Tome 1 : La Louve des Braises

Chapitre 5 : La Neige des Rêves Brisés

7640 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 28/11/2025 09:07

Benjen montait déjà sur son cheval, les rênes tirées, l’air impatient d’un homme habitué aux départs. Les autres cavaliers se préparaient, ajustant leurs selles, tirant leurs capuchons pour se protéger du froid mordant du matin. Elya, elle, recula d’un pas. Juste un. Comme si ses jambes avaient refusé d’aller plus loin. Sa gorge était serrée à en être douloureuse. Son souffle se dérobait par vagues irrégulières. Elle sentait son flanc brûler… mais ce n’était pas la blessure qui la faisait vaciller cette fois. Jon posa une main sur sa selle. Un geste simple. Un geste ordinaire. Mais pour elle, il résonna comme un coup de tonnerre. Il allait partir. Il allait s’éloigner d’elle. Vers un monde où elle ne pourrait pas le suivre. Il posa le pied à l’étrier… et son cœur se contracta. Mais au dernier moment. Comme si un fil invisible tirait doucement sur son épaule. Jon se tourna. Pas vers Robb. Pas vers Benjen. Pas vers le Nord. Vers elle. Elya releva la tête, surprise, presque choquée d’être devenue la dernière chose qu’il voulait voir. Leurs regards s’accrochèrent. Et soudain, le monde entier… cette cour, cette neige, ces chevaux, ces voix… tout disparut. Il ne resta que ce fil invisible, tendu entre eux, vibrant comme une corde d’arc trop tirée. Un fil fait de tout ce qu’ils n’avaient pas dit… de tout ce qu’ils n’avaient pas compris… et de tout ce qu’ils ne savaient pas encore ressentir. Dans les yeux de Jon, il y avait quelque chose de doux. D’inquiet. D’intense. D’inavoué. Dans ceux d’Elya, quelque chose de brûlant. De fragile. De neuf. Une promesse silencieuse passa entre eux. Un rendez-vous avec le destin. Une vérité que même les anciens dieux n’auraient su briser. Ce n’était pas un adieu. C’était un commencement. Jon talonna son cheval. Le groupe se mit lentement en route. Les sabots martelèrent la terre, soulevant des éclaboussures de boue. Les bannières claquèrent une dernière fois dans l’air glacé. La brume du matin engloutit les silhouettes une à une. Robb arriva juste au moment où Jon disparaissait entre les arbres. Il suivit du regard la scène qu’Elya croyait secrète et un sourire amusé, tendre, presque mélancolique, se dessina sur ses lèvres. Il n’y avait pas besoin de mots. Robb avait tout vu. Tout compris. Elya, elle, ne bougea plus. Pas un pas. Pas un mouvement. Pas un souffle de plus que nécessaire. Elle resta là, droite, immobile malgré le froid qui s’insinuait sous sa cape, les yeux fixés sur la brume pâle. Jusqu’à ce que la dernière silhouette ne soit plus qu’un point mouvant. Puis plus rien. Une absence. Un vide. Un morceau de chaleur emporté avec lui qu’elle n’avait pas prévu de perdre. Robb, debout à quelques pas derrière elle, la regarda encore. Et pour la première fois depuis la chute de Bran… un sourire sincère, presque rassurant, lui échappa. Car il savait. D’une manière ou d’une autre, tôt ou tard, Jon et Elya se reverraient. Et ce jour-là… leurs regards reprendraient exactement là où ils s’étaient arrêtés.




Le silence tomba sur Winterfell. Pas un calme. Pas une paix. Un silence tendu. Épais. Chargé d’électricité, comme le souffle qui précède la tempête. Les torches vacillaient le long des couloirs, projetant contre les murs des ombres aux formes déformées. Chaque craquement du bois, chaque souffle du vent semblait amplifier l’inquiétude tapie dans les pierres elles-mêmes. Elya ouvrit brusquement les yeux. Elle ne savait pas ce qui l’avait réveillée. Un bruit ? Une sensation ? Une vibration étrange dans l’air froid du Nord ? Une angoisse sourde lui serra la poitrine. Son cœur battait trop vite. Trop fort. Elle se redressa d’un bond, encore haletante, et sortit de sa chambre. Le couloir était glacial. La brume de son souffle s’éleva dans l’air sombre. Quelque chose clochait. Terriblement. Ce n’était pas un parfum. Pas un bruit précis. Mais une présence. Comme si Winterfell retenait son souffle. Comme si les pierres attendaient… ou redoutaient. Elya inspira profondément. L’air avait un parfum de menace. Puis soudain, un cri. Aigu. Déchirant. Suivi d’un hurlement guttural. Et juste après un rugissement bestial. Un bruit qui n’appartenait ni à un homme, ni à un animal ordinaire. La bête. Le loup. Le sang d’Elya se glaça. Elle se précipita. Ses pieds martelaient le sol, glissant sur les dalles humides. Son flanc la brûlait, mais elle ignorait la douleur. Son souffle était court, rapide, affolé. Au détour du couloir, les torches tremblaient, penchées comme si elles tentaient de fuir le chaos. Et alors, Été jaillit de la chambre de Bran. Le loup gris bondit dans le couloir comme une ombre vivante, sa poitrine soulevée par un souffle furieux. Du sang tachetait son pelage, sombre et brillant. Ses crocs étaient dégoulinants, ses yeux agrandis, fous, comme animés d’une rage ancienne et sacrée. Elya s’arrêta net. Le souffle bloqué dans sa gorge. Elle n’avait jamais eu peur des loups. Mais l’instinct primal d’Été dans cet instant la traversa comme un éclair. Le loup tourna la tête vers elle, grogna d’un son profond… puis s’éloigna en quelques foulées rapides, disparaissant dans l’obscurité. Elya s’approcha de la chambre. Ses pas ralentirent d’eux-mêmes. L’air y était plus froid encore. Glacé. Comme si une ombre avait glissé par là avant qu’elle n’arrive. Et elle le vit. Un homme. Ou plutôt un corps gisant sur le sol. Sa gorge était ouverte. Net. Violent. La mort avait été instantanée. À ses pieds, une dague avait roulé. Le manche était sculpté, inhabituel, étranger aux armes du Nord. Le métal brillait encore sous la lueur tremblante de la torche. Un souffle. Un sanglot. Catelyn Stark se tenait près du lit de son fils. Les mains tremblantes. Tailladées. Des filets de sang coulaient le long de ses poignets. Elle fixait la dague, les yeux écarquillés, la respiration brisée.

« Ils ont voulu… le tuer… »


Sa voix, d’ordinaire si forte, se déchira en un murmure brisé.

« Ils ont voulu tuer mon garçon… »


Elle recula d’un pas, comme si les mots eux-mêmes la blessaient. Elya sentit son cœur se contracter. Elle comprit immédiatement. Avant même que la logique ne se mette en place. Ce n’était pas un accident. Ni un vol. Ni un fou isolé. C’était un message. Un avertissement sanglant. Une main dans l’ombre qui tentait d’effacer un témoin. Un enfant trop curieux, trop malchanceux. Elya posa une main contre le mur pour rester debout. Son flanc la lança. Sa marque brûla brièvement sous sa peau. Elle releva la tête. Ce n’était pas seulement un avertissement pour Winterfell. C’était un avertissement pour elle. Et quelque part, dans les ombres froides du château… quelque chose avait senti son frisson.




Au petit matin, lorsque les premières lueurs grises filtrèrent à travers la brume du Nord, Catelyn Stark monta sur son cheval. La cour de Winterfell était encore plongée dans ce silence froid qui suit une nuit trop longue. La pierre sombre des remparts luisait sous l’humidité, comme si le château entier retenait ses larmes. Robb l’attendait déjà, les épaules larges mais fléchies par le poids des responsabilités qui venaient de s’abattre sur lui. Rickon, petit, échevelé, les yeux gonflés par les pleurs, s’accrochait à la cape de son frère sans comprendre vraiment ce qui se passait. Mestre Luwin, fatigué mais alerte, se tenait près d’eux, ses mains jointes dans ses manches, le visage grave. Quelques gardes formaient un cercle discret, prêts à accompagner leur Lady jusque hors des murs. Elya restait légèrement en retrait, appuyée contre un pilier de granit. Sa peau paraissait presque translucide sous la lueur du matin, si pâle qu’elle semblait se confondre avec la pierre froide. Les événements de la nuit l’avaient vidée. Elle n’avait presque pas dormi. Son flanc la tirait encore, mais ce n’était rien comparé au froid étrange qu’elle ressentait depuis qu’elle avait vu le sang sur les dents du loup. Elle observa Catelyn, le cœur serré. La Dame de Winterfell avait les traits tirés, les yeux rouges, les mains entourées de bandages encore tachés de sang. Mais elle se tenait droite. Digne. Comme une reine brisée mais invincible. Elle leva les yeux vers les remparts, lentement, comme si elle gravait une dernière fois l’image de son foyer dans sa mémoire. Comme si elle craignait de ne jamais le revoir. Puis elle tourna bride.

« Je vais prévenir Ned. Je le dois. »


Sa voix se brisa presque sur le dernier mot. Pas par faiblesse. Mais par détermination. Catelyn Stark n’était pas une femme de fer mais elle était une mère. C’était bien plus fort. Robb inspira profondément, comme s’il voulait absorber la force qu’elle laissait derrière elle. Rickon éclata en sanglots, sa petite main tremblant contre la cape de son frère. La brume du matin s’épaissit autour du cheval de Catelyn, avalant peu à peu sa silhouette, ses cheveux auburn flottant derrière elle comme un tison rouge dans un monde de cendres. Puis elle disparut. Simplement. Silencieusement. Comme si Winterfell l’avait laissée partir à regret. Un froid soudain glissa le long des pierres, presque un frisson. Robb passa une main sur son bras, surpris par cette morsure glacée venue de nulle part. Winterfell devint encore plus silencieux. Encore plus vide. Encore plus vulnérable. Elya, le regard perdu dans la brume qui avait avalé la Dame du Nord, sentit une brûlure sourde remonter le long de sa marque. Un avertissement. Un souffle d’ombre. Quelque chose profitait de ce départ. Quelque chose qui approchait. Et Winterfell, désormais, était un château aux portes grandes ouvertes… dans un monde rempli de spectres.




La matinée était grise. Une grisaille épaisse, lourde, presque poisseuse. Un manteau de brume étranglait le ciel, avalant les toits, les tours, les silhouettes en mouvement. Même le soleil refusait de percer. Mais Winterfell, lui, ne respirait plus normalement. Il y avait quelque chose dans l’air. Un resserrement. Un souffle court. Une inquiétude qui vibrait dans les pierres elles-mêmes. Les gardes couraient dans les couloirs, les bottes claquant contre la pierre humide. Les chiens hurlaient, tirant sur leurs chaînes, les oreilles basses, les poils hérissés. Comme si eux aussi avaient senti la présence d’un prédateur invisible. On renforçait les portes, on verrouillait les passerelles, on murmurait entre soldats, les voix basses, pressées, trop inquiètes. Bran Stark se débattait encore entre la vie et la mort. Un enfant suspendu au fil le plus fragile. Et un assassin avait tenté de finir le travail. Elya Arden restait immobile dans un angle de la cour, presque fondue dans l’ombre d’un pilier. La cape qu’on lui avait prêtée était serrée contre son flanc, ses doigts crispés légèrement sur le tissu rêche. Ses mains tremblaient encore. Mais pas de peur. Elle ne tremblait jamais de peur. Mais de colère. Une colère lourde, sombre, mauvaise. Une colère qui n’était pas née cette nuit… mais qui avait seulement été réveillée. Une ombre familière. Un goût ancien. Un murmure intérieur qu’elle n’aimait pas écouter. Les Traquecendres lui avaient laissé ce genre de sensation. Une vibration glacée dans sa marque. Un frisson dans sa colonne vertébrale. La certitude qu’un meurtre avait été placé sur un chemin… bien avant que l’arme n’apparaisse. Et maintenant, les Lannister venaient de raviver ce souvenir. De réveiller ce qu’elle s’efforçait d’éteindre. La cour bourdonnait autour d’elle, mais elle resta immobile, les yeux bleus fixés sur le vide, comme un animal qui hume le danger avant les autres.




Robb Stark traversa la cour d’un pas rapide, nerveux, presque fébrile. Un mouvement brusque qui trahissait le jeune loup sous sa peau d’héritier. Habituellement, Robb portait la maîtrise naturelle des Stark : un calme taillé dans la glace, une réflexion silencieuse derrière chaque geste, une discipline héritée de son père. Ce matin-là, tout cela s’était fissuré. Ses traits étaient tirés, ses cernes plus sombres qu’une nuit sans lune, la fatigue et l’angoisse creusant ses pommettes. Ses épaules, d’ordinaire fières et carrées, étaient tendues à s’en rompre. Il marchait vite, trop vite, comme si ralentir l’obligerait à ressentir l’ampleur de la douleur qui le rongeait. Il serrait la mâchoire si fort que les muscles de son visage tressaillaient. Derrière lui, Theon Greyjoy trottinait, incapable de masquer son trouble. Il mâchait nerveusement un morceau de pain, mais ses doigts tremblaient légèrement. Un signe rare chez celui qui s’amusait d’habitude du malheur des autres. Sa bravade habituelle avait disparu. Il n’y avait dans son regard que tension, et une ombre d’inquiétude qu’il dissimulait mal.

« On l’a retrouvé dans la chambre, » disait Robb, d’une voix grave, rauque, étranglée par la colère autant que par la peur.


Ses mots étaient hachés, comme s’ils lui brûlaient la gorge.

« Une dague… pas une arme du Nord… »


À ces mots, Elya releva la tête. Elle se tenait jusque-là immobile, presque invisible, appuyée contre un pilier de pierre noire. La lumière grise du matin glissait sur son visage pâle, soulignant ses pommettes fines et la tension crispée autour de ses lèvres. Pas du Nord. Son ventre se contracta, une contraction sèche, instinctive. Elle sentit son cœur battre un peu plus vite. Donc pas un accident. Donc pas un ivrogne. Donc pas une erreur. Donc quelqu’un avait réellement voulu que Bran Stark meure. Elle sentit sa gorge se serrer, un souffle froid remonter le long de son dos. Comme la caresse d’une ombre qu’elle connaissait trop bien. Robb arriva à sa hauteur, encore haletant de sa marche précipitée. Quand leurs regards se croisèrent, il ralentit sans y penser. Peut-être à cause de l’immobilité d’Elya. Peut-être à cause de son calme étrange. Ou peut-être parce qu’au milieu de ce chaos, elle semblait la seule à ne pas céder à la panique.

« Tu as vu quelque chose ? » demanda-t-il, les sourcils froncés, la voix tremblante malgré ses efforts pour la stabiliser.


Il cherchait désespérément une piste, un signe, un détail, n’importe quoi qui puisse donner un sens à cette nuit. Elya hocha lentement la tête. Un mouvement court, mesuré.

« Seulement le sang. Et le loup. »


Sa voix était calme. Beaucoup trop calme pour une jeune femme qui avait découvert un assassin mort et une mère en sang. Ce calme n’était pas naturel. Il était construit, forgé, comme un bouclier invisible autour d’elle. Un réflexe né dans des circonstances infiniment pires que celles de Winterfell. Robb inspira profondément, longuement, comme s’il voulait avaler tout l’air possible avant que la douleur ne l’étouffe.

« Alors toi aussi… tu sais que ce n’était pas une chute. »


Elya détourna le regard, ses yeux glissant vers les pierres humides de la cour. Elle ne répondit pas. Parce qu’elle ne voulait pas mentir. Parce qu’un mensonge de sa part aurait été presque cruel. Parce qu’elle ne voulait pas être celle qui déchirerait l’espoir bancal auquel Robb s’accrochait. Et parce qu’elle ne pouvait pas lui dire la vérité. Qu’elle reconnaissait le parfum d’un assassinat comme elle reconnaissait celui du feu. Que son instinct, affûté par des mois de traques et de fuites, avait senti la mort dans ce couloir avant même qu’Été ne hurle. Qu’elle avait perçu une présence dans l’air, une vibration glacée dans sa marque, un souffle qui n’appartenait à aucun homme de Winterfell. Comme si l’ombre elle-même avait pénétré les murs. Comme si quelque chose. Ou quelqu’un avait approché l’enfant. Et que cette présence sombre lui murmurait encore qu’il n’avait pas fini.




Le soleil déclinait lentement, étirant de longues ombres sur les arbres au bord de la rivière. L’eau scintillait sous les reflets dorés de l’après-midi, ponctuée de remous rapides qui venaient mourir contre les pierres plates du rivage. Arya Stark courait. Ses bottes frappaient l’herbe humide, son rire clair roulant comme un écho d’enfant libre. Devant elle, Mycah, le fils du boucher, brandissait un bâton de bois trop grand pour lui, un sourire fendant son visage sale et joyeux.

« Tu n’es pas censée me toucher ! » cria Mycah, essoufflé.


Arya grimaça, un sourire mauvais aux lèvres.

« Alors cours plus vite ! »


Elle se jeta sur lui. Leurs bâtons s’entrechoquèrent, maladroits, mais pleins d’énergie et d’innocence. Deux enfants jouant à être des chevaliers.

« Je suis Arya Stark de Winterfell ! » lança Arya avec orgueil.


Mycah éclata de rire. Le vent emporta leur joie… jusqu’à ce que le claquement sec d’une branche brisée glace l’air. Arya se retourna. Sur le sentier qui longeait la rivière, deux silhouettes avançaient. Elégantes, royales, écrasantes. Sansa Stark, les mains sagement croisées, sa robe pâle flottant légèrement. Et à ses côtés, le prince Joffrey Baratheon, le menton haut, un sourire pas vraiment un sourire étirant ses lèvres.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? » lança Joffrey d’un ton dégoûté.


Arya sentit son ventre se contracter. Sansa, elle, rougit légèrement.

« Arya… nous cherchions... »


Mais Arya n’écoutait déjà plus. Joffrey avançait vers Mycah, ses yeux verts pleins de mépris.

« C’est ton frère qui t’a appris à te battre, petit boucher ? »


Mycah baissa instantanément son bâton, paniqué.

« Non, m’seigneur ! On faisait que jouer ! »


Joffrey effleura son épée. Une vraie. Lame d’acier, poli brillant.

« Jouer ? Avec une épée ? »

« C’est juste un bâton ! » protesta Arya en se plaçant entre eux.


Sansa avança, la voix tendue :

« Joffrey, laisse-les. Ce ne sont que des enfants. »


Mais le prince ne l’écoutait pas. Il dégaina l’acier avec lenteur, savourant le geste, savourant la peur dans les yeux de Mycah.

« Montre-moi comment tu te défends, » ordonna-t-il.


Mycah fit un pas en arrière. Puis un autre.

« Non ! » cria Arya.


Elle leva son bâton, furieuse.

« Laisse-le tranquille ! »


Joffrey sourit. Un sourire cruel, trop cruel pour un garçon de quinze ans.

« Tu veux le défendre ? Très bien. Défends-le. »


Il frappa.Pas fort. Pas pour tuer. Pour blesser. Pour humilier. Mycah cria lorsque la lame entailla légèrement sa joue. Sansa cria elle aussi.

« Joffrey ! Arrête ! »

« Tais-toi ! » rugit-il sans la regarder.


Arya, tremblante de rage, leva son bâton pour frapper le prince. Mais à ce moment-là, un grondement monta entre les arbres. Un grondement qui fit vibrer la terre. Nymeria surgit. Bondit. Un éclair gris et sauvage. Elle percuta Joffrey à la hanche et le fit tomber à genoux. Ses crocs se refermèrent sur son bras tendu. Le cri du prince lacéra l’air.

« Aaaaah ! Lâche-moi ! »


Nyméria grogna, puissante, protectrice. Arya eut un sursaut :

« Nymeria ! Assez ! »


La louve recula d’un bond, plantée entre ses deux enfants comme un rempart vivant. Joffrey, pâle de douleur, haleta :

« Ar… Arya Stark… tu vas payer…. »


Son regard était plein de haine. De promesses meurtrières. Arya sentit un frisson glacé lui courir le long du dos. Elle savait ce qu’il fallait faire. Mais cela lui brisait le cœur.

« Va-t’en, ma fille… » murmura-t-elle en poussant Nymeria vers la forêt. « Va-t’en ! »


La louve hésita. Juste une seconde avant de disparaître parmi les arbres. Sansa se précipita vers Joffrey, paniquée.

« Laisse-moi voir ta blessure ! »

« Ne me touche pas ! » hurla-t-il.


Son visage était déformé par la rage. Arya serra Mycah contre elle.

« Fuis. Fuis maintenant ! »


Il hocha la tête, terrorisé, et s’enfuit à toutes jambes le long de la rivière. Le silence tomba. Un silence tremblant. Brisé. Comme la surface de l’eau agitée par leur lutte. Sansa, pleurant, appela Arya.

« Qu’as-tu fait… qu’avez-vous fait… ? »


Arya ne répondit pas. Son regard se tourna un dernier instant vers l’endroit où Nymeria avait disparu. Et une seule pensée la transperça : Il fallait choisir entre Nymeria… et Joffrey. Et elle avait choisi. Mais à quel prix ?




Le chemin du retour serpenta entre les arbres, sombre et étroit, comme si la forêt elle-même voulait refermer ses branches sur ce qui venait d’arriver. Le soleil n’avait pas encore disparu, mais les ombres s’étaient déjà allongées, avalant la lumière à mesure qu’ils avançaient. Joffrey avançait en tête. Il serrait son bras blessé contre lui, le sang imbibant la manche déchirée, les gouttes tombant sur la terre sèche comme autant de preuves de son humiliation. Son visage était tordu par la douleur mais encore plus par la rage. Un adolescent de quinze ans… mais le regard d’un roi qui aurait volontiers brûlé un village entier pour laver un affront. Sansa marchait à côté de lui, les mains tremblantes. Elle n’osait pas parler. Pas toucher son bras. Pas croiser son regard. Elle jetait des coups d’œil paniqués vers Arya, comme si elle cherchait encore un moyen de réparer l’irréparable. Arya, elle, marchait derrière, les joues rouges, les yeux brillants d’une colère mal contenue. Son bâton de bois tremblait dans sa main. La disparition de Nymeria lui pesait comme un poids de pierre sur la poitrine. Mycah avait disparu dans la forêt, sa silhouette effrayée avalée par les arbres. Mais Arya savait qu’il ne serait jamais vraiment en sécurité. Pas tant que Joffrey respirait et voulait sa vengeance.

« Tu vas payer pour ça, » murmura le prince sans se retourner.


Un souffle venimeux dans l’air froid. Arya serra les dents jusqu’à s’en faire mal. Sansa, désemparée, tenta tout de même une voix tremblante :

« Joffrey… peut-être que... »

« Tais-toi. »


Il cracha les mots comme un serpent crache son venin. Sansa blêmit. Une larme roula le long de sa joue… mais elle l’essuya rapidement, retenant son sanglot pour ne pas sembler faible. Les ombres du campement apparurent enfin. Les torches s’allumaient une à une, projetant leurs lueurs dorées sur les tentes, les chariots, les gardes et les serviteurs qui se préparaient pour la nuit. Des chiens jappaient. Des hommes riaient autour des feux. Les odeurs de viande grillée emplissaient l’air. Une bulle de normalité. Qui éclata la seconde où les premières voix remarquèrent le sang.

« Par les dieux, le prince ! »

« Il est blessé ! »

« Attrapez un mestre ! »


Le camp entier sembla se figer. Puis se diviser autour d’eux comme une mer de visages inquiets. Cersei Lannister surgit presque instantanément. Sa robe verte ondoyait derrière elle, son regard d’or flamboyait d’un feu glacial. Elle accourut, enserrant Joffrey par les épaules, l’examinant comme s’il était fait de verre.

« Qui t’a fait ça ? »


Sa voix était basse. Tremblante. Et dangereuse. Joffrey, haletant, lança un regard mauvais vers Arya.

« Elle. Elle et son monstre. »


Cersei se redressa lentement. Comme une lionne prête à bondir. Son regard se posa sur Arya. Un regard qui aurait pu glacer un bûcher allumé.

« Tu oses attaquer le prince héritier ? » souffla-t-elle.


Arya sentit ses jambes trembler. Pas de peur pour elle-même… mais pour Nymeria. Pour Mycah. Robert Baratheon arriva à son tour, la barbe hirsute et le ton déjà agacé.

« Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? »


Cersei lança :

« Cette fille et ce… loup sauvage… l’ont attaqué ! »


Elle désigna Arya avec un mépris féroce.

« Elle a ordonné à sa bête de mordre mon fils ! »


Arya, la voix brisée mais ferme, cria :

« Ce n’est pas vrai ! Il a attaqué Mycah ! Il voulait le blesser ! J’ai juste... »

« Silence ! » tonna Robert.


Arya se tut, le visage rouge de frustration et d’injustice. Sansa, à côté, tremblait comme une feuille. Son regard passait de sa sœur à Joffrey, à la reine, puis de nouveau à la terre. Elle savait ce qui allait arriver. Elle le savait déjà. Et son cœur se brisait. Robert se frotta le visage.

« On règle ça devant le feu. Maintenant. »


Il fit un signe aux gardes. Arya fut poussée vers l’avant. Sansa suivit, les mains liées devant elle. Et la sentence allait tomber. Implacable, injuste, inévitable.




La tente du roi était éclairée par plusieurs torches qui projetaient des lueurs vacillantes sur les visages rassemblés. L’air sentait le cuir chauffé, le vin renversé, et quelque chose de plus sombre : la peur. Robert Baratheon siégeait, massif, fatigué, le coude appuyé sur son genou, sa barbe hirsute éclairée par la lueur rouge du feu. Il avait l’air d’un homme qui voulait être loin d’ici et qui savait qu’il ne le serait pas. Cersei Lannister se tenait à sa droite. Droite comme une lame. Ses yeux verts lançaient des éclairs silencieux. Arya était poussée en avant par deux gardes. Ses cheveux étaient en bataille, son regard défiait la reine malgré la peur. Sansa, elle, tremblait près d’elle, les mains serrées à s’en blanchir les phalanges. Joffrey, assis sur un tabouret, le bras bandé, fixait Arya avec un venin presque adulte. Robert soupira longuement.

« Très bien. »


Il balaya la tente du regard.

« Quelqu’un peut-il m’expliquer ce qui s’est passé ? »


Cersei prit la parole avant même qu’on ne lui demande.

« Cette fille a attaqué le prince. » Sa voix était douce et tranchante à la fois. « Elle et son… animal. »

« Ce n’est pas vrai ! » s’écria Arya.


Joffrey la coupa, sa voix un filet de plaintes :

« Elle m’a fait frapper. Et sa bête m’a mordu. Elle voulait me tuer ! »

« Menteur ! Tu as attaqué Mycah ! Il ne faisait rien ! C’est toi qui... »


Robert claqua sa main contre son siège. La tente vibra.

« Assez ! »


Silence. Il se tourna vers Sansa. Ses yeux, soudain, cherchaient une vérité qu’il espérait simple.

« Sansa. Toi qui étais là. Qu’est-ce que tu as vu ? »


Sansa eut un hoquet. Son visage se décomposa. Elle aimait Joffrey. Ou croyait l’aimer. Elle aimait sa sœur. Elle ne voulait blesser personne. Et pourtant, elle savait que la vérité condamnerait Arya. La gorge serrée, elle secoua la tête.

« Je… je ne sais pas… »


Ses yeux se remplirent de larmes.

« Je ne me souviens plus… »


Arya la regarda comme si on lui avait arraché le cœur.

« Sansa… »


Joffrey sourit. Cersei aussi. Robert se leva d’un bond.

« Bon. L’enfant ment. L’autre se bat. Le garçon court. La bête mord. »


Il se frotta le visage d’un geste las.

« Où est la louve ? »


Arya déglutit.

« Elle… s’est enfuie. »


Cersei avança d’un pas.

« Alors il nous faut une autre punition. Une autre bête. »


Arya hurla :

« Non ! »


Cersei, glaciale :

« Lady. La louve de l’aînée. Celle-ci. »


Elle désigna Sansa. Sansa devint livide, les lèvres tremblantes.

« Non… pas Lady… elle n’a rien fait… »


Arya cria, se débattant contre les gardes.

« C’est moi que vous voulez ! Pas elle ! Lady n’a rien fait ! »

« Une bête pour une bête, » dit Cersei doucement.


Robert regarda son ami Ned, qui venait d’entrer dans la tente, alerté par les cris. Ned s’immobilisa, blanc comme un fantôme.

« Cersei… » souffla-t-il. « Pas Lady. Pas celle-ci. »


Robert soupira. Ses yeux étaient lourds, las… mais son cœur n’était pas de pierre.

« Très bien. Faites ce qu’il faut. Que quelqu’un s’en charge. »


Cersei, le venin dans la voix :

« Pas quelqu’un. Ned Stark. La louve appartient à ta maison. Tu dois t’en occuper. »


Ned se figea. Comme si son cœur venait de se briser. Comme si une part de lui avait compris qu’on lui arrachait quelque chose de précieux. Il hocha la tête. Un geste qui lui coûta l’âme.




La nuit était glaciale. Les torches jetaient des ombres longues sur les pierres. Sansa pleurait, silencieuse, inconsolable, tandis que Ned tenait la louve. Lady ne grognait pas. Ne se débattait pas. Elle avait compris. Elle savait. Ned caressa doucement son museau.

« Tu n’es pas faite pour ce monde, petite. » murmura-t-il, la voix brisée.


La louve ferma les yeux, docile, confiante. Comme si elle savait que Ned ne ferait jamais souffrir un être innocent. Ned inspira profondément. Le couperet tomba. Sans douleur. Sans cri. Sans lutte. Juste un murmure d’amour et de peine, porté par le vent. Sansa tomba à genoux, les mains tremblantes contre sa bouche, un sanglot étouffé brisant le silence. Ned, les yeux humides, se détourna. Il se sentait souillé. Brisé. Trahi par le roi, par la reine… par le monde.




À Winterfell, la lune éclairait faiblement les tours sombres, comme une torche lointaine au-dessus d’une forteresse figée par le froid. Bran Stark reposait dans son lit, immobile, le visage pâle, les cheveux étalés comme une couronne d’ombre autour de sa tête. Mestre Luwin était assoupi sur une chaise, le dos voûté, les doigts encore crispés sur un parchemin qu’il étudiait avant de céder au sommeil. Robb, épuisé, avait fini par s’installer sur une chaise au pied du lit. Sa tête reposait contre son avant-bras, dans un sommeil inquiet, comme s’il craignait qu’en s’éloignant d’un souffle son frère puisse disparaître à nouveau. Rickon dormait roulé en boule contre l’un des piliers, sa petite main serrant son loup comme un talisman. Elya, silencieuse, veillait assise dans l’ombre. Elle n’avait pas voulu les réveiller. Elle n’avait pas voulu quitter cet enfant qu’elle ne connaissait presque pas, mais qui portait sur lui une blessure trop familière : un corps prisonnier de l’entre-deux. La pièce était silencieuse. Trop silencieuse. Puis… Un frémissement. Léger. Fragile. Quasi inaudible. Bran inspira brusquement. Un souffle court, étranglé. Elya releva la tête d’un coup. Les doigts du garçon bougèrent. Ses paupières tremblèrent. Puis, ses yeux s’ouvrirent. Deux éclats bleus, vifs, étonnés, vivants. Comme si la lumière revenait d’un monde où elle n’aurait pas dû survivre. Elya se leva si vite qu’elle en eut le souffle coupé.

« Robb… » murmura-t-elle, sa voix rauque d’émotion. « Robb, réveille-toi… »


Robb émergea, confus, puis ses yeux croisèrent ceux de Bran. Il se figea. Puis son visage se déforma, comme si toute la douleur accumulée depuis des semaines venait de se briser d’un coup.

« Bran ? »


Sa voix était plus qu’un souffle. Un espoir qu’il n’avait plus osé prononcer. Mestre Luwin se réveilla à son tour, abasourdi. Rickon se redressa en sursaut. Bran cligna des yeux. Longuement. Comme s’il revenait d’un chemin très, très lointain. Ses lèvres bougèrent.

« … Robb ? »


Le souffle de Robb se brisa. Il se pencha, attrapa la main de son frère, la serra comme pour s’assurer qu’elle était réelle, que tout cela n’était pas un rêve.

« Je suis là… je suis là… » souffla-t-il, la voix tremblante.


Mestre Luwin, les yeux humides derrière ses lunettes, se précipita autour du lit. Rickon sanglotait déjà, trop jeune pour comprendre la gravité, mais assez pour sentir que quelque chose d’immense venait d’arriver. Elya ne bougea pas. Elle observait. Les mains légèrement serrées, le cœur battant trop vite, un sourire rare et fragile étirant doucement ses lèvres. Elle avait vu la mort trop souvent pour ne pas reconnaître sa défaite. Et cette nuit-là, dans une pièce perdue au fin fond du Nord, elle la vit reculer. La mort avait perdu. Pour cette nuit-là.




La nuit tomba sur Winterfell comme un manteau lourd, lourd de givre, lourd de murmures, lourd de tout ce qui rôdait encore dans les ombres des couloirs. Le vent s’insinua sous les portes, entre les pierres, glissa dans les interstices des murs anciens comme un souffle étranger venu d’un monde plus sombre encore. Un souffle glacé, insidieux, presque vivant, qui semblait effacer les dernières traces de chaleur que le réveil miraculeux de Bran avait offertes quelques heures plus tôt. La joie fragile du jour s’était dissipée, comme un flocon écrasé par la tempête. Winterfell retombait dans son silence habituel. Mais un silence plus dense, plus lourd, posé sur les épaules comme une pierre froide. Épuisée par l’entraînement, par les tensions, par les émotions qu’elle ne savait même plus trier, Elya regagna la petite chambre qui lui avait été assignée près de la forge. L’air y était tiède, saturé d’une odeur de métal chaud et de cendre. Les braises vibraient encore dans l’âtre, rougeoyantes, traçant sur les murs des reflets ondulants comme des serpents de lumière. Elle retira son manteau. Ses doigts tremblaient encore. .Non pas du froid, ni de fatigue, mais de tout ce qu’elle avait contenu depuis des jours sans pouvoir l’avouer. Elle se laissa tomber sur la couche dure. La couverture râpeuse gratta sa peau, mais elle s’y enroula comme dans une armure. Sa respiration se calma. Son regard se perdit dans les ombres mouvantes qui dansaient sur les poutres comme des silhouettes anciennes. Puis son esprit glissa. Comme attiré vers un autre monde. Un monde qui l’attendait déjà. Elle sombra. Et elle rêva. Un rêve si vif qu’il semblait plus réel que la pierre froide de Winterfell, plus réel que le vent, plus réel que la douleur dans son flanc. La neige tombait autour d’elle. Mais ce n’était pas la neige du Nord. Non. C’était une neige silencieuse, douce, presque tendre, qui flottait comme des plumes blanches. Une neige qui ne mordait pas. Une neige qui caressait. Le monde entier paraissait retenir son souffle. Le vent murmura. Un murmure familier. Un murmure qu’elle reconnut avant même d’en comprendre les mots. Une voix. Sa voix. Jon. Il se tenait devant elle, à quelques pas seulement, comme s’il avait été là depuis toujours. Vêtu de noir, la fourrure de son manteau battant sous un vent sans origine. Ses cheveux sombres, emmêlés dans la bourrasque, dessinaient une aura presque sauvage autour de son visage. Mais ses yeux… Son regard gris, d’ordinaire si froid, si méfiant, si contenu… brûlait. Il brillait d’une intensité si pure qu’elle en eut le souffle coupé. Jon tendait la main. Elya sentit son cœur se soulever, comme tiré par un fil invisible attaché quelque part entre ses côtes. Elle avança. Prudemment d’abord. Puis irrésistiblement attirée. Comme si son corps reconnaissait quelque chose que son esprit refusait encore de comprendre. Ses doigts rencontrèrent les siens. Ce ne fut pas un simple contact. Ce fut une chaleur. Une promesse. Une étincelle. Vive. Claire. Éblouissante. Presque douloureuse tant elle était réelle. Puis... Un souffle. Un frisson. Une ombre. Derrière Jon, la neige se figea dans l’air. La lumière se rétracta. La brume se resserra comme un étau. Une présence. Ancienne. Froide. Féroce. Un froid si profond qu’il transperça Elya jusqu’aux os. Un souffle glacé glissa contre son oreille, aussi réel qu’une main sur sa gorge.

« Petite flamme… tu brûles trop fort. »


La voix était un murmure. Un poison. Une caresse mortelle. Elya se tendit, son sang se glaça, son cœur hurla. Elle voulut crier. Avancer. Attraper Jon. Le retenir. Le protéger. Le sauver. Mais la neige se transforma. Sous ses pieds, elle devint cendre. Cendre noire. Cendre froide et brûlante à la fois. Comme si un feu éteint depuis longtemps se réveillait sous la surface. Le rêve se fissura. Puis s’écroula d’un seul coup, comme un miroir brisé. Tout devint noir.




Un peu plus au nord, sur le chemin gelé qui serpentait entre les pins sombres et les rochers figés par le froid, Jon Snow dormait roulé dans une couverture épaisse, le dos offert au vent mordant qui sifflait entre les branches dénudées. Il n’y avait ni lit, ni tente, ni toit pour le protéger du ciel noir. Juste la terre gelée sous son dos, si dure qu’elle lui meurtrissait les omoplates, et le feu de camp mourant dont la lumière rougeâtre tremblotait sur les troncs tordus. Les chevaux attachés un peu plus loin renâclaient faiblement, leur souffle chaud formant de petites nuées blanches dans l’air glacé. L’odeur du cuir humide, de la sueur séchée et de la neige écrasée se mélangeait à celle, plus rassurante, du bois brûlé. Les braises crépitaient faiblement, comme un dernier cœur vivant dans cette nuit trop grande. Elles se tordaient, se contractaient, luttant contre un froid qui semblait venir d’au-delà des montagnes, d’au-delà du Mur, d’au-delà du monde des hommes. Autour de lui, les voyageurs dormaient mal. Certains ronflaient pour se rassurer, d’autres grelottaient malgré leurs manteaux, se serrant les uns contre les autres comme des chiots perdus. Tous tournaient instinctivement leur visage vers le feu, comme si ce maigre cercle de chaleur pouvait tenir tête à l’immensité glaciale qui les encerclait. Et Jon dormait. Du moins, son corps. Son esprit, lui, était ailleurs. Ailleurs dans un lieu qu’il ne connaissait pas. Ailleurs dans une lumière qu’il n’avait jamais vue. Ailleurs dans un rêve qui n’appartenait à aucun des siens. Il rêvait. Un rêve impossible, brûlant et doux à la fois. Un rêve qui ne venait ni de ses peurs, ni de ses souvenirs, ni de sa solitude. Il voyait Elya. Pas comme la fille blessée de Winterfell, ni comme l’étrangère mystérieuse qu’il avait soutenue, ni comme l’ombre discrète qu’il avait vue traverser la cour. Mais comme une présence entière. Vivante. Intense. Ses cheveux noirs étaient soulevés par un vent qui ne soufflait nulle part ailleurs. Ils tourbillonnaient autour de son visage avec une grâce presque irréelle. Ses yeux bleus, qu’il n’avait croisés qu’un instant, brillaient maintenant comme deux fragments de ciel arrachés à une tempête. La neige tombait autour d’elle, silencieuse, douce, presque chaude. Comme si le froid lui-même n’osait pas la toucher. Elle ne parlait pas. Mais il l’entendait. Comme si sa voix vibrait depuis l’intérieur de lui-même. Comme si elle traversait le rêve pour le rejoindre.

« …Elya… »


Le nom s’échappa de ses lèvres comme une confession, comme une vérité qu’il ne comprenait pas. Elle tendit la main. Elle était si proche à présent. Plus réelle que la terre gelée sous son dos. Plus réelle que le froid nocturne qui s’accrochait à sa peau. Il sentit ses doigts toucher les siens. Une chaleur vive explosa dans sa poitrine. Une étincelle qui sembla courir sur leurs bras, puis se loger au plus profond de son cœur. Il ne comprenait pas ce lien. Il ne comprenait pas pourquoi son âme semblait reconnaître la sienne comme si elles s’étaient déjà rencontrées bien avant. Puis... Un hurlement éclata dans la nuit du rêve. Fantôme. Le loup blanc hurlait derrière elle, les yeux rouges brillant comme des braises dans la neige. Son cri vibrait comme un avertissement, comme une peur animale, primitive. Et derrière le loup… une silhouette glacée se forma. Indistincte. Immense. Malfaisante. Le froid devint si violent que le rêve lui-même se fissura. Jon tendit la main pour retenir Elya, pour l’arracher à l’ombre, pour la ramener à lui. Comme il l’avait déjà fait en la portant à Winterfell. Mais cette fois, il ne la rattrapa pas. Le rêve se brisa, aussi brutalement qu’un verre gelé sous un marteau. Jon se réveilla en sursaut. Il inspira de travers, la bouche sèche, le cœur battant si fort qu’il en avait mal. Sa couverture était glacée. Le sol humide de givre lui brûlait l’échine. Le feu crépitait encore, faiblement, comme s’il partageait sa panique. Et le vent nocturne s’engouffrait entre les arbres avec un rugissement long, profond, presque animal. À sa droite, Tyrion Lannister remua sous sa fourrure. Ses joues étaient rouges du froid, mais ses yeux, eux, étaient parfaitement éveillés. Il leva un sourcil, un sourire malin étirant ses lèvres.

« Eh bien, Jon Snow… » murmura-t-il, en essuyant la fine buée qui s’était déposée sur sa coupe de vin. « Voilà un réveil chargé d’émotions. »


Jon mit plusieurs secondes à reprendre son souffle. Sa gorge se serra. Il passa une main sur son visage, encore trempé de sueur malgré le froid. Tyrion le fixa, patient. Trop patient.

« Tu parlais dans ton sommeil, tu sais », ajouta-t-il d’un ton presque innocent.


Jon releva les yeux, prudent, sur la défensive. Tyrion sourit.

« Elya. C’est ce que tu as murmuré. Deux fois. Je suppose que c’est la belle Elya de Winterfell ? »


Jon se figea. Le rouge monta aussitôt à ses joues malgré le froid mordant. La honte, la confusion et quelque chose d’autre, quelque chose qu’il n’avait pas encore les mots pour nommer, traversèrent ses yeux. Jon détourna lentement les yeux vers les flammes. Les braises dansaient, rouges, comme les prunelles de Fantôme. Il connaissait Elya. Il l’avait portée. Il avait senti son souffle contre sa gorge. Il l’avait vue fragile, vaillante, mortellement déterminée. Il ne savait pas ce qu’elle représentait. Il ne savait pas pourquoi elle venait le trouver dans ses rêves. Mais il savait une chose : Ce n’était pas rien.




Deux êtres séparés par des royaumes rêvent l’un de l’autre. Deux cœurs, perdus dans la neige et la pierre, murmurent le même nom. Un souffle traverse la nuit, porte un écho, une étincelle, un lien qui n’aurait jamais dû naître… et qui pourtant grandit dans le silence. Un fil invisible s’étire de Winterfell à la longue route du Nord. Un fil que ni la distance, ni la peur, ni le vent glacé ne parviennent à rompre. Elya frissonne d’un rêve qu’elle n’a jamais choisi. Jon tremble d’une vision qu’il ne devrait pas avoir. Et leurs ombres, dans la nuit profonde, se cherchent déjà. Mais dans l’obscurité la plus ancienne, quelque chose d’autre veille. Une présence. Une conscience. Un regard. Leshar. Celui qui naît du froid. Celui qui respire dans les ténèbres. Celui dont les yeux brûlent comme deux braises maudites, et dont les mains sont faites de nuit, de silence, et de mort annoncée. Il observe les rêves qui s’effleurent. Il sourit à cette fragile lumière qui tente de naître. Il admire ce fil qui se tisse, délicat, trop délicat. La danse commence. Une danse ancienne, faite de sang, de feu, de glace et de destin contrarié. Les fils se nouent. Déjà. Trop tôt. Trop fort. Car ce lien. entre la fille de l’île des Lames et le loup du Nord n'aurait jamais dû exister. Et Leshar le sait. Un souffle glacé passe entre les arbres. Les ombres s’étirent. La nuit retient son souffle. Aucun d’eux, ni Jon, ni Elya, ne pourra fuir ce destin-là. Parce qu’il ne fait que commencer. Et Leshar, dans l’obscurité, tend déjà la main pour en tirer les premiers fils.

Laisser un commentaire ?