LE MERCENAIRE

Chapitre 21 : “Avocate du diable”

2965 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 15/11/2025 11:51

Le premier jour de sa permission, Polack se consacra d'abord à compléter sa garde-robe. Il se rappelait la maxime que le vieil Anastazy aimait répéter : On accueille selon l'habit, on reconduit selon l'esprit.

Ainsi, il revêtit ses nouveaux habits - une chemise bien coupée, un pantalon élégant et une veste sobre mais de qualité. Il cherchait à donner l'impression d'une personne solvable et respectable, conscient que la première impression pourrait s'avérer déterminante.

Puis, après avoir consulté encore une fois l'adresse, il se rendit au bureau de la femme de loi que lui avait conseillée Mass Hippolyte.


Son cabinet se situait en plein cœur de la ville, dans un édifice jaune aux volets d'un orange éclatant, surplombant les quais du fleuve figé par le gel. Cette association de couleurs, assez criarde et même frivole, contrastait avec l'image qu'il se faisait d'un lieu où exercerait un juriste.

Sur la porte d'entrée, il aperçut l'inscription qu'il préféra ignorer : « Mistresse Diana Linx reçoit exclusivement sur rendez-vous », car il était armé d'un petit mot d'introduction de la part du Mass, qu'il espérait être un sésame. Se fiant au second écriteau plus accueillant gravé sur une plaque de cuivre patinée, « Entrez sans frapper », il poussa résolument le battant et pénétra dans une salle d'attente meublée de quelques chaises et d'un comptoir portant l'inscription « Accueil ». Derrière celui-ci trônait un individu qu'on pouvait difficilement qualifier de secrétaire tant sa mine était rébarbative et sa musculature impressionnante.

D'une voix de baryton agréable, surprenante venant d'un tel colosse, il demanda :

— Bonjour, avez-vous un rendez-vous ? À quel nom, je vous prie ?

Puis il sortit un grand livre, vraisemblablement l'agenda, l'ouvrit et posa sur Polack un regard empreint d'une attente polie.

— Bonjour, se décida à être également courtois Polack, je n'ai pas de...

Le colosse referma le livre d'un coup sec :

— Pas d'inscription préalable, pas de consultation. Vous n'avez pas lu la pancarte sur la porte ? Je peux vous proposer un rendez-vous...

Il rouvrit l'agenda et le parcourut.

— ...Dans un mois, le...

— J'ai une lettre de la part du Mass Hippolyte.

— Même si elle venait du Mass suprême, cela ne changerait rien ! Pas d'inscription - pas de consultation !

Polack sentit la colère monter. Les secrétaires qui faisaient barrage devant le bureau du patron, il en avait soupé dans son existence antérieure. Néanmoins, il s'efforça de conserver son sang-froid et murmura d'une voix sifflante, tel un serpent :

— Pourriez-vous avoir l'extrême gentillesse de lui poser la question ? Votre patronne ferait peut-être une exception !

— Non ! Pas d'exception ! hurla son interlocuteur, qui manifestement n'était pas doté d'une patience angélique.


La porte du fond s'ouvrit brutalement, suivie d'un cri :

— Mais c'est quoi ce bordel ? On va me laisser travailler, oui ou non ?

Sur le seuil du bureau se dressait un petit bout de femme, haute comme trois pommes, mince comme un stylet. Sa chevelure rousse, presque rouge, coupée court et en bataille, encadrait son visage où brillaient des yeux jaunes plissés par la colère. Des étincelles d'électricité statique semblaient danser autour de sa silhouette élancée. Cette apparition, qu'on aurait crue échappée de l'imagination d'un savant fou, portait un tailleur-pantalon gris en cuir orné d'une multitude de chaînettes argentées.

— Ce jeune homme, bêla le colosse qui semblait se recroqueviller sous le regard foudroyant de sa patronne, en désignant Polack du doigt, tente de forcer le passage dans votre bureau ! 

Puis, il acheva, presque sur un ton plaintif : 

— Et il n'a pas pris rendez-vous !

Mistresse Linx sourit gentiment, mais ce sourire fit frémir son secrétaire. Elle murmura avec un calme inquiétant :

— Batiste, pourquoi je te paie, espèce de brute épaisse ? Attrape-le par le col et fous-le dehors !

Polack, voyant Batiste quitter le comptoir et s'avancer vers lui, déterminé à exécuter les ordres, agita le bout de papier comme un drapeau en s'exclamant :

— Je n'ai pas rendez-vous, mais j'apporte une lettre de votre ami, Mass Hippolyte !

