Tome 1 : La Louve des Braises
Plus tard, seul dans les couloirs brûlants du Donjon Rouge, Ned avançait d’un pas tendu. La chaleur était suffocante, presque écrasante, comme si les murs eux-mêmes retenaient le souffle de mille secrets. Les torches accrochées aux piliers diffusaient une lueur rouge sang, mouvante, qui rampait le long des pierres comme des doigts de feu. Chaque pas résonnait d’un écho étouffé. Chaque ombre semblait guetter. C’est alors qu’une silhouette dorée se découpa dans le couloir. Un cliquetis lent, volontaire, presque nonchalant, d’armure parfaitement entretenue. Une odeur d’acier, de cuir travaillé, et de parfum cher. Jaime Lannister. Le Régicide. Le frère de la reine. L’or incarné dans un homme au sourire trop beau pour être honnête. Il avançait avec la fluidité d’un fauve qui connaît sa puissance. Une main posée sur la garde de son épée, dont le pommeau étincelait comme un minuscule soleil. Les flammes des torches jouaient sur l’acier poli, dessinant des reflets de lumière autour de lui comme une couronne. Jaime épousseta distraitement sa manche, l’air presque lassé, comme si la présence de Ned n’était qu’une interruption dans une promenade agréable.
« Alors voilà le nouveau chien de garde de mon beau-frère, » lança-t-il d’un ton léger, presque chantant.
Une provocation délibérée. Mesurée. Jouissive. Ned se raidit. Sa mâchoire se contracta, ses yeux se firent plus sombres.
« Vous avez tué votre roi dans le dos. »
Les mots tombèrent comme une lame. Jaime s’arrêta. Son sourire se déploya lentement. Un sourire mince, glacial, qui n’atteignait pas ses yeux.
« Vous auriez préféré que je brûle avec toute la ville ? »
Sa voix avait perdu toute légèreté. Elle était calme. Trop calme. Une lame dans du velours. Il se rapprocha d’un pas, réduisant la distance entre eux. Ned sentit l’odeur de métal chaud et de cuir neuf. Jaime inclina légèrement la tête, ses yeux verts piquant la pénombre d’un éclat presque douloureux. Pendant un bref instant… un souffle de vérité sembla suspendu entre eux. Un regard lourd. Énigmatique. Brisé. Puis la façade revint. Jaime recula d’un pas léger, presque dansé, et tourna les talons. La cape dorée ondula derrière lui comme une flamme vive dans les couloirs rougeoyants.
« On raconte beaucoup d’histoires, Lord Stark. Mais seule la moitié est vraie. »
Sa voix résonna un instant après sa disparition, s’accrochant aux pierres chaudes comme un murmure de spectre. Puis le silence revint. Un silence lourd. Chargé de sens. Chargé de menaces invisibles. Ned resta immobile, absorbé par l’écho des mots du Régicide, une sensation glacée lui glissant le long de la colonne vertébrale. Il comprit, à cet instant précis, qu’il venait d’entrer dans un labyrinthe de mensonges, de secrets et de serpents… et que dans ce château brûlant, personne ne sortait indemne.
À Winterfell, Elya fixa longuement le Nord depuis le haut des remparts. La pierre froide sous ses doigts, la neige qui mordait sa peau, le vent hurlant qui s’engouffrait entre les créneaux… tout semblait vouloir la pousser en arrière. Ou l’appeler. Le paysage s’étendait à perte de vue : les forêts sombres, les plaines gelées, les montagnes lointaines qui scintillaient sous le soleil pâle comme des carcasses d’anciens dieux. Le vent glacé fouettait ses cheveux, les faisait danser autour de son visage comme des filaments d’ombre. Elle ferma un instant les yeux. Elle se sentait… entre ce monde de pierre, de neige, de loups… et l’autre. Celui qu’elle fuyait encore. Celui qui murmurait son nom dans l’obscurité. Un bruit de pas précipités la fit se retourner. Robb. Les joues roses d’avoir couru, la respiration courte, les épaules déjà trop larges pour un garçon de son âge. Mais ses yeux, bleus, graves, portaient une fatigue d’adulte.
« Je vais écrire à mon père, » dit-il en arrivant à sa hauteur, la voix légèrement tremblante.
Le vent lui arrachait les mots, mais il persista.
« Peut-être que… peut-être qu’il saura quoi faire. »
Elya baissa doucement les yeux. Ses cils tremblaient sous les rafales.
