Retour à Saint-Cyrien

Chapitre 5 : Octobre 1908

3866 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 17/11/2017 22:09

Octobre 1908

Le repos de Pernelle fut troublé. Souffrant d'affreux cauchemars, elle voyait surgir des moindres recoins du pensionnat de terrifiantes créatures qui lui voulaient du mal. Elle courait alors jusqu'à en perdre haleine, trébuchant, se blessant, dans une fuite éperdue visant à la mettre hors de leur portée. Ce n'était qu'une fois à bout de force qu'elle prenait conscience de la situation : perdue au cœur de la nuit la plus noire, elle ignorait comment retrouver le chemin de sa maison. Il n'y avait personne aux alentours pour la secourir, tandis qu'elle se recroquevillait sur elle-même, seule et apeurée.

Toutes les nuits qui suivirent furent rigoureusement identiques à celle-ci, si bien que Pernelle finit par avoir peur de s'endormir. Elle craignait, dès lors qu'elle s'allongeait sur son lit au matelas inconfortable, de fermer les paupières pour revivre encore et encore ce mauvais rêve. À force de lutter contre le sommeil, elle se retrouva vite exténuée. Malgré cela, elle tentait toujours de résister, même si sa volonté commençait à s'étioler.

Un soir, alors qu'elle venait d'avaler la maigre et répugnante pitance qui lui faisait office de dîner, Pernelle monta dans son dortoir en se tirant par la rampe en bois de l'escalier. Elle tenait à peine sur ses jambes tant elle était fatiguée. Elle se doutait cependant que si elle s'assoupissait, ne fut-ce qu'un instant, elle repartirait pour cette mésaventure onirique qui lui donnait des sueurs froides.

Ses pieds étaient rendus douloureux par les nombreuses ampoules dont elle souffrait à cause de ses souliers vernis devenus déjà trop petits. La plupart d'entre elles saignaient, arrachant à la fillette une grimace dès qu'elle franchissait une nouvelle marche. La situation lui semblait empirer un peu plus chaque jour.

Quand bien même aurait-elle désiré pleurer sur la tournure misérable prise par sa vie, ce qui aurait été une réaction parfaitement légitime, Pernelle n'en avait plus l'énergie. Elle ne parvenait pas à penser à toutes les tortures qu'elle subissait en ces lieux, car une seule chose comptait encore pour elle : se reposer.

Toutefois, à chaque nouvelle nuit, en dépit de son corps frêle et harassé qui exigeait un peu de sommeil, elle se réveillait entre les draps défaits par son agitation, les cheveux collés sur ses joues aussi moites que blêmes. Son sempiternel cauchemar était déterminé à ne lui accorder aucun instant de répit.

Pernelle aimerait tant être chez elle, où elle aurait pu retrouver sa bonne qui lui lisait autrefois des histoires divertissantes, le soir, afin de la border quand sa mère ne pouvait s'en charger. Là-bas, à Autemart, elle se sentait, protégée, aimée... Ici, tout respirait la froideur, ce quoi elle ne s'habituait irrémédiablement pas, bien que cela fisse désormais six semaines qu'elle résidait à Saint-Cyrien. La peur autant que la haine que lui inspirait cet endroit demeuraient intactes.

Ne pouvant en tolérer davantage, l'enfant éprouva un regain d'énergie subit qui lui permit de s'installer en tailleur sur son lit au lieu de s'y effondrer comme à l'accoutumée. En guise de support, elle prit un cahier d'où elle arracha une page avant de sortir son porte-plume de son cartable. Prudemment, elle déposa l'encrier sur le drap rêche et s'assura qu'il ne penchait pas. Elle hésita une seconde, puis se décida à tremper l'extrémité de la tige métallique dans le liquide bleu nuit.

