaire, chuchota Polack, mais sa voix porta comme un gong tibétain, résonnant étrangement dans l'atmosphère brumeuse qui les enveloppait.

Le marcheur leva la tête, les aperçut et se précipita dans leur direction. Il parcourut d'un pas chancelant la distance qui les séparait, puis se jeta presque sur Polack, l'agrippant par le bras avec une force née du désespoir avant de s'écrier :

— Enfin, des êtres vivants ! Cela fait une éternité que j'erre seul dans cette brume épaisse, incapable de m'orienter, ne distinguant plus le haut du bas... Je suis tombé de Fouego - que faisais-je dessus d'ailleurs ? Et me voilà plongé dans un néant terrifiant ! Un lieu où les lois physiques semblent inexistantes, où même le temps paraît s'être évanoui.

Polack lui tapota l'épaule dans un geste de maladroite consolation et ajouta avec une certaine admiration :

— Mais tu es un poète, c’est bien joliment dit ! Allons, calme-toi et raconte-moi tout.

Clotaire sembla reprendre ses esprits, relâcha sa prise sur le bras de Polack, recula d'un pas, s'inclina et déclara avec une certaine pompe :

— Je suis Clotaire Runs, fils cadet de Dir Eustache Runs et de Mistresse Cléophée Runs. Actuellement fiancé à un Dir d'un domaine du Nord, puis ajouta avec malice, mais pas pour longtemps. Je fais tout, absolument tout, pour qu'il rejette cette alliance et j'agirai de même avec les autres prétendants, quitte à passer pour un écervelé ou un vaurien. Je dois tenir jusqu'à ma majorité, ensuite personne ne pourra plus me contraindre et je pourrai demeurer chez moi, dans mon domaine, sur mes terres, que je transmettrai à ma descendance, plutôt que de me contenter d'une modeste dot. Jamais je ne laisserai le domaine tomber entre les mains de mon oncle.

Après avoir terminé cette tirade, Clotaire perdit soudain son assurance et se dégonfla comme un ballon privé d'hélium.

— Mais pourquoi suis-je ici ? Pourquoi suis-je monté sur Fouego qui m'effrayait tant, alors que je suis loin d'être téméraire ?

Puis il pointa un doigt accusateur sur Polack et poursuivit avec effroi :

— Et toi, qui es-tu ? Tu me ressembles... serais-tu mon frère défunt ? Suis-je mort moi aussi ? Et si je suis mort, pourquoi ne suis-je pas dans le Royaume des dieux des Cimes ?

— Stop ! Stop ! Stop ! le freina dans son élan Anastazy et répondit scrupuleusement point par point. Personne ne sait pourquoi tu es monté sur un cheval trop fougueux pour toi. Non, Polack n'est pas ton frère, mais tu as certains liens avec lui. Oui, tu es mort, c'est une vérité que tu dois accepter, aussi difficile soit-elle. Tu es ici parce que tu es lié avec cet Au-delà à travers mon petit-fils Polack, une connexion qui t'a amené dans cette dimension intermédiaire, pas sans l’aide précieuse de Chaman d’ailleurs.

— Je veux rentrer chez moi, chuchota Clotaire, sa voix à peine audible.

— Cela n'est pas envisageable, soupira Anastazy, à qui Polack laissa la charge des explications. Toutefois, trois alternatives s'offrent à toi. Tu peux emprunter ce pont pour accéder au cycle des renaissances. Ta vie antérieure s'effacera de ta mémoire et un jour, tu réapparaîtras dans le monde, pas nécessairement le tien. C'est comparable à une roulette de casino, avec d'innombrables univers au lieu des cases numérotées, mais comme tu ne conserveras aucun souvenir... La deuxième option consisterait à demeurer avec nous dans l'entre-monde, à prêter assistance à la Mère et moi-même. Là encore, tu oublieras et te détacheras de ton existence, mais de façon plus progressive. Dernière possibilité : accompagner Chaman en devenant l'un des esprits du tambour et son auxiliaire, car tant l'univers des vivants que celui des défunts te sera accessible. Cela implique également l'oubli.

— Mais je ne veux pas oublier et je veux rentrer chez moi ! cria Clotaire, et il se tourna avec supplication vers Polack.


Au même instant, Polack ressentit une légère sensation de brûlure là où son pendentif en forme de branche de bouleau effleurait sa peau, et il comprit immédiatement ce qu'il devait faire. Il retira le médaillon qui parut se dupliquer, créant une copie éthérée. Il passa ensuite cette réplique spectrale autour du cou de Clotaire tout en récitant des paroles qui semblaient émerger spontanément des profondeurs des temps :

— Rejoins le cercle de la vie mon frère nommé. Les grands vents se sont levés : vent du nord, vent du sud, vent d'est, vent d'ouest, vent souffleur, vent rafales, vent tourbillon...

Il me dirigea vers la demeure sans retour, il me dirigea vers la route sans retour, vers la demeure de l'éternelle obscurité, vers la demeure dont les habitants sont privés de lumière, qui ont la poussière pour nourriture et la boue pour pain. (1)  


Une bourrasque se leva en hurlant autour d'eux, faisant trembler le pont même. Le Chaman, ponctuant ses paroles par des battements de tambour sourds et hypnotiques, commença à tournoyer comme un derviche, d'abord lentement puis de plus en plus rapidement, ses pieds à peine effleurant le sol, son corps devenant presque flou sous l'effet de la vitesse. Polack fit alors apparaître son yatagan qui brilla d'une lumière surnaturelle, s'entailla la paume de la main, et la plaqua fermement sur la poitrine de Clotaire, juste par-dessus du médaillon fantôme dont on devinait le contour éthéré. Puis il termina l'incantation dont les dernières syllabes semblèrent s'attarder dans l'air comme une promesse :

— Mais toi, tu reviendras dans ta maison où réside ton cœur, et ton âme immortelle le saura, par mon pouvoir de Vedoun je le jure !


Le pont se réchauffa sous leurs pieds, les flammèches coururent dessus d'abord timidement, mais ne tarderaient pas à se transformer en brasier dévorant.


— Cours ! hurla Polack.


Clotaire serra ses mains en poings et fonça vers la brume opaque qui recouvrait la berge opposée. Dès qu'il disparut dans le brouillard laiteux, le pont s'embrasa comme une torche gigantesque, illuminant la nuit de sa fureur incandescente. Anastazy et Chaman disparurent dans les gerbes d'étincelles fantasmagoriques qui dansaient dans l'air.


Polack, quant à lui, sombra dans un profond sommeil dépourvu de songes, un abîme ténébreux dont il n'émergea que le lendemain matin pour assister à la levée des couleurs qui marquait le commencement du trimestre à l'Académie.


Note 


  1. Les extraits provenant de L'épopée de Gilgamesh, considérée comme la première œuvre littéraire de fiction, composée il y a approximativement 4700 ans. Ces textes gravés sur des tablettes ont été mis au jour lors d'explorations archéologiques. (Traduit et adapté par Abed Azrié)


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