Le nom de Mass fit miracle, transformant instantanément la furie en douce fleur : ses yeux cessèrent de foudroyer, ses cheveux roux se placèrent sagement autour de son visage et un sourire malicieux apparut sur ses lèvres :

— Ah ! Hippolyte ! Ce vieux brigand ! Pas de nouvelles depuis un an et maintenant il ose me demander un service ! Venez, jeune homme, je vais voir ce que je peux faire pour vous. 

Puis elle ajouta avec une certaine perfidie : 

— … et ce que cela va vous coûter.

Polack pénétra dans le bureau en suivant la maîtresse des lieux, avec les précautions d'un démineur sondant un champ. Mistresse Linx semblait avoir du caractère, ce qui n'était pas déplaisant en soi, néanmoins quelques précautions n'étaient pas superflues.  

« Avant tout, courtoisie, courtoisie et encore courtoisie », se répétait le Sergent en prenant place sur la chaise face au bureau, pendant que Diana s'installait derrière. Elle connecta et activa un appareil plutôt curieux équipé de lampes, de conduits et d'un élément ressemblant à un porte-voix.

— Le quatorze du premier mois de l'an 1051 du Nouveau Décompte, moi, Mistresse Diana Linx, j'accueille dans mon bureau, commença-t-elle à dicter dans l'appareil, qui devait être une sorte de magnétophone, le Cadet...

— Clotaire Runs, s'empressa de compléter Polack.

— J'accueille dans mon bureau le Cadet Clotaire Runs, recommandé par Mass, responsable des cadets de l'Académie militaire. Je vous invite, Cadet, à présenter votre problème. Notre entretien est enregistré, mais cet enregistrement ne sera communiqué à personne sans votre autorisation écrite explicite, que je décide ou non de prendre en charge votre affaire, conformément à l'éthique professionnelle.


Polack exposa simplement et, il l'espérait, avec clarté ce qui l'amenait.

— Je suis orphelin de père et mère, placé sous la tutelle de mon oncle paternel jusqu'à ma majorité, que mon père a fixée à vingt-cinq ans pour des raisons qui m'échappent encore aujourd'hui. Mon oncle gère actuellement le domaine des Runs, ces terres et cette demeure léguées par mes parents. En tant qu'enfant cadet, j'ai le statut de Die, ce qui limite apparemment mes droits successoraux. Mon oncle souhaite me marier en me fournissant uniquement une dot, sans autre perspective d'avenir sur ces terres familiales. J'ignore qui héritera véritablement du domaine, mais tout porte à croire qu'il reviendra soit à mon oncle lui-même, soit à mon cousin, son fils. Je voudrais savoir, et c'est là toute ma démarche aujourd'hui, s'il existe un moyen légal ou une disposition quelconque me permettant de conserver le domaine où je suis né et où j'ai grandi, ce lieu auquel je suis profondément attaché...


L'avocate sourit avec ironie et prononça :

— À cette question, je peux vous répondre immédiatement et, notez bien ma générosité, tout à fait gracieusement ! Oui, une solution existe ! Plusieurs même !

— C'est tout ? demanda Polack stupéfait.

— C'est la réponse exacte et la seule envisageable à votre interrogation. À présent, si vous désirez entreprendre des actions concrètes dans cette voie, il serait nécessaire de me confier un mandat officiel. J'accepte volontiers de prendre en charge cette affaire. Elle me changerait agréablement des litiges habituels entre commerçants et des sempiternelles doléances des maris trompés, à la recherche d'un divorce pour faute.

Nous procéderons à la signature d'un contrat qui stipulera clairement nos droits et obligations réciproques, après quoi je vous détaillerai précisément l'ensemble des démarches que nous allons initier ensemble.

Puis elle pivota vers la porte et s'exclama d'une voix forte :

— Batiste, apporte-moi le formulaire numéro 13 !


Le formulaire 13 constituait un contrat par lequel Maître Diana Linx, conseillère juridique assermentée, s'engageait à traiter l'affaire de Clotaire Runs avec diligence et discrétion professionnelle, tout en veillant à ses intérêts. Cette obligation portait sur les moyens et non sur le résultat.

« Un peu comme les médecins de mon ancien monde, en dehors des chirurgiens esthétiques », songea Polack. 

En contrepartie, Die Runs, l'usager, devait régler les honoraires précisés en annexe et entreprendre toutes les démarches que la conseillère juridique jugerait nécessaires.

« Rien de plus conventionnel, ce document aurait pu être rédigé par un notaire parisien », pensa Polack. Par contre, ce qui attira son attention fut le montant des honoraires, particulièrement modeste pour la première partie concernant sa reconnaissance en tant que majeur, mais augmentant de façon exponentielle pour la suite, incluant la représentation pour faire valoir ses droits sur le domaine. 

