Tome 1 : La Louve des Braises
La caravane dothrakie avançait comme un fleuve vivant, un torrent vibrant de chair, de crins et d’ombres mouvantes qui ondulait sous un soleil impitoyable. La terre vibrait sous les sabots. Un martèlement sourd, continu, un pouls collectif battant au rythme d’un peuple né pour chevaucher. La poussière, soulevée par des centaines de montures, montait en nuages d’or et de cuivre, accrochant la lumière pour mieux l’éblouir. Les cloches tressées dans les longs cheveux des guerriers sonnaient à chaque mouvement, un tintement rauque et métallique qui résonnait comme une pluie de fer. Des lances scintillaient. Des tatouages brûlaient sous la chaleur. L’air vibrait de voix gutturales, de chants bruts, de claquements de rênes. Et au centre, comme le cœur calme de ce chaos sauvage, chevauchait Daenerys Targaryen. La poussière se posait sur sa peau claire, sur ses lèvres sèches, sur ses cheveux d’argent que le vent tirait en arrière comme une comète pâle filant au-dessus de la plaine rouge. Elle n’était plus la fillette tremblante que son frère avait exhibée comme un trophée. Elle se tenait droite. Ancrée. Présente. Khaleesi. Son regard, autrefois fuyant, s’accrochait désormais à l’horizon avec une certitude nouvelle. Viserys approcha. Il fendit la caravane comme un serpent dérangé, le visage déformé par la rage et la poussière collée à sa sueur. Son cheval trébuchait presque tant il tirait brusquement sur les rênes.
« Tu es ma sœur ! » hurla-t-il, la voix cassée par la fureur et par la peur. « Tu feras ce que je te dis ! Je suis... »
Il n’eut pas le temps de finir. Jhogo, en un mouvement bref comme un fouet, posa sa paume contre son torse et le projeta au sol. Viserys tomba lourdement, la bouche ouverte sur un souffle coupé. Les guerriers éclatèrent d’un rire collectif, grave, cruel, primal. Un rire qui ne portait aucune sympathie. Aucun respect. Drogo, à l’avant, ne tourna même pas la tête. Pas un muscle de son dos immense ne bougea. Car Viserys venait de commettre l’impensable : offenser la Khaleesi devant le khalasar. Daenerys resta immobile. Le vent fit voler une mèche d’argent sur son visage. Le soleil lui chauffait la nuque. La poussière lui collait aux lèvres. Mais dans son ventre quelque chose remua. Pas une douleur. Pas une peur. Une chaleur. Un calme étrange, profond. Le calme d’une femme qui n’a plus besoin d’autorisation pour respirer. Elle posa lentement la main sur son abdomen, comme si son corps lui révélait un secret qu’elle n’avait pas encore formulé. Une pulsation. Un signe. Une vie. Jorah Mormont approcha, sa monture avançant d’un pas prudent. Son armure d’écailles usée scintillait d’un éclat sombre, et son regard, un regard d’homme qui avait trop vécu, s’attarda sur elle. Grave. Inquiet. Dévoué.
« Khaleesi ? »
Son ton n’était ni celui d’un soldat ni celui d’un homme parlant à une enfant. C’était celui d’un homme qui venait de comprendre que le monde venait de changer. Daenerys hocha doucement la tête. Ses yeux violets fixaient un point invisible devant elle. Sa main resta sur son ventre. Le vent du désert se leva, portant avec lui l’odeur du sable chaud et quelque chose de plus ancien encore. Le monde changeait. Et il commençait par elle.
Le soleil de Port-Réal frappait comme une lame ardente, lourd, impitoyable, alourdissant l’air d’une chaleur presque étouffante. Ned Stark franchit les portes de la capitale sous un grondement d’activité : marchands criant leurs prix, soldats martelant les pavés, courtisanes rieuses aux robes trop légères, enfants courant entre les charrettes dans un chaos ordonné. Tout n’était que bruit, poussière, couleurs vives. Rien de la sobriété du Nord. À peine arrivé, un page lui fit signe avec l’urgence tremblante de ceux qui craignent de faire attendre les puissants.
« Suivez-moi, Lord Stark. Le Conseil vous attend. »
Le Conseil… ou la fosse aux serpents. La salle du Conseil restreint sentait la cire fondue, le papyrus et le parfum lourd des encens volés. Une pièce circulaire, obscure malgré les hautes fenêtres, éclairée par quelques torches qui projetaient des ombres dansantes sur les murs. Au centre, une grande table d’acajou, vernie à l’excès, autour de laquelle les hommes du roi prenaient place comme des pièces sur un échiquier. Lord Renly Baratheon s’avança le premier. Grand, charmeur, vêtu d’un vert poli et brodé d’or qui captait la lumière. Un sourire facile, presque trop facile.
« Lord Stark ! Enfin de la rudesse nordienne dans cette salle vieillissante. »
Puis vint Petyr Baelish. Littlefinger. Élancé, presque gracile, le regard coupant comme la pointe d’une dague dissimulée. Sa bouche fine formait ce sourire qui n’atteignait jamais ses yeux. Il s’inclina avec une courtoisie moqueuse, comme s’il saluait un joueur novice entrant sur son plateau de jeu.
