LE MERCENAIRE
Polack prit le cliché et faillit le laisser tomber. De ce petit bout de papier cartonné, Léopold le regardait avec un sérieux inhabituel pour lui, néanmoins ce n'était pas cela qui l’avait bouleversé. La personne sur la photo, il le voyait clairement grâce à son regard particulier, était, sans aucun doute, morte.
Puis, après le premier moment de panique, il examina la photo plus attentivement et sentit l'étreinte angoissante autour de son cœur se desserrer. Le cliché était ancien, avec un papier jauni et fragile, aux coins pliés et partiellement déchirés. L’homme photographié ne pouvait donc pas être Léopold, car l'image était manifestement vieille, datant probablement d'une époque où son ami n'était qu'un enfant.
Polack exhala avec soulagement, passant une main tremblante sur son front moite : « On dit que chacun de nous possède au moins un sosie quelque part dans le vaste monde. » Cette pensée le réconforta momentanément, bien que la ressemblance troublante continuât de l'inquiéter. Il se concentra ensuite pour formuler son analyse. L'homme sur la photo paraissait entouré d'une aura grise beaucoup plus dense que celle des personnes figurant sur le portrait de famille de l'Avocate. Seul le livre que tenait le personnage était enveloppé d'un halo rouge éclatant, projetant des excroissances semblables à des tentacules lumineux dans toutes les directions, dont l'une, particulièrement vigoureuse, s'étendait vers la gauche, traversait le mur comme si la matière n'existait pas et disparaissait au loin, vers une destination inconnue.
Il s'éclaircit la gorge par un toussotement nerveux, caressa le carton jauni du bout des doigts comme s'il craignait de l'abîmer et, après un moment de concentration, rendit son verdict d'une voix assurée :
— Cette personne est décédée, et depuis au moins une vingtaine d'années. C'est qui ?
Mistresse tambourina sur la table une mélodie vaguement martiale, ses ongles produisant un rythme qui trahissait son impatience contenue, et dit en plissant légèrement les yeux :
— Qui, cela est en dehors de ton habilitation ! Donc tu affirmes qu'il n'est plus de ce monde, et ce, depuis une bonne vingtaine d'années ? Bien ! Cela simplifiera les recherches documentaires en les limitant aux archives des décès. Nous gagnerons un temps précieux.
Puis elle ajouta sans réel espoir :
— Et le livre ? Je sais que ce n'est qu'un objet inanimé... Néanmoins... As-tu perçu quelque chose à son sujet ?
Et là, Polack commit une fatale erreur. Il l'avait lu dans les yeux de son interlocutrice, qui brillèrent d'une flamme avide, presque prédatrice, dès l'instant où il prononça nonchalamment ces paroles imprudentes, sans mesurer leur portée :
— Le bouquin ? Quelque part par là...
Mistresse Linx apposa sa signature d'un geste large sur le contrat, puis se leva de son siège comme propulsée par un ressort invisible. Elle se dirigea d'un pas précipité vers la porte de son antre, attrapant au passage un long manteau suspendu à un portant.
Au seuil, elle se retourna :
— Alors, Cadet, qu'est-ce que tu attends ? Prends la photo et suis-moi ! Et n'oublie pas de mettre ta signature sur le contrat !
Polack fit ce qui était demandé et, le cliché serré dans la main, suivit la petite furie qui, au pas de course, le fit traverser l'accueil sous les yeux éberlués de Batiste, et l'entraîna dehors.
— Elle est où, concentre-toi et dis-le-moi ! Et pas de brouillard dans le biniou !
Elle trépignait visiblement d'impatience, émettant autour d'elle des ondes presque tangibles, chargées d'électricité statique et qui crépitaient parfois. Polack se concentra et examina attentivement la photo, fixant uniquement le livre représenté, évitant de s'attarder sur le personnage qui le mettait mal à l'aise par sa ressemblance avec Léopold et son état manifestement mort.
Rapidement, il distingua de nouveau l'aura rouge qui entourait l'objet, avec ses nombreuses protubérances. Bien que la plupart de ces appendices lumineux parussent brisés, voire calcinés, l'un d'eux pointait résolument vers le nord. Il traversait la cité et s'évanouissait au loin derrière les édifices. Sergent désigna cette direction d'un mouvement de la main et déclara :
— Par là, mais je ne sais pas exactement à quelle distance, ni même si c'est dans la ville. Mon guidage interne ne va pas aussi loin.