Les lettres qu'elle formait étaient tremblantes, comme hésitantes, ce qui n'empêchait pas Pernelle de compter en écriture parmi les meilleures élèves de son âge. Son expérience était encore assez faible, mais elle se sentait capable de rédiger un courrier pour son père. Après tout, elle savait lier les caractères entre eux pour former des mots, et elle savait exactement lesquels employer pour toucher la sensibilité de M. d'Autemart.

Il n'avait sûrement aucune idée de ce que sa fille subissait dans ce pensionnat. C'était la seule explication plausible, sans quoi jamais il ne l'aurait laissée entre ces murs.

Pernelle devait l'en informer pour qu'il vînt l'éloigner le plus rapidement possible de ce lieu maudit.

Si cette dernière n'avait pas encore reçu de punition, cela ne saurait tarder, car elle ne parviendrait bientôt plus à se lever les matins. À plusieurs reprises, au cours des derniers jours, elle s'était oubliée dans son lit. Elle avait bien failli arriver en retard en classe, échappant de peu à une quelconque sanction corporelle, en plus d'avoir manqué la douche et le petit-déjeuner.

Pernelle avait eu l'occasion, pas plus tard que la veille, de voir certaines de ses condisciples pâtir du règlement pour des fautes qui ne méritaient pas de tels châtiment. Elle n'aurait voulu se trouver à leur place pour rien au monde. M. d'Autemart devait absolument la faire sortir d'ici avant qu'elle ne souffrît elle aussi de la sévérité abusive de Saint-Cyrien.

Elle écrivait avec une extrême lenteur, et parfois si mal que ses phrases étaient presque illisibles. Elle ignora cependant la douleur lancinante qui lui traversait le poignet et mena sa tâche à bien, farouchement déterminée. La missive s'avéra loin d'être parfaite lorsqu'elle la relut, notamment à cause de la syntaxe irrégulière et de l'orthographe parfois douteuse, mais elle avait au moins eu le courage de l'achever. Terminée, la lettre donnait approximativement ceci :

 

Mon bien cher Père,

 

Je pense tous les jours à Mère. Elle me manque beaucoup, tout comme vous. Cet endroit est terrible, je le déteste ! Les adultes sont méchants, injustes et passent leur temps à punir les élèves. Je n'aime pas la surveillante, ni l'institutrice, et elles non plus. Personne ne me parle, je n'ai pas d'amies. Père, s'il vous plaît, venez me chercher ! Je ne veux pas rester à Saint-Cyrien, je veux rentrer à Autemart. Je veux rentrer à la maison !

Je vous aime,

 

Pernelle

 

Elle plia soigneusement le feuillet entre ses doigts maculés d'encre, puis le glissa sous son oreiller afin que personne ne le remarquât. Tous les mercredis matins, Mlle Rouet ramassait les courriers que les pensionnaires adressaient à leur famille pour le faire porter au village, où il serait posté.

Ce rituel n'imposait à la fillette qu'une journée supplémentaire de patience avant que M. d'Autemart reçût sa lettre. Sitôt qu'il aurait connaissance de la détresse de Pernelle, il viendrait la chercher, et d'ici peu, tout cela ne serait plus qu'un mauvais souvenir qu'elle laisserait derrière elle.

Depuis qu'elle vivait à Saint-Cyrien, elle n'avait eu aucune nouvelle du domaine et de ceux qui y vivaient. Elle souhaitait que tout le monde allât bien, sinon mieux qu'elle. Ce profond mutisme commençait à la troubler, même si elle s'efforçait d'y trouver de plausibles explications.

Pernelle savait son père toujours très occupé, ce qui n'avait rien d'étonnant pour un homme d'affaires tel que lui. C'était sans doute le motif pour lequel il ne pouvait pas lui écrire. Elle ne doutait néanmoins pas un seul instant qu'il demeurât sans réaction face à l'appel au secours qu'elle lui ferait parvenir sous peu.

Sa bouche s'étira en un sourire furtif, rassurée par cette idée qui lui réchauffait le cœur. Plus allègrement que jamais depuis qu'elle se trouvait prisonnière de ces affreuses murailles, elle s'empara sa poupée de porcelaine, qu'elle avait décidé de surnommer Mimi, et la pressa contre son cœur. Pour la première fois en six semaines, elle se sentait renaître, comme si elle remontait à la surface d'un lac pour y respirer l'air frais après être restée trop longtemps à suffoquer dans ses profondeurs.

— Père va venir nous chercher, tu entends cela ? D'ici quelques jours, tout au plus, nous aurons enfin quitté Saint-Cyrien. Je m'en veux d'avoir eu trop peur de lui écrire plus tôt. Dire que si je l'avais fait, nous serions déjà de retour au domaine. Je pense que je finirai par m'habituer à l'absence de Mère. De toute façon, rien ne pourra être pire qu'ici. Je crois que je suis prête à tolérer n'importe quoi, désormais.

Pernelle passa délicatement les doigts entre les soyeuses boucles blondes du jouet, afin de défaire les nœuds qui s'y installaient. Alors qu'elle l'embrassait sur le front, elle ne prêta qu'une oreille distraite au grincement émis par la porte du dortoir. Soulagée par son projet de départ futur, elle en avait totalement oublié ses condisciples. Celles qui venaient de pénétrer dans la salle pouffèrent d'un rire moqueur.

Elles étaient deux, mais seule l'une d'elles chemina d'un pas assuré entre les lits pour venir à sa hauteur. Il s'agissait de Bérangère, l'aînée du Cours Moyen, dont l'âge se lisait dans son apparence. Ses cheveux courts aussi sombres que l'ébène et ses traits épais lui donnaient tout l'air d'un garçon. Sa mâchoire carrée se terminait par un double menton qui allait de paire avec sa forte ossature. Dotée de larges mains, ainsi que de longues jambes musclées, elle était impressionnante, pour ne pas dire effrayante. Sa taille devait dépasser celle de Pernelle, plus petite que la moyenne, d'une bonne trentaine de centimètres.

— Oh, le gros bébé ! Elle s'amuse encore avec sa poupée ! C'est pour ne pas pleurer dans le noir que tu la gardes avec toi, la nuit ? Tu as peur que d'horribles monstres te dévorent dans ton sommeil ?

Sa raillerie mesquine déclencha chez elle un rire de goret avant qu'elle n'attrapât entre ses doigts sales et épais la chevelure dorée du jouet en porcelaine. Pernelle résista pour le garder en main, mais sa faible constitution, détériorée par des nuits blanches à répétitions, ne lui permit pas de lutter bien longtemps contre l'ogresse qui lui faisait face. Elle fut forcée de lâcher prise si elle ne tenait pas à se faire mal.

- Eh, Mégane ! Attrape !

Bérangère lança puissamment Mimi dans les airs, qui traversa toute la pièce en volant pour aller atterrir directement entre les bras tendus de sa camarade. Cette dernière se tenait juste devant de la porte. Heureusement, elle l'avait attrapée, sans quoi une chute à pareille vitesse se serait révélée fatale pour la fragile poupée.

Celle qui la détenait désormais était beaucoup plus mince que sa complice. Elle semblait plutôt chétive, même si cela devait être dû à sa haute stature qui affinait sa silhouette. Ses cheveux clairs retombaient en boucles légères sur ses épaules osseuses et mettaient en valeur ses prunelles pétillantes, dont la teinte marron se rapprochait du vert selon la luminosité. En apparence, elle semblait plutôt douce, mais comme l'indiquait son comportement, il ne s'agissait que d'une image qu'elle cherchait à se donner.

— Rendez-la-moi ! implora Pernelle, tandis que Mégane prenait un malin plaisir à jeter la poupée en l'air et à la rattraper au dernier moment.

— Si tu y tiens tant que ça, bébé, pourquoi ne viens-tu pas la chercher par toi-même ? Aurais-tu peur de salir tes langes ?

L'intéressée réagit immédiatement en bondissant sur ses jambes. Elle tâcha d'ignorer son manque d'énergie et la violente crampe de son mollet, due à la position dans laquelle elle était assise, ce qui nécessita toute sa volonté. Serrant les dents, elle fondit sur Mégane.

Celle-ci disparut presque aussitôt sur le palier du premier étage, Mimi fermement coincée sous son long bras filiforme. Pernelle s'y précipita à sa suite et fut soulagée de constater que son corps parvenait à maintenir la cadence. Pour combien de temps, cependant ?

Elle préféra ne pas se poser cette question, car elle n'avait pas particulièrement envie d'en connaître la réponse. Elle dévala les escaliers aussi rapidement que possible et, une fois au bas des marches, s'engouffra dans la salle commune, certaine d'y retrouver la voleuse. La pièce était bondée, mais elle n'eut aucun mal la à repérer, en dépit de toutes les élèves présentes.

Mégane se tenait devant la cheminée que quelqu'un – peut-être Mlle Rouet – avait allumée. Un feu flamboyant crépitait dans l'âtre rendu crasseux par la suie, au-dessus duquel la pensionnaire agitait dangereusement la poupée, un sourire mesquin sur les lèvres. Les flammes léchaient les petits chaussons de tissu que la bonne de Pernelle avait un jour confectionnés au manoir.

— Non ! s'exclama celle-ci en s'immobilisant brutalement, alors que tous les regards du grand salon se tournaient dans vers elle, tétanisée dans l'encadrement de la porte restée ouverte. Je t'en prie, ne fais pas cela.

Mégane éclata d'un rire tonitruant qui ne s'accordait pas avec sa frêle silhouette, puis lança le jouet à une autre fille qui se tenait à l'extrémité de la salle. Pernelle se précipita et sauta dans les airs pour tenter de s'emparer de Mimi au vol, mais ses efforts furent vain. Elle était bien trop petite pour réussir, et surtout loin d'être au sommet de ses capacités physiques.

Lorsque Bérangère apparut à son tour dans le chambranle, du côté du petit hall, quelqu'un renvoya presque aussitôt la pauvre poupée entre ses mains, si larges qu'elles auraient pu la briser d'un seul coup. À cette pensée, Pernelle frissonna : qu'allait-il advenir de la seule amie qu'elle possédait véritablement en ces lieux ?

Comme pour l'agacer, ce qui était certainement son but, l'ogresse agita Mimi juste devant son nez, puis tendit son bras en direction du plafond, qu'elle pouvait presque toucher grâce à sa taille impressionnante, plaçant ainsi le jouet hors d'atteinte. Sa propriétaire eut beau essayer de s'en saisir par la ruse autant que par la force, elle échoua à chaque tentative.

Bérangère recula de quelques pas pour quitter la pièce, dont elle bloquait encore l'issue quelques secondes auparavant. Pernelle la rejoignit juste à temps derrière les escaliers pour la voir ouvrir la porte qui conduisait aux douches. Étonnamment, celle-ci n'était pas verrouillée. La surveillante avait dans doute oublié de la refermer après qu'elles se fussent toutes lavées le matin même.

— Dis, bébé, tu savais que les chats étaient capables de voir dans le noir ? s'enquit Bérangère sur un ton suintant de mépris.

— S'il te plaît, rends-moi ma poupée.

— Pourquoi ? Ton papa adoré ne peut pas t'en acheter une autre avec tous les sous qu'il gagne, pendant que mes parents à moi crèvent de faim pour s'assurer de pouvoir me payer des études à Saint-Cyrien ?

— Je n'y suis pour rien et Mimi non plus. Je n'ai pas choisi de venir ici, d'ailleurs je préférerais être n'importe où plutôt que dans ce pensionnat.