« Winterfell vous manque déjà, j’en suis certain. »
Dans un coin, le Grand Mestre Pycelle se racla la gorge avec emphase. Un son théâtral, étudié, qui résonna longuement dans la salle. Sa barbe blanche tremblait, ses mains aussi, mais ses yeux n’avaient rien d’un vieillard fragile. Et enfin, glissant presque sans bruit, Varys. L’eunuque. Le Maître des Chuchoteurs. Son habit rose pâle flottait comme une brume autour de lui, ses mains se rejoignant délicatement devant son ventre rond. Sa tête chauve captait la lumière. Mais ce furent surtout ses yeux, doux, lisses, insondables, qui mirent Ned mal à l’aise. Un regard qui semblait tout savoir. Tout voir. Tout anticiper.
« Lord Stark, quel plaisir de vous accueillir enfin. Le royaume avait besoin de quelqu’un… de solide. »
Chaque syllabe était une caresse qui dissimulait une pointe. Renly frappa dans ses mains pour attirer l’attention.
« Passons aux réjouissances ! Un tournoi de la Main ! »
Il ouvrit les bras comme pour bénir la salle.
« Cent mille dragons d’or pour récompenser les vainqueurs. »
Ned se figea.
« Le royaume n’en a pas les moyens. »
Littlefinger s’approcha de lui, presque tendre, presque amical, presque… dangereux.
« La Couronne est endettée, Lord Stark… auprès de tous. »
Un sourire. Puis la phrase tomba, douce et cruelle :
« Mais surtout des Lannister. »
Un silence lourd s’abattit sur la salle. Un gouffre s’ouvrit dans l’esprit de Ned. Alors Varys, en toute douceur, presque sans émotion, ajouta :
« Peut-être que vous ignoriez encore pourquoi on appelle Jaime Lannister le Régicide. »
Il croisa les doigts.
« Ce n’est pas un titre… c’est une vérité. »
Et il raconta. La folie d’Aerys. L’ordre de brûler Port-Réal. Les barils d’huile sous les maisons. Les innocents condamnés. La lame de Jaime, plongeant dans le dos de son roi. Une trahison. Un meurtre. Une ville sauvée. Et Ned Stark, qui avait déjà tant perdu à cause de ce nom, sentit ses poings se fermer. Son visage se durcit. Son souffle se fit court. Car Jaime Lannister, celui que Robert appelait ami… était le meurtrier du dernier roi. Et pire encore : L’homme qui avait coûté tant de vies Stark.
Catelyn Stark arriva à Port-Réal comme un souffle dans la nuit, capuche tirée, silhouette dissimulée parmi les ombres des ruelles étroites. Elle avait pris des chemins détournés, changé de monture deux fois, évité les patrouilles… Mais à Port-Réal, rien n’est jamais vraiment secret. Rien n’échappe aux yeux qui voient tout. Deux hommes jaillirent d’une encoignure sombre. Pas des brutes. Pas des gardes. Non… des hommes efficaces, silencieux, vêtus comme des serviteurs mais qui bougeaient comme des soldats.
« Lady Stark, » murmura l’un d’eux sans la regarder. « Par ici. »
Elle n’eut pas le choix. Elle suivit. Ils la guidèrent à travers un dédale de ruelles, jusqu’à une maison éclairée d’un rouge trop vif pour être honnête. Un parfum de jasmin et de sueur s’en échappait. Un rire de femme. Puis un autre, étouffé. Des pas légers dans l’escalier. Un bordel. Catelyn fronça les sourcils.
« Pourquoi m’amenez-vous... »
« Catelyn ! »
Petyr Baelish descendit les marches avec un sourire mielleux, parfaitement maîtrisé. Vêtu d’un pourpoint sombre brodé d’aiguilles fines, il semblait glisser plutôt que marcher. Ses yeux gris-vert brillaient d’une lueur dangereuse, calculatrice.
« Par les Sept… tu n’as pas changé. »
Un pas vers elle.
« Toujours aussi belle, toujours aussi… farouche. »
Elle détourna le regard, le dégoût et l’impatience crispant sa mâchoire. Derrière lui, un autre homme apparut, rond, vêtu de soie pâle. Varys. Ses mains jointes devant lui, son sourire doux, presque paternel. Mais ses yeux voyaient tout. Comprenaient tout.
« Lady Stark, » glissa-t-il suavement. « Nous attendions votre venue. »
Elle se raidit.
« Vous… saviez ? »
« À Port-Réal, » répondit Varys, « les secrets voyagent plus vite que les chevaux. »
Ils montèrent à l’étage, dans une chambre richement décorée de coussins, de tentures rouges et d’encens brûlant. Un endroit où rien n’était laissé au hasard. Ni la lumière. Ni les ombres. Catelyn raconta. La tentative d’assassinat. Le feu. Le poignard. Bran. Baelish se pencha lentement vers la dague, posée sur une table basse. Sa main glissa sur le manche d’acier valyrien comme sur une vieille amante. Puis il sourit. D’un sourire qui n’annonçait que des ennuis.
« Cette dague… m’appartenait. »
Silence. Il laissa tomber l’information comme on jette un caillou dans un puits profond.
« J’ai perdu un pari. Contre Tyrion Lannister. »
Un mensonge. Un piège brillant. Une pièce posée sur un échiquier que Catelyn ne voyait pas encore. Varys l’observait, sans rien dire. Comme s’il analysait la moindre réaction. La moindre respiration.
« Vous devez prévenir votre mari, » murmura-t-il finalement.
Sa voix était douce, mais ses mots… des lames.
« Port-Réal n’est pas un endroit sûr pour les Stark. »
Quand Ned arriva, l’air se chargea d’un froid qui ne venait ni des pierres ni de la nuit. Il monta les escaliers d’un pas tendu, chaque marche résonnant comme un coup de marteau. Quand il entra… Le temps se figea. Catelyn. Vivante. À Port-Réal. En danger. Ils parlèrent peu. Trop peu. Mais ils se comprirent en un regard. Menace. Méfiance. Les Lannister. Sang. Bran. Ned prit la main de Catelyn, brièvement. Un geste rare. Un geste précieux.
« Tu dois repartir, » dit-il doucement.
Elle hocha la tête. Elle savait. Pour leurs enfants. Pour leur maison. Pour Bran.
Aux premières lueurs de l’aube, alors que Port-Réal étouffait encore sous les vapeurs d’alcool et de fumée de la nuit, Catelyn Stark repartit en silence. La ville dormait. Ou feignait de dormir. Les lanternes balançaient leurs dernières lueurs maladives sur les pavés crasseux. Entre les volets entrouverts, on entendait les soupirs d’un client tardif, le rire brisé d’une prostituée, les pas hésitants d’un soldat ivre titubant vers une caserne. Port-Réal, même au lever du jour, ne trouvait jamais vraiment la paix. Catelyn tira sa capuche, inspira l’air salé qui montait de la Baie de la Néra. Il était lourd, presque moite, chargé des odeurs caractéristiques de la capitale : le poisson du port, la sueur des échoppes, la fumée des cuisines nocturnes… et surtout, cette odeur sous-jacente de mensonge, de complot, d’hypocrisie. Elle descendit les marches du bordel sans un mot. Pas un adieu. Pas un regard en arrière. Elle ne voulait pas garder en mémoire l’endroit où elle avait trouvé Baelish ni les demi-vérités que Varys lui avait offertes comme on offre des pièges délicatement emballés. Ses bottes foulèrent les ruelles étroites où les premières lueurs du matin se glissaient timidement entre les murs. Les chats erraient dans les coins, les voleurs dormaient encore, les mendiants se recroquevillaient contre les portes. Catelyn marcha vite. Son cœur battait fort, trop fort. Comme si chaque pas l’éloignait un peu plus d’une bourrasque qui finirait par engloutir tous ceux qu’elle aimait. Elle jeta un dernier regard vers les murailles gigantesques, dorées par le soleil montant. Port-Réal. La ville des rois. La ville des serpents. Elle la laissait derrière elle. Parce qu’elle avait ramené à Ned Stark une vérité. Une vérité lourde comme une lame nue. Une vérité dangereuse. Une vérité qui n’était pas faite pour vivre longtemps sous la lumière. Et tandis qu’elle disparaissait dans le gris du matin, la porte du bordel se referma derrière elle dans un claquement discret. Un claquement qui ressemblait, étrangement, à la fermeture d’un piège. Un claquement qui scellait déjà le début de tout ce qui allait suivre. Le Nord ignorait encore qu’un danger venait de naître dans l’ombre. Et le destin des Stark, déjà fragilisé, venait de basculer.
Le vent soufflait fort, charriant les parfums bruts de l’hiver : neige, fer, écorce humide. Dans les hauteurs de Winterfell, les corbeaux tournaient en cercles lents, comme s’ils surveillaient le réveil du château. Dans une chambre silencieuse, Bran Stark ouvrit les yeux. La lumière pâle filtrait par la fenêtre, éclairant les couvertures épaisses posées sur ses jambes. Mais ses jambes… Elles ne bougeaient pas. Elles ne bougeraient plus. Sa gorge se serra. Des souvenirs tentaient de revenir, flous comme des silhouettes derrière une toile de givre. Des voix. Une tour. Un cri. Puis plus rien. Robb l’avait hissé sur un fauteuil et placé près du balcon, pour qu’il puisse sentir le vent. Pour qu’il puisse voir Winterfell encore, même si ses jambes le trahissaient. C’est là, du haut de son perchoir, que Bran aperçut un mouvement dans la cour. En contrebas, la lumière hivernale frappa Elya Arden pour la première fois depuis sa fièvre. Sa peau avait perdu sa chaleur brûlante, mais elle restait un peu trop pâle. Ses pas, encore un peu trop prudents. Mais elle était debout. Vivante. Et dans ses yeux, ce bleu profond venu d’un autre monde, quelque chose recommençait à vibrer. Elle avançait lentement, les doigts crispés sur la rambarde de pierre. Sa blessure, pourtant refermée, tirait encore dans ses côtes : un souvenir brûlant de Port-Réal, et… de son entraînement avec Jon Snow. Son souffle formait de petits nuages blancs dans l’air glacé. Elle se souvenait encore du choc de la chute, du froid des pavés, … et du souvenir encore vif de Jon tombant avec elle lors de leur dernier entraînement. Le poids de Jon Snow sur elle, son souffle court à quelques centimètres du sien. Sa main serrant sa taille pour amortir la chute. Son regard noir, surpris, inquiet, brûlant… trop près. Beaucoup trop près. La confusion qui l’avait envahie alors. Ce vertige étrange, inexplicable, l’avait fait se relever trop vite. Trop maladroitement. Prétextant la douleur, la blessure, n’importe quoi pour fuir ce qu’elle avait ressenti, ce qu’elle n’était pas prête à affronter. Ce souvenir la fit cligner des yeux, comme si elle repoussait une émotion qu’elle n’était pas prête à affronter. Ses doigts engourdis frémirent lorsqu’elle les referma sur le manche d’une épée d’entraînement. Le bois rugueux réveilla une part d’elle-même qu’elle avait crue perdue dans la fièvre et le chaos.
« Tu comptes vraiment t’y remettre si tôt ? »
La voix derrière elle était moqueuse, douce, teintée d’inquiétude sincère. Robb Stark se tenait là, bras croisés, une épée d’entraînement posée sur son épaule. Les ombres sous ses yeux disaient ses nuits passées auprès de Bran. Mais malgré tout, un sourire franc, presque chaleureux, éclairait son visage. Elya haussa faiblement les épaules.
« Je ne sais rien faire d’autre. Et rester immobile… m’étouffe. »
Robb arqua un sourcil.
« Tu as déjà essayé, avec Jon… et ça ne t’a pas vraiment réussi. »
Elle détourna légèrement les yeux. Le souvenir de la chute. Le contact de ses mains. La proximité. La panique. Elle inspira lentement.
« Justement. Il faut… que j’arrête de penser à tout ça. »
Robb ne comprit pas ce qu’elle mettait exactement derrière ce “ça” et elle en fut soulagée. Il soupira en souriant, puis lui tendit une épée plus légère que la sienne.
« Alors viens. On va voir si la fièvre t’a rendue plus lente… ou plus dangereuse. »
Un vrai sourire, fragile, mais entier, apparut sur les lèvres d’Elya. Le premier depuis longtemps. Elle prit l’épée. Le froid du métal lui traversa la paume, lui rappelant qui elle était, d’où elle venait, et ce qu’elle avait survécu. Robb fit quelques pas en arrière, adoptant une posture d’attaque détendue, mais sérieuse. Dans ses yeux brillait une impatience douce, une promesse silencieuse : Tu n’es pas seule ici. Elya inspira. Senteur de neige. Senteur de fer. Puis elle avança.
Du balcon, Bran, immobile, observa la scène. Les deux silhouettes dansaient sous la neige naissante : l’héritier du Nord et la jeune étrangère sauvée des ombres. Il ne savait pas pourquoi, mais voir ce duel léger, vivant, presque joyeux, calma un peu la tempête dans sa poitrine. Pour la première fois depuis son réveil, Bran esquissa un sourire.
Le monde n’était peut-être pas totalement brisé. Ils se mirent en place au centre de la cour, sur les pavés froids et légèrement givrés. Autour d’eux, le château s’animait lentement : un palefrenier suspendit son geste, une servante ralentit, deux soldats interrompirent leur marche. Voir Robb Stark, l’héritier, ferrailler avec la mystérieuse jeune femme sauvée quelques jours plus tôt piquait la curiosité de tout Winterfell. Robb attaqua le premier. Un mouvement franc, honnête, large. Un coup de soldat, pas de danseur. Elya leva son épée, para de justesse, recula d’un pas. Une douleur vive remonta dans ses côtes. Une brûlure. Le souvenir de la lame du Traquecendre. Robb cligna des yeux, un sourire en coin.
« Si tu recules comme ça, c’est moi qui vais t’achever, pas tes mystérieux assassins. »
Elle serra les dents, pivota, tenta une attaque circulaire. Un mouvement fluide, précis… mais trop tôt. Son pied glissa sur un pavé mouillé. La douleur jaillit. La faiblesse aussi. Robb, vif comme un jeune loup, lâcha son épée et la rattrapa avant même qu’elle ne touche le sol. Ses bras se refermèrent autour de sa taille. Elya se retrouva contre lui, le souffle coupé. Ils se figèrent. Leur proximité était presque irréelle. Ses mains brûlantes entourant son flanc encore sensible. Son cœur cognait contre sa poitrine. Leurs visages si proches que leurs souffles se mêlaient en de petites volutes blanches. Le silence tomba dans la cour. Même le vent sembla s’arrêter. Robb baissa les yeux vers elle. Son regard était grave, tendre, traversé d’une inquiétude sincère.
« Doucement… Elya. Tu viens de frôler la mort. Tu n’as pas à la défier le lendemain. »
Sa voix n’était ni moqueuse, ni dure. Elle tremblait légèrement. Comme si la peur qu’il avait eue pour elle ne se dissipait pas. Elya inspira profondément. Une fois. Ses doigts se crispèrent malgré elle. Puis elle se dégagea, presque brusquement, pour échapper à ce lien invisible qui naissait entre eux. Ses joues rosirent sous le vent glacé. Ou était-ce son embarras ?
« Je ne veux pas… être un poids. Pour qui que ce soit. »
Robb la fixa longuement. Ses yeux bleus n’avaient rien de moqueur. Rien de compatissant. Seulement une vérité simple.
« Tu n’es un poids pour personne. Et certainement pas pour moi. »
Elle détourna le regard, mais son cœur rata un battement. Juste un. Assez pour troubler son souffle. Robb ramassa son épée, un sourire chaleureux au coin des lèvres.
« Alors ? Encore ? Ou dois-je te chercher un coussin et une couverture pour t’installer près du feu ? »
Elle souffla, un rire discret lui échappant malgré elle.
« Encore. »
Cette fois, elle avança la première. Son poignet retrouva sa souplesse. Ses appuis, leur précision. Robb para, glissa, la testa. Elle répondit du tac au tac, un éclat de défi brillant dans ses yeux. Leurs épées s’entrechoquèrent, résonnant sous les remparts comme deux voix apprenant à se comprendre. Les serviteurs, fascinés malgré eux, cessèrent toute activité. Ils observaient. Ils savaient, instinctivement, que ces deux-là ne seraient pas de simples partenaires d’entraînement. Dans la cour balayée par le vent du Nord, Elya et Robb tournaient, glissaient, se défiaient. Elle retrouvait son souffle. Il retrouvait son sourire. Et tout en haut, du balcon où il était assis, Bran Stark regardait. Les doigts serrés sur les accoudoirs de son fauteuil. Le visage tendu… puis apaisé. Les pierres anciennes de Winterfell, témoins de siècles de sang et de loyauté, semblaient retenir leur souffle. Car en cet instant précis, sous la neige qui commençait à tomber, quelque chose naquit entre eux. Une amitié profonde. Un lien véritable. Un serment silencieux. Un lien qui deviendrait l’un des plus précieux d’Elya. Un lien qui, lorsqu’il serait brisé par la guerre, lui laisserait dans le cœur une cicatrice plus profonde que toutes celles laissées par Varak.
La route vers Vaes Dothrak semblait ne jamais finir. Une nuit, sous les étoiles si nombreuses qu’on aurait dit une pluie de diamants, le feu crépitait autour du khalasar endormi. Daenerys s’éloigna de quelques pas. Le vent caressait sa peau, chargé d’odeurs de cendre, de sueur de chevaux et de fleurs sèches. Elle posa une main sur son ventre. Une intuition. Un murmure de vie. Ses lèvres tremblèrent avant de laisser filer quelques mots, presque un souffle :
« Je porte… l’enfant du Khal. »
Jorah, qui montait la garde un peu plus loin, se figea. Puis il s’approcha, lentement, comme s’il craignait de briser un enchantement. Il s’inclina. Un genou à terre. La tête baissée. Un respect profond, sincère, émouvant.
« Khaleesi… » murmura-t-il, la voix chargée d’un espoir qu’il ne s’avouerait jamais.
Ses yeux brillaient. D’émotion. De foi. De quelque chose qui ressemblait à de la dévotion. Au loin, les montagnes se découpaient sous la lune. Des pics noirs. Des silhouettes de dents géantes, prêtes à dévorer le monde. Leur ombre semblait respirer, comme si Vaes Dothrak elle-même les observait. Et Daenerys avança. Plus femme. Plus reine. Plus forte. Car ce soir-là, pour la première fois… Elle n’était plus la sœur d’un roi mort. Elle était la mère d’un héritier vivant. Et le désert se penchait déjà pour l’écouter.
Le premier jour d’entraînement de Jon Snow commença sous un ciel gris, lourd comme une pierre posée sur le monde. Le vent sifflait entre les tours de Châteaunoir, mordait les oreilles, gelait le souffle. La cour d’entraînement, un cercle de terre battue strié de neige sale, résonnait de grognements, de lames émoussées et de jurons. Les recrues étaient déjà là. Des garçons. Des hommes. Des voleurs, des brutes, des bâtards, des fugitifs. Tous avec les mains crevassées, les yeux cernés, les ventres vides. Ils levèrent la tête quand Jon entra. Et la haine tomba sur lui comme une pluie noire. Lord Snow. Le petit nom que Thorne, avec sa voix glaciale, crachait comme une insulte.
« Regardez-moi ce noble petit prince, » lança Alliser Thorne, sa bouche tordue d’un rictus.
« Père Stark l’a envoyé ici pour jouer au guerrier. »
Les recrues éclatèrent d’un rire mauvais. Jon serra la mâchoire, mais ne broncha pas. Il avait appris à braver les insultes. Ce qu’il n’avait pas prévu, c’était leurs regards. Des regards de faim. De violence. De jalousie. De rancœur. Alliser les fit se mettre en ligne. Puis il souffla, cruel :
« Lord Snow ! Montre-leur donc ce que ton père t’a appris. »
Les combats commencèrent. Un par un, les garçons s’élancèrent contre Jon. Pyp, Grenn, Todder… Des silhouettes maladroites, effrayées, non entraînées. Jon les battit. Tous. En quelques secondes. Pas par arrogance. Par habitude. Mais à chaque victoire, il sentait la colère monter chez eux. Une rage sourde, enragée, prête à exploser. Tyrion, assis sur une pile de caisses, observait la scène avec ses yeux perçants et son sourire en coin. Quand l’entraînement prit fin, il descendit nonchalamment.
« Tu ne vaux pas mieux qu’eux, Jon Snow. »
Jon, encore essoufflé, se tourna brusquement. Tyrion ajouta, posant une main sur l’épaule de Jon :
« Tu n’es pas meilleur. Tu as simplement eu la chance d’être entraîné depuis l’enfance. Et eux… non. »
Jon resta silencieux, frappé par la vérité. Alors il comprit. Il baissa son arme. Et il changea. Le lendemain, au lieu de se battre contre eux… Il leur montra comment se battre. Il corrigea Grenn sans le rabaisser. Il enseigna à Pyp comment mieux se tenir. Il refit les gestes, encore et encore, jusqu’à ce que la sueur ruisselle sur son front. Et peu à peu… Les regards changèrent. La méfiance devint surprise. Puis respect. Ces garçons perdus commencèrent à se redresser un peu. À frapper plus droit. À respirer comme des hommes. Tyrion l’observait depuis un muret, les bras croisés. Un léger sourire, plus doux qu’à l’accoutumée, effleura ses lèvres. Plus tard, Benjen Stark fit signe à Jon de le suivre. Ils marchèrent jusqu’à la base du Mur. Une masse gigantesque. Bleue. Vivante de givre. Grondante de vents millénaires. Jon resta muet.
« Voilà ce que tu as choisi, » dit Benjen, sa voix grave résonnant dans la glace. « Le Mur ne se conquiert pas. Il te juge. Et il te change. »
Jon hocha la tête, le cœur lourd, mais décidé. Benjen posa une main sur son épaule.
« Pas maintenant. Pas encore. Tu n’es pas prêt pour sortir en patrouille. »
Jon voulut protester, mais le regard de son oncle se fit trop sérieux pour être contesté. Puis Benjen s’éloigna dans la neige. Un homme parmi d’autres. Un homme qui ne reviendrait jamais.
La nuit tomba. Glaciale. Bleue. Coupante. Tyrion et Jon montèrent ensemble jusqu’au sommet du Mur, leurs torches projetant des lueurs orangées contre la glace. Le vent sifflait si fort qu’il semblait hurler d’un autre monde. Arrivés en haut, Tyrion se pencha par-dessus la rambarde de glace. Et, sans aucun respect pour la majesté du lieu, urina joyeusement en grognant :
« Je voulais pouvoir dire que j’ai pissé au bout du monde ! »
Jon éclata d’un rire franc, un rire qu’il n’avait pas offert depuis longtemps. Quand ils redescendirent, Tyrion serra la main de Jon.
« Je retrouverai ta famille en bas du Mur, Snow. Essaye de ne pas mourir avant que je revienne. Je n’aimerais pas devoir mentir à ton frère. »
Jon sourit. Mais au fond… Quelque chose en lui se crispa. L’ombre du vrai Nord s’épaississait.
Les disputes entre Sansa et Arya redoublaient de violence. Des tempêtes quotidiennes. Sansa pleurait, blessée par la sauvagerie de sa sœur. Arya criait, étouffée par les rêves brodés qu’on lui imposait. Et entre elles, dans la grande salle, les mots coupaient comme des lames mal aiguisées. Ned Stark regardait ses filles et sentait sa fatigue peser comme un manteau de pierre sur ses épaules. Le voyage, la politique, le souvenir de Winterfell… tout cela lui rongeait déjà l’âme. Mais les disputes de ses filles. C’était la blessure la plus difficile. Alors, une fin d’après-midi aux murs dorés de soleil filtré, il fit appeler un homme très particulier. Un homme venu de Braavos. Un danseur. Un spadassin. Un maître. Syrio Forel. Quand il entra dans la salle d’entraînement, Arya ne put s’empêcher d’ouvrir grand les yeux. Il n’avait rien du guerrier qu’elle imaginait. Pas de casque. Pas de cuir noir comme Jon. Pas de muscles énormes comme les hommes du Nord. Non. C’était un homme petit, nerveux, vivant comme une flamme. Son crâne rasé brillait sous la lumière. Sa peau était dorée par le soleil de sa patrie. Sa moustache fine se recourbait comme un sourire en forme de lame. Ses vêtements souples, du cuir léger, des tissus bruns, vibraient au moindre de ses mouvements, comme s’ils flottaient autour de lui. Ses yeux noirs, quant à eux, étaient deux éclats d’onyx. Profonds. Alertes. Rigolards et mortels à la fois. Il s’inclina devant Arya avec grâce.
« Je suis Syrio Forel, Première Épée de Braavos. »
Sa voix avait un accent chantant, léger, presque dansant. Arya resta figée, fascinée. Syrio tourna autour d’elle, comme un chat qui observe un oiseau. Puis il se redressa et déclara :
« La Danse de l’Eau… est légère. »
Il effleura du bout des doigts l’air devant lui. Si doucement qu’Arya eut l’impression qu’il touchait un filet invisible.
« Elle est rapide. »
Il se déplaça si soudainement qu’elle cligna des yeux. Il semblait glisser plutôt que marcher.
« Elle est calme… comme l’eau d’un lac. »
Il prit une pose immobile, parfaite.
« Mais quand elle frappe… »
Il donna un coup vif avec le bâton d’entraînement, si rapide qu’il en claqua l’air.
« … elle tue. »
Arya sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Syrio lui tendit une épée d’entraînement, fine, légère, parfaite pour elle.
« Montre-moi, petite louve, ce que ton cœur sait déjà. »
Les mots sonnèrent comme une vérité que personne, jamais, ne lui avait dite. Une première reconnaissance. Un premier salut. Arya sourit. Un vrai sourire. Un sourire fier, sauvage, impatient. Le premier depuis Winterfell. Elle se mit en position, maladroite mais déterminée. Syrio hocha la tête avec satisfaction.
« Bien. Très bien. Nous allons danser, toi et moi. Et lorsque tu danseras, personne ne pourra jamais te toucher. »
Et quelque part, dans les profondeurs mouvantes de Port-Réal, une roue invisible se mit à tourner. Celle du destin d’Arya Stark. Celle de la Danse de l’Eau. Celle d’une louve qui n’oublierait jamais ce nom : Syrio Forel.
Le soleil déclinait lentement derrière les remparts de Winterfell, se couchant comme une braise mourante derrière les montagnes du Nord. Les ombres s’allongeaient au pied des murailles de pierre sombre, tirant la cour dans des teintes d’or brûlé et de bleu profond. Le vent se glissait entre les tours, portant avec lui les murmures du bois sacré : le froissement des feuilles mouillées, le grincement des branches, le hululement lointain d’une chouette. Le monde semblait en suspens. Une paix fragile, ténue, tendue comme un fil de givre qui n’attendait qu’un souffle pour se briser. Elya Arden observait Bran Stark à distance. Le jeune garçon reposait dans une litière de bois épais, roulée avec précaution par deux serviteurs. Son visage pâle semblait sculpté dans la cire. Ses mains, fines comme des ailes repliées, reposaient sur sa couverture. Mais ses yeux fixaient obstinément l’horizon. Comme si, là-bas, au-delà des remparts, il pouvait voir les tours qu’il aimait tant. Comme si, là-bas, très loin, son esprit continuait de grimper, même si son corps ne le pouvait plus. Elya le regarda longtemps. Elle reconnaissait cette douleur. Être brisé. Être réduit. Être arraché à ce qui faisait de vous… vous. Un pincement, profond, presque ancien, traversa sa poitrine. Mais elle ne dit rien. Elle n’en avait pas le droit. Le Nord n’aimait pas les confidences. Et elle encore moins. Dans la grande salle, les flammes dansaient dans l’âtre, jetant des halos d’ambre sur les tapisseries et les bannières au loup gris. Robb Stark y réglait désormais les affaires du domaine. Un fardeau trop lourd pour un garçon encore à cheval entre l’enfance et l’homme. Son visage s’était affermi, sa démarche, alourdie, son regard, creusé par des nuits sans sommeil. Elya, silencieuse, l’aidait parfois. Elle apportait des parchemins. Des sceaux. Des plumes et des lames. Elle observait la manière dont il fronçait les sourcils en lisant, la raideur de sa mâchoire lorsqu’un rapport évoquait les Lannister. Le feu de la colère brûlait sous sa peau. Mais Robb tentait de le contenir. Une soirée, alors que l’ombre envahissait la salle, il murmura, presque pour lui-même :
« Si seulement nous savions ce qui lui est arrivé… »
Ses doigts crispés blanchissaient sur la table. Elya garda les yeux baissés. Elle savait trop bien que certaines vérités n’arrivaient jamais autrement que dans le sang.
Assise au coin du feu, Elya se souvint du jour où Jon était parti pour le Mur. Juste après leur entraînement, avant que tout le monde ne se lève. Ce fameux matin glacé, piqué d’aiguilles de givre. Le ciel était blanc comme un souffle, et les premières neiges dansaient paresseusement dans l’air. Chaque flocon semblait étirer le temps, suspendre l’instant. Jon n’avait plus qu’une matinée avant de prendre la route avec Benjen vers le Mur. Et cette matinée-là marqua un tournant. Il la retrouva dans la cour, ses deux épées courbes fixées à son dos, en pleine série de mouvements. La terre gelée craquait sous ses pas. La lumière du matin glissait le long de ses lames, les faisant briller comme deux croissants d’acier. Mais la douleur la trahissait. Une crispation au coin de sa bouche. Un frémissement imperceptible dans son flanc. Un souffle retenu trop longtemps. Jon s’approcha sans bruit.
« Ta posture vacille. »
Elle se figea. Se retourna lentement. Un souffle. Deux. Un battement.
« Je guéris encore. »
« Alors laisse-moi t’aider. »
Pas un ordre. Pas une demande. Un lien simple, évident, déjà là. Leur entraînement reprit là où il s’était arrêté la veille… mais tout avait changé. Les coups n’étaient plus seulement des coups. Les gestes n’étaient plus seulement des gestes. Il y avait dans leurs mouvements une harmonie étrange, silencieuse, instinctive. Comme si le froid lui-même retenait son souffle pour mieux les regarder. Les lames se frôlaient, glissaient, se repoussaient dans un rythme précis. Jon testait. Éprouvait. Apprenait à la lire. Et Elya le surprenait. Encore. Toujours. Puis survint ce moment. Elle tenta un mouvement circulaire ambitieux. Trop ambitieux pour son flanc encore fragile. Une ombre de douleur plissa ses traits. Sa respiration se bloqua. Jon réagit avant même d’y penser. Il dévia. Pivota. La saisit par le bras, la rattrapa avec une fermeté maîtrisée avant qu’elle ne heurte le sol. Il l’attira à lui. Son souffle heurta le sien. Leurs corps se figèrent comme si le monde autour avait cessé d’exister. Une mèche noire glissa contre la joue de Jon. La peau d’Elya frissonna sous ce contact infime. Et leurs regards se percutèrent. Deux étincelles dans un brasier naissant. Bleu lagon. Gris hivernal. Deux mondes qui n’auraient jamais dû se toucher et qui pourtant s’attiraient déjà.
« Tu vas trop vite, » murmura Jon, sa voix plus rauque, plus basse qu’il ne l’aurait voulu.
« Et toi… pas assez vite. »
Sa voix tremblait. Juste un peu. Juste assez. Jon la relâcha d’un geste brusque, presque maladroit, comme s’il avait touché quelque chose de trop brûlant pour lui. Elya resta un instant immobile, le cœur battant trop fort, trop vite. Incapable de savoir si le froid ou lui était responsable de ce frisson qui lui traversait la colonne. Et dans un recoin de sa mémoire, ce matin glacé demeura. Un éclat de chaleur dans un hiver qui ne faisait que commencer.
Au crépuscule, alors que le ciel virait au violet glacial, un hurlement fendit l’air. Un hurlement étrange. Ni humain, ni animal. Une vibration sauvage, presque spectrale, qui fit frissonner la pierre elle-même. Elya leva brusquement la tête. Sa cicatrice pulsa, comme si une main invisible venait d’y glisser une lame froide. Une présence. Lointaine. Fugitive. Effroyablement familière. Varak. Son souffle se bloqua dans sa gorge. La douleur remonta comme une marée de glace le long de sa colonne. Elle serra les poings jusqu’à sentir ses ongles s’enfoncer dans sa peau. Le Nord recouvrait ses peurs… mais ne les effaçait jamais.
Un corbeau fendit le ciel noir, ses ailes claquant contre les rafales glacées. Il plongea dans la cour de Winterfell, renversant la neige fraîche dans un tourbillon pâle. Un message de Ned. Lourd comme une hache. Un coup porté directement au cœur du Nord. Port-Réal était un nid de vipères. La Couronne croulait sous les dettes. Le roi se noyait dans le vin et les plaisirs. Et pour masquer les fissures, on préparait un tournoi indécent. Robb lut le parchemin devant l’âtre, les flammes éclairant son visage juvénile. Elya, debout derrière lui, vit la transformation. Une ride nouvelle creusa son front. Son regard perdit un peu de sa lumière. Il sembla grandir d’un coup, comme si la nuit venait de poser un fardeau sur ses épaules.
« Le monde devient dangereux… » murmura-t-il, presque pour lui-même.
Elya baissa les yeux. Pour elle, le monde n’avait jamais cessé de l’être.
Allongé sur son lit, regardant le plafond boisé, Jon repensait à sa dernière soirée à Winterfell. Enfin, plus précisément à un moment donné : La neige tombait doucement quand Jon traversa la cour, ses bottes s’enfonçant dans le sol blanc sans bruit. Il n’arrivait pas à dormir. Il n’y arrivait jamais la veille d’un départ… mais cette fois, c’était autre chose. Une sensation nouvelle, sourde, qui tapait dans sa poitrine comme un second cœur. Le visage d’Elya lui revenait dès qu’il fermait les yeux. Il la vit avant qu’elle ne l’entende. Seule dans la cour, appuyée au pilier d’entraînement. La torche la baignait d’une lumière cuivrée, réchauffant les mèches noires tombées sur son visage. Elle semblait fragile encore, trop pâle, trop fine, mais quelque chose en elle brûlait toujours. Une force silencieuse qu’il avait remarqué dès son arrivée à Winterfell. Il s’avança, incapable de partir sans lui parler.
« Tu ne dors jamais ? »
Sa voix sonna plus douce qu’il l’aurait voulu. Elle se retourna, et son regard bleu heurta le sien. Comme toujours, le monde sembla se resserrer autour d’eux.
« Pas vraiment. »
Le silence qui suivit n’était pas pesant. Il était… confortable. Nouveau. Étrangement familier, comme si ce calme-là n’existait qu’entre eux deux. Jon inspira. Il devait parler. Il devait lui dire qu’il partait, qu’il ne savait quand il reviendrait. Ni même s’il reviendrait. Les mots se serrèrent dans sa gorge.
« Je pars demain à l’aube. »
Elle répondit aussitôt, sans baisser les yeux :
« Je sais. »
Évidemment qu’elle savait. Elle remarquait tout. Même ce qu’il essayait de cacher à tout le monde. Même ce qu’il s’efforçait de cacher à lui-même. Jon ouvrit la bouche pour ajouter quelque chose... mais rien ne vint. Que pouvait-il dire ? Qu’il pensait à elle plus qu’il ne le devrait ? Qu’il avait senti son cœur s’arrêter quand sa fièvre avait failli la tuer ? Qu’il ne comprenait pas pourquoi une étrangère pouvait soulever en lui plus d’émotions qu’un château entier de Stark ? Il n’était pas ce genre d’homme. Il n’avait pas ce droit. Alors il dit la seule chose honnête qu’il avait.
« Prends soin de toi, Elya. »
Elle releva les yeux, lentement, comme si ces mots avaient du poids. Leurs regards se lièrent. Et Jon sentit quelque chose en lui glisser, se fissurer. Une peur douce. Un attachement dangereux.
« Vous aussi… Jon Snow. »
Son prénom dans sa bouche… Il l’avait entendu mille fois, mais jamais ainsi. Jamais avec cette chaleur-là. Ils respirèrent en même temps. Il le sentit. Comme un battement partagé. Comme un serment silencieux qu’aucun d’eux ne voulait reconnaître. Il fit un pas en arrière. Il devait partir. Si seulement son corps acceptait de bouger. Un autre pas. Son regard resta accroché au sien, malgré lui. Puis enfin il parvint à détourner les yeux et s’éloigna. Chaque pas dans la neige le tiraillait : un pas vers le Mur, un pas loin d’elle. Il ne se retourna pas. Par peur de ce qu’il verrait dans ses yeux. Par peur de ce que cela ferait naître dans son cœur. Mais une fois à l’intérieur, dos appuyé contre la porte close, il laissa sa tête tomber en arrière. Il revoyait son visage. Ses yeux. Sa voix. Il n’avait pas dormi. Il ne dormirait pas. Pas cette nuit. Pas avec l’image d’Elya brûlant encore sous sa peau. Sans se l’avouer, Jon Snow comprit quelque chose d’essentiel : il venait de laisser derrière lui plus qu’une inconnue. Quelque chose qu’il n’était pas prêt à nommer. Quelque chose qui ne disparaîtrait pas.