LE MERCENAIRE

Chapitre 20 : Les bonnes intentions.

3031 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 08/11/2025 11:29

Polack ne sortit de son profond sommeil que le lendemain matin, juste à temps pour la cérémonie de la Levée des couleurs qui marquait le début du trimestre à l'Académie. Son esprit était d'une clarté surprenante, comme si son voyage onirique avait purifié son âme et sa tête de toutes souillures. Les brouillards habituels du réveil s'étaient instantanément évaporés, laissant place à une lucidité qu'il n'avait pas ressentie depuis longtemps.

Son cerveau fonctionnait avec la précision d'une horloge suisse, chaque pensée trouvant naturellement sa place dans l'architecture de son esprit. Il avait désormais pleinement accepté cet univers et sa réalité, le ressentant dans chaque fibre de son corps et de son âme.


Polack, tout en faisant sa toilette, ayant gagné de haute lutte la place devant les lavabos de la salle d'eau commune et en s'habillant presque automatiquement - zut, l'uniforme avait presque craqué sur ses épaules devenues plus larges durant son périple - dressait une sorte de bilan mental et des plans avec une détermination toute nouvelle. 


« Je me suis comporté de façon impulsive, et à bien des égards stupidement, pensait-il. Quitter le domaine et voyager n'était pas une si mauvaise idée en soi. Mais ensuite... Pourquoi diable ai-je foncé tête baissée à l'Académie ? Quelle folie m'avait fait croire qu'ici je serais hors d'atteinte des griffes de ma très chère famille ?

En arrivant, j'ai immédiatement dévoilé mon jeu, exhibant sans retenue les changements qui se sont opérés en moi ainsi que mes nouvelles capacités. Ceux qui connaissaient bien Clotaire seront forcément très surpris, voire nourriront des doutes sur mon identité. De plus, je n'ai pris aucun renseignement préalable, j'ignore même si la majorité retardée est si légale que cela dans ce monde !

Voilà trois jours que je suis dans la capitale et je n'ai rien accompli de constructif, je n'ai fait que m'agiter sans but : traîner dans les catacombes, me bagarrer et, comme le répétait si justement mon grand-père, chercher les problèmes sur mon cinquième point d'appui ! Je ne me reconnais plus !

Donc à la première permission, il est impératif que je me renseigne sérieusement. Une visite chez un homme de loi s'impose d'urgence, il doit bien y en avoir quelques-uns dans la capitale ! Et surtout, un peu plus de prudence et de discernement, que diable ! »


Sur cette sage réflexion, Polack rejoignit la cérémonie de Levée des Couleurs où, malgré toutes ses résolutions, il fit à nouveau preuve de légèreté, voire d'imprudence, se laissant emporter dans le tourbillon de l'irrévérence. Cette attitude n'était pas sans évoquer ses débuts tumultueux dans la Légion, époque où il contemplait plus fréquemment les parois austères du mitard que celles de sa chambrée, collectionnant les punitions comme d'autres les médailles.


À sa décharge, on pourrait dire qu'il n'était pas encore pleinement habitué à la croissance et aux modifications de ses pouvoirs de Vedoun qui s'étaient opérés en lui durant son voyage fantasmagorique vers la Smorodina. Il ignorait même l'existence de ces changements. Jusqu'alors, il ne possédait que des intuitions qui lui permettaient d'anticiper assez précisément les conséquences de certaines de ses actions, ce qui le conduisait à prendre des décisions généralement judicieuses, mais ses aptitudes se limitaient à cela.

Cette fois-ci d’ailleurs, sa précognition resta muette, et il rejoignit la cérémonie sans la moindre méfiance. Il prit place aux côtés de Léopold, se mit au garde-à-vous et fixa sur le Chef Elvis le regard réglementaire – mélange de dévotion et de légère hébétude – pendant que celui-ci, dressé derrière une tribune, délivrait un discours enflammé sur les devoirs des Cadets envers l'Académie, la Nation et le Roi. Inutile de préciser que Polack, ayant enduré une quantité astronomique de sermons similaires - Roi en moins - dans sa vie antérieure, s'ennuyait profondément, son esprit s'évadant loin de cette rhétorique guerrière qu'il connaissait sur le bout des doigts.


Polack, ses pensées vagabondant ailleurs, n'écoutait que d'une oreille distraite le prêche de son supérieur hiérarchique. Il contemplait avec une certaine curiosité les hommes qui se tenaient aux côtés de ce dernier, supposant avec justesse qu'il s'agissait des membres de l'administration et du corps professoral de l'Académie - une vingtaine de personnes tout au plus. Il ne reconnaissait encore aucun visage parmi eux, hormis celui du Chef Magasinier, Maître Ancelin, qui se tenait d'ailleurs respectueusement en retrait, presque dans l'ombre du Chef Elvis.