La petite Avocate se mordit pensivement le gras du pouce avant d'annoncer :
— Donc dans le Nord, c'est déjà ça ! Logique...
Puis elle ajouta en tressaillant sous les morsures du vent :
— Ça pèle, rentrons !
Une fois revenue dans la chaleur accueillante du bureau, elle griffonna quelques mots sur un papier à l'en-tête de son cabinet et le tendit à Polack :
— Tiens, remets ce mot à Mass Hippolyte, c'est une demande pour orienter notamment ton entraînement vers la recherche d'objets en général et d'artefacts en particulier. Maintenant, je te laisse profiter de ta permission, je saurai où te trouver si besoin.
Elle fit un geste vague de la main pour le congédier et se replongea dans l'étude des divers documents étalés sur sa table, ne lui accordant plus d'attention. Polack resta immobile, l'observa un moment, puis toussota pour attirer son attention, ce qui fit relever la tête à Mistresse Linx :
— Tu es encore là, pèlerin ?
— J'ai bien lu le contrat, commença Polack, et c'est clairement stipulé dans celui-ci : j'ai droit à deux pour cent des honoraires de chaque affaire pour laquelle je fournirai mon assistance, qu'elle soit résolue ou non... J'attends de connaître le montant et d'être payé.
Diana Linx le contempla avec incrédulité avant d'éclater d'un rire si puissant que des larmes lui montèrent aux yeux. Entre deux hoquets, elle lança :
— Tu voudrais me battre sur mon propre terrain avec mes propres armes ! J'ai presque été dupe en regardant ton visage angélique. Quelle ganache ! Tu ne manques pas d'audace, mon poussin !
— Audace, c'est mon deuxième prénom. Alors, combien ça me rapporte ?
— Absolument rien, Ma Gueule, rien du tout ! Tu as signé le contrat après avoir fait ta démonstration !
Mais, voyant l'air déçu de Polack, elle s'adoucit :
— Cependant, puisque tu as quand même débloqué un dossier stagnant depuis des années, je vais faire preuve de générosité ! Bien sûr, je ne te donnerai rien directement, mais je déduirai l'équivalent d'un pour cent de mes honoraires pour ce contrat sur ton affaire. Sois fier, mon mignon, d'habitude je ne suis pas aussi magnanime !
Polack s'inclina respectueusement, reconnaissant le bien-fondé des paroles de son interlocutrice. Il lui embrassa le bout des doigts et prit congé. Ce n'est qu'une fois dehors, sous la caresse du vent glacial d'hiver, qu'il se rendit compte qu'il tenait toujours entre ses doigts la photo de l'inconnu léopoldesque. La lumière des réverbères révélait les contours de ce visage qui semblait le fixer avec insistance.
Il voulut revenir sur ses pas pour la rendre, la main déjà posée sur la poignée de la porte, puis se ravisa. Après tout, n'était-ce pas un signe du destin ? Le mystérieux livre et le non moins mystérieux personnage représentés sur l’image l'intriguaient toujours autant, comme un puzzle incomplet qui attendait d'être résolu. Il glissa la photographie dans la poche intérieure de son blouson et décida donc de mener sa propre petite enquête, ignorant encore dans quel labyrinthe d'énigmes cette décision allait l'entraîner.
***
Si Polack pensait disposer de temps pour mener quelques enquêtes, il se trompait lourdement. Son agenda débordait et sa charge de travail s'intensifiait exponentiellement jour après jour. Sa semaine entière était remplie par les cours théoriques exigeants, les études personnelles interminables et les entraînements physiques éprouvants. Qu'il s'agisse de combat à mains nues, de maniement d'armes diverses ou d'exercices d'endurance qui le poussaient jusqu'à ses limites, rien n'était épargné. Les séances de tir au polygone, où la moindre erreur était sanctionnée, figuraient également dans son planning surchargé.
Il trouvait à peine un moment pour échanger avec ses compagnons d'infortune dans cette galère à tort nommée Académie militaire, tous embarqués comme lui dans ce rythme infernal. Même Jo, il ne le croisait que pendant les repas expédiés à la hâte, et ce dernier était tellement épuisé qu'il parvenait difficilement à articuler quelques phrases cohérentes. Quelques phrases seulement ! Joseph, habituellement bavard comme une pie ! Mais pour être équitable, il faut reconnaître que Jo, qui maîtrisait à peine la lecture avant son arrivée, devait fournir un effort colossal pour combler son retard sur les autres élèves de la prépa qui avaient bénéficié d'une éducation plus complète.
