LE MERCENAIRE
Chapitre 24 : La Sphère des Possibles (partie 2)
2554 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 06/12/2025 11:51
Polack et Diana sortirent dans l'air glacial de la rue. La brise chargée de flocons dissipa les dernières traces de mal de tête qui taraudait Polack depuis son réveil. Il focalisa son attention sur le sentiment d'attraction ressenti quand il regardait l'image, saisit cette perception diffuse et entreprit de l'enrouler tel un fil d'Ariane imaginaire. Puis il exerça une traction mentale dessus et sentit une réponse fantomatique à l'autre bout.
— Par là, articula-t-il en indiquant une direction d'un mouvement imprécis de la main avant de s'engager dans une venelle sur leur droite.
Diana proposa de prendre sa vapauto pour aller plus vite, mais devant son air agacé et le murmure excédé : « Derrière le bruit de moteur, je n'entendrai plus rien », elle le suivit sans ajouter un mot, pour ne pas troubler la concentration de son comparse. Dans le silence, ils traversèrent le centre-ville, laissant loin derrière eux les places bordées de demeures monumentales, les statues imposantes, le fleuve figé par le gel et les foules de promeneurs qui parcouraient les rues en ce dimanche.
Au bout d’une bonne heure de marche, les résidences plus modestes, quoique relativement cossues, entourées de jardinets soignés, succédèrent aux édifices colorés et aux parcs enneigés. Ils se trouvaient désormais dans la partie moins prestigieuse de la ville, non pas dans le quartier ouvrier, mais plutôt dans sa section bourgeoise, habitée par des commerçants de moindre envergure, des employés et des artisans.
L'ensemble de la rue aurait dû être plongé dans la quiétude caractéristique d'un dimanche suivant une semaine de labeur éprouvant, ce qui n'était aucunement le cas. Trois vapautos à l'allure manifestement officielle, portant le sigle sur les portières - semblables en cela aux véhicules de police du monde natal de Polack - bloquaient la circulation. L'une des habitations était cernée par un cordon d'individus en uniforme qui écartaient les badauds.
Des curieux bien trop nombreux pour cette journée de repos. Polack saisit des fragments de conversation dans le tumulte environnant.
— Ils l'ont tué...
— Non, il est mort tout seul...
— Il s'est suicidé...
— Il s'est noyé…
— Un cambriolage qui a mal tourné...
En jouant des coudes et entraînant Diana derrière lui, Polack s'avança jusqu'au cordon et déclara en désignant la demeure face à eux :
— C'est ici !
— T'en es sûr ? questionna Diana tout en tournant la tête dans tous les sens et scrutant les visages des représentants de l'ordre.
— Absolument, ce qui me chatouille se trouve dans cette baraque !
Diana déchiffra la plaque sur la maison :
— 8, rue des Pommiers ! Elle pue, cette histoire ! C'est la maison de notre commanditaire !
Elle sembla reconnaître quelqu'un, agita la main, attendit qu'on lui réponde, puis lança à Polack :
— Attends-moi ici !
Elle se dirigea vers un homme qui se tenait un peu à l'écart, tant des passants que des officiels. Polack la suivit des yeux puis observa minutieusement l'individu avec qui Diana paraissait avoir une conversation animée. Il avait une allure banale, trop banale. Des gens comme lui, on en croise par dizaines et on passe devant sans les remarquer dans une foule.
À l'issue d'une négociation au cours de laquelle Diana, suspendue au bras de ce quidam, déploya tout son arsenal de séduction — elle minaudait, battait innocemment des cils, rougissait et levait les yeux au ciel — son interlocuteur finit par acquiescer. Elle se dressa alors sur la pointe des pieds, déposa délicatement un baiser sur sa joue, puis fit signe à Polack de s'approcher.