Peu à peu, Polack, faute de mieux, fixa son attention exclusivement sur le chef. Progressivement, un phénomène étrange s'imposa à sa perception : une sorte de dessin spectral commençait à se matérialiser en surimpression. Des lignes aux teintes bleues, vertes et rouges semblaient traverser le corps de son supérieur hiérarchique. Un halo similaire, mais dans des nuances de jaune et d'ocre, enveloppait la chaire derrière laquelle l'homme pontifiait. Déstabilisé, Polack cligna des yeux et la vision s'évanouit instantanément. Intrigué, il plissa délibérément les paupières et, après quelques secondes d'attente, les mystérieux traits colorés réapparurent, confirmant qu'il ne s'agissait pas d'une simple illusion passagère.


Puis il s'aperçut que le dessin ne restait pas fixe. Les couleurs fluctuaient sans cesse, passant sur le Chef Elvis de la prédominance de bleu au rouge selon la charge émotionnelle de son discours - l'azur apaisant lors des passages mesurés, le pourpre incandescent quand la passion l'emportait - tandis que le vert demeurait stable, pulsant très légèrement comme un cœur. Les teintes du pupitre lentement variaient également, du jaune pâle à l'ocre profond.


Polack eut même l'impression qu'il pourrait interagir avec ces couleurs astrales, représentation de l’essence même de la matière. Il n'osa pas tenter l'expérience sur le Chef, redoutant les conséquences imprévisibles d'une telle manipulation. Il porta donc son attention sur la tribune et, par simple pensée, orienta délicatement la teinte des lignes la zébrant davantage vers la zone ocre. Les traits s'illuminèrent un instant, et la projection spectrale du meuble passa à l'ocre profond et homogène, dépourvu de toute nuance jaune.


Polack passa à la vision qu'il considérait comme ordinaire et observa attentivement l'objet, à l'affût des moindres métamorphoses.

Au début, rien de spécial n'attira son attention. Puis survint l’instant où le Chef Elvis, pour accentuer un passage particulièrement intense de son discours martial, asséna un coup brutal du poing sur la tribune. Le meuble émit alors une plainte sinistre avant de se désagréger en une fine poussière.

L'orateur chancela et manqua de peu de s'étaler sur le sol. Propulsé vers l'avant par son propre élan, assujetti aux principes inexorables de la physique, il fut déséquilibré par le poids de son bras qui ne rencontra que le vide - le pupitre ayant complètement disparu.

Polack se tenait bouche bée, le résultat de son expérience surpassant tout ce qu'il pouvait imaginer.


— Qui ? hurla comme un bison blessé Chef Elvis, en se redressant. Avouez, bande de babouins !

Puis il se tourna vers l'individu qui se tenait impassible à sa droite :

— Mass Hippolyte, ils sont à vous, trouvez-moi ce plaisantin suicidaire ! 


Mass s'avança, soupira et se pencha sur les débris de la tribune. Il s'accroupit ensuite, faisant glisser ces fragments entre ses doigts tout en les examinant avec une minutie digne d'un scientifique.

Polack contemplait la scène avec un certain trouble, qu'il s'efforçait de dissimuler. Mass Hippolyte était inquiétant, il ne présentait aucune ressemblance avec les Mass précédemment rencontrés par Sergent, évoquant davantage un général en civil. Imposant, le visage buriné par des rides austères, il dégageait l'autorité caractéristique d'un officier supérieur de l'Armée. Vêtu de teintes sombres qui renforçaient sa prestance naturelle, seul son foulard rose fuchsia, cette couleur emblématique des Mass, révélait son véritable statut.

Mass releva la tête et livra son verdict avec ce que Polack perçut comme une pointe d'ironie :

— Cause de destruction naturelle !

— Naturelle ? Vous vous foutez de moi ! rugit Elvis.

— L’obsolescence, même soudaine et de mille ans d'un coup, reste une cause naturelle, n'est-ce pas ?

À ces mots, Polack fut parcouru d'un frisson glacial. Il imagina ce qui aurait pu se produire s'il avait choisi de s'exercer sur Chef Elvis plutôt que sur un objet inanimé. Bien qu'il n'éprouvât pas une affection particulière pour lui, il ne souhaitait certainement pas le voir se désintégrer en poussière sous l'effet d'un vieillissement accéléré.