« Contre la chute d’un enfant ? » murmura-t-elle. « Contre ceux qui ont voulu le tuer ? »
Robb inspira, lourdement. Un coup porté au cœur. Il détourna le regard, frappé par sa lucidité. Frappé aussi par cette force étrange qu’elle dégageait. Une force qui n’avait rien à voir avec l’épée.
« Nous sommes Stark, » dit-il enfin, avec cette détermination silencieuse qui semblait être le langage naturel de sa maison. « Nous nous battons toujours. »
Le vent redoubla, claquant contre les remparts. Elya sentit, dans un recoin de son être qu’elle n’avait pas encore osé regarder, un écho. Une réponse. Un souffle. Une voix qu’elle croyait éteinte. Elle aussi s’était battue. Contre des ombres, contre la peur, contre Varak, contre son passé. Elle avait survécu. Elle posa une main sur la pierre froide. Elle sentit la vibration du Nord sous sa paume. Et elle sut. Elle n’était pas encore au bout. Pas de son combat. Pas de sa fuite. Pas de son destin. Le vent souleva une mèche de cheveux de Robb, puis d’Elya, les entremêlant un instant avant de repartir dans les hauteurs de Winterfell. Comme si le Nord lui-même reconnaissait leur détermination.
Dans sa chambre, Sansa Stark pleurait encore la perte de Lady. La pièce était silencieuse, plongée dans une lueur d’or pâle filtrant à travers la fenêtre étroite. Les rideaux ne bougeaient presque pas : l’air était figé, lourd, saturé des sanglots qu’elle retenait depuis des heures. Sansa était assise au bord de son lit, les épaules secouées, la tête enfouie dans un morceau de fourrure blanche. Un lambeau de Lady que son père lui avait apporté après l’exécution. Un geste tendre. Un geste de père. Mais qui n’effaçait rien. Elle serrait la fourrure si fort que ses jointures en blanchissaient, comme si elle tentait de retenir ce qui lui avait été arraché. Lady. Douce. Silencieuse. Fière. Sa compagne depuis le premier jour. La seule amie véritable qu’elle possédait parfois dans cette grande famille bruyante.
« Ce n’était pas juste… » murmura-t-elle d’une voix brisée, la gorge serrée à en étouffer.
Son murmure se perdit dans l’air froid de la pièce. Personne ne l’entendit. Les servantes restaient derrière la porte, trop respectueuses, ou trop impuissantes, pour intervenir. Arya était introuvable. Alors Sansa pleurait seule. De grosses larmes roulèrent le long de ses joues avant de s’écraser sur la fourrure, comme si elle essayait d’y recréer la chaleur disparue. La bougie trembla, projetant des ombres qui ressemblaient à des silhouettes de loups courant sur les murs. Sansa leva la tête une seconde. Puis elle referma les yeux, et une nouvelle vague de chagrin l’emporta. Lady n’avait jamais mordu. Lady n’avait jamais attaqué. Lady n’avait jamais fait de mal. Et pourtant, c’était elle qu’on avait condamnée. Dans la solitude glaciale de sa chambre, Sansa Stark découvrait l’une des premières vérités du monde : Les innocents meurent. Et parfois, les rois regardent ailleurs.
Arya, quant à elle, répétait les mots de Syrio Forel en chuchotant, comme une prière qu’elle serait la seule au monde à connaître.
« Rapide… légère… comme l’eau… »
La chambre était sombre, éclairée seulement par une petite bougie qui tremblotait au moindre souffle venant du couloir. Les ombres dansaient sur les murs, longues et fines, comme si elles imitaient les gestes qu’elle tentait d’apprendre. Arya se plaça au centre de la pièce. Elle inspira profondément, serra la mâchoire… puis esquiva un mouvement invisible, légère sur ses pieds nus. Sa chemise trop grande se souleva légèrement lorsqu’elle tourna. Elle parait un adversaire fantôme, glissait sous un coup imaginaire, bondissait de côté avec la vivacité d’un chaton sauvage. À sa main, Aiguille brillait faiblement.La lame fine reflétait le feu de la bougie comme une lueur dansante, comme un éclat de promesse. Arya cligna des yeux. Elle sentait encore, parfois, l’odeur de la rivière. Les cris. Le sang. Le visage terrifié de Mycah. Lady. Le rugissement de Nymeria avant qu’elle ne s’enfuie. Elle secoua la tête. Non. Elle ne devait pas penser à ça. Pas maintenant. Elle planta ses pieds dans le sol, reprit la posture que Syrio Forel lui avait montrée : genoux souples, bras légers, souffle court mais précis.