Il se fraya un chemin à travers la foule pour les rejoindre dans cette petite zone dégagée qui ressemblait à un véritable no man's land. Les curieux massés contre les barrières entourant la demeure de Maître Dariel semblaient instinctivement éviter de bousculer la personne qui s'entretenait avec Diana.
— Mon cher, déclara l'Avocate avec un sourire affecté, je te présente Cadet Clotaire Runs, étudiant en troisième année à l'Académie militaire et également mon assistant à temps partiel, qui a mon entière confiance. Cadet Runs, je vous présente l'Agent Général du Bureau des Enquêteurs de sa Majesté. Maître...
— Pas de nom, je te prie, mon trésor, la coupa doucement mais avec fermeté l'Agent. Cadet, vous pouvez m'appeler Maître Sept.
« Agent 007 au service de sa Majesté ! », s'esclaffa intérieurement Polack, tout en s'inclinant poliment sans rien laisser transparaître de son hilarité incongrue dans ces circonstances. Personne dans cet univers n'aurait pu comprendre l'association d'idées qui lui traversa l'esprit.
— Alors, voici ton discret associé, en compagnie duquel tu manges la laine sur le dos de notre service des Enquêteurs ? Est-ce bien légal ? s'enquit sur un ton apparemment badin, qui n'en était nullement un, le Numéro Sept.
Diana, ou plutôt son alter ego Mistresse Linx, déclara avec fermeté :
— Notre activité est parfaitement légale, encadrée par le code de libre entreprise article 1021, alinéa 12, qui stipule...
— Stop ! Stop ! Du calme Diana, retiens tes chevaux, je plaisantais !
L'Agent Sept leva les mains en signe de reddition, puis poursuivit :
— Cependant, au Bureau, nous sommes parfaitement informés des talents de ce jeune homme...
Il pivota vers Polack et effleura le bord de son haut-de-forme en guise de salut :
— Rassurez-vous, votre secret reste entre nous... Alors, reprit-il en s'adressant à Diana, tu souhaites examiner la scène de crime ? J'accepte, en échange des informations que vous pourriez découvrir.
— Et notre rémunération ? hasarda Polack, ignorant le coup de coude discret de Diana lui signifiant de se taire.
— La protection de votre secret ne suffit pas ?
— « Un secret consiste à ne le répéter qu'à une seule personne à la fois » (1), marmonna Polack.
— Clotaire, tais-toi ! s'écria Mistresse Linx, agacée.
— Ma chère, ce n'est pas grave, il n'a pas complètement tort. Jeune homme, le Bureau vous rétribuera selon votre utilité. Allons-y !
Et Agent Sept, Diana à son bras et Polack les suivant de près, se dirigea vers l'entrée de la maison.
***
Polack n'aurait jamais envisagé un tel raffinement dans la demeure d'un Maître Forgeron : des meubles élégants et finement ouvragés, des tentures somptueuses ornant les murs, des tapis recouvrant un sol en pierre qui aurait tout aussi bien pu être du marbre, ainsi que des tableaux enchâssés dans des cadres dorés. Parmi ces œuvres, l'une retint particulièrement son attention. Il s'agissait d'une peinture à l'huile représentant la Sphère des Possibles. Le croquis contenu dans le dossier qu'il détenait en était manifestement une reproduction, bien qu’avec certaines différences.
L'Agent Sept les guida à travers les couloirs et les salles, donnant des renseignements d'une manière hachée, évoquant un rapport de police.
— Ce matin à neuf heures, notre Bureau a reçu l'appel de Mistresse Dein, voisine de Maître Dariel, nous faisant part de son inquiétude. Chaque dimanche, elle avait l'habitude de prendre une collation matinale avec son voisin, en alternant chez elle et chez lui. Ce matin, c'était le tour de Maître Dariel de recevoir, mais sa porte est restée close. Nous avons dépêché un enquêteur qui a découvert ceci !
Cette dernière phrase coïncida avec leur entrée dans la salle de bains. Là, dans une baignoire vide, gisait un grand gaillard entièrement vêtu. Il avait les bras croisés sur la poitrine, comme un défunt tenant un cierge, et était totalement, irrémédiablement mort. Sans aucun doute, l'Agent Sept possédait un talent certain pour orchestrer ses mises en scène avec une touche théâtrale.
S'il avait l'intention d'émouvoir ses compagnons, c'était en pure perte. Ni Diana, ni a fortiori Polack n'étaient nullement impressionnés. Ce dernier se pencha sur le cadavre, toucha sa joue, essaya sans succès de déplier ses bras, puis déclara avec assurance :
— Il est mort depuis vendredi soir, peut-être même avant. Ce qui est surprenant puisque, bien que mort, il aurait réussi à venir signer le contrat avec Mistresse Linx samedi après-midi, si je ne me trompe.
— Tu ne te trompes pas ! Mais ce n'est pas cela le plus étonnant, prononça Diana pensivement. Le plus curieux, c'est que cette personne...
Elle désigna le malheureux d'un mouvement de tête :
— ...je ne l'avais jamais rencontrée. Si c'est vraiment le Maître Forgeron Dariel, ce n'était pas lui qui avait signé le contrat, pourtant rédigé en son nom sur un formulaire dont le papier est traité pour n'autoriser aucune signature falsifiée.
— Cette affaire regorge de mystères, ronronna presque l'Agent Sept. Il s'agit bien de Maître Dariel, mais il n'est pas forgeron du tout. Il possède en copropriété l'établissement Mirotier, ainsi qu'une agence de location de vapautos, plusieurs immeubles de rapport et bien d'autres choses encore. Malgré sa fortune considérable, il n'a jamais souhaité s'installer dans un quartier correspondant mieux à ses moyens et à sa position sociale, préférant rénover la maison dont il a hérité de ses parents. Où nous nous trouvons actuellement. Un homme discret, renfermé, presque sociopathe, sans famille, peu de contacts et encore moins d'amis… Si ce n'était son habitude de déjeuners dominicaux hebdomadaires avec la voisine - que personne ne connaissait d'ailleurs - nous l'aurions découvert bien plus tard. Lundi, peut-être ? Et encore… Nous ne sommes pas du tout sûrs que ses collaborateurs auraient immédiatement alerté les autorités. Maître Dariel disparaissait souvent sans prévenir. Cela aurait laissé amplement le temps au criminel, si crime il y a, de s'enfuir...
— Crime presque parfait, on pourrait dire, chuchota Polack. Et dans quelques jours, même moi je ne détecterai plus rien. Alors qu'à présent...
Il s'interrompit pour réfléchir, mobilisant son sens de l'observation et son don — qu'il maîtrisait avec une aisance croissante — puis déclara :
— Regardez la position de ses jambes et de ses mains. Il n'a pas trouvé la mort ici, dans cette baignoire. Il était assis, probablement à une table ou devant un bureau, tenant un objet fin et long entre ses mains. Cela pourrait être une bougie, mais je crois qu'il s'agit plutôt de celui représenté sur le tableau de la salle à manger, dont nous avons une reproduction dans le dossier : la Sphère des Possibles.
L'Agent Sept émit un sifflement, mêlant doute et fascination :
— La Sphère des Possibles, excusez du peu ! Voilà notre mobile tout désigné !
Mistresse Linx tempéra son enthousiasme :
— Mais cela n'explique pas pourquoi l'assassin nous a mandatés pour la recherche de la Sphère. Si l'on suppose que c'était bien le meurtrier qui m'avait rendu visite, évidemment. Samedi, il savait non seulement où se trouvait l'artefact, mais le possédait très probablement déjà, et au lieu de s'enfuir, il nous engage pour le retrouver ! Ce n’est pas logique !
— À moins qu'il ne s'agisse de deux individus totalement distincts, soupira l'Agent. Ce qui complique davantage la situation, mais je te prierai tout de même de me donner une description détaillée de ton visiteur.
— Pas de problème, passe à mon bureau lundi. Au fait, Clotaire, peux-tu maintenant enfin percevoir où se trouve cet objet ? demanda Diana, sans grand espoir.
Polack indiqua la fenêtre avec nonchalance :
— Quelque part dans cette direction, mais à une distance considérable... De toute façon, puisque le commanditaire fictif est décédé et le véritable est en cavale, personne ne nous rémunérera pour notre travail. Alors pourquoi s'acharner ? L'affaire est terminée !
Intérieurement, il croisa les doigts en implorant toutes les divinités que Diana ne détecte pas son trouble. Car — pourquoi s'acharner — il le savait parfaitement. Il avait repéré un élément sur la peinture représentant l'artefact — un détail manquant sur la reproduction dans le dossier. La pointe de la Toupie, dont cet objet légendaire avait la forme, reposait sur un livre.
Et Polack aurait parié gros que c'était le même ouvrage que tenait le sosie de Léopold sur la photographie.
La discussion avec Léopold en privé, en tête-à-tête pour ainsi dire, devenait de plus en plus d'actualité ; il ne servait plus à grand-chose de tergiverser.
Oui, Sergent dut s'avouer qu'il appréhendait depuis quelque temps de se retrouver seul avec lui. Impossible de déterminer quand exactement cette gêne s'était installée. Était-ce lorsque Léopold l'avait suivi sans hésitation dans les Catacombes ? Quand il lui sacrifia son écharpe pour le protéger du vent glacial ? Lorsqu'il racontait, sur un ton léger, sa vie finalement pas si drôle ? Ou bien quand il réussit à faire plier Kamelio ?
Rien de tout cela et tout à la fois. Mais Polack se surprenait de plus en plus souvent à observer en catimini Léopold, lors des entraînements ou pendant les cours, admirant secrètement le jeu des muscles ou bien la clarté de ses réponses pendant les interrogations au tableau. On dit bien que : « L'ivresse annonce tout haut ce que la sobriété pense tout bas », et ses révélations sous l'effet de l'alcool à l'auberge l'Estudiantin, sur les beaux yeux et le nez mutin de Léopold, n'étaient peut-être pas si absurdes que cela.
Pourtant, Polack savait, il le ressentait avec la précision d'un scalpel dans la main experte d'un chirurgien, que le moment était venu de parler à Léopold. Cet homme de la photographie et l’artefact des Possibles avaient un rapport direct avec lui, et se taire pouvait causer un tort incommensurable.
Il observa Diana, plongée dans une conversation animée avec le Numéro Sept. Il s'éclaircit la gorge pour capter son attention puis murmura :
— Si tu n'as plus besoin de moi dans l'immédiat, j'aimerais explorer cette maison, peut-être je percevrais quelque chose de plus...
Mistresse Linx haussa les épaules avec impatience, dans un geste qui signifiait clairement : « fais comme bon te semble », avant de reprendre sa discussion. Fort de cette approbation tacite, Polack quitta posément la pièce, mais dès qu'il fut hors de vue, il se rua vers le tableau représentant l'artefact.
Il extirpa le dessin du dossier et y ajouta, en quelques traits de crayon précis avec une fidélité remarquable, le livre figurant sur l'original qui servait de socle à l'artefact. Puis il replia méticuleusement le dessin et, plutôt que de le replacer dans le dossier, le glissa dans la poche intérieure de son blouson.
Cependant, son intention de s'entretenir avec Léopold dès qu'il reviendrait à la caserne ne put se concrétiser. À peine avait-il franchi la grille du complexe de l'Académie qu'un jeune cadet inconnu l'aborda pour lui transmettre un ordre du Chef Elvis : se présenter sans délai à son bureau.
Note :
- Un secret consiste à ne le répéter qu'à une seule personne à la fois - Michel Audiard, réplique tirée du film Trois Mousquetaires (1953)