Ensuite, Hippolyte se redressa et balaya du regard l'ensemble des cadets au garde à vous et comme foudroyés par la stupéfaction. Son attention s'arrêta brièvement sur Polack et, à la grande surprise de celui-ci, il lui adressa un discret clin d'œil complice et esquissa un sourire qui métamorphosa son visage sévère, le rajeunissant et lui conférant une expression malicieuse. Puis ses traits reprirent leur aspect renfrogné habituel tandis qu'il se tournait vers Chef Elvis.


— Si nous étions à l'École des Bienheureux Clement et Séraphine qui forme mes futurs collègues, j'aurais attribué cela à une farce pendable d'un estudiantin écervelé. Écervelé, mais remarquablement fort, je dois le dire, et qui pourrait un jour devenir un Grand Mass s'il cessait ses facéties stupides pour s'investir dans les études. Mais, comme vous aimez tant le rappeler, nous sommes à l'Académie militaire ! Ma conclusion est donc que la cause de cet incident est naturelle !


Polack écoutait cette diatribe virulente avec l'impression d'en être le destinataire direct. Il sentait que Mass lisait en lui comme dans un livre ouvert. Un pressentiment l'envahit alors : les choses n'allaient pas en rester là. 

Et il ne se trompait pas. Le jour même après la fin des cours, un cadet que Polack ne connaissait pas lui transmit une enveloppe. Celle-ci contenait un papier porteur du message laconique suivant : « Convocation. Cadet Runs, après-demain, 17 h 00, cabinet du Mass responsable des cadets. ». Le document se terminait par une signature et un sceau qui lui conféraient un caractère indéniablement officiel.


***


Les cours, malgré ses craintes, se révélèrent faciles pour Polack. Ses connaissances antérieures étaient presque suffisantes pour suivre sans difficulté. Les mathématiques pour les étudiants en Planification ne dépassaient pas le niveau de la troisième de son ancien monde - des équations simples et des calculs de proportions qu'il maîtrisait déjà - tandis que la gestion des stocks et l'approvisionnement des troupes relevaient du simple bon sens : anticiper les besoins, calculer les rations, prévoir les pertes…

La stratégie, qui pour des raisons inconnues faisait également partie de l'enseignement dispensé aux futurs intendants, était juste un peu déroutante pour lui. Il n'était pas familier avec l'armement disponible dans sa nouvelle patrie et les anciennes batailles dont on analysait les stratégies pendant les leçons le laissaient perplexe. 

Le plus complexe et, pour des raisons évidentes, le plus intéressant était l'Histoire. 

Il découvrit, parmi diverses informations, qu'on se trouvait en l'an 1051 ND (du Nouveau Décompte) - quelle que soit la signification de cette appellation. L'année, dans ce système, comptait deux cent quatre-vingt-un jours et se divisait en dix mois de vingt-huit jours, auxquels s'ajoutait le jour du solstice d'hiver, existant comme une entité à part, en dehors de tout mois. Polack estimait personnellement que cette organisation visait à simplifier les calculs.


Les mois se subdivisaient, avec une précision mathématique, en quatre semaines de sept jours, chaque journée s'étirant sur vingt-six heures. Cette répartition, bien que différente de celle à laquelle il était habitué, était cohérente, donc face à ce nouveau découpage du temps, Polack ne fut pas particulièrement déstabilisé. 


De plus, ses voisins de chambrée lui passèrent de bonne grâce leurs notes des années précédentes en échange de quelques fanfreluches sorties du coffre de Polack et qu'il jugeait parfaitement inutiles.


En l'espace de deux jours, Polack s'était parfaitement acclimaté. N'ayant reçu aucun écho concernant son facétieux comportement durant la Levée des Couleurs et estimant qu'il avait échappé aux sanctions - considérant que d'éventuelles représailles auraient déjà eu lieu - c'est le cœur léger et dans un état proche de la sérénité qu'il pénétra dans le bureau du Mass à l'heure précise de sa convocation.


Mass Hippolyte, toujours aussi imposant, trônait derrière sa table de travail - on ne pouvait pas dire autrement tant il avait de la prestance. Il jeta un coup d'œil à Polack et l'invita d'un geste à prendre place sur la chaise en face en prononçant :

— Inutile de vous mettre au garde à vous, Cadet Runs, je n'ai pas de grade militaire.