Les permissions du samedi et du dimanche n'étaient pas des plus tranquilles non plus. Ces deux journées étaient partagées presque équitablement entre Mistresse Diana Linx et Mass Hippolyte. Ce dernier, avec l'enthousiasme et la joie presque maniaque d'un savant fou, explorait les capacités et les talents de Polack.
Ses aptitudes différaient nettement de celles des autres Mass. Il ne pouvait ni percevoir les pensées, ni soigner par l'imposition des mains. Il ne générait pas le feu céleste que Polack, en son for intérieur, surnommait fireball en référence aux romans de science-fiction de sa jeunesse. Les projectiles glacés lui étaient également inaccessibles.
En revanche, il percevait distinctement l'aura des êtres vivants ainsi que celle des objets inanimés, y compris à travers leurs représentations photographiques ou picturales. Il parvenait à les localiser grâce à l'émanation de leurs auras - initialement dans un rayon de quelques dizaines de mètres seulement, puis progressivement sur des distances de plus en plus importantes. Il discernait avec précision l'appartenance des objets en déchiffrant sur eux les émanations astrales de leurs propriétaires.
Il maîtrisait aussi la manipulation de l'essence fondamentale constituant le monde physique et était capable d'accélérer ou de ralentir le vieillissement d'une chose et peut-être même d’un vivant. Son pouvoir demeurait capricieux et imprévisible — oscillant entre de simples modifications insignifiantes de quelques heures jusqu'à des sauts de plusieurs millénaires qui réduisaient simplement le sujet testé en poussière. C'est pourquoi il n'expérimentait jamais sur des organismes vivants. Cette capacité fascinait particulièrement Mass Hippolyte, qui y voyait une porte vers la compréhension des lois fondamentales de l'univers.
Polack possédait également le don de l'Oracle, comme l'appelait Mass Hippolyte, qui s'en réjouissait puisque cette capacité, au moins, son élève personnel la partageait avec les autres Mass. Toutefois, les expérimentations révélèrent progressivement que même cette faculté était différente, singulière dans sa manifestation et son fonctionnement.
Polack ne percevait pas vraiment l'avenir comme le faisaient les autres oracles, mais plutôt les relations de cause à effet dans une chaîne complexe d'événements. Il détectait ce fameux battement d'ailes de papillon déclenchant des événements graves, ces infimes perturbations initiales aux conséquences démesurées, mais uniquement lorsqu'elles le concernaient personnellement ou affectaient son entourage immédiat.
Concernant les autres personnes hors de sa sphère d'influence directe, il demeurait aussi aveugle à leur avenir que n'importe quel individu ordinaire.
Cette perception ciblée, qui lui permettait d'agir pour prévenir les pires catastrophes, se révéla clairement pendant une séance d'entraînement ordinaire où Polack travaillait à perfectionner ses capacités divinatoires sous l'œil attentif de Mass Hippolyte.
***
Ce samedi-là, Polack s'efforçait en vain de percevoir le futur dans L’Œil d'Oracle, une boule de cristal identique à celles utilisées par les bonimenteurs forains de son monde natal. Il reproduisait méticuleusement les passes complexes au-dessus de l’artefact, comme son mentor le lui avait patiemment enseigné. Une réflexion ironique lui traversa l'esprit : « Me voilà transformé en Madame Irma : je vois, je vois, je vois, ton avenir. Glisse-moi une pièce et je te dévoilerai tout ! »
L'absurdité de sa situation le faisait presque rire.
Soudain, toute envie de rigoler le quitta brutalement. Un chiffre dix incandescent, brillant d'une lueur surnaturelle, se manifesta dans la Boule, captivant son attention. Sur l'écran de ses paupières closes, fermées par réflexe, des visions terrifiantes se succédèrent en cascade. Il vit les écuries majestueuses de l'Académie en proie aux flammes voraces, le feu dévorant impitoyablement les structures de bois, les chevaux paniqués hennissant de terreur à l'intérieur des boxes.