L'autre beugla tel un taureau qui s'apprêterait à charger. Elle jeta à la fillette un regard assassin qui la terrifia. Si Pernelle ne comprit pas immédiatement la raison d'une pareille réaction, elle ne tarda pas à l'apprendre :

— Depuis que je suis toute petite, j'ai toujours rêvé de venir à l'école, ce dont je n'étais même pas assurée, et toi, petite aristocrate stupide, tu te permets de critiquer cet endroit ? Ma sœur n'aura pas la chance de venir ici, à cause du manque d'argent, alors tais-toi ! Pour qui te prends-tu avec ton dédain envers tout ce qui t'entoure ? Ce n'est pas parce ta famille est cousue d'or que tu dois regarder le monde de haut. Saint-Cyrien n'est pas assez bien pour la petite princesse qui se sent perdue loin de son château ? Dans ce cas, laisse donc ta place déjà payée à quelqu'un qui a vraiment besoin d'étudier, et qui n'a pas pu naître comme toi avec une cuillère en argent dans la bouche.

L'enfant voulut répondre, mais Bérangère refusa de l'écouter. Elle se contenta de jeter Mimi dans l'entrebâillement qui donnait sur une volée de marches rendue invisible par l'obscurité, mais que Pernelle devinait sans mal. Elle se précipita vers l'ouverture béante et fut étonnée, au moment de passer devant sa condisciple, que celle-ci ne cherchât pas à la retenir.

Prudemment, elle avança jusqu'à l'escalier. Elle ne faisait pas confiance au ciment ; il était glissant et elle n'avait pas envie de se retrouver précipitée dans les profondeurs ténébreuses du sous-sol. D'une main moite, elle prit appui contre le mur, puisqu'il n'y avait pas de rampe à laquelle se tenir.

Pernelle descendit de quelques degrés, tout en priant pour que sa poupée n'eût pas atterri bien loin. Bérangère avait évoqué les chats capables de voir dans l'obscurité la plus totale et elle comprenait désormais pourquoi. Il faisait si noir qu'elle ne voyait pas à plus de cinquante centimètres devant d'elle, malgré la porte restée entrouverte et la lumière du hall qui filtrait à l'intérieur.

— Bonne nuit, bébé ! s'exclama l'ogresse dans un rire presque fou, tandis que l'issue en question se refermait sur elle.

Pernelle eut beau faire demi-tour en courant, elle arriva trop tard. Elle aurait dû se méfier davantage face à l'absence de réaction de sa camarade. Elle saisit la poignée du battant en bois épais, la tira de toutes ses forces, mais rien n'y fit. Elle était prisonnière de ce sombre escalier.

Elle eut beau frapper, appeler à s'en casser les cordes vocales, personne ne vint à son secours, en dépit des éclats de voix qu'elle percevait au-dessus de sa tête, qui appartenaient aux élèves en train de gravir les marches en colimaçon menant aux premiers étages.

Dépitée, Pernelle s'assit sur le sol froid, adossée contre la porte, avant d'enfouir son visage entre ses mains. Son corps entier tremblait et elle n'avait aucune envie de se remettre debout. Elle finit cependant par puiser en elle la motivation nécessaire pour y parvenir, car elle devait retrouver Mimi.

Les ténèbres la cernaient totalement, l'empêchant de voir où elle allait, raison pour laquelle elle avançait à tâtons. Malgré la prudence dont elle faisait preuve, elle dérapa et, n'ayant rien à quoi se raccrocher, roula jusqu'à la salle des douches en contrebas. Le choc qu'émit son crâne en heurtant le sol carrelé se répercuta en écho dans les alentours déserts.

L'enfant recouvra ses esprits après être restée sonnée un moment. Elle renonça à se redresser, car sa tête la lançait douloureusement, et elle se déplaça à quatre pattes, palpant les ténèbres du bout des doigts à la recherche de sa poupée.

Sa main, après n'avoir rencontré que de l'air, se referma enfin sur de doux cheveux bouclés. Pernelle plongea son nez dans les filaments à l'odeur familière, avant de se pelotonner en boule sur le sol glacé et inconfortable. Elle ignorait où se trouvait les escaliers qui l'auraient ramenée au niveau du rez-de-chaussée. Tourner en rond lui avait totalement fait perdre le sens de l'orientation.

Elle s'efforça toutefois de voir le bon côté des choses, ce dont elle se serait pourtant crue incapable. Pour la première fois depuis qu'elle résidait à Saint-Cyrien, elle pouvait bénéficier d'un moment de solitude, ce qu'elle avait ardemment désiré. Il n'y avait personne pour la voir, et encore moins pour la juger, comme Bérangère s'était injustement permis de le faire.

Pernelle se mit donc à pleurer, le visage blotti contre celui en porcelaine de Mimi, doucement d'abord, puis de plus en plus fort. Bientôt, son corps fut parcouru de tremblements nerveux, signes précurseurs d'une crise d'hystérie. La fillette coupa néanmoins court à son chagrin lorsqu'un hoquet l'empêcha de respirer convenablement. Au moins cette mésaventure lui aurait-elle offert une occasion de soulager un peu le poids qu'elle portait en silence sur ses épaules.

Comment elle, Pernelle d'Autemart, en était-elle arrivée à subir de telles épreuves, et de telles humiliations ? Son père était l'un des hommes les plus riches de France et sa famille comptait parmi les plus respectables. Avant de mettre les pieds dans ce pensionnat, elle avait toujours dormi dans des draps de soie, entourée par de fines tentures voilées. Ces étoffes luxueuses lui conféraient autrefois un sentiment de sécurité, couplées bon feu de cheminée qui brûlait tous les soirs dans l'âtre de marbre de sa chambre.

Voilà qu'elle était à présent condamnée à se coucher à même le sol, cherchant la position la moins pénible pour son corps déjà endolori, à Saint-Cyrien où le lieu en lui-même autant que ses habitants lui paraissaient hostiles. Elle était allongée par terre, les pieds nus, sur un carrelage dur qui la gelait jusqu'à l'os, et en arrivait presque à regretter l'inconfort de son matelas à l'étage.

Au début, elle avait songé qu'elle s'habituerait à son incommodité avec le temps, mais c'était comme croire qu'elle finirait par accepter un jour sa condition d'élève à Saint-Cyrien : cela relevait du domaine de l'impossible. Tous les matins, elle se réveillait fourbue et surtout épuisée par le manque de sommeil, dont elle semblait être la seule à souffrir dans son dortoir.

— Ma pauvre mère... Si vous me voyiez, murmura Pernelle dans un souffle, les paupières fermées par la fatigue. Vous répétiez sans cesse que l'honneur était notre bien le plus précieux, à nous autres femmes et filles, car il s'agissait de notre seule possession véritable. Que penseriez-vous aujourd'hui en me voyant ainsi, aussi peu digne qu'un chien allongé sur un tapis ? S'il s'agit de sa place à lui, qu'en est-il de la mienne ? Elle n'est pas ici, j'en suis convaincue, alors pourquoi Père m'a-t-il éloignée de la maison ?

Elle se recroquevilla encore un peu plus, serrant d'une main le pendentif de feu Mme d'Autemart, de l'autre sa poupée. Saint-Cyrien désirait-il à ce point la voir courber la tête ? La priver de sa fierté, comme si cela ne lui suffisait pas de la séquestrer et de la tenir éloigner de tout ce qu'elle aimait ?

Si tel était le cas, Pernelle ne la laisserait pas faire. Elle avait eu raison de réagir, même si cela pouvait paraître lâche au premier abord. Son père la sortirait de cet endroit infernal avant que la situation n'empirât réellement. Rien ne l'empêcherait de gagner la guerre que le pensionnat avait apparemment tenu à lui déclarer en lui menant une vie aussi dure dès les premiers jours.

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