Someone called Adam

Chapitre 2 : Juste un monstre

3198 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 05/12/2025 11:18


chapitre 2 : Juste un monstre



                                                               “Chère Elizabeth,


C’est le cœur lourd (puisque cette peste avait sous-entendu qu’il n’en avait pas) que ma plume doit vous apprendre une terrible nouvelle que ma voix ne peut exprimer puisque Dieu (un Dieu nommé Victor) a jugé bon de vous rappeler à Vienne pour les affaires de mon cher frère. Peu après votre départ (bien avant à vrai dire, mais qu’importe), j’ai reçu la visite de votre oncle, qui souhaitait s’enquérir de l’avancée de mes travaux (plutôt s’approprier ma création pour se débarrasser de son corps syphilitique, mais qu’importe). 

En homme moderne, à l’esprit aiguisé et ouvert (pas comme sa nièce), il a été conquis par la réussite de mon expérience ! Mais alors qu’il examinait l’ampleur des dissections nécessaires à mes travaux dans l’endroit qui me tint lieu de morgue, tout à son engouement pour la science (en vérité, son engouement semblait s’être toute sa vie tourné sur les femmes de petite vertu, mais après tout, chacun ses passions…), le monstre s’est libéré de ses entraves et nous a retrouvé. Son état sauvage, accentué par sa force démoniaque et son absence d’humanité, l’a fait se jeter sur votre oncle pour l’attaquer violemment (inspiration de dernière minute) ! 

Dieu me pardonne d’avoir créé une créature aussi abjecte, dans laquelle je n’ai su insuffler aucune âme… Ô combien vous savez comme j’ai toujours estimé Heinrich (surtout son pognon), aussi n’ai-je pas hésité à m’interposer pour tenter de le sauver. Malheureusement, mon intervention n’a fait que provoquer un terrible incendie ! Un puissant coup porté à l’arrière de son crâne a accéléré le trépas de votre oncle, tandis que - blessé - je parvenais à grand-peine à ramper hors de la morgue. 

Je vous exprime, ma chère Elizabeth, mes plus sincères condoléances (imaginaires) face au décès de votre oncle, que je n’ai pu éviter (sur ce point au moins, il ne mentait pas). J’espère que dans votre deuil, vous trouverez un quelconque réconfort à savoir que le monstre a péri dans l’incendie. Dépourvu d’intelligence, il n’a pas saisi le danger des flammes et celles-ci ont dévoré son corps difforme, le renvoyant en Enfer auquel il appartient.  

Cette tragédie pèsera jusqu’à mon dernier souffle sur mon âme (tu parles !), aussi ai-je décidé de demeurer seul dans cette sinistre tour, en pénitence de mes péchés. Sitôt que j’aurai guéri de mes blessures, soyez assurée que j’offrirai aux ossements de votre oncle - mon cher ami - une sépulture digne de lui (la fosse commune destinée aux viscères et aux pièces de cadavres inutilisables).


J’espère qu’un jour vous me pardonnerez ce que je ne saurais me pardonner moi-même…


Victor Frankenstein”



Cela faisait plus d’un mois maintenant qu’il avait envoyé cette lettre à Elizabeth, ainsi qu’une autre destinée à son frère, bien que nettement plus prosaïque. William lui avait répondu rapidement, visiblement satisfait de la façon dont son frère avait habilement maquillé le décès d’Harlander, même s’il déplorait que sa fiancée soit dévastée. William lui avait assuré qu’il ne serait inquiété par aucune investigation, trop soulagé qu’il était du décès de la créature pour laquelle il n’avait, du reste, pas demandé plus d’explications, bien conscient du sang qui souillait les mains de son frère.

 

S’il savait… 


Depuis les pluies diluviennes qui s'étaient abattues pendant plusieurs jours suite à l’incendie de la morgue, la créature - loin d’être morte puisque immortelle - partageait le dernier étage de la tour avec Victor. Le baron s’en était montré fort incommodé au départ, osant à peine passer une tête par l’embrasure de la porte de la chambre dans laquelle il maintenait le monstre attaché au lit. 