Des véhicules rouges pourvus de tonneaux métalliques, de manettes chromées et de cadrans sophistiqués néanmoins, si semblables aux camions des pompiers de son ancien univers, étaient déployés sur place dans un chaos organisé. Les pompiers, visages noircis et uniformes trempés, luttaient désespérément pour maîtriser le brasier rugissant. Malgré les cris et les injonctions véhémentes des officiers, les cadets se ruaient témérairement à l'intérieur pour tenter de sortir leurs montures.
Le pire de tout, c’était que Jo figurait parmi ces inconscients, s'efforçant avec une détermination aveugle de sauver la petite Étoile et l'impétueux Fouego. Et Léopold aussi ! Que pouvait-il faire là-bas, lui qui ne possédait pas de destrier ?
Puis vint l'image d'horreur finale, celle qui glaça le sang de Polack : le toit massif qui s'effondra dans un fracas assourdissant, ensevelissant sous les poutres brûlantes et les débris incandescents tous ceux qui étaient à l'intérieur, leurs silhouettes disparaissant dans un nuage de fumée et d'étincelles.
Et Polack parla d'une voix monotone, sans ouvrir les yeux :
— Dans dix jours, dans l'après-midi, un incendie ravagera les écuries. Les pompiers ne pourront pas l'éteindre, et tout sera réduit en cendres. Tous les chevaux mourront, ainsi que dix cadets, un prépa, le chef palefrenier et trois lads...
— Le feu est formellement interdit à moins de cent mètres des écuries. En êtes-vous certain, Cadet ? demanda Mass avec inquiétude et, voyant le signe affirmatif de son élève, ajouta : Peut-on faire quelque chose pour empêcher cette catastrophe, au moins sauver des vies ?
De nouvelles images, suscitées par la question d'Hippolyte, défilèrent sous les paupières fermées de Polack et, comme en transe, il commença à parler, sa voix prenant des intonations incantatoires :
À la forge, il a manqué un clou.
Un clou a manqué, le fer est tombé
Le fer est tombé, le cheval a trébuché
Le cheval a trébuché, le général a chuté
La cavalerie prend fuite
La bataille est perdue
L'ennemi pénètre en ville
Sans pitié il tue
Tout cela parce que
À la forge, il a manqué un clou. (1)
— Qu'est-ce que vous marmonnez, Cadet Runs ! Je ne comprends rien à votre charabia ! Quels ennemis ? Quelle ville ? Quel clou ? s'écria Mass Hippolyte, complètement désemparé.
Polack rouvrit les yeux et continua de parler d'une voix quasi normale. Ses propos demeuraient néanmoins hachés, entremêlant le présent, le passé et le futur, comme s'il se positionnait en observateur externe, contemplant des scènes que lui seul pouvait percevoir.
— Le clou fabriqué par l'entreprise Mirotier et fils il y a exactement un an. Il appartient à un lot vendu aux Écuries Royales des Courses et présente un léger défaut, rien de grave, juste une petite faiblesse structurelle invisible à l'œil nu. Ce matin, le maréchal-ferrant l'a utilisé pour ferrer Éclair de mai, le favori de la course qui débutera dans deux heures à l'Hippodrome d'Hiver de notre capitale. À cause de ce clou défectueux, le fer se détachera pendant la course et le favori arrivera en dernier. Le Palefrenier en chef de notre Académie, ayant misé sur sa victoire, perdra toute sa paie hebdomadaire. Sa femme se mettra en colère, ils se disputeront et le palefrenier ira dormir plusieurs nuits dans la petite chambre adjacente aux écuries de l'Académie. Il préparera ses repas sur les braseros installés, conformément au règlement, à cent mètres de tout matériau inflammable. Dans huit jours, des vents violents se lèveront. Une étincelle provenant du brasero où il cuisinera sera emportée par ces vents et tombera sur la paille des écuries. Cette étincelle couvera pendant près de deux jours avant de s'enflammer et de provoquer l'incendie.
Il reprit son souffle, se redressa, passa sa veste et poursuivit sur un ton tout à fait prosaïque :
— Nous ne pouvons rien faire concernant la fabrication de ce clou, ni son achat, ni son usage par le maréchal-ferrant — tout cela est déjà arrivé. Mais si nous nous dépêchons, nous pourrons faire remplacer ce clou sur le fer d'Éclair de mai.
Mass se leva également, enfila ses habits d'extérieur en marmonnant :
— Alors, allons-y ! Si vous vous trompez, nous profiterons au moins des premières courses de la saison qui s'annoncent exceptionnelles. Et nous aurons encore dix jours pour réfléchir à comment sauver tous ces gens.