Il soupira avant d'apposer sa signature d'un geste assuré sur le contrat, paraphant chaque page ainsi que l'annexe. Mistresse Linx signa également le document, arborant une expression singulièrement satisfaite.


Elle s'installa plus confortablement dans son fauteuil, éteignit l'enregistreur et dit :

— Bien, jeune homme, vous avez réussi à signer, c'est un excellent signe.

Voyant l'expression surprise de Polack, elle précisa :

— Je vois que vous ignorez tout des procédures juridico-magiques. Laissez-moi vous expliquer. Il existe bien un moyen de retarder la majorité, qui ne se limite pas à une simple signature sur un document. Quand des parents souhaitent repousser l'entrée dans l'âge adulte de leur enfant - généralement pour le protéger, mais d'autres motifs existent - ils font appel à un Mass assermenté. Ce dernier examine l'enfant et, uniquement s'il juge cette démarche justifiée, réalise l'opération magique permettant de retarder la majorité, puis rédige évidemment un document officiel l'attestant. À dix-huit ans, l'examen du sujet devient obligatoire et, selon les résultats, le report sera maintenu ou annulé. Jusque-là, est-ce que vous suivez ?

Polack acquiesça sans un mot.

— Je poursuis donc. La réévaluation peut être réalisée à plusieurs reprises, mais uniquement à la demande des parents, tuteurs ou représentants légaux, jamais à l’instigation de la personne concernée. Vous avez fait preuve d'une grande perspicacité en vous tournant vers moi qui, en ma qualité de conseillère juridique, dispose de l'autorité pour lancer cette procédure. J'ai confiance en notre capacité à supprimer cette restriction d'âge, qui selon moi a déjà disparu naturellement, puisque vous avez pu signer un contrat, ce qui est matériellement impossible pour un mineur. Ce type de document est doté d'une protection magique contre les jeunes farceurs. Toutefois, l'évaluation par un Mass demeure obligatoire.


« Manifestement, la limite d'âge n'existe plus, pensa Polack. Elle était appliquée à Clotaire, mais désormais la garniture de ce pirojok (1) qu'est Clotaire Runs a diamétralement changé. Je suppose que la restriction concernait l'essence même de l'individu, et cette essence n'est plus la même. »

— J'initie donc ce réexamen, qui est selon moi une simple formalité, continua l’avocate. À l'issue, je produirai un certificat officiel complémentaire à celui déjà fourni par le Mass assermenté. Cette étape pourrait prendre du temps en raison du nombre limité de Mass qualifiés pour cet examen. Auparavant, je consulterai les dossiers pour vérifier si la limitation initiale respectait les procédures - ce dont je doute personnellement, car sa disparition spontanée est sans précédent. Si mes doutes sont confirmés, ma tâche sera simplifiée, mais même si je me trompe, la procédure reste simple.


« Voilà qui explique les honoraires modestes pour cette partie du travail », pensa Polack, se contentant de hocher la tête mécaniquement, comme un jouet sur la plage arrière d'une voiture, pour montrer qu'il avait compris.


— Je vous tiendrai au courant de l'avancement de votre dossier, et une fois la première partie effectuée, je vous demanderai votre accord pour passer à la suite, conclut-elle.

— Je vous remercie, Maître ! prononça Polack, tout en se demandant où il trouverait les moyens pour payer même la première partie.


Il se leva, en s'apprêtant à prendre congé, quand une photographie sur le bureau de Mistresse Linx capta son attention. Le cliché montrait un groupe de personnes - adultes et enfants. Sans vraiment le vouloir, comme attiré par une force invisible, il l'observa avec ce qu'il appelait son regard spécial, celui-là même qu'il avait employé durant la Cérémonie des Couleurs.

Les yeux légèrement plissés, il contempla la photo, sollicitant cette vision particulière qui lui révélait l'invisible. Il remarqua alors que tous les personnages étaient entourés d'un halo grisâtre et terne, sauf deux silhouettes qui se distinguaient radicalement. Ces deux figures étaient environnées d'une aura qui brillait d'un vert chatoyant, presque vivant, et présentait d'étranges excroissances filamenteuses. L'un de ces appendices lumineux partait de l'image d'une petite fille au sourire innocent et s'étendait comme un cordon éthéré vers l'avocate assise devant lui, tandis que l'autre émanait d'un bébé joufflu dans les bras d'une matrone à l'air sévère, traversait le mur de la pièce juste derrière la juriste et partait se perdre au-delà, vers une destination inconnue. Un fin lien rose reliait également les enfants entre eux.

Comme hypnotisé, Polack se pencha sur le bureau et effleura la photo du bout des doigts en murmurant :

— Ils sont tous morts, sauf les deux enfants !

Mistresse Diana l'observa avec l'intérêt d'un prédateur face à sa proie :

— Et que pouvez-vous dire d'autre ?

— La petite fille, c'est vous, et le bébé, probablement votre frère, n'est pas loin. Il se trouve dans cette direction...

Il désigna le mur derrière son interlocutrice, qui esquissa un sourire satisfait, s'adossa à son siège et joignit les mains dans un geste évoquant un applaudissement silencieux :

— Parfait, je comprends mieux maintenant pourquoi cette vieille canaille d'Hippolyte s'intéresse tant à vous !

Et sans transition, elle hurla vers l'accueil :

— Batiste ! Formulaires 20 et 59, immédiatement !

Puis elle changea comme par magie de ton en s'adressant à Polack et passant au tutoiement :

— C'est ton jour de chance, Cadet ! Je vais te faire une offre que tu ne pourras pas refuser !


« Exactement comme dans Le Parrain, ma parole », pensa le Sergent avec amusement en s'installant plus confortablement, prêt à écouter cette « alléchante » proposition. 

Batiste se glissa dans le bureau en longeant les murs et déposa les documents devant sa supérieure, le visage marqué par une expression servile.


— Parfait ! Deux options s'offrent à nous, Cadet. Soit je complète ce document...

Elle agita le papier, sur lequel Polack distingua seulement le chiffre 59 en caractères gras et l'intitulé : Déclaration.

— ... Qui signale aux autorités l'apparition d'un Mass potentiel, soit celui-là...

Elle désigna le second document où Sergent put lire : Contrat de travail.

— Tu collabores avec moi pendant tes permissions de l'Académie, et je garde le silence. En plus, je te verse une rémunération proportionnelle à ton investissement…


Polack évalua rapidement la situation, songeant qu'il se retrouvait un peu trop fréquemment face à ces propositions "impossibles à décliner". Ces ultimatums qui surgissaient dans sa vie avec une régularité presque comique commençaient à l'agacer. Et puis, être dénoncé, certainement pas ; collaborer avec l'Avocate, pourquoi pas, car cette petite furie lui plaisait bien, en dépit de tout. Il devait juste clarifier ce qu'elle entendait par proportionnelle à l'investissement :

— Ta proposition m'intéresse, adopta également le tutoiement Polack, mais je ne vois pas vraiment en quoi je pourrais être utile à une assistante juridique, ni ce que tu entends par rémunération...

L'Avocate se pencha vers lui avec un sourire qui n'aurait pas été déplacé sur la gueule d'un requin et susurra :

— Oh ! C'est très simple, mon mignon, pour résoudre certaines affaires, j'ai souvent besoin de vérifier si une personne est en vie ou non, et, dans le cas échéant, sa localisation. Tes services me feront gagner un temps considérable. Et le temps, c'est de l'argent. Je te propose 1% sur chaque contrat auquel tu contribueras. Bien entendu, les premiers serviront à couvrir mes honoraires pour ton affaire. Une dizaine d'interventions devraient suffire pour régler la première partie. Généreux, non ?


Polack, croisant mentalement les doigts, annonça avec une assurance, qu’il était loin de ressentir :

— Deux pour cent, dont un en règlement de tes services et un dans ma poche !

Après une brève réflexion, il ajouta :

— Et une prime supplémentaire de deux pour cent pour chaque dixième contrat !

Tes services - cette expression a je ne sais quoi de frivole, comme si tu parlais de ceux proposés dans certaines maisons. Gueule d'amour, tu es gonflé ! J'espère que tu vaux tout cet argent !


Et elle commença à remplir le formulaire numéro 20. Mais avant d'apposer sa signature, elle fouilla dans les dossiers empilés sur son bureau, en extrait une photo qu'elle tendit à Polack :

— Avant de signer, je voudrais m'assurer que je n'achète pas un cochon dans un sac. Que penses-tu de la personne sur cette photo ?

Polack prit le cliché et faillit le laisser tomber. De ce petit bout de papier cartonné, Léopold le regardait avec un sérieux inhabituel pour lui, néanmoins ce n'était pas cela qui avait bouleversé Polack. La personne sur la photo, il le voyait clairement grâce à son regard particulier, était, sans aucun doute, morte.


Note :

  1. Le pirojok est un petit pain à pâte levée contenant une farce, généralement préparé dans la friture ou au four. Cette spécialité culinaire est originaire d'Europe de l'Est.


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