Sa compagnie s’avéra toutefois largement supportable, même selon les critères exigeants du baron. La créature semblait déterminée à ne pas attirer l’attention sur elle et se montrait curieusement discrète. Surtout lorsqu’elle entendait la canne de Victor résonner sur le sol. Le monstre tirait toutefois sur ses chaînes pour observer son créateur lorsqu’il travaillait, depuis la porte entrouverte de la chambre. Le scientifique, maintenant qu’il était soulagé par la disparition d’Harlander et la tranquillité que lui avaient apportés ses mensonges, était moins nerveux et plus enclin à vouloir tenter de nouvelles expériences. Il passait ses journées à dessiner fébrilement des croquis et à écrire sur d’innombrables carnets, tout en mettant de l’ordre dans le laboratoire encombré.  


Remarquant l’attitude passive et calme du monstre, il prit un jour le risque de le détacher durant la journée, l’autorisant ainsi à déambuler dans le laboratoire, comme à son premier jour. Il s’en félicita en remarquant que le monstre ne cherchait ni à fuir, ni à mettre le bazar. Bien au contraire, même s’il avait tendance à tourner autour du baron et à bousculer certaines affaires de par sa maladresse, il savait également se montrer utile, comme le constata rapidement Victor. Le scientifique pouvait, de temps à autre, lui confier quelques missions très simples, comme porter des charges lourdes à sa place ou encore déplacer des meubles. Étrangement, la créature prononçait de plus en plus de mots en écoutant les monologues incessants de Victor. Il formulait même des associations de mots, squelette de phrases qu’il peinait cependant à articuler correctement. Pour faire des progrès, il pouvait toutefois compter sur les corrections appliquées de son créateur, qui punissait chaque échec, mais ne félicitait aucune réussite… Chaque nuit, il reconduisait la créature jusqu’à la chambre d’ami et entravait sa cheville, la lourde chaîne représentant davantage une barrière mentale que physique, car le monstre était fort, très fort. 


Tandis que l’automne s’éteignait doucement, emportant avec lui le poids de ses regrets, le baron boitait toujours autant. Peut-être avait-il sous-estimé sa blessure après tout, car sa cheville souffrait de raideurs importantes, l’obligeant à marcher avec l’aide de sa canne. Il avait épuisé sa réserve de bûches, or le froid mordant s’infiltrait par tous les interstices de la tour, aggravant ses douleurs, pour lesquelles il consommait de plus en plus d’alcool. Les cheminées exigeaient du combustible pour réchauffer le dernier étage de la tour, aussi Victor, par un matin glacial, se décida à emmener avec lui la créature dans la forêt toute proche. Il avait longuement hésité cependant. Se rendre dans le bois n’avait rien de dangereux, mais ajouter une hache dans l’équation tenait de la folie. Mais Victor n’en manquait pas… 


Le monstre, dont le regard expressif témoignait d’une curiosité mêlée de crainte, suivit docilement son créateur à l’orée de la forêt. Toute la matinée, il observa Victor couper de jeunes arbres et les traîna pour lui jusqu'au pied de la tour sans éprouver aucune fatigue, contrairement au baron, qui suait sous l’effort et grimaçait de douleur. 


— Bois, répétait inlassablement le monstre, en pointant les troncs, étalés au sol.


A chaque coup de hache, il reculait et poussait de petits gémissements apeurés, qui exaspéraient le baron :   


— Ça va, c’est les arbres que je coupe, je vais pas te découper toi, j’ai mis trop de temps à t’assembler ! 

— Bois ! 

— Oui, le bois, le bois… répéta Victor, fatigué. C’est pour le feu. Le feu ! Tu t’en fous, t’as pas froid, toi… ajouta-t-il, haletant, en s’asseyant lourdement sur le tronc qu’il venait de coucher dans un lit de mousse et de feuilles mortes. 


Tandis que Victor ôtait ses gants de cuir rouge pour passer ses mains dans ses cheveux, épuisé, la créature s’approcha de lui avec précaution. Une fois devant lui, le monstre se laissa tomber assis par terre, faisant virevolter autour de son visage glabre ses mèches, de plus en plus longues. Les rayons de soleil, qui filtraient au travers des branches, illuminaient par endroit les différentes teintes de châtain et de blond qui parsemaient son crâne, selon le scalp auxquelles elles avaient appartenu jadis. Il se mit ensuite à jouer avec les écorces, les épines de pin et les feuilles mortes, pour contrer l’ennui. Victor redressa son visage et observa sa créature manipuler chaque déchet de la nature avec un intérêt candide, l’émerveillement se lisant sur chacun de ses traits, empruntés à tant d’hommes différents… C’est alors qu’il remarqua la chair de poule qui parsemait la peau nue du monstre, aux teintes bleutées par endroit. Les lèvres cyanosées du monstre s’étirèrent en un sourire timide lorsqu’il tendit avec hésitation une feuille morte vers son créateur : 


—  F… Feuille, bégaya-t-il, concentré. 