« Encore, » murmura-t-elle pour elle-même, comme l’aurait dit son maître. « Toujours encore. »
Elle pivota, une rotation fluide, un tranchant invisible dans l’air. Puis un autre pas, plus lent cette fois, comme si son cœur pesait plus lourd que son corps. Soudain, ses yeux s’embuèrent. Elle essuya brusquement ses paupières d’un revers de manche, furieuse de sentir les larmes monter.
« Je serai forte, Bran… »
Sa voix se brisa à peine. Mais elle ne s’arrêta pas. Elle serra Aiguille contre sa poitrine, comme on serre la main d’un frère.
« Je te le promets. »
La flamme de la bougie vacilla. Arya inspira encore. Un souffle tremblant, mais debout. Puis elle recommença à danser. Seule. Brave. Déterminée. Une louve qui apprenait à devenir l’eau.
Au Mur, Jon Snow se tenait seul près de la forge. Le vent claquait contre les pierres comme une bête affamée. Chaque souffle semblait vouloir le mordre, et l’air gelé brûlait les poumons à chaque inspiration. La fumée noire montait lentement dans le ciel, se mêlant aux flocons, aux ombres, aux pensées qu’il aurait voulu chasser. Le bruit sourd du marteau de Donal Noye résonnait encore derrière lui, mais Jon n’y prêtait plus attention. Il observait le Mur, immense muraille bleue, glacée, éternelle… et tellement différente de Winterfell. Là où les torches réchauffaient la pierre. Là où les loups couraient dans la neige. Là où quelqu’un, elle, l’avait regardé comme personne ne l’avait jamais fait. Elya. Cette étrangère aux yeux de tempête. Cette fille silencieuse qui portait le poids d’un monde secret dans chaque geste, chaque respiration. Ses deux épées. Sa cicatrice. Sa fierté farouche. Et ce moment, ce seul instant où leurs corps s’étaient frôlés et où elle avait tremblé contre lui. Ce souvenir lança une chaleur brutale dans son ventre, étrangère au froid du Mur.
« Fah ! » grogna une voix derrière lui.
Pyp passa à côté en frottant ses mains gantées, comme s’il essayait d’arracher la glace à ses doigts.
« Tu rêves, Lord Snow ? » lança-t-il avec un sourire moqueur, les dents claquant tout de même sous le froid.
Jon baissa les yeux, puis esquissa un sourire rare, presque timide.
« Un peu. »
« Mauvaise idée ici, » répondit Pyp en secouant la tête. « Vu l’endroit où on vit, les rêves ne servent qu’à vous rendre malheureux. »
Il s’éloigna en riant, mais son rire se perdit vite dans le vent. Jon tourna de nouveau son visage vers le Mur. Le bleu glacé se refléta dans ses yeux gris. Il inspira profondément, laissant le froid remplir sa cage thoracique jusqu’à lui faire mal. Les rêves… Ici, ils étaient dangereux. Ici, ils se transformaient en regrets. Et Jon se demanda soudain, avec une amertume sourde qu’il n’osa pas nommer : Est-ce qu’il reverrait les personnes qui lui étaient chères ? Arya… Avec son sourire de louve sauvage et ses questions trop grandes pour son âge. Sansa… Douce, fragile, pleine de rêves de contes et de chansons. Son père… Solide, droit, immuable comme les pierres de Winterfell. Son père, droit et silencieux, portant le poids du Nord comme s’il était né de la pierre elle-même… Est-ce qu’il la reverrait, elle ? Elya. La flamme sombre. La guerrière blessée. La fille qu’il ne comprenait pas… et qu’il avait déjà envie de protéger. Le vent n’offrit aucune réponse. Seulement un souffle glacé qui s’infiltra sous son manteau… et fit remonter dans sa gorge une brûlure qu’il tenta d’avaler. Le Mur était fait pour éteindre les rêves. Mais cette nuit-là, Jon Snow ne réussit pas à abandonner celui-là.