Polack prit place sur le siège inconfortable et trop bas, notant intérieurement cette tactique psychologique de Mass pour établir sa domination dès le départ. Cette position d'infériorité était délibérée - un visiteur aussi mal installé ne resterait certainement pas longtemps dans ce bureau.


— Je ne vais pas tourner autour du pot, annonça le maître des lieux. J'ai parlé avec vos enseignants, et jusqu'à maintenant vous n'avez jamais manifesté les pouvoirs dont j'ai été témoin pendant la cérémonie...

Il fit un geste de la main pour interrompre Polack qui s'apprêtait à protester.

— Ne niez pas, jeune homme, je peux percevoir quand la force est utilisée, même par un néophyte comme vous. Et ne m'interrompez pas, vous parlerez uniquement pour répondre à mes questions. J'ai également appris que vous avez subi une grave chute de cheval, suivie d'une commotion cérébrale qui vous a fait perdre presque toute votre mémoire. Je suppose que vos pouvoirs sont apparus après cet incident, le danger mortel ayant activé toutes vos ressources et réveillé ce don latent. C'est rare, mais cela s'est déjà vu.


Polack, comme ordonné, gardait le silence et remerciait intérieurement tous les dieux, que ce soit Jéhovah de son ancien monde ou ceux des Cimes du nouveau, que Hippolyte avait trouvé tout seul une explication plausible. Cela évitait ainsi à Polack de se tortiller l'esprit et de devoir inventer un mensonge qui aurait pu le trahir davantage.


— Bon, ceci dit, il faut maintenant que je décide quoi faire de vous, Cadet, déclara Hippolyte en croisant les bras sur la poitrine, son regard perçant évaluant le jeune homme face à lui. Normalement j'aurais dû avertir mes supérieurs, et non, pas ceux de l'Académie, pour qu'on vous transfère à l'École des Bienheureux Clément et Séraphine dans le but de développer vos dons pour que vous puissiez servir au mieux le Royaume. 


Des pensées affolées tourbillonnèrent dans l'esprit de Polack. Fort de ses expériences cinématographiques et littéraires passées concernant les personnes aux dons surnaturels, il se voyait déjà enfermé dans une cellule, derrière les barreaux et couvert de capteurs attachés à des machines étranges. C'était complètement irrationnel, mais l'effroi lui serra la gorge et il ne put que chuchoter :

— Non !

Mass le considéra avec étonnement :

— Quelle conception surprenante vous avez de l'enseignement pour développer vos talents, et ne soyez pas surpris, vos pensées sont si intenses que je peux presque les entendre. Je suis un Mass suffisamment puissant pour cela, ajouta-t-il avec une pointe d'orgueil.

— Donc, je devrais vous signaler aux autorités, mais j'ai réalisé que vos capacités sont plutôt exceptionnelles. Je souhaite les étudier personnellement et peut-être rédiger un travail académique, voire une thèse à ce sujet. Ne me regardez pas avec un tel étonnement, je suis humain avec toutes les ambitions et faiblesses que cela implique. Si vous préférez, et je suis convaincu que c'est le cas, je peux garder le silence et vous permettre de poursuivre votre formation ici.


Polack s'apaisa immédiatement, voyant une possibilité de négociation s'ouvrir :

— À condition...

— À condition que vous n'utilisiez jamais vos dons sans mon autorisation et surveillance et que vous veniez tous les sixièmes jours de la semaine - « Samedis » traduisit mentalement Polack - dans ce bureau pour que je vous forme et vous étudie.

— J'accepte, bien sûr, mais pas dès cette semaine. Le sixième jour, je dois régler une affaire en ville... Avec un homme de loi. Connaîtriez-vous quelqu'un de confiance ? hasarda, mû par une prémonition, Polack.


Mass Hippolyte le dévisagea, incrédule, comme si Polack était un spécimen rare épinglé dans la vitrine d'un entomologiste, puis éclata d'un rire sonore.

— Vous ne manquez pas d'audace, Cadet ! Vous êtes vraiment gonflé, mais étrangement cela me plaît, je ne vais pas m'ennuyer avec vous. Non, je ne connais pas d'homme de loi, mais peut-être qu'une femme de loi pourrait convenir ?


Il griffonna quelques mots suivis d'une adresse sur un bout de papier, le tendit à Polack et ajouta :

— Rendez-lui visite de ma part. Elle est compétente et possède un petit don, pas très développé, mais suffisant pour faire d'elle la meilleure parmi ses confrères grâce à la mémoire eidétique qu'il lui confère. Réglez vos affaires et, la semaine prochaine, ne prévoyez rien pour samedi. Je vous attends ici même à huit heures.



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