Surpris, Victor saisit la feuille, aux teintes ambrées chaleureuses : 


— Oui. Une feuille. Elle… Elle est très belle… répondit-il, en examinant le dessin délicat de ses nervures, qui lui rappelèrent immédiatement les cicatrices de sa créature. 


Une ombre passa dans les yeux sombres du scientifique lorsqu’il remarqua que le monstre guettait sa réaction avec une appréhension évidente, en tapotant son front avec ses longs doigts. 


— Feuille… Victor…  

— C’est… C’est pour moi ? demanda le baron, interdit. 


Le monstre acquiesça silencieusement, avant de baisser le regard vers les autres feuilles et de reprendre son admiration silencieuse. Victor hésita à le remercier et alors qu’il examinait tour à tour la petite feuille et l’immense créature assise à ses pieds, il se rendit compte que le monstre était secoué de spasmes. Il tremblait. Une réalité transperça alors l’opacité du cœur du baron. 


— Tu… Tu as froid ? demanda-t-il, en fronçant les sourcils. 


Comment était-ce possible pour une créature immortelle de ressentir le froid ? Le monstre, cependant, avait froid, c’était évident ! Pourquoi Victor ne l’avait pas remarqué avant ? Tandis qu’il se questionnait, la créature releva son visage avec l’air circonspect qu’il arborait toujours lorsqu’il ne comprenait pas ce que Victor lui disait. C’est-à-dire souvent. 


— Froid ? répéta le baron, en se penchant légèrement en avant. 


Victor tendit une main vers l’épaule du monstre, qui poussa un gémissement implorant, mais le baron se contenta de promener sa main sur son bras. 


— Tu es gelé ! Froid ? répéta-t-il, en frottant ses propres bras, pour mimer la sensation de froid.        


La créature sembla enfin comprendre : 


— Froid… murmura-t-il de sa voix profonde, ce simple mot formant un petit nuage de brouillard devant sa bouche.  

— Oui. Oui, tu as froid… Rentrons ! ajouta Victor, en se levant d’un bond. 


Le monstre resta assis à ses pieds, à l’observer, avant de pointer les arbres : 


— Bois ? 

— Non. Maison ! Lève-toi, ajouta le baron, en lui assénant un coup de pied dans la jambe. 


Un monstre. Ce n’est qu’un monstre, se réprimanda Victor. 


Le monstre en question se leva sans broncher, habitué aux sautes d’humeur de son créateur, et tracta le dernier tronc jusqu’au pied de la tour. 


Ils passèrent ensuite une bonne partie de l’après-midi à débiter les troncs en bûches, que la créature monta jusqu’en haut de la tour sans relâche. La nuit tomba tôt sur le Lichtenstein et Victor était fourbu, aussi finit-il par ordonner la fin de leur journée de labeur. 


— Ça suffit, dit-il, essoufflé, tandis que le monstre faisait mine de ramasser davantage de bûches.  

— Bois ? 

— Non. Ras le bol de ce satané bois… répondit Victor, en étirant ses bras endoloris.

— Maison ? demanda alors le monstre. 


C’était la première fois qu’il répétait ce mot et il résonna étrangement chaleureusement sur ses lèvres.


— Ouais ! Maison… répéta Victor, en grimaçant. 

— Victor blessé ? demanda la créature, d’un air préoccupé. 

— Non, ce n’est rien. J’ai mal aux bras, c’est tout ! 


Il guida le monstre jusqu’au sommet de la tour et y alluma plusieurs chandeliers, ainsi qu’un feu nourri dans l’âtre du laboratoire, dont la chaleur bienvenue se répandit bientôt sur l’étage. Harlander avait fait installer un ersatz de cuisine dans un coin du laboratoire, vers laquelle se dirigea sans tarder le baron, affamé ! 


— Je reviens, dit-il au monstre, en s’éloignant. Je vais me préparer à manger, ne touche à rien !


Après s’être débarrassé de ses vêtements sales, il enfila sa robe de chambre par-dessus un pantalon propre et se fit réchauffer la marmite de ragoût de mouton qui lui restait de la veille. Il n’avait presque plus de viande et devrait se résoudre, sans tarder, à aller s’approvisionner dans la ferme voisine des De Lacey, des éleveurs de brebis. Cette famille pauvre se réjouissait de lui fournir de la viande, du pain, des légumes et des fruits contre de l’argent sonnant et trébuchant, nécessaire à la survie de toute la famille ! Pour l’heure, une odeur délicieuse flottait dans le laboratoire, mettant l’estomac du baron à la torture, tandis qu’il fouillait son garde-manger à la recherche d’une miche de pain, non encore rassie. Il revint avant peu dans le laboratoire, où il posa lourdement sur une petite table la grosse marmite. Après avoir été chercher une assiette, le pain, ainsi qu’une bouteille de vin, il s’assit enfin, avec un plaisir non dissimulé. Cherchant du regard la créature, il la remarqua accroupie devant l’âtre, à observer les flammes avec fascination. 


— Ne touche pas au feu, rappelle-toi ! Le feu brûle, il est dangereux, le mit en garde Victor, tout en se coupant une épaisse tranche de pain. 

— Le feu… Dangereux, répéta pensivement le monstre, en jouant avec les lambeaux de tissus autour de ses poignets. 


Victor se versa une louche de ragoût dans son assiette creuse et but une gorgée de vin directement au goulot de la bouteille. Tandis qu’il commençait à manger, en poussant des petits soupirs de plaisir, il remarqua que le monstre l’observait attentivement, le nez en l’air, inspirant profondément les effluves émanant de la marmite. Victor reposa alors lentement sa cuillère, tandis qu’il se posait une question qu’il ne s’était encore jamais posée. Le monstre ressentait-il la faim ? La créature étant immortelle, le baron avait toujours supposé qu’elle n’était soumise ni à la faim, ni à la soif, ni aux températures extrêmes. En bref, à tous les affres de l’humanité. Or, la créature avait eu froid dans la forêt ce matin… 

Le baron versa une nouvelle louche dans son assiette et y plongea sa cuillère. Il prit de son autre main la tranche de pain qu’il s’était coupée et se leva. D’un pas claudiquant, il se dirigea vers la cheminée devant le regard méfiant de la créature et s’assit à ses côtés, sur le tapis. 


— Tu as faim ? demanda-t-il, en tendant la tranche de pain au monstre. 


La créature observa le pain avec hésitation, puis reporta son regard craintif sur son créateur, sans oser y toucher. 


— Pends. C’est pour toi ! Pain. Ça se mange, expliqua le baron, en croquant dans la tranche, avant de lui tendre avec insistance. Mhmm, c’est bon !    


Le monstre saisit maladroitement la tranche de pain et la manipula avec attention, avant de la porter à son nez. Après l’avoir longuement reniflé, il la goûta. D’abord avec prudence, il finit par la dévorer en quelques bouchées, tout en poussant des petits cris de plaisir. 


— Tiens, prends du ragoût ! l’encouragea Victor, alors qu’une pointe de culpabilité lui tordait l’estomac. 


La créature faisait preuve d’un appétit vorace, mangeant avec ses doigts, dévorant rapidement tout le contenu de l’assiette ! Une question tarauda alors l’esprit du scientifique. Combien de fois la créature était-elle morte de faim dans les tréfonds de la cave, puis dans le silence de sa chambre, la nuit, avant que la vie impitoyable ne se propage à nouveau dans son corps ? 


Victor lui offrit une assiette pleine à deux reprises supplémentaires, ainsi que la moitié de la miche de pain et l’équivalent d’une carafe d’eau, avant que le monstre ne semble rassasié. Rompu de fatigue, il approcha ensuite un fauteuil devant l’âtre. Se débarrassant de sa robe de chambre dans un tourbillon de satin rouge et vert, il s’écroula dans le fauteuil et rabattit une petite couverture en laine sur ses jambes. 


Perdu dans le tumulte de ses pensées nébuleuses, il observa longuement la créature jouer avec la cuillère, tandis que lui-même sombrait dans le sommeil, aidé par la douce ivresse du vin bon marché, se répétant inlassablement la même chose…  


Un monstre. Ce n’est qu’un monstre…            



  

NDA : Je suis super contente de vous annoncer que cette fic va faire l’objet d’une collaboration prochaine (en janvier normalement) avec martina_a_duck (sur Insta), qui va réaliser un header, ainsi qu’un fanart 💖 (l'hyperfixation, ça se partage XD)! 


Comme le site ne permet pas d’insérer d’images, la fic fera donc l’objet, en temps voulu, d’un topic sur le forum du site 😉


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