Sur la route du Val, Catelyn et son escorte franchissaient déjà la première montagne. Le chemin, étroit et traître, serpentait entre les falaises comme un fil de vie tendu au-dessus du vide. Les rochers, immenses et sombres, ressemblaient à des dents prêtes à engloutir quiconque oserait s’aventurer trop près du bord. Le vent fouettait les chevaux. Les sabots glissaient parfois sur la pierre humide. Les arbres tordus, accrochés aux parois comme des mains suppliantes, gémissaient sous les bourrasques. Ser Rodrik, plus pâle que jamais, gardait une main crispée sur la garde de son épée, guettant les ombres mouvantes du sentier. Les hommes derrière lui jetaient des regards nerveux vers les hauteurs : ici, une simple pierre roulée pouvait être le début d’une embuscade mortelle. Mais Catelyn avait les yeux fixés devant elle. Durs. Clairs. Brillants d’une détermination froide comme l’acier. Elle n’avait pas peur. Elle n’avait plus le luxe d’avoir peur. Elle pensait à Bran. À son petit garçon brisé. À ses doigts immobiles. À son souffle trop léger dans la nuit trop lourde. Elle serra les rênes jusqu’à blanchir les phalanges.
« Mon fils est en danger, » murmura-t-elle dans le vent glacé.
Sa voix se perdit contre les parois, mais ses mots résonnèrent dans son propre cœur comme une promesse.
« Et je protégerai mes enfants… quoi qu’il m’en coûte. »
Une rafale sifflante dévala la montagne, heurtant la caravane comme un avertissement ou une réponse. Catelyn ne détourna pas les yeux. Elle pénétrait dans le Val. Dans le domaine de la sœur qu’elle ne reconnaissait plus. Dans un nid de secrets, de peur et de folie. Mais elle avançait. Parce qu’une mère Stark ne reculait jamais.
À des centaines de lieues de là, dans les plaines rouges d’Essos, Daenerys Targaryen avançait parmi la horde. Autour d’elle, les Dothrakis formaient un fleuve vivant : des milliers de chevaux martelant la terre rouge, des lances ornées de clochettes tintant en cadence, des chants graves montant vers le ciel brûlant. La poussière s’élevait derrière eux comme une traîne dorée. La lumière du soleil se brisait sur les cheveux d’argent de la Khaleesi, leur donnant l’éclat d’une lame fraîchement tirée du feu. Daenerys chevauchait droite. Fière. Différente. Il n’y avait plus trace de la fillette tremblante vendue comme un trophée par un frère avide. Non. Il y avait une femme. Une reine nomade. Une Khaleesi. La chaleur écrasante ne la faisait plus plier. La selle dure ne lui meurtrissait plus les jambes. Ses doigts, fermement posés sur les rênes, respiraient une assurance nouvelle. Elle inspira profondément. L’air avait le goût du sable, de la sueur des chevaux, du feu lointain des dragons disparus. Puis elle posa la main sur son ventre. Un geste instinctif. Naturel. Sacré. Une chaleur douce pulsa sous ses doigts. Un frémissement de vie.
« Mon fils sera le khal de tous les khals… » murmura-t-elle, ses yeux s’ouvrant sur un horizon sans fin.
Plus loin… Viserys. Le « dragon » de pacotille. Il observait Daenerys comme un homme regarde une possession qui lui échappe. Ses traits fins, presque beaux sous la poussière, étaient déformés par une rage sourde. Son cheval piaffa sous la tension de ses doigts crispés. Il voyait sa sœur changer. S’affirmer. Grandir. Lui glisser entre les doigts. Ses lèvres se pincèrent. Un souffle tremblant passa entre ses dents serrées. Dans ses yeux violets… Une braise. Une braise de haine. Une braise d’envie. Une braise de terreur, aussi la peur de ne plus être rien. Une braise qui, un jour, dans un grand cri et un éclat d’or fondu, deviendrait feu.
