Ange déchu
Chapitre 8 : Les cicatrices qu'on cache
1543 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 14/12/2025 19:57
La pluie avait cessé, mais le ciel restait gris, signe qu’un autre orage se préparait.
Je commençais à sortir mon téléphone pour appeler un taxi, quand elle me devança :
— Si tu veux… on peut aller chez moi. C’est pas très loin d’ici.
Je restai figé un instant.
Chez elle ?
Je la regardai. Elle avait les yeux baissés, triturant le bas de son pull.
— T’es sûre ? Je veux dire, t’es pas fatiguée ? Je pourrais appeler un taxi pour qu’il nous ramène, ce serait plus rapide.
Qu’est-ce que je raconte, moi ? J’ai l’opportunité d’aller chez elle, ça m’arrange encore plus.
— Oui, mais la pluie ne va pas tarder à retomber… Chez moi c’est vraiment pas loin, on peut y aller.
Je finis par hocher la tête.
— Ok, allons-y alors.
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Son appartement était petit. Vraiment petit.
Un deux-pièces mal rangé, aux murs couverts de posters délavés d’animés et de citations ridicule collées à l’arrache. Une étagère bancale remplie de livres et de boîtes. Une fenêtre donnait sur une ruelle silencieuse. Une pile de mangas trônait sur la table basse, entourée d’emballages de bonbons. Et des vêtements traînaient un peu partout.
— Fais pas attention au carnage… lâcha-t-elle gênée en retirant ses chaussures. J’avais pas prévu de recevoir… dit-elle en ramassant des habits qui traînaient.
Je restai près de l’entrée, observant tout. C’était… elle. Coloré, vivant, un peu chaotique. L’opposé de mon propre appart, froid et bien rangé.
Elle revint avec deux serviettes.
— T’en veux une ? T’es tout trempé… Quoique, si tu veux pas, c’est pas grave, mais tu risques d’attraper froid. Même si c’est un peu de ma faute, j’aurais pas dû t’inciter à courir sous la pluie…
Je la regardai se prendre la tête puis pris la serviette sans rien dire. En le remarquant, elle lâcha un petit sourire, puis commença à se sécher les cheveux.
— Tu peux t’asseoir où tu veux, j’ai pas beaucoup de place de toute façon.
Je déposai mon sac près de la porte et m’assis sur un coussin au sol pendant qu’elle étendait, dos à moi, la serviette désormais mouillée qui lui avait servi à se sécher. Le silence s’installa quelques secondes.
— T’as toujours vécu seule ici ? demandai-je.
Elle releva la tête, un peu surprise par ma voix. Puis elle hocha doucement.
— Oui. Depuis l’année dernière.
Je fronçai les sourcils.
— Et avant ça ?
Le silence retomba un moment, puis elle reprit la parole.
— Avant… je vivais chez ma tante.
Elle marqua une pause.
— En fait… j’ai jamais vraiment eu de maison. Enfin, pas depuis longtemps.
Je restai silencieux. Elle parlait bas.
— Ma mère est morte quand je suis née. Je ne l’ai jamais connue. Mon père disait qu’elle avait un rire qui réchauffait toute une pièce… Il me disait qu’il retrouvait un peu d’elle en moi, parfois. On vivait que tous les deux. Juste lui et moi. C’était un vrai papa gâteau, maladroit, mais… il faisait tout pour que je sois heureuse. Il m’inventait des histoires le soir, me préparait des bentos en forme de chat quand j’étais malade… Il était parfait.
Je ne dis rien, l’écoutant juste.
— Il est mort dans un incendie… J’avais à peine dix ans quand c’est arrivé. La maison a pris feu une nuit. Je sais même pas comment… Un court-circuit, peut-être. En essayant de me faire sortir, mon père s’est fait piéger par les flammes. Quand les pompiers sont arrivés, c’était déjà… trop tard.
Elle marqua un temps, sa voix se faisant de plus en plus basse.
— Il était tout ce que j’avais. Comme ma mère, mes grands-parents étaient aussi décédés. Du côté de mon père, je ne connaissais presque personne. Il me disait qu’ils étaient occupés… Je le croyais. Mais après sa mort, j’ai compris.
Je me crispai. J’aurais voulu dire quelque chose, mais j’en étais incapable.
— Ils me détestaient. Tous. Ils se disputaient pour savoir qui allait devoir me prendre. Pas par amour, non. Juste parce qu’il fallait bien que quelqu’un s’y colle. Et c’est tombé sur ma tante. Une femme froide, distante. Elle ne m’aimait pas. Elle me le disait. Mes cousins m’évitaient. Et quand l’un d’eux essayait d’être gentil avec moi, elle le grondait.
Elle soupira longuement.
— Un jour, j’ai compris pourquoi. Mon père n’avait pas eu leur bénédiction quand il a épousé ma mère. Ils ne voulaient pas d’elle. Pas d’une fille comme elle. Trop libre, trop vivante, pas comme eux. Alors ils ont coupé les ponts. Et moi… j’étais le rappel vivant de cette trahison.
Je me sentais pris à la gorge. Je ne bougeais pas. J’écoutais.
— À force, j’ai commencé à tomber malade. Des douleurs, des crises, des nuits sans dormir… Ma tante s’en fichait. Un jour, elle m’a traînée à l’hôpital parce que j’étais trop bruyante et énervante. C’est là qu’ils m’ont diagnostiquée.
Je la vis trembler légèrement, alors, machinalement, je me levai et me dirigeai lentement vers elle, toujours de dos.
— Mais devoir supporter mes crises fréquentes et dépenser pour mes médicaments, elle en a eu marre et m’a laissée à l’hôpital. Juste… laissée. Elle n’est jamais revenue. J’étais là, allongée, perfusée. On m’a dit qu’elle avait signé des papiers. Comme quoi elle ne pouvait plus s’occuper de moi.
Un silence. Long. J’entendais presque mon propre souffle.
— J’ai cru que j’allais mourir là-bas. Seule. Mais une assistante sociale s’est battue. Elle m’a aidée à trouver ce logement. Et des bénévoles du centre de soins pour jeunes malades chroniques m’ont soutenue au début. Je me suis accrochée. Pas parce que je voulais vivre à tout prix… mais parce que je voulais prouver que j’étais pas un fardeau. Mais je crois que tout aurait été plus simple si j’étais partie ce jour là…
Debout à quelques centimètres derrière elle, je n’avais pas de mots. Juste ce poids énorme dans la poitrine. Et elle, elle continuait. Sa voix se cassait au fur et à mesure qu’elle parlait.
— Au lycée, j’essayais d’être la plus normale possible, mais ça se savait déjà pour ma maladie. Du coup, les autres me traitaient différemment. Soit ils m’évitaient, soit ils me considéraient juste par pitié. Puis un jour, j’ai rencontré Kaito. Il était gentil avec moi. On s’amusait bien et ça me redonnait goût à la vie. Mais il est tombé malade. Rien à voir avec moi, je sais. Mais les gens ont commencé à parler. Dire que j’étais maudite. Que j’attirais la maladie. Que j’étais un poison.
Un sanglot s’échappa d’elle, incontrôlable.
— Kaito… il s’est éloigné aussi. Même lui. Il pensait comme eux. Je m’étais alors résignée. J’étais seule. Encore. Comme toujours.
Elle trembla de plus belle.
— À certains moments, j’en pouvais vraiment plus. Je voulais partir… Je voulais que tout s’arrête. Je me disais que là-haut, ce serait plus simple. Que j’étais fatiguée de me battre, de souffrir, d’espérer pour rien… J’en pouvais plus…
Chaque mot était un cri du cœur. Une confession déchirante.
— Mais je suis encore là. Et je sais même pas pourquoi… C’est bête…
Elle se retourna, se retrouvant face à moi. Elle sembla surprise de l’écart qu’il y avait entre nous. Son visage d’ange était couvert de larmes. Sans réfléchir, je la pris instinctivement dans mes bras, la serrant contre moi. Elle ne réagit pas d’abord, puis se mit à pleurer pour de bon. Et moi, j’avais mal pour elle. Mal comme jamais.
Elle se laissa faire, comme si elle attendait ça depuis des années. Elle pleurait contre mon torse, comme si elle avait retenu ses larmes depuis trop longtemps. Comme si, enfin, elle en avait le droit.
Je n’ai rien dit.
Je l’ai juste serrée plus fort. Elle agrippa ma chemise de ses mains.
On resta dans cette position un bon moment, puis, quand elle se calma, je l’emmenai dans sa chambre et l’aidai à se coucher sur son lit. Elle ne mit pas longtemps à s’endormir. Elle dormait paisiblement, après s’être libérée. Je la regardai, puis serrai le poing. Je ne peux pas faire ça.
J’allai chercher mon sac, pris une feuille et un stylo, puis griffonnai quelque chose dessus…