***
Dans le bâtiment abritant l'Hippodrome d'Hiver régnait une fébrile pagaille, celle qui précédait toujours la course inaugurale de la saison. L'atmosphère vibrait d'une tension palpable, mélange d'excitation et d'appréhension. Les spectateurs commençaient à arriver en nombre pour prendre les meilleures places, certains en consultant nerveusement leurs programmes, d'autres discutant avec animation des favoris du jour. Les bookmakers, carnets à la main, rôdaient dans la foule, chuchotant des cotes et récoltant les premiers paris.
Dans les écuries, c'était une tout autre effervescence. Les lads couraient dans tous les sens, affairés et concentrés, et mettaient la dernière main aux préparations des chevaux sous la surveillance attentive des jockeys. Ces derniers, silhouettes menues mais autoritaires, vérifiaient chaque détail de l'équipement tout en échangeant quelques mots techniques avec les entraîneurs. Le maréchal-ferrant, figure indispensable de ce ballet préparatoire, se tenait à proximité des boxes, ses outils prêts pour l'intervention de dernière minute, si le besoin s'en faisait sentir.
D'un pas décidé, Mass Hippolyte se dirigea vers lui, le visage marqué par une préoccupation évidente, entraînant Polack dans son sillage. Puis, subitement, semblant se raviser, il modifia sa trajectoire pour aller rejoindre une dame qui lui adressait des signes de la main en affichant un large sourire. Elle était impressionnante. Une vraie amazone, aussi bien par sa taille qui frôlait allègrement les deux mètres — couronnée de plus par un chapeau haut de forme qui lui en rajoutait encore une bonne cinquantaine de centimètres — que par son corps puissant au port altier.
— Albertine ! Mon ange ! Ma belle amie, comme tu m'as manqué ! Je suis transporté de joie en te revoyant ! s'exclama Mass Hippolyte en lui baisant la main avec élégance.
L'amazone battit des cils et minauda d'une voix fluette incongrue pour un personnage si imposant :
— Charmeur ! Une éternité s'est écoulée depuis notre dernière rencontre ! Si je t'avais tant manqué, tu aurais pu me rendre visite !
Puis rajouta sur un ton tout à fait normal :
— Alors cesse tes simagrées et explique-moi quel bon ou mauvais vent t'amène, et fais vite, car comme tu peux le constater, je suis débordée aujourd'hui...
Mass retrouva également son sérieux, s'inclina vers elle et murmura :
— Albertine, j'ai reçu un avertissement...
Il leva le regard, suggérant que ce message lui était parvenu des dimensions supérieures.
— ... Rien de très clair, course hippique, fer à cheval, quelqu'un que je connais, échec. Comme dans l'univers des courses, tu es ma seule relation, j'en déduis : Ton cheval risque de perdre à cause d'un ferrage défectueux, fais-le vérifier.
Polack écoutait avec stupéfaction tandis que Mass s'appropriait effrontément le mérite de la prémonition. D’abord interloqué, il finit par comprendre qu'Hippolyte cherchait simplement à le protéger.
Mistresse Albertine, qui s'avéra être la propriétaire d'Éclair de mai, médita un moment avant de déclarer :
— Cette course comporte trop d'enjeux, non pas que je croie à tes précognitions, mais je refuse de prendre le moindre risque...
Puis elle héla d'une voix forte le maréchal-ferrant.
***
Polack sentit l'étau du pressentiment se desserrer progressivement, puis se dissiper entièrement lorsque le clou défectueux fut retrouvé et remplacé. La tension qui l'habitait depuis sa vision s'évanouit comme brume au soleil. Il soupira de soulagement. Les images apocalyptiques d'incendie qui avaient hanté son esprit - flammes, cris d'effroi, fumée suffocante — s'évanouirent une à une, telles des ombres chassées par la lumière, en laissant place à un avenir certes imprécis, mais rassurant.
Note :
- Inspiré par la poésie de Marchak Le clou et le fer à cheval, (Гвоздь и подкова) elle-même inspirée par la comptine anglaise For want of a nail the shoe was lost. Bien que déjà utilisé dans ma fanfiction Effet moustique, j'ai décidé de réemployer cet élément car il s'intègre parfaitement dans cette histoire.