Et pendant que les puissants du monde avançaient vers leurs destinées… À Winterfell, au cœur du Nord immuable, Elya Arden descendit les escaliers menant aux cryptes. Elle ne savait pas vraiment pourquoi ses pas la conduisaient là. Elle obéissait simplement à quelque chose… un instinct primal, un appel enfoui, un souffle ancien venu de plus loin que sa propre mémoire. L’air se fit plus épais, plus lourd, plus profond. Chaque marche résonnait comme un murmure dans la pierre. À mesure qu’elle avançait, les torches accrochées aux murs projetaient des ombres longues, tremblantes, comme des doigts cherchant à retenir ce qui vivait encore. Les statues la regardaient. Les rois du Nord. Les Reines. Les anciens Stark, les premiers, ceux qui avaient bâti des royaumes à coups d’acier et de neige. Les gardiens d’un monde avant la chute de la lumière. Des loups de pierre reposaient à leurs pieds, immobiles dans un sommeil éternel. Elya avança entre eux comme entre des géants silencieux. La grande salle souterraine ne sentait ni la mort ni le froid. Elle sentait la mémoire. Elle sentait la loyauté, la douleur, l’honneur et le poids de siècles sans trahir. Elle s’arrêta devant une statue représentant un homme jeune, les traits nobles, les yeux gravés dans une détermination tragique, l’épée reposant sur ses genoux. Brandon Stark. Le frère de Ned. Mort trop tôt. Mort injustement. Le vent n’existait pas dans les cryptes… Et pourtant, une flamme vacilla. Puis une autre. Des ombres coulèrent sur le visage de pierre comme des larmes figées dans le temps. Elya sentit quelque chose remuer sous sa peau. Une sensation étrange. Presque familière. Elle posa la main sur la poignée de son épée. Un geste instinctif, calme, respectueux. Presque une prière.
« Je ne sais pas ce que je suis venue chercher ici… » murmura-t-elle.
Sa voix se perdit dans l’écho, absorbée par les pierres séculaires. Un souffle traversa les cryptes. Un vent froid. Un vent venu de nulle part. Un vent impossible. Les torches frémirent. L’air vibra. Elya frissonna. La cicatrice dans son dos… brûla. Pas comme une douleur. Comme un signal. Un avertissement. Quelque chose approchait. Quelque chose qui dépassait Winterfell. Quelque chose qui l’avait suivie à travers le monde. Quelque chose qui n’avait jamais cessé de la traquer. Varak. Son nom n’avait pas besoin d’être prononcé. Elle ferma les yeux. Respira lentement. La pierre, le silence, les anciens rois, tout semblait écouter.
« Je ne fuirai plus. »
Les mots furent à peine un souffle. Mais ils vibrèrent. Comme si la pierre elle-même retenait son souffle. Un serment. Une promesse. Une flamme dans l’ombre. Et dans le silence épais des cryptes, la lignée Stark, figée dans la pierre, parut approuver.
La nuit avait englouti Châteaunoir. Ni lune. Ni étoile. Juste un ciel d’encre, profond, insondable, comme si le monde lui-même retenait son souffle. Jon Snow gravit les dernières marches menant au sommet du Mur. Le vent l’accueillit comme une bête affamée. Un hurlement glacé, mordant, qui arrachait la peau et gelait les os. Chaque inspiration brûlait. Mais Jon avança. Le Mur se dressait devant lui. Immense, interminable, une frontière de glace vieille de huit mille ans.
« Tu vas geler en haut, Snow, » grogna la voix de Grenn derrière lui.
« Je n’en ai pas pour longtemps. »
Jon n’ajouta rien. Il monta. Il avait besoin d’être seul. Besoin de respirer autrement que parmi les recrues qui se moquaient, grognaient ou dormaient. Besoin d’oublier les moqueries de Thorne, les menaces, les coups d’entraînement, le poids du monde qu’il avait choisi sans comprendre. Besoin de comprendre pourquoi le vent portait un nom dans son esprit. Elya. Le Mur brillait sous la lune que les nuages laissaient parfois passer. Un miroir de verre. Une falaise figée. Jon posa une main contre la glace. Elle était si froide qu’il en eut un frisson jusqu’aux épaules. Et soudain… Un souffle. Un mouvement. Comme si quelque chose… ou quelqu’un… venait de respirer à travers l’immense structure de glace. Jon retira sa main. Le sang se figea dans ses veines. Le vent monta, rugissant. Il portait un écho. Un murmure brisé par la tempête. Un mot. Un nom. Impossible.
« …Jon… »
Il se retourna violemment. Personne. Rien que l’obscurité mouvante. La neige qui tombait à l’horizontale. Le souffle glacé du Nord. Mais son cœur, lui, battait trop vite. Trop fort. Il n’avait pas rêvé. Ce n’était pas un souvenir, ni une illusion, ni un de ces cauchemars que les recrues avouaient parfois avoir la nuit. C’était une voix. Claire. Féminine. Lointaine. La sienne. Elya. Jon s’approcha du bord du Mur. La forêt s’étendait en contrebas, noire, infinie. Un océan de ténèbres. Il n’entendit pas un des Gardes de la Nuit monter derrière lui, essoufflé, grelottant sous trois couches de fourrures.
« Tu… tu vas bien ? »
Jon resta immobile. Lentement, il tourna la tête vers lui. Ses yeux gris étaient plus sombres que la nuit. Il baissa les yeux vers la forêt. Son souffle formait une buée blanche, arrachée par le vent avant même de prendre forme. Il inspira profondément, comme pour avaler son propre doute.
« …je crois que j’ai entendu quelqu’un. »
Le garde s’approcha.
« Quelqu’un… d’ami ? »
Jon ne répondit pas. Un hurlement de loup résonna au loin. Non. Un hurlement venu d’ailleurs. Ancien. Sombre. Proche et lointain à la fois. Jon ferma les yeux. Dans les ténèbres… dans le froid… au bord du monde… Quelque chose se réveillait. Quelque chose que les Stark avaient toujours pressenti. Quelque chose qui suivait Elya depuis bien avant qu’elle ne rencontre Jon. Il posa une main sur la garde de son épée, comme si l’acier pouvait lui répondre.
« Je ne sais pas si c’était un ami… » souffla-t-il. « …mais je sais que ce n’était pas un homme. »
Un silence. Profond. Épais. Le vent changea. Il descendit du Mur comme un soupir. Un frisson parcourut Jon, mais ce n’était pas le froid. Un lien venait de se retendre. Entre lui. Et elle. Entre le Mur. Et Winterfell. Entre la glace. Et la flamme. Jon rouvrit les yeux. L’hiver n’était pas encore là. Mais quelque chose d’autre approchait. Quelque chose d’ancien. Quelque chose d’inévitable. Et dans le silence du Mur, Jon Snow sentit, sans pouvoir l’expliquer, qu’Elya Arden, elle aussi, venait de faire un choix qui allait changer leur monde.
La nuit était tombée sur le Nord comme un suaire gigantesque. Pas une nuit ordinaire. Mais celle qui avale le monde, épaisse, lourde, dévorante. Au sommet du Mur, Jon Snow repliait son manteau contre lui, tentant de résister au vent glacial qui venait gifler ses joues. Le souffle de la tempête lui mordait la peau. De minuscules aiguilles de givre s’accrochaient à ses sourcils. Il avait vu mille nuits froides depuis son arrivée. Mais celle-ci… Elle brûlait différemment. Autour de lui, la garde dormait presque. Seuls quelques silhouettes emmitouflées restaient postées près des torches qui se battaient contre la noirceur. Le Mur, comme toujours, s’étendait vers l’infini, une falaise bleutée, irréelle, sculptée par des dieux oubliés. Mais de l’autre côté, dans la Forêt Hantée régnait un silence anormal. Pas de loups. Pas de chouettes. Pas même le bruit du vent dans les branches. Rien. Juste… un vide. Un vide qui semblait respirer. Jon sentit cette absence comme un poids dans sa poitrine. Il se pencha légèrement au-dessus du parapet, plissant les yeux vers l’étendue blanche et noire en contrebas. Une mer d’arbres immobiles. Une étendue sans fin de troncs pétrifiés. La neige tombait lentement, par flocons lourds, silencieux, comme si l’air même refusait de faire du bruit. C’était trop calme. Beaucoup trop calme. Ghost, près de lui, grogna faiblement, les poils hérissés. Le loup blanc, d’ordinaire intrépide, avançait lentement, une patte après l’autre, comme s’il craignait de toucher trop fort la glace.
« Qu’est-ce qu’il y a, mon grand… ? » murmura Jon dans son col.
Ghost recula légèrement, les yeux fixés vers la forêt. Jon suivit son regard. Au début, il ne vit rien. Puis… quelque chose bougea. Ou non. Ce n’était pas un mouvement. C’était une impression. Comme une ombre un peu plus noire que le reste, entre deux arbres. Une densité différente, presque liquide. Jon cligna des yeux. L’ombre avait disparu. Il se redressa lentement, une main glissée sur le pommeau de son épée. Elle lui semblait soudain plus lourde qu’à l’accoutumée. Le vent siffla. Un sifflement aigu, tranchant, comme si quelque chose venait d’érafler l’air même. Et au même instant, quelque chose ouvrit les yeux dans la forêt. La Forêt Hantée ne bougeait pas. Elle attendait. Comme si tous les arbres retenaient leur souffle en même temps. Et dans ce silence gelé, une silhouette glissait entre les troncs, presque flottante. Un être qu’aucun homme du Mur n’avait encore vu mais dont la rumeur existait derrière les histoires les plus anciennes. Leshar. Chef des Marcheurs Blancs. Pas un homme. Pas une légende. Quelque chose entre les deux. Son corps semblait sculpté dans une glace si ancienne qu’elle en devenait translucide. Ses membres étaient longs, déformés, effilés comme des branches mortes. Ses cheveux, si on pouvait appeler cela ainsi, retombaient en filaments rigides, pareils à des lances givrées. Mais ce furent ses yeux… Ses yeux qui brisèrent la nuit. Deux lueurs bleu pâle. Froides. Inhumaines. Vives comme des éclats de comète. Leshar leva lentement la tête vers le Mur. La neige qui tombait autour de lui se figea presque dans l’air. Les flocons ralentirent, comme suspendus par un enchantement silencieux. Il ne parlait pas. Sa bouche ne semblait même pas faite pour parler. Mais il sentait. Il sentait la présence d’un être vivant là-haut. Une chaleur ténue, fragile, presque ridicule… Mais vibrante. Jon Snow. Leshar pencha légèrement la tête. Son cou craqua comme une glace qui se fissure. Un bruit étrange, sec, aux résonances d’un os gelé. Puis il avança de quelques pas. Chaque contact de ses pieds gelés sur le sol soulevait un souffle de givre. Le froid autour de lui n’était pas du froid. C’était une absence. Une négation. Les arbres alentour prirent des teintes plus sombres, comme si sa seule présence aspirait leur lumière. Son regard ne quittait pas le haut du Mur. Et soudain, lentement. Trop lentement pour appartenir à un être vivant, la tête de Leshar s’inclina en arrière, comme s’il levait le visage vers le ciel. Sa mâchoire s’ouvrit. Aucun souffle blanc ne sortit. Juste… Un son. Au début, un grondement. Lointain, très lointain. Puis une vibration. Comme si la glace sous ses pieds chantait. Un chant sans voix. Un chant sans âme. Puis le son se changea en rire. Un rire sec. Rasoir. Ancien. Un rire qui semblait venir d’une gorge pétrifiée depuis mille ans. Un rire qui n’avait rien d’humain. Et le vent s’empara de ce rire. Il le porta. Il le fit tournoyer. Prendre forme. Se distendre. Se briser en milliers d’échos. Il monta. Monter encore. Jusqu’au Mur.
Jon sentit quelque chose dans son dos. Comme un souffle glacé, un murmure de mort. Un frisson remonta le long de sa colonne. Puis il l’entendit. Ce rire. Un écho monstrueux, déformé, comme un hurlement enfermé dans une cloche de glace brisée. Le rire d’un être qui ne connaissait pas la chaleur. Ni la vie. Ni la mort. Jon se retourna brutalement, scrutant la nuit. Ghost recula encore, un gémissement étranglé dans la gorge.
« Qu’est-ce que… »
Mais le vent emporta la fin de sa phrase. Le rire monta encore. Puis il s’arrêta net. Plus rien. Juste le souffle silencieux de la neige qui retombait. Jon resta immobile, le cœur battant plus fort que les tambours du Nord lors des fêtes. Le Mur semblait soudain minuscule face à ce qu’il avait entendu. Face à ce qu’il avait senti. Il se pencha de nouveau vers la forêt. Elle était immobile. Et pourtant… Il savait. Quelque chose l’avait regardé. Là-bas, au milieu des troncs noirs. Quelque chose d’ancien. Quelque chose de patient. Quelque chose qui ne s’arrêterait jamais. Jon recula d’un pas. Ghost se pressa contre sa jambe, tremblant.
« On doit avertir quelqu’un… » murmura Jon.
Mais dans son cœur, dans cette partie de lui qu’il ne montrait jamais, il comprit une vérité terrible : Cela ne servirait à rien. Car l’hiver ne venait pas. L’hiver était déjà là. Et Leshar… avait marqué son nom.
La nuit s’étendait sur le Nord comme un voile de cendres. Pas une nuit ordinaire. Une nuit où la neige tombait lentement, avec une gravité étrange, comme si chaque flocon hésitait à toucher la terre. Le vent soufflait par rafales brèves, irrégulières, portant avec lui un froid qui n’avait rien d’humain. Winterfell n’était qu’une silhouette sombre dans la distance. Une forteresse perdue au milieu d’un royaume de glace. Et au sommet d’une colline nue, balayée par les bourrasques, une silhouette immobile se tenait là. Varak. Il n’était pas un Marcheur Blanc. Il n’était plus un homme. Il était un Marcheur des Cendres, une créature née entre la brûlure et le gel, un être forgé par un maître plus ancien encore. La lumière des étoiles s’accrochait à lui comme à une statue fissurée. Sa peau était pâle, striée comme de la pierre brûlée, parcourue de veines rouge sombre qui pulsaient lentement, comme des braises mourantes. Ses cheveux noirs s’agitaient à peine, trop lourds, comme chargés de suie. Et ses yeux… Ses yeux n’étaient pas bleus ni blancs. Ils étaient incandescents, deux charbons vivants, deux braises affamées. Il observait Winterfell depuis des heures. Sans bouger. Sans respirer. Comme un obélisque maudit. La forêt autour de lui était… silencieuse. Pas un oiseau. Pas un renard. Pas même le bruissement d’une branche. Comme si toute vie avait fui, terrifiée. Le seul son était le grincement lointain des arbres meurtris par la neige. Elya. Son nom résonna dans la conscience de Varak comme un écho venu de très loin. Il ferma un instant les yeux, et la cicatrice déchirée sur son poignet droit pulsa d’un rouge plus vif. Le lien. Le fil invisible qu’il n’avait jamais totalement brisé. Il ne la voyait pas. Il ne la touchait pas. Mais il la sentait. Elle vit encore. Elle respire. Elle rêve… Un sourire effilé fendit son visage. Sous la neige, sous le silence, sous le froid, il la percevait comme une chaleur lointaine, un feu étouffé par les remparts de Winterfell. Une flamme fragile. Une flamme qui lui appartenait.
« Petite flamme… » murmura-t-il dans la nuit.
Sa voix n’était qu’un souffle. Un bruissement. Un serpent glissant sur de la pierre. Le vent porta ce murmure… non pas jusqu’à Winterfell, mais vers le ciel. Vers un autre endroit. Un endroit maudit. La neige se mit à tomber plus vite, soudain, comme si le ciel s’affolait. Varak leva la tête d’un mouvement raide. Quelque chose… Un frisson dans le monde. Un battement dans la nuit. Une force. Un réveil. Quelque chose très loin au nord venait de s’arracher à un sommeil ancien. Une présence vieille comme la glace éternelle. Leshar. Son Maître. Un choc invisible traversa Varak. Ses veines rougeoyantes se mirent à briller comme du métal chauffé. Il inspira brusquement. Un souffle sec, sifflant, presque animal. La silhouette du Marcheur des Cendres chancela… puis se redressa encore plus droite. Leshar s’était éveillé. Les flocons tombèrent plus densément encore. La température chuta brutalement. Même la neige sembla retenir son souffle. Et alors… Un son. Lointain. Trop lointain. Presque porté par la lune. Un rire. Un rire sec, glacé, brisé, inhumain. Un rire qui n’avait ni direction, ni écho. Un rire qui ne venait pas du monde des vivants. Le froid se fit plus tranchant. Plus violent. Plus surnaturel. Ce rire… Seul le vent répondit.
Varak, sur sa colline lointaine, esquissa un sourire lent. Il avait senti Jon aussi. Une curiosité nouvelle, presque amusée, passa dans ses yeux de braise.
« Le loup du Nord… »
Il ferma les paupières. Un murmure ancien remonta de sa gorge :
« …se tient déjà sur mon chemin. »
Sa main effleura sa marque déchirée. La peau brûla. La cendre scintilla. Winterfell n’était qu’un point dans la blancheur. Mais dans ce point vivait Elya. Sa petite flamme. Son erreur. Son souvenir. Sa cicatrice. Son obsession. Il se tourna lentement vers le nord. Vers l’endroit où son Maître venait de s’éveiller. Leshar. Le roi des Morts Froides. Le maître des Cendres et des Ombres. Le seul être que Varak craigne encore. La neige tourbillonna autour de lui comme si elle refusait de le toucher. Puis il parla dans le vent. Une promesse. Un serment.
« Je te retrouverai, Elyana Mor’Shar… …et cette fois, le Nord ne te sauvera pas. »
Son rire se mêla à celui, lointain et abyssal, de Leshar. Et la nuit, soudain, sembla beaucoup plus noire.