Retour à Saint-Cyrien

Chapitre 6 : Octobre 1908

3965 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 15/01/2018 21:48

Octobre 1908

En dépit de tous ses efforts, Pernelle ne parvint pas à s'endormir. Pelotonnée en boule pour tenter de se réchauffer, elle n'en demeurait pas moins transie de froid sur ce carrelage glacé. Elle tremblait tellement, sa poupée serrée contre son ventre afin de ne pas la perdre de nouveau, que ses abdominaux lui faisaient mal. Ses dernières forces l'avaient abandonnée en pleurant, pourtant le sommeil s'obstinait à lui tourner le dos. Ereintée, elle s'efforçait de garder les paupières closes pour se reposer un peu.

Elle aurait voulu connaître l'heure, et surtout savoir si quelqu'un la découvrirait enfermée dans ce sous-sol sordide avant que le moment de se doucher ne fût venu pour les élèves. Mlle Rouet effectuait chaque nuit plusieurs rondes dans le bâtiment ; en criant, Pernelle parviendrait peut-être à attirer son attention.

Elle n'était cependant pas certaine de le vouloir. En se trouvant ici, c'était l'une des innombrables règles de Saint-Cyrien qu'elle enfreignait, quoique contre son gré, aussi sa libération serait-elle probablement synonyme de châtiment. Elle redoutait que la sentence fût encore pire que ce qui lui arrivait.

Pernelle tremblait encore, mais à présent de peur, en songeant au sort qui la guettait. Méritait-elle vraiment d'être punie pour une faute qu'elle n'avait pas voulu commettre, et qu'elle avait le sentiment d'avoir déjà bien assez payée ? Mlle Rouet accepterait-elle de l'écouter ou sévirait-elle sans rien entendre ?

Une violente quinte de toux ébranla le corps de la fillette. Elle était sans doute en train d'attraper un mauvais rhume. Non seulement un froid polaire régnait dans la pièce, mais l'air semblait de surcroît gorgé d'humidité. Cela la convainquit presque qu'une punition serait préférable à la maladie, cependant cette pensée ne suffit pas à accélérer sa délivrance.

Prise d'une soudaine panique, elle se demanda avec effroi si elle ne finirait pas par mourir avant que quelqu'un découvrît l'endroit où elle avait disparu. Une larme perla au coin de son œil, puis roula le long de sa joue qui commençait à se creuser, car Pernelle s'alimentait mal en raison de la nourriture répugnante.

Du revers de la manche, elle ôta ce filet liquide de son visage, dont elle avait pu sentir le goût salé à la commissure de ses lèvres. Elle était bien trop fatiguée pour se remettre à pleurer, d'autant que cela ne l'avancerait à rien.

À tous ses malheurs, elle devait ajouter le port de son uniforme. Pernelle n'avait pas eu le temps de revêtir sa chemise de nuit avant de poursuivre Mégane et Bérangère hors du dortoir, et elle arborait encore sa tenue de tous les jours. Elle ne s'habituerait jamais à son inconfort, ni aux démangeaisons qu'il lui provoquait.

Elle ignorait combien de temps il s'était écoulé depuis que sa condisciple l'avait enfermée ici. Les minutes pouvaient tout aussi bien être des heures, et inversement. Pernelle n'avait plus aucune notion. Si elle n'avait pas su que les élèves devaient venir se laver au petit matin, elle aurait pu penser qu'elle était captive depuis des jours, tant cela lui semblait durer une éternité. Comme elle avait hâte d'entendre sonner la cloche de Saint-Cyrien, qui marquerait le réveil des pensionnaires.

Elle était plongée dans un état semi-comateux, trop fatiguée pour être pleinement lucide, mais trop angoissée pour réussir à dormir, quand elle entendit un bruit. N'osant le croire et mettant cela sur le compte de son imagination, elle ne réagit pas immédiatement. Ce ne fut que lorsque la porte du rez-de-chaussée coulissa en grinçant et que des pas résonnèrent dans l'escalier qu'elle se redressa sur un coude.

