La cour des grands

Chapitre 45 : Mitor

6129 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 10/12/2017 19:02



Mitor



Ils marchaient cette fois dans les rues de Lys. Mitor se laissait guider par Izzir qui lui disaient «J'ai quelque chose à te montrer». Mitor croisait les doigts pour ne pas revoir les corps de Drusila et Alfred Mortimer. La brume blanche enveloppait toujours l'atmosphère de la ville. Ils rencontraient parfois des ombres qui agissaient comme des passants. C'est-à-dire qu'ils marchaient en ne faisant pas attention aux personnes qu'ils croisaient, que ce soit Mitor, Izzir ou d'autres ombres. Celles-ci perdaient encore de plus en plus l'apparence de simples passants et n'étaient désormais que de la fumée noire condensée pour former une silhouette humanoïde aux membres et aux corps minces et à la tête plus ovale qu'un être humain normal. Leurs yeux étaient la seule partie encore définissable de leur visage. Ils étaient aussi noirs que le reste du visage et du corps et la seule chose qui permettait de les repérer était un renfoncement dans leur tête. Lorsqu'il croisait leurs yeux, quand il les trouvait, Mitor avait un sentiment d'effroi qui lui faisait baisser instinctivement la tête. Comprenant qu'il ne pourrait jamais passer outre ce sentiment, il cessa de les regarder et se contenta de suivre Izzir, sans un mot. Izzir ne lui avait pas dit où ils allaient. Ce n'était pas la direction du port, à la grande joie de Mitor. Cependant, cela ne signifiait peut-être pas qu'il n'allait pas voir ce qu'il redoutait le plus.


-Izzir, allons-nous encore voir Drusila? Demanda-t-il pour se rassurer.


-Tu verras. Répondit Izzir sans se retourner.


Cette réponse ne mit pas Mitor à l'aise et il se promit qu'il ferait tout pour se réveiller s'il tombait sur le moindre signe pouvant trahir la présence de la petite fille dans son rêve. Mitor s'aperçut que la rue montait. Il s'aventurait dans la partie riche de la ville. Cette partie où se trouvait la maison de Rasar. Mitor eut peur qu'Izzir l'emmenait vers cette maison mais celui-ci prit une autre direction, au grand bonheur de Mitor. Il n'avait aucune envie de revoir cette maison où tout avait commencé. Mitor était tout de même très anxieux par rapport à sa destination. Ces rêves lui avaient montrés des choses horribles, ou du moins, pas des plus agréables. Il essayait de préparer son esprit au pire quand Izzir s'arrêta. À sa grande stupéfaction, ils étaient devant la maison de Vezel, et donc d'Izzir. Celui-ci n'y entra pas et se contenta de fixer la porte. Mitor se mit à ses côtés et compris que son ami semblait attendre quelque chose. Il ne posa aucune question cette fois, de peur de ne recevoir qu'une réponse floue ou même pas de réponse du tout. Plusieurs secondes passèrent avant que la porte de la maison ne s'ouvre. Il vit alors Vezel, avec ce même sourire qui l'accompagnait souvent aussi peu que Mitor l'ait vu de son vivant, suivit de près par un Izzir plus radieux et plus humain que l'Izzir qui lui servait de guide. Les deux entités du passé passèrent devant eux et s'engouffrèrent dans la ville. Izzir, le guide, les suivit, Mitor sur ses talons. Une certaine nostalgie s'emparait de lui en voyant ces deux souvenirs prendre forme dans son rêve. Il se souvenait de l'exceptionnelle complicité qui régnait entre Izzir et Vezel quand ils étaient encore vivant. Izzir appelait Vezel son père et celui-ci nommait Izzir «fiston». Rare est ce genre de relation entre un esclave et son maître. Si seulement Rasar avait été du même caractère. Il fut heureux de voir que le duo était comme dans ses souvenirs. Avec ce même sourire qui les accompagnait tous les deux. Cependant, Izzir semblait ici moins joyeux. Il semblait perdu dans ses pensées. Jamais Mitor ne l'avait vu comme ça. Bien qu'il était toujours content de faire une sortie avec son maître, ou plutôt avec son père, il semblait préoccupé. Mitor était animé par la curiosité et savait qu'il allait connaître la raison de cet humeur en continuant son rêve. Toujours est-il qu'il ne s'attendait pas à voir Vezel dans son rêve. À vrai dire, ils n'avaient pas été très proches lorsqu'il était en vie. Il le voyait peu. Souvent, c'était Izzir qui venait lui rendre visite chez Rasar et non l'inverse. Parfois même, Izzir et Mitor se donnait un lieu de rendez-vous pour se voir, et Mitor inventait une corvée pour justifier à Rasar une de ses absences pour le voir, ou il profitait d'une des absences de Rasar pour aller au lieu dit.


Soudain, Izzir, le guide, accéléra le pas pour se placer à côté de ces souvenirs. Ceux-ci ne semblait pas le remarquer comme ils ne remarquèrent pas Mitor s'approcher d'eux. Mitor comprit alors que son ami-guide voulait se rapprocher d'eux pour entendre leur conversation. En même temps, Izzir le fixait avec un regard qui voulait dire «écoute bien ce qu'ils disent».


-Père, appela l'Izzir du passé, je dois vous avouer quelque chose. Je vous ai entendu, vous et Rasar, hier soir.


-Quoi?! Tu as tout entendu?! S'exclama Vezel.


-Une bonne partie, en tout cas. Assez pour comprendre ce qu'il se passait.


À voir son regard, Vezel ne s'attendait pas à cette révélation et n'avait rien prévu pour la démentir. Mitor se souvînt alors. Un soir, Rasar et lui avait rendu visite à Vezel. Les deux hommes avaient l'air préoccupés ce soir-là. À la fin du dîner, ils avaient ordonnés à Mitor et à Izzir d'aller dans la chambre de ce dernier et de ne pas en sortir jusqu'à nouvel ordre. Mitor et son ami avait trouvé cet ordre bizarre et il ne faisait nul doute que les deux maîtres cherchaient à parler seul à seul. Mais l'esprit aventureux d'Izzir lui avait dicté de transgresser cet ordre et il était sorti de sa chambre pour écouter leur conversation. Quand il fut revenu, Mitor avait compris que quelque chose n'allait pas et Izzir avait dit «C'est grave, Mitor. C'est très grave». Izzir lui avait alors dit que Vezel cherchait à quitter Lys pour trouver un endroit où finir ses jours. Il l'avait cru à ce moment-là mais, en y repensant à présent, Izzir ne lui avait pas tout dit. Il y avait forcément autre chose qu'Izzir avait entendu. Et Mitor était persuadé qu'il allait découvrir la vérité dans ce rêve. Mais comment se fait-il que ses rêves lui permettent de voir le passé? C'est absolument impossible. Mitor prit alors la décision de ne pas forcément croire à ce qu'il verra par la suite. Il supposa alors que peu importe ce qu'il verra, ce qu'il entendra, ne sera que le fruit de souvenirs oubliés qui aurait prit forme à son insu. À vrai dire, il avait été témoin de tant de choses mystérieuses durant ses rêves qu'arriver à cette conclusion pourrait sembler tout à fait plausible. Il continua d'écouter la conversation entre l'Izzir du passé et Vezel.


-...vous ne m'avez toujours pas dit qui sont ces tueurs. Leurs identités ou le nom de leur organisation. Fit remarquer Izzir.


--Je suis désolé mais je ne peux pas te le dire. C'est pour te protéger, comprends-tu? Dit Vezel d'un ton qui se voulait rassurant.


Ils étaient à présent dans une petite ruelle. Apparemment, Izzir voulait montrer un de ces nombreux raccourcis de la ville. Mitor aperçut alors une ombre sur le mur d'une des maisons. Il leva instinctivement la tête et vit alors un homme encapuchonné se cacher sur le toit. Il entendit alors des bruits de pas et vit un autre homme dans la même tenue sombre que celui se tenant sur le toit se rapprocher de Vezel par derrière. L'Izzir du passé le vit aussi et voulut le prévenir mais Vezel l'avait senti aussi et celui-ci donna à son agresseur un violent coup de tête par l'arrière. Ce dernier recula sous le choc mais eut le temps d'esquiver un poing envoyé par celui que l'on surnommait de son vivant le «Loup de Lys».


-Sauve-toi, Izzir! C'est moi qu'il veut! Cria Vezel.


Izzir sembla hésiter puis il partit dans l'autre sens mais un autre homme semblait s'être caché dans un coin et il assomma Izzir lorsqu'il fut à sa hauteur. Il s'engagea lui aussi dans la bataille et très vite, ils se trouvèrent à quatre contre Vezel qui se débattait comme aucun homme ne se débattait dans le monde. Il les dominait complètement. Mitor recula comme l'autre Izzir. La bataille était acharnée mais tout à coup, un cinquième homme arriva et planta une dague dans le dos de Vezel. Celui-ci hurla de douleur et il commença à étrangler celui qui lui avait lâchement eu par derrière. Mais un autre planta plus profondément le poignard et Vezel lâcha prise. Il tomba alors à terre sous les yeux horrifiés d'Izzir du passé. Les cinq hommes s'enfuirent et laissèrent alors Izzir et Vezel, totalement désemparés. Izzir s'approcha du corps de son maître.


-Va-t-en, Izzir. Ne reste pas là, pas dans cette ville. Cache-toi quelque part et restes-y. Tu voulais savoir le nom de cette organisation. Ils se font nommés «Les Chasseurs». Et notre organisation, qui est concentrée à Qohor, s'appelle «Les Partisans». Si tu veux la rejoindre, va là-bas, et tu verras par la suite.


Mitor vit Izzir sangloter Ce dernier n'arrivait pas à croire ce qu'il venait d'arriver.


-Regarde-moi, Izzir. Dit Vezel qui crachait du sang. Tu as été un très bon fils et tu ne mérites pas d'être un esclave. Maintenant file. Et laisse-moi crever, s'il te plaît.


Mais Izzir resta là et vit son maître pousser son dernier soupir avant de rendre l'âme. Maintenant, Izzir pleurait à chaudes larmes. Mitor ressentit lui-même son cœur s'alourdir en voyant la scène qui se déroulait devant lui. Il vit alors trois gardes accourir vers le lieu du crime, puis, comme Mitor s'y attendaient, ils crièrent:


-Saisissez-le! Il est coupable de meurtre!


Le corps de Vezel et les trois gardes disparurent alors dans un volute de fumées denses et noircies puis vînt le tour de l'Izzir du passé et des bâtiments alentours. Mitor crut que c'était là la fin de son rêve mais il vit alors la fumée reprendre forme en d'autre bâtiments et très vite, Mitor reconnut qu'ils étaient retournés, lui et Izzir, sur la place du marché.


-Je me souviens, maintenant. Annonça Mitor. Tu m'avais raconté ce qu'il s'était passé pendant le meurtre de Vezel quelques temps avant ton exécution quand tu étais en prison. La scène que je viens de voir est exactement comme tu me l'avais décrite. Comment se fait-il? Comment ais-je pu voir le passé?


-Voilà une question qui mérite d'être soulevé, Mitor. Remarqua Izzir qui se tenait à quelques mètres devant lui. Je pense que tu devrais trouvé la réponse par toi-même. Disons simplement pour l'instant que mon cœur te permet de t'aider sur le chemin qui t'est destiné.


Encore une fois, il parlait en énigme. Ce genre de phrase commençait à énerver Mitor qui ne comprenait jamais rien à ce qu'il disait. Mais il avait vu le passé. C'était un fait si surnaturel et pourtant si vrai. Cette scène qu'il avait vu lui avait permis de comprendre une chose. Dorénavant, il se souvenait de l'Izzir qui avait été son ami de son vivant et il savait à présent faire distinctement la différence entre cet Izzir qui lui servait de guide dans ses rêves et son ami. Il fixa donc son faux ami d'un regard de colère. Était-il vraiment là pour l'aider? Pour le moment, il ne servait qu'à rendre son esprit de plus en plus confus. Il lança un regard vers la foule d'ombres qu'il venait de remarquer, et qui se tenait toujours autour de la place accompagné de leur silhouette ténébreuse, avant d'interroger Izzir:


-Qui es-tu, Izzir? Qu'est-ce que tu es?


-Je suis ton ami, ton guide, ton espoir et ton destin.


Mitor ne fut pas étonné de sa réponse énigmatique. Mais cela ne l'aidait guère à comprendre. Il vit alors Izzir disparaître ainsi que la foule et les bâtiments dans le même éclat de fumée qu'il y a quelques minutes. Comme il s'y attendait cette fois, il se réveilla. Enfin. Il était encore en sueur. Sa chambre, plongé dans le noir, possédait toujours une chaleur quasi-insoutenable. Il mit du temps à se rendre compte que cette fois, les gardes n'avaient pas eu besoin de lui tenir les jambes et le torse pour le calmer. Certainement parce que la fin de ce rêve-ci n'était pas aussi brutale que les autres fois. En tout cas, il était tout aussi marquant. La scène de l'assassinat de Vezel revenait sans cesse dans son esprit, ainsi que le flot de question qu'elle soulevait. Ce qu'il avait vu était-il la réalité? Était-ce vraiment ce qu'il s'était passé lorsque Vezel avait été tué? Il se souvenait d'une nuit où il était parti rendre une dernière visite à Izzir dans sa cellule. Celui-ci lui avait raconté comment Vezel était mort et son récit coïncidait avec ce qu'il venait de voir. Son esprit avait-il mis en forme la scène grâce aux souvenirs des paroles d'Izzir? Il y avait pourtant des détails qu'Izzir ne lui avait pas dit et qu'il avait vu comme la discussion qu'il avait eu avec Vezel en marchant jusqu'au futur lieu du crime ou les derniers mots que Vezel lui avait dit avant de mourir. Si ce qu'il avait vu était la réalité alors Izzir savait pour les Partisans et les Chasseurs avant qu'il ne meurt à son tour. Pendant qu'il se faisait toutes ces réflexions, il se dépêcha de sortir de sa chambre à l'atmosphère brûlante et voulut demander au garde qui le surveillait s'il l'avait entendu faire ou dire quelque chose pendant son sommeil.


-Oui, je t'ai entendu dire des trucs sur le destin et un mec qui s'appelle Izzir. Répondit le garde. J'ai pas tout compris mais faut dire aussi que j'ai pas tout écouté. J'ai tellement envie de dormir.


-Et bien allez dormir. Vous n'avez plus rien à garder, maintenant.


Devant l'exactitude de ses mots, le garde le salua et partit vers sa chambre tandis que Mitor prenait le chemin de la Salle des Torturés pour prendre son petit-déjeuner. Le trou creusé dans la falaise, que les Partisans appelaient l’Œil de la liberté comme l'apprit Mitor la veille, laissait passer la lumière naturelle de l'aube et baignait la salle d'une atmosphère fraîche que Mitor fut heureux de trouver après sa nuit passeé dans la chaleur. Il s'installa à une table et prit une pomme dans une des corbeilles de fruits mise en place. Il y avait déjà beaucoup de monde à cette heure et il remarqua Apa et Rika attablé à la table sur l'estrade, qu'il s'était juré d'appeler la table du Cercle. En voyant Rika, il eut un pincement au cœur et se contenta de regarder Apa. Depuis sa dispute avec lui dans son bureau, ils ne s'étaient pas reparlés. Apa voulait le garder au sein des Partisans et en faire un des leurs alors que Mitor s'était juré de ne plus prendre part à la guerre qui opposait les Partisans et les Chasseurs. Ce n'est pas tant cette demande qui avait énervé Mitor que le fait qu'Apa ait insisté, jusqu'à même essayé de l'acheter en lui disant que s'il acceptait, il serrait nourrit et logé jusqu'à la fin de sa vie. C'était surtout ça qui avait mit en colère Mitor. Il avait le droit de rester ici jusqu'à ce qu'il finisse le livre du mestre Raynal sur les cités esclavagistes que Mitor avait commencé dans la bibliothèque du bureau d'Apa. Mitor voyait bien le jeu d'Apa. Celui-ci voulait se servir de ce livre pour lui faire comprendre l'idéal des Partisans, c'est-à-dire une idéologie entourant la volonté de supprimer les classes, esclaves comme riches. Mitor connaissant l'existence de ce stratagème conservait un sérieux recul par rapport au livre et s'efforçait donc à ne penser ni aux Chasseurs, ni aux Partisans lorsqu'il en parcourait les lignes. Tout ce qui l'intéressait dans ce livre, c'était de savoir comment les esclaves ont réussi à se libérer du joug des esclavagistes, de savoir comment l'ancien empire Valyrien s'y était pris pour transformer Lys, Myr, Tyrosh et plein d'autres villes en cités libres il y a presque mille ans. Dans toutes les histoires racontant la libération des villes, Mitor voyait que c'était par les armes que les esclaves se rebellaient, armes données par les Valyriens. En d'autres termes, la libération se faisait toujours dans le sang. La liberté, si précieuse soit-elle pour l'espèce humaine, est-elle obligée d'être acquise par une rébellion faisant des milliers de morts? Mitor rêvait que quelqu'un puisse avoir le pouvoir de provoquer une remise en question chez les dominants et de supprimer l'aliénation chez les dominés, tout cela par des dialogues, simplement par les mots. Ce rêve lui donna alors une idée.


Il se dépêcha de finir son petit-déjeuner et retourna dans sa chambre. Il se dépêcha de se trouver une nouvelle tenue en tissus, cette fois, de couleur beige aux contours jaunes et redescendit les escaliers pour arriver cette fois dans le niveau des geôles. L'idée de revoir Rasar se baladait souvent dans son esprit. À vrai dire, Mitor ne se cachait pas à lui-même qu'il avait une certaine envie de provoquer son ancien maître. Il avait été véritablement heureux de lui tenir tête la dernière fois qu'ils se sont vus. Il en avait ressenti une joie immense. Comme le disait Apa, il ne subissait plus l'aliénation et le fait de ne plus être aliéné représente une des choses qui se rapproche le plus de la liberté. Et bien sûr, quand on devient plus libre qu'on ne l'a jamais été, on se sent pousser des ailes et, peut-être que certaines personnes deviennent arrogantes, fières d'être sorti de l'aliénation. Mais chez Mitor, ce qu'il ressentait n'allait pas jusqu'à de l'arrogance. C'était plus tôt de l'assurance. Jamais il n'avait eu autant confiance en lui. Il approchait de la porte de la cellule de Rasar avec la plus grande sérénité. Il avait tellement de choses à lui dire, tellement envie de le provoquer.


-Halte! Stoppa le garde qui se tenait devant la porte. Personne n'entre dans cette cellule hormis Apa.


-C'est Apa qui m'envoie lui poser quelques questions. Mentit Mitor, toujours aussi serein.


-Comment être sûr que ce que vous me dîtes est vrai?


-Allez lui demander, si vous voulez.


Après que le garde eut décidé de rester impassible quelques temps, il finit par céder et laissa entrer Mitor. Celui-ci demanda au garde de fermer la porte derrière lui et la porte fût close. Mitor avait apporté une torche au cas où il n'y aurait plus de lumière dans la cellule et en effet, la minuscule pièce était plongé dans le noir. Il brandit la torche devant lui pour apercevoir le visage de Rasar. Il était méconnaissable. Plusieurs traces de coups de poing d'Apa avaient fait leur marque. Rasar avait plusieurs bosses et du sang, désormais séché, avait coulé sur des éraflures. Son œil gauche était enflé et Mitor avait l'impression qu'il portait un cache-œil noir. Si Mitor n'avait pas vu ses longs cheveux gris lui tomber sur la nuque, il ne l'aurait sans doute pas reconnu. Rasar fixait son ancien esclave d'un regard plus noir que ne l'était son œil. S'il n'était pas enchaîné au mur, il l'aurait certainement étranglé jusqu'à ce que sa tête se sépare de son corps. Mitor, pour une raison inconnue, ne ressentait rien en le voyant. Ni de la pitié, ni de la joie. Il ne savait tout bonnement pas quoi penser de l'état de son ancien maître. Il posa sa torche sur un support et il resta debout en face de Rasar. La lumière de la torche ne se reflétait que sur la partie droite de son visage, son œil noir caché dans la pénombre. Pendant un moment, Mitor ne savait plus quoi dire, ni même pourquoi il était là puis, en fermant les yeux quelques secondes, il se concentra et rouvrit les yeux pour regarder, les yeux dans les yeux, celui qui ne représentait rien de plus qu'un passé lointain.


-Vous avez bonne mine. Commença-t-il avec un rictus qu'il eut du mal à garder.


-É…épargne-moi tes sarcasmes, sale morveux. Répondit Rasar qui se mit à tousser.


Apparemment, il n'avait pas prononcé un seul mot depuis plusieurs jours et il avait du mal à parler. Il se chauffa la gorge avec un effort qui lui était considérable.


-Que fais-tu….ici? Demanda-t-il. Certainement pas pour voir comment j'allais.


On aurait dit que chacun des mots qu'il prononçait le rapprochait de plus en plus de l'évanouissement.


-Par quoi commencer? Se demanda Mitor. Débutons par une simple vérification. C'est toi qui a livré Vezel aux Chasseurs, qui leur a dit où il habitait, de le suivre à chacun de ses déplacements et de le tuer lorsqu'il était dans un lieu où aucun témoin ne risquerait de remarquer son assassinat? Comme dans une petite ruelle situé entre deux maisons?


-Si tu crois que je me souciais….du lieu du crime. Répondit-il. Mais oui… c'est moi. J'ai...provoqué ainsi la mort de ton ami au centre de cette place et...à te voir te pavaner ainsi devant moi, je… ne le regrette pas.


Rasar ne savait pas que ses mots permettaient à Mitor de se sentir plus déterminé. En effet, son ancien esclave ne ressentait pas vraiment de la colère. Il venait au contraire de regagner la sérénité qu'il avait en venant ici. Aussi, il s'adressa à lui d'une voix plus assuré que Rasar ne s'empêcha pas de remarquer.


-Vous devez être fier de vous, j'imagine. Dit-il. Je vous revoie encore dans mes souvenirs arborer une expression enchantée et sereine.


Puis, Mitor réfléchit et décida d'utiliser dorénavant le tutoiement pour continuer sa provocation.


-Maintenant, tu n'es plus rien, poursuivit-il, et peut-être bien que plus jamais je ne reverrais ce genre d'expression sur ton visage. Cette pensée me réjouit. Te voir ainsi enchaîné, roué par les coups d'Apa, impuissant face à ton propre esclave sur qui tu possédais le contrôle.


-Ta… ta gueule. Si tu es venu pour me rappeler ma situation actuelle, sache que… je n'ai pas besoin de ton aide.


Mitor arbora alors un visage plus sérieux.


-J'ai quelques questions à te poser. Que ressentais-tu quand tu me dictais des ordres? Quand tu disposais de moi comme d'un outil?


-Qu'est-ce que ça peut te foutre?


-RÉPONDS-MOI! Cria Mitor qui se rendit compte que c'était la première fois qu'il hurlait sur Rasar et qu'il venait même de lui donner un ordre. Que ressentais-tu quand tu m'aliénais?! De la joie? Un sentiment de puissance?


-En effet. Acquiesça Rasar. Un sentiment de puissance,...de domination.


-Imagines qu'un jour, Lys redevienne une cité libre. Sans maître, ni esclave. Et que tu serais de nouveau libre, toujours avec moi à ton service. Que ferais-tu? Tu quitteriez la ville pour vivre à Volantis, à Meereen où à une autre cité esclavagiste?


-Probablement. Répondit Rasar qui regardait à présent Mitor d'un œil intrigué.


-Dernière question. Si je te disais que quelqu'un, n'importe qui, fasse un discours devant le peuple de Lys et qu'il réussissait par la force des mots à rendre la ville libre, sans effusion de sang. Que le peuple se remette en question sur la notion d'aliénation. D'après toi, cela est-il possible?


Rasar, depuis très longtemps certainement, laissa échapper un fou rire, qui finit par s'évanouir dans une toux grasse qui lui fit crachoter du sang.


-Tu….peux toujours rêver, Mitor. C'est le rêve le plus….stupide et invraisemblable que j'ai entendu de ma vie. Tu ne te rends pas compte,….Mitor. L'Homme cherche toujours à être le dominant, à devenir plus….puissant. Tu ne peux changer cela. Même les Dieux en sont incapables. C'est pour ça que….j'ai rejoins les Chasseurs. Ils veulent tout recommencer à zéro. Remettre tout le monde sur le même piédestal mais sans….sans les artifices qui permettent de dominer les autres. L'argent, la politique, la religion ou….l'appropriation, s'approprier quelque chose qui le distingue des autres.


Mitor sembla alors en pleine réflexion. L'idéologie des Chasseurs lui semblait se baser sur quelque chose de bon mais qui, pour une raison quelconque, avait pris un chemin qui le tournait vers le mal. Les Chasseurs étaient en fait comme les Partisans mais avec une idéologie plus extrême.


-Intéressant, Rasar. Dit-il. Cette idéologie mérite réflexion, même si les Chasseurs n'ont pas l'air de la suivre...Quoi qu'il en soit, continua-t-il en haussant la voix en voyant Rasar ouvrir la bouche, cette guerre ne me concerne plus. Je n'ai pas à choisir une des deux idéologies. Tu m'as perdu. Tu n'as plus de contrôle sur moi. Voilà une victoire que je garderais en mémoire. Celle qui m'a permis de ne plus être un dominé. Et j'espère que les autres esclaves connaîtront le même sentiment un jour.


-Alors pourquoi….n'as-tu pas encore rejoint les Partisans si c'est ce que tu espères.


Mitor comprit qu'il avait mis le doigt sur quelque chose qui sommeillait en lui. Aussi, il ne répondit pas. Il laissa la torche dans la cellule et toqua à la porte pour annoncer au garde sa sortie. Il ne prit pas la peine de jeter un dernier regard à son ancien maître ni même à lui dire au revoir. Il prit la direction de sa chambre, perdu dans ses pensées. Il essayait de deviner pourquoi les dernières paroles de Rasar l'avaient touché. Il ne comptait pas rejoindre les Partisans de toute manière, et encore moins les Chasseurs. Pourtant, il avait le sentiment que quelque chose lui échappait. Ainsi donc, il continua sa réflexion jusqu'à arriver au niveau de la Salle des Torturés. Il n'y avait plus personne d'attablé pour le petit-déjeuner. La lumière naturelle était plus vive et un ciel totalement bleu se révélait à travers l'Œil de la liberté. Mitor se demandait d'ailleurs qui avait bien pu choisir ce nom qui lui paraissait si simpliste. Alors, il vit quelque chose qu'il n'avait jamais remarqué, où du moins, quelque chose qu'il n'avait jamais pris la peine de s'y attarder. De petits escaliers de bois collés à la roche montaient jusqu'à l'Œil, surmontés par des échafaudages. Mitor s'arrêta donc net et prit la décision de s'y aventurer car, après tout, il n'avait pas grand-chose à faire dans ce QG à part manger, dormir et lire un livre. Il traversa donc la salle déserte en direction de l'Œil. Il dut monter sur l'estrade pour atteindre les premières marches et commença à gravir l'escalier. Il n'y avait pas de rambarde et Mitor resta au ras de la roche par peur de tomber.


Au fur et à mesure qu'il montait, il se rendait compte à quel point la Salle des Torturés étaient immense et il n'arrivait pas comprendre comment un tel lieu restait caché du peuple de Lys. Il entendit de plus en plus distinctement le bruit des vagues dont la mer était en ce matin-là très calme. Après avoir jeté un dernier coup d’œil vers l'immensité de la salle, il se tourna vers l'horizon qui s'étendait devant lui. Les escaliers se finissaient sur un vaste plancher qui était construit jusqu'à la limite de la roche. Là non plus, il n'y avait pas de rambarde pour se protéger d'une chute mortelle. Mitor se risqua d'aller jusqu'au bord du plancher et vit des rochers sous ses pieds en train de former une barrière face à la force des vagues, dérisoire ce jour-là. Bien qu'il n'eut pas le vertige, Mitor ne resta pas longtemps face au vide et recula rapidement avant qu'un éventuel accident ne survienne. Il leva alors les yeux et se rendit compte de la largeur que possédait l'Œil. Il comprenait à présent pourquoi ce trou portait la première partie de son nom. C'était effectivement comme si une quelconque entité invisible voulait savoir ce qu'il se passait dans la Salle des Torturés à travers ce trou creusé dans la falaise. Mitor avait l'impression de se trouver dans la rétine de cet observateur invisible. En revanche, l'appellation de «liberté» lui échappait encore. Alors, il tourna son regard vers l'escalier par lequel il était monté et vit alors la silhouette de Rika.


Mitor eut un sursaut en la voyant. Il ne l'avait pas entendu approcher à cause du bruit des vagues. À présent, elle était plus près que n'importe quel moment où il avait pu l'observer et remarquait plus distinctement que jamais ses yeux enfoncés aux contours rouges et humides. Sa longue chevelure rousse était mal coiffée. Son teint était ponctué de tâche de rousseur et la minceur de ses contours avait choqué Mitor. Elle était habillé du même drapé noir que toutes les autres fois où Mitor l'avait croisé et celui-ci ne trouva pas difficile de comprendre que le choix de cette couleur était en signe de deuil. Alors, il se rappela de tout, notamment d'Alfred et de Drusila Mortimer. Le cri de la petite fille résonnait comme un son lointain dans l'atmosphère. Mitor tenta d'écarter ses pensées pour ne pas se trahir, ce qu'il réussit tant bien que mal. Alors, Rika, en fixant Mitor d'un regard à la fois triste et intrigué, s'efforça de faire un sourire qui ne se prolongea qu'en un ridicule rictus. Elle s'avança alors vