LE MERCENAIRE
À peine Polack avait-il passé la grille du complexe de l'Académie qu'un jeune cadet qu'il ne connaissait pas vint lui transmettre un ordre du Chef Elvis : se rendre immédiatement à son bureau.
Même si c'était la journée de permission, désobéir aux ordres aurait été très imprudent. Tout en se demandant ce que le Chef pouvait bien lui vouloir, Polack emboîta le pas au messager. Ce dernier, pour une raison mystérieuse, tenait à l'accompagner jusqu'aux locaux occupés par le Chef, comme s'il redoutait qu'il s'échappe ou doutait qu'il connaisse le chemin.
Polack s'attarda un instant devant la porte. Il percevait le bruit d'une conversation aux tons particulièrement élevés, des éclats de voix, presque des hurlements. L'une d'elles appartenait sans conteste à Chef Elvis et grondait tel un tonnerre. L'autre, qui d'ailleurs paraissait familière au Sergent, lui répondait avec la même véhémence.
Impossible cependant de saisir le sujet de leur échange. Il leva alors la main et frappa légèrement contre l'encadrement avant d'ouvrir le battant. Il entra, se mit au garde-à-vous et s'annonça selon le protocole :
— Cadet Clotaire Runs, présent !
— Repos, Cadet ! grogna Chef Elvis.
Polack adopta une posture plus décontractée, sans pour autant baisser totalement sa garde, et s'accorda le loisir d'examiner attentivement les lieux. Quelle surprise ! L'hôte du Chef Elvis n'était autre que l'oncle Onésime en personne !
Oncle Onésime était si furieux qu'on aurait cru voir un dragon sur le point de cracher des flammes. Mais étant humain, il se contentait de renifler et de foudroyer son pupille du regard.
Chef Elvis s'étira puis esquissa un sourire discret, comme quelqu'un préparant un mauvais coup :
— Cadet Runs, votre oncle, Dir Onésime Runs, a sollicité l'autorisation de vous parler, ce que j'ai accordé. Uniquement en ma présence cependant, car durant l'année scolaire, la responsabilité d'un élève mineur passe de son représentant légal au directeur de l'établissement, donc moi. Je donne la parole à Dir Runs.
Maître Onésime inspira profondément, semblant compter mentalement pour retrouver son calme, puis parla presque en sifflant, atteignant parfois des notes ultrasoniques :
— Clotaire, peux-tu m'expliquer pourquoi tu as quitté la maison sans prévenir ? Nous étions tous inquiets ! Ta présence ici est une vraie surprise, Chef Elvis ayant négligé de nous informer, malgré ma demande !
Il lui lança un regard hostile, mais celui-ci resta parfaitement impassible face à cette expression de mécontentement.
— Je suis venu pour affaires dans la Capitale et quelle surprise de t'apercevoir courant dans les rues avec une dame ! J'exige une explication ! Une explication valable !
Polack lança un regard discret et reconnaissant à Chef Elvis, qui en une phrase lui avait révélé l'essentiel : à l'Académie, son oncle n'avait plus d'autorité réelle sur lui, la tutelle appartenant désormais à l'institution. Il se félicita intérieurement d'avoir spontanément rejoint alma mater, son intuition se révélant juste — ici, il était, pour l’instant, en sécurité. Néanmoins, Diana Linx ferait bien de se dépêcher pour trouver un Mass qui lèverait les limitations imposées à Polack, car l'année scolaire ne durerait pas indéfiniment.
Puis, observant Maître Onésime qui, furieux, serrait les poings et se mordait les lèvres, il balbutia en simulant la confusion :
— Je ne me souviens pas bien, après ma chute mes idées n'étaient pas claires, même si certains souvenirs revenaient. Je suis sorti, j'ai pris mon cheval, puis j'ai eu comme un blanc et une seule obsession : rejoindre l'Académie avant la reprise des cours !
— C’est ridicule ! Tu n'as jamais fait le trajet à cheval jusqu'à l'Académie, tu voyages en dirigeable, laissant ton animal aux écuries du domaine ! Et pourquoi, en plus d'Étoile qui t'appartient, as-tu emmené Fouego ? Ce cheval appartient au domaine, tu as commis un vol ! J'ai même accusé le petit lad, disparu presque au même moment, et alerté les Enquêteurs. Maintenant, je dois me ridiculiser en retirant ma plainte. Évidemment, je ramène les chevaux à la maison !
Polack remercia intérieurement la Providence que son oncle n'ait pas deviné que Jo était parti avec lui. Si seulement il avait posé la bonne question…
Maître Onésime reprit sa respiration, serra et desserra les poings comme s'il luttait contre l'envie soudaine d'étrangler son neveu, puis prononça avec une colère maîtrisée :
— Donc, espèce d'écervelé, tu termines ton année et tu rentres au domaine. Si un seul de tes professeurs formule la moindre plainte sur ta conduite ou ton assiduité, dès ton retour tu concluras immédiatement le partenariat avec Dir Seammut, ce Dir du Nord que nous avons sélectionné. J'ai reçu son accord définitif il y a trois jours ! Et crois-moi, cette fois, je ne tolérerai aucune de tes manigances pour y échapper.
Chef Elvis leva la tête des papiers qu'il feignait de lire, tapa du poing sur le bureau et transperça Maître Onésime du regard.
— Dir Runs, pas de cris dans mon bureau, le seul autorisé à hurler ici, c'est moi ! Cadet, votre oncle s'apprête à partir, et vous, vous pouvez vous retirer. Cette affaire familiale ne doit pas déborder sur mon institution, est-ce bien clair ?
Polack ne se fit pas prier. Se trouver entre deux prédateurs, peu importait que leurs crocs et griffes fussent remplacés par des regards assassins et des mots venimeux, ne le réjouissait guère. La tension palpable dans l'air suffisait à lui donner des frissons. Il sortit précipitamment en refermant doucement la porte, transformant les voix à l'intérieur en un murmure confus qu'il ne chercha même pas à comprendre. Certaines conversations, mieux valait ne pas les espionner. Comme le disait la sagesse populaire : Moins tu en sais, mieux tu dors.
La situation de toute façon était limpide : pour préserver un semblant de liberté, il devait obtenir rapidement l'attestation de sa majorité. Sans ce document, il resterait à la merci de son oncle. Mais comme il ne pouvait rien y faire dans l'immédiat, il adopta la philosophie de Scarlett O'Hara : « J'y penserai demain ». Écartant ce souci, Polack partit à la recherche de Léopold, qui pourrait détenir la solution à l'énigme de la Sphère, cet objet mystérieux qui occupait ses pensées depuis ce matin. Et même si ce n'était pas le cas, il avait simplement envie de le voir.
***
Léopold demeurait introuvable. Il n'était présent ni dans la salle d'entraînement, ni au polygone, ni à la cantine, ni à la bibliothèque, ni au dortoir. Polack, exaspéré, se demandait si son camarade n'avait pas profité de leur jour de permission pour s'aventurer en ville. C'était parfaitement son droit, bien qu'assez inhabituel, car Léopold n'appréciait guère Gardénia, qu'il trouvait trop bruyante et agitée, surtout en fin de semaine. Polack lui-même n’avait-il pas passé la quasi-totalité de la journée à l'extérieur ? Il s'apprêtait donc à renoncer à ses recherches et à remettre leur discussion à plus tard.
Sans grande conviction, il décida de vérifier la salle réservée aux études personnelles. Léopold évitait habituellement cet endroit, préférant travailler à la bibliothèque ou dans un recoin du dortoir. Cette réticence était étrange, mais on le voyait souvent assis sur son lit, plié en deux pour rédiger ses devoirs, cahier sur les genoux.
Quelle ne fut pas la surprise du Sergent lorsqu'en pénétrant dans la salle, il découvrit Léopold confortablement installé à un bureau, contemplant avec satisfaction ce qui semblait être — Polack y aurait mis sa main au feu — une lettre. Une lettre entre les mains de Léopold, lui qui n'en recevait jamais ! Ce fait insolite éveilla immédiatement l'intérêt du Sergent. La curiosité étant non seulement un vilain défaut mais aussi, tout comme la colère, une mauvaise conseillère, Polack s'approcha à pas feutrés, se plaça derrière lui et, en plissant les yeux, tenta d'identifier la provenance et de déchiffrer le contenu du courrier.
Léopold, ne manifesta la moindre surprise, replia tranquillement la feuille et, sans se retourner, déclara avec une pointe d'amusement :
— Inutile, Clotaire, j'ai entendu ton soupir depuis le seuil et tes pas, que tu crois discrets, ne tromperaient même pas un paysan sourd, et encore moins l'oreille affûtée d'un chasseur du Nord.
Polack, nullement embarrassé mais regrettant simplement de ne pas être plus discret, se déplaça pour entrer dans le champ visuel de Léopold. Il tira une chaise d'un bureau voisin et s'assit à côté de lui, suffisamment près pour que leurs épaules se frôlent.
— J'ai quelque chose à te dire, commença-t-il. J'ai découvert par hasard un truc plutôt étrange et je suis quasiment certain que ça te concerne. Je peux te poser quelques questions ?
— Poser, rien ne t'en empêche ; mais y répondre est une autre histoire, ronronna presque Léopold, ce qui lui donna furtivement l'allure de son homonyme, un personnage d'un ancien dessin animé.(1) Si tu souhaites non seulement poser des questions, mais aussi recevoir des réponses, je te propose un jeu. Une question pour toi, une pour moi. Si tu réponds, je répondrai aussi. Qu'en dis-tu, mon ami trop curieux ?
Polack réfléchit rapidement. Aucune question de Léopold ne pourrait le mettre réellement dans l'embarras. Sur son secret le plus important — sa réincarnation — Léopold n'interrogerait jamais, car il ne pouvait même pas l'imaginer.
— D'accord, mais je commence, déclara-t-il en tirant de sa poche la photo du sosie de Léopold. Tu sais qui c'est ?
Léopold prit la photo, l'examina sous tous les angles, observa attentivement le recto puis le verso, leva les yeux sur Polack et sourit malicieusement :
— Oui, je sais qui c'est ! À mon tour de poser ma question !
— Mais tu n'as pas vraiment répondu...
— Si. Tu m'as demandé si je savais qui c'était, pas que je te donne son nom.
Léopold rit devant l'expression dépitée de Polack, passa son bras autour de ses épaules et ajouta :
— Ne fais pas cette tête, je te taquine. La personne sur cette photo, c'est mon grand-père, disparu il y a environ vingt ans. À moi maintenant : d'où tiens-tu cette image ?
— Empruntée du dossier dans le bureau de Diana Linx. Sans autorisation, évidemment. Elle n'en sait rien...
— Autant dire que tu l'as volée...
— Non, je la rendrai... Plus tard... donc, je ne l’ai qu’empruntée temporairement ! À mon tour — que faisait le portrait de ton aïeul là-bas ?
— Je ne vois pas trop en quoi ça te regarde, mais soit. J'ai commandité la juriste Linx, reconnue comme la meilleure de cette ville, pour accomplir plusieurs tâches : consulter les dossiers, effectuer les recherches nécessaires et établir le certificat de son décès s'il s'avère qu'il est bel et bien mort. J'ai besoin de ce document pour lever toute contestation sur la propriété de mon domaine. Si elle ne trouve rien, il me faudra patienter encore cinq ans, en priant les dieux des Cimes de pouvoir résister aux pressions de certains représentants lointains, mais avides, de ma famille. Grand-père sera alors considéré comme mort, faute de preuve de vie sur un quart de siècle.
Et accessoirement, à titre de service personnel, bien que cela ne relève pas directement de ses compétences, j'ai demandé à Mistresse Linx de se renseigner sur la relique familiale qui avait disparu en même temps que lui.
— Je suis navré, murmura Polack, mais je suis certain que ton grand-père est décédé...
— Oh, c'était prévisible ! Ne t'inquiète pas, je garde à peine un souvenir de lui. Je n'avais que huit ans quand il est parti… Et puis, c'était un homme plutôt froid. Il avait confié la gestion du domaine à mon père et passait tout son temps dans notre bibliothèque, partageant ses loisirs entre les livres et les charmes de notre lingère.
Je ne me rappelle pas qu'il m'a jamais dit plus de deux mots par jour, dont l'un était Bonjour.
Léopold resserra son étreinte sur les épaules de Polack, puis le libéra à contrecœur et lui fit face.
— Alors...
— Alors, c'est à mon tour de poser la question, l’interrompit Léopold. Je ne vais pas te demander d’où tu tiens que la personne sur cette photo...
Il tapota l'image du doigt :
— ... est décédée. Tu passes beaucoup de temps avec Mass Hippolyte, ce qui me laisse penser que tu possèdes un don, même si je n'ai jamais entendu parler d'une capacité de savoir si la personne est en vie rien qu'en regardant son image. Ma question est plutôt... Pourquoi t'intéresses-tu tant à ce vieux cliché ?
Polack haussa les épaules et répondit comme si c'était évident :
— Le type sur la photo te ressemble tellement que j'ai d'abord cru que c'était toi ! Imagine ma frayeur, on s'était croisés à la cantine le matin même et quelques heures après, je te vois représenté dessus, mort depuis des années ! De quoi commencer à croire aux zombies !
— C'est quoi encore cette étrangeté ? Tes zombies ? Alors...
Polack sourit largement et lui retourna sa phrase :
— Alors, c'est mon tour de poser la question ! Ce livre qu'il tient, c'est bien la relique de ta famille. Et non, ce n'est pas ma question, mais une constatation. Quelle est sa fonction exactement ?
Léopold prit un moment pour réfléchir :
— Pour être franc, je n'en sais pas grand-chose. Comme je te l'avais expliqué, je n'avais que huit ans quand ce gentleman nous a faussé compagnie.
Il toucha à nouveau la photo du bout du doigt.
— Je peux seulement te rapporter les rumeurs des domestiques, quelques fragments de conversations entre mes parents que j'avais captés et le peu d'informations que j'ai découvertes plus tard dans la bibliothèque familiale. Ce que je sais avec certitude : la relique est un livre de prédictions, sa couverture et ses pages sont composées d'un matériau inconnu, lisse et apparemment inaltérable.
« Lisse, imputrescible, ça ressemble fortement à du plastique, bien qu’il ne soit pas connu dans ce monde », pensa Polack.
— Au centre de la couverture se trouve une cavité. Toutes les pages contiennent des mots sans lien, disposés de façon désordonnée. D'après la description que j'ai trouvée, il fallait formuler une question sur l'avenir, ouvrir le livre au hasard, placer son doigt sur un mot, également au hasard, le noter, puis recommencer cette opération dix fois et lire la prédiction formée par ces onze mots. Tout cela me paraît complètement absurde, soupira Léopold. Le reste, ce sont des rumeurs recueillies ici et là. Grand-père avait découvert ce livre durant ses explorations dans un recoin isolé de la bibliothèque, dans une niche que personne n'avait jamais remarquée excepté lui — « Les forces maléfiques l'ont dissimulé, c'est évident », chuchotaient entre eux les domestiques. Il s'est vanté de sa découverte auprès de tous, tout en se moquant de la naïveté de nos ancêtres qui croyaient aux présages obtenus de cette façon. Il a essayé de faire une prédiction, puis une autre, et deux jours après, il a disparu.
Léopold donna une légère tape amicale à Polack et poursuivit :
— Hé, l'ami, pourquoi est-ce moi qui te raconte tout ça ? C'est ton tour ! J'attends une explication sur ton intérêt pour cette histoire ! Pourquoi ?
Polack sortit le dessin de sa poche, le déplia et montra à Léopold tout en dissimulant avec la main la partie inférieure :
— Pour cela ! Tu sais ce que c'est ?
— Strictement aucune idée... On dirait une toupie...
Polack leva la main et dévoila le bas de l'image, et Léopold, conservant le même ton, poursuivit :
— Une toupie posée sur notre relique…
Polack résuma brièvement les événements de cette journée chaotique avant de conclure :
— Je pense que le livre et la toupie constituent deux parties d'un même artefact qui, une fois réunies, permettent non seulement de prédire l'avenir et d'observer toutes les ramifications des futurs possibles, mais aussi d'influencer le cours des événements... Je suis convaincu qu'il a été délibérément démonté et dispersé dans différentes régions de ce monde. Le pouvoir qu'il confère est incroyablement dangereux. Quelqu'un qui le savait, cherchait, surveillait et ne reculait devant rien — la disparition de ton grand-père et l'assassinat de Maître Dariel en sont la preuve. Maintenant, cette personne possède l'artefact complet, et cela ne présage rien de bon.
— Tu pourrais bien avoir raison. Quoique je ne comprenne pas la démarche d'engager Mistresse Linx, à moins que nous soyons en présence des deux forces rivales... Pour l'instant, ce n'est pas cela qui est important. Ce qui compte, c'est que tu as localisé la Sphère dans le Nord — c'est précisément là que se trouve la frontière avec l'Empire et les terres sacrées qu'il revendique. Le Nord est mon territoire : mon domaine est limitrophe de l'Empire et sert de rempart entre les deux. Je crains de devoir rentrer plus rapidement que je ne l'espérais.
Polack, en écoutant, sentit qu'une idée cherchait à se frayer un chemin dans son esprit. Les éléments s'assemblaient progressivement comme un puzzle : « L'artefact, le Nord, les terres sacrées, la frontière, le bouclier, le défenseur… »
Il percevait l'importance cachée dans cette séquence, quelque chose qui tournoyait dans sa tête, semblable à ce mot frustrant qu'on a sur le bout de la langue sans pouvoir le saisir. Une révélation prenait forme lentement dans son cerveau.
Il était sur le point d'en comprendre le sens lorsque la porte de la salle s'ouvrit brutalement, laissant entrer Jo échevelé et complètement paniqué, qui s'écria, pulvérisant sa concentration et lui faisant perdre le fil de sa réflexion :
— Les brigantins ! Au voleur ! À l'assassin ! Ils les ont volées !
Note :
- Ici Polack fait allusion à une série de dessins animés russe - Les aventures du chat Léopold (1975-1987) pour ceux qui seront intéressés voici le titre en russe : Приключения кота Леопольда