Mlle Rouet, après avoir découvert son lit vide, avait probablement inspecté le bâtiment de fond en comble, à sa recherche. Pour la première fois de sa vie, Pernelle éprouvait presque du soulagement à l'idée de la voir, ne songeant plus à la sanction qui irait de pair avec sa délivrance.

La surveillante apparut au bas des marches, le visage éclairé par la lampe à pétrole qu'elle tenait dans la main et qui diffusait autour d'elle un halo lumineux. Après l'obscurité, Pernelle fut éblouie par cette clarté soudaine. Elle se protégea les yeux de sa main et, lorsqu'elle s'y fut habituée, elle observa Mlle Rouet.

Son allure était plus menaçante qu'à l'accoutumée, sûrement à cause de l'ombre démesurée que la flamme projetait contre le mur, derrière elle. La fillette se sentit soudain beaucoup moins courageuse et sa peur reprit le dessus. Elle recula instinctivement, entraînant Mimi avec elle.

— Vous auriez mérité que je vous laisse croupir ici jusqu'à l'aube, gronda Mlle Rouet. Cet endroit est interdit, dois-je vous le rappeler ? Et relevez-vous ! Vous êtes grotesque à vous traîner ainsi par terre.

Pernelle se dressa sur ses jambes flageolantes, qui manquèrent de s'affaisser car elles peinaient à supporter son poids. Elle aurait aimé prendre appui contre le mur, mais elle en était trop loin.

— Ce n'est pas ma faute, affirma-t-elle dans un murmure timide. Je...

— Inutile de me mentir. Bérangère m'a déjà tout raconté.

L'enfant sursauta. Qu'avait donc bien pu révéler son bourreau pour se placer hors d'état de cause et l'accuser de tous les maux, car elle ne doutait pas une seconde que ce fût le cas ?

— Qu'aviez-vous à faire ici qui nécessite de me dérober la clé de la salle ? aboya Mlle Rouet. Vous auriez dû vous estimer heureuse que votre camarade tente de vous raisonner au lieu de vous dénoncer lorsqu'elle vous a vue ouvrir la porte, mais au lieu de cela, vous avez fait fi de sa générosité. Elle a eu raison de vous enfermer ici avant de m'avertir de votre comportement inqualifiable.

Pernelle n'en croyait pas ses oreilles. Elle ? Avoir volé la clé des douches ? Elle n'aurait même pas su la reconnaître ! Bérangère n'avait pas agi impulsivement en lui volant Mimi. Elle avait tout prévu à l'avance, allant jusqu'à s'assurer que le sous-sol resterait ouvert pour pouvoir y emprisonner la fillette.

— J'imagine que cela ne devrait pas me surprendre, de la part de quelqu'un comme vous, poursuivit Mlle Rouet. La race qui est la vôtre est accoutumée à penser que le monde lui appartient, non ? Vous vous sentez libre d'agir à votre guise et d'aller où bon vous semble. Vous vous pensez probablement au-dessus des lois, et peut-être même de Dieu, qu'en sais-je ? Sachez cependant que ce petit jeu auquel vous vous livrez ne marchera pas à Saint-Cyrien, et encore moins avec moi. J'ai compris dès l'instant où je vous ai vue pour la première fois que vous seriez une source d'ennuis, mais vous ne m'aurez pas si facilement. Je vous materai, comme j'en ai maté d'autres avant vous. Vous avez beau être une forte-tête, je me montrerai encore plus déterminée et plus entêtée, et je suis prête à parier que vous ne me résisterez pas longtemps. D'ici à ce que vous soyez décidée à vous soumettre aux règles et aux ordres que l'on vous donne, un petit séjour au cachot vous fera le plus grand bien. Vous y apprendrez notamment qu'ici, vous n'êtes pas chez vous, Mademoiselle d'Autemart, et que par conséquent, vous n'êtes pas libre de vagabonder là où vous le souhaitez.

Pernelle n'assimila pas immédiatement cette tirade dont elle avait cru ne jamais voir le bout. Elle était choquée et déboussolée par la tournure prise par la situation. Bérangère passait pour une fille modèle aux yeux de la surveillante, alors qu'elle-même, à l'entendre, était coupable de tous les crimes.

Elle aurait voulu se faire l'avocat du diable et tenter de prendre sa propre défense, mais elle ne parvint pas à reprendre la parole. De surcroît, son instinct lui soufflait que cela n'en valait pas la peine. Mlle Rouet n'avait pas l'intention de reconsidérer son opinion, à la vue du regard haineux avec lequel elle la fixait.

Elle saisit violemment Pernelle par le bras et la traîna dans son sillage en direction de la cage d'escalier, où elle la força à gravir les marches jusqu'au rez-de-chaussée. La fillette avait envie de résister, préférant finalement rester en bas plutôt que d'être jetée au cachot, mais si elle le faisait, cela ne ferait qu'empirer la situation.

La main serrée autour de son poignet lui infligeait une douleur cuisante, car le frottement de la peau de Mlle Rouet sur la sienne l'irritait. Qu'avait-elle fait pour que cette femme lui voue une telle rancœur ? Était-ce parce que Pernelle détestait tant Saint-Cyrien que ses habitants prenaient un malin plaisir à le lui rendre ? Quand ce cauchemar allait-il prendre fin ?

Elle songea à la lettre qu'elle avait rédigée avant l'irruption de Bérangère et qui était dissimulée sous son oreiller, à condition que l'ogresse ne l'eût pas dérobée entre-temps, ce dont elle serait tout à fait capable. Dès que Pernelle l'aurait envoyée, tout rentrerait dans l'ordre. Son père comprendrait qu'il avait commis une erreur et il s'empresserait de la délivrer de cet endroit sordide.

Mlle Rouet déboucha dans le hall du bâtiment Est, tirant toujours l'enfant derrière elle. Celle-ci ne luttait pas. La tête baissée, elle se laissait docilement guider vers un sort qu'elle appréhendait pourtant. Ce ne fut que lorsqu'elle releva les yeux et qu'ils se posèrent sur Bérangère que son attitude changea.

La pensionnaire était tapie dans la pénombre des escaliers menant aux étages et Mlle Rouet ne semblait pas l'avoir aperçue. Pernelle cessa net de marcher, ses poings se contractant. Ce sourire narquois, sur le visage de sa condisciple, la mettait hors d'elle. Elle refusait d'accepter d'être punie en conséquence des actes de quelqu'un d'autre, d'autant plus qu'elle n'était que la victime dans cette histoire.

— C'est elle ! s'écria-t-elle en pointant Bérangère du doigt, qui s'empressa de fuir avant d'être repérée. C'est elle, je vous dis ! Moi, je n'ai rien fait. Je...

— Silence ! vociféra Mlle Rouet. Si vous vous avisez d'ouvrir encore une fois la bouche sans que je ne vous en ai donné l'autorisation au préalable, vous serez également punie pour insolence. Je pense d'ailleurs que quelques coups de règles ne vous feraient pas de mal, au contraire.

Pernelle se tut donc, soucieuse de ne pas aggraver son cas. C'était injuste : on l'accusait à tort et elle n'avait pas le droit de se défendre. Où était la morale, là-dedans ? Avec Mlle Rouet, le premier à s'exprimer paraissait avoir raison, à moins qu'elle ne fût tout simplement ravie de saisir une occasion de punir la fillette.

Elles traversèrent la cour intérieure, recouverte par le manteau ténébreux de la nuit, jusqu'au bâtiment principal. Pernelle avait la gorge nouée. Elle regrettait déjà le carrelage froid des douches, et plus encore les draps de son lit qui lui donnait pourtant de l'urticaire. Que n'aurait-elle pas donné pour être là-haut, dans le dortoir, avec les autres élèves ?

Mlle Rouet la fit pénétrer dans l'entrée et elles passèrent devant le bureau de la Directrice, vide. Pernelle ne savait toujours pas quelle heure il était, mais elle supposa que la femme devait dormir et elle en fut soulagée. Sa situation était suffisamment pénible et inquiétante sans qu'elle eût besoin de l'affronter.

Une porte se dressait sous les escaliers en colimaçon, qui ressemblait à s'y méprendre à celle qui avait retenu l'enfant captive pendant plusieurs heures. Pernelle frissonna non pas à la pensée de ce qui s'était passé, mais de ce qui allait lui arriver.

Mlle Rouet sortit de sa poche un trousseau métallique au diamètre imposant, auquel pendaient une multitude de clés aux formes bien différentes les unes des autres. Elle enfonça l'une d'elle dans la serrure rouillée, qui se déverrouilla en émettant un déclic. Le panneau s'écarta et la jeune femme put entraîner Pernelle de l'autre côté du seuil.

L'enfant se ratatina sur elle-même en balayant ce nouveau lieu avec effroi. Elle n'avait plus le sentiment d'être dans un pensionnat – bien qu'elle eut plutôt tendance à qualifier Saint-Cyrien de prison –, mais dans un tunnel sombre et inhospitalier qui s'enfonçait sous les entrailles de l'établissement.

Lorsque les murs se transformèrent en pierre brute, la peur obligea Pernelle à s'arrêter. Elle avait la terrifiante impression que ce couloir ne menait nulle part, hormis à la mort. Il y régnait un froid polaire, une odeur nauséabonde et elle n'avait aucune envie de découvrir ce qui l'attendait au bout.

Mlle Rouet tira sur son bras pour la contraindre à avancer, mais Pernelle demeura immobile. Elle n'eut cependant pas d'autre choix que de celui de se soumettre lorsque la surveillante l'empoigna par les cheveux. Ses racines malmenées lui firent soudain si mal que les yeux de la fillette s'embuèrent de larmes.

Pourquoi cette femme faisait-elle preuve d'une cruauté aussi inhumaine ? Punir Pernelle ne lui suffisait-il pas ? Avait-elle réellement besoin, en plus de cela, de l'humilier et de la traiter avec une telle barbarie ?

La lampe de Mlle Rouet éclairait la laideur des parois qu'elles longeaient, l'élève forcée d'avancer à son rythme pour minimiser ses souffrances. Au bout d'une dizaine de pas, effectués en pente, Pernelle crut voir un scintillement, quelque part devant elle. Elle dut attendre un peu avant qu'il fût parfaitement identifiable.

Le couloir était bloqué par une grille en fer, constituée de solides barreaux espacés par des intervalles réguliers, trop minces pour permettre à quelqu'un de se faufiler entre eux, y compris Pernelle, en dépit de sa petitesse.

Deux serrures maintenaient un vantail clos. L'un des mécanismes se trouvait au ras du sol poussiéreux, obligeant Mlle Rouet à s'agenouiller pour y enfoncer l'une des clés de son trousseau. Elle cliqueta, semblant d'abord tourner dans le vide, avant de faire céder l'engrenage mal huilé.

Sans ménagement, la surveillante poussa la pensionnaire de l'autre côté. Pernelle buta contre sa propre cheville et perdit l'équilibre, allant percuter les dalles de pierre recouvertes d'une épaisse couche de crasse. Mlle Rouet referma avec soin la porte de la cellule, puis s'éloigna, emportant avec elle l'unique source de lumière qui chassait les ténèbres.

Pernelle aurait voulu crier, la supplier de la sortir de là, mais aucun son ne jaillit de sa bouche. Était-ce sa fierté qui l'en dissuadait ? Ou tout simplement la conviction qu'elle s'abaisserait en pure perte, car quoi qu'elle dît, Mlle Rouet se ferait une joie de la laisser croupir ici.

La geôle ne comportait qu'un seule ouverture, une trouée percée en haut du mur opposé à la grille, bien trop haute pour que Pernelle pût seulement regarder à travers. Un rayon de lune s'engouffrait par là, son nimbe d'argent lui permettant de deviner les contours et les formes qui l'entouraient.

Cet endroit était le plus sinistre que l'enfant eût jamais vu. Il l'était plus encore que toutes les autres salles réunies de Saint-Cyrien. Des relents de pourriture nauséabonds paraissaient émaner des murs eux-mêmes et une odeur de charogne flottait dans l'air. Pour tout lit, il n'y avait qu'une paillasse sale, dans un angle, que Pernelle soupçonnait de grouiller de vermine.

Elle décida de se pelotonner dans le coin le plus éloigné, adossée contre la paroi aux pierres saillantes qui lui écorchaient les clavicules sous sa robe en velours. Elle fut confortée dans son choix lorsqu'elle entendit la paille remuer. Il y avait certainement des rats, tapis là-dessous, et peut-être les dépouilles de certains d'entre eux, vu les effluves rances qui s'en échappaient.

Pernelle avait une sainte terreur de ces monstrueux rongeurs au pelage hirsute depuis que l'un d'eux avait surgi de sous son lit, dans la chambre qu'elle occupait à Autemart. Il n'y avait rien qu'elle détestât plus que ces ignobles bêtes, ou plutôt était-ce le cas avant qu'elle découvrît Saint-Cyrien.

Les bras serrés autour de son buste, la fillette essayait de contenir ses frissons. Elle tremblait de peur, de colère et de froid. Elle ne supportait pas l'idée de se trouver ici pendant que Bérangère s'en tirait avec tous les honneurs. C'était elle qui aurait dû choir dans ce cachot, pas Pernelle.

Cette dernière était rompue par la fatigue, mais comme dans les douches, elle était incapable de dormir. En plus de son inconfort, elle était trop perturbée par sa situation pour y parvenir. Lorsque la pâle lueur de la lune fut remplacée par la lumière blafarde de l'aube, Pernelle réalisa, dans un sursaut de conscience, que cela faisait plus de vingt-quatre heures qu'elle n'avait pas fermé l'œil.

Elle commençait à avoir l'habitude d'être épuisée, car cette nuit venait s'ajouter à toutes les autres qu'elle avait passé blanches. Combien de temps résisterait-elle encore avant de s'écrouler, à bout de forces ? Un jour ? Une semaine ? Elle était plus chétive que jamais. Ses joues se creusaient et ses yeux étaient soulignés par des cernes noirâtres. Bientôt, la faiblesse la terrasserait, si elle ne la tuait pas.

Pernelle songea avec effroi que, prisonnière, elle ne pourrait pas participer à la relève du courrier du mercredi matin. Cela signifiait donc qu'elle devrait attendre encore une semaine pour envoyer sa lettre à son père, à condition que Mlle Rouet la libérât d'ici-là.

Il fallait qu'elle se raccrochât à cet espoir, à la pensée que M. d'Autemart viendrait bientôt la chercher et qu'elle n'aurait plus à endurer tout cela très longtemps. Il lui suffisait de tenir encore quelques jours, jusqu'à la prochaine levée du courrier. Elle pouvait le faire, elle en était certaine. Sa détermination était plus forte que son physique.

Pour se détendre, Pernelle caressait machinalement les boucles blondes de Mimi. Sa main restait en permanence crispée sur son corps de porcelaine, comme si elle craignait de la perdre à nouveau. L'enfant prit conscience de son degré de désespoir en réalisant que sa seule amie ici était une poupée. Toujours était-il qu'elle ne laisserait plus jamais personne la lui arracher.

À l'accoutumée, coiffer la fausse chevelure dorée de Mimi avait le don d'apaiser Pernelle, mais cette fois, cela ne fonctionna pas. Le froid engourdissait ses doigts et c'était à peine si elle sentait la texture soyeuse des filaments au contact de sa peau. Son cœur était glacé, lui aussi, obscurci par tous les tourments auxquels elle devait faire face.

La noirceur était partout, en ces lieux, et la fillette avait le sentiment qu'elle ne pouvait y échapper, quoi qu'elle fît. Aucune lumière, pas même la plus terne, ne semblait briller à Saint-Cyrien, tout du moins pour elle. La mauvaise fortune s'était abattue sur elle dès l'instant où elle avait franchi le seuil maudit de ce pensionnat.

Le tas de paille malodorant s'agita encore un fois. Prise de panique, s'attendant à voir surgir un rat de cette masse jaunâtre, Pernelle se redressa d'un bon. Les poils de ses bras étaient hérissés à l'idée que l'un de ces rongeurs puisse s'approcher d'elle pour venir ronger ses pieds nus avec leurs dents acérées.

Alors qu'elle glissait ses mains derrière son dos, reculant au plus près du mur, elle sentit une bordure. Elle se retourna pour l'examiner et remarqua qu'une étroite corniche courait le long de la paroi, à une soixantaine de centimètres du sol. Dans la pénombre, elle devait se confondre avec le reste de la pierre, raison pour laquelle Pernelle ne l'avait pas vue avant le lever du soleil.

Le rebord avait beau être à peine plus large que sa main, elle s'installa quand même dessus dans un équilibre précaire. La texture rocailleuse lui entaillait la peau, rendant son fessier douloureux, mais elle ne bougea pas. Cette souffrance valait mieux à ses yeux que de rester assise au milieu des rats, des cafards et de toutes les autres bestioles répugnantes qui devaient se terrer aux alentours, dans les recoins les plus sombres de la geôle.

Le dos appuyé dans l'angle que la paroi murale formait avec la grille en fer et les genoux, enlacés de ses bras, repliés au niveau de son buste dans une position qui n'aurait pas pu être plus inconfortable, Pernelle patienta. C'était de toute façon l'unique chose qu'elle avait encore à faire.

Elle avait l'estomac nouée, mais elle s'efforçait de ne pas en tenir compte. Elle inspira de grandes bouffées d'air, puis renonça en constatant qu'au lieu de la calmer, cela ne faisait que lui soulever le cœur, à cause de la puanteur ambiante.

Alors qu'elle avait les paupières mi-closes, la tête calée sur ses genoux, Mlle Rouet revint. Pernelle fut avertie de son retour par le bruit métallique qu'émit la clé en tournant dans la serrure. Elle prit sur elle pour ne pas soupirer de soulagement ; son calvaire s'achevait enfin !

Son séant était douloureux à cause de l'étroitesse et de l'inconfort de la corniche, mais elle ne regrettait pas de s'être installée dessus pour fuir la vermine. Elle se redressa tant bien que mal sur ses jambes, fourbues, à l'image du reste de son corps, puis osa croiser le regard de Mlle Rouet. Il était aussi froid que le ton sur lequel elle s'exprima était sec :

— Madame la Directrice exige de vous parler immédiatement. J'ai ordre de vous emmener dans son bureau sans tarder. Je l'ai informée de votre comportement de la nuit et elle tient à s'entretenir avec vous avant de se prononcer quant à la sanction dont elle décidera.

Pernelle eut l'impression de sentir le sol se dérober sous ses pieds. Ainsi, le temps qu'elle venait de passer dans le cachot n'était pas sa punition, mais une simple détention dans l'attente d'un jugement définitif.

Les mauvaises nouvelles s'enchaînaient, et la fillette avait la conviction qu'elles étaient loin d'être terminées. Elle était d'ores et déjà convaincue que, comme la surveillante, la Directrice refuserait de donner foi à tout ce qu'elle pourrait dire, et s'en remettrait entièrement au récit de Bérangère, ou plutôt au résumé partial que lui en aurait fait Mlle Rouet.

Pernelle jeta un regard en coin en direction du tas de paille. Elle avait peur des rats, les insectes la dégoutaient, et pourtant ce pensionnat grouillait de créatures bien plus terribles encore : des humains. De toutes les espèces, ils étaient bien la plus cruelle, sans quoi elle ne se retrouverait pas dans cette situation.

Il fallait que son père vînt la chercher à Saint-Cyrien, c'était devenu une question de vie ou de mort. Pernelle ne tiendrait pas un mois de plus dans cet établissement, et encore... Si on la renvoyait dans cette geôle sinistre après son entretien avec la Directrice, elle n'était pas certaine de survivre quelques heures de plus au froid, à la crasse et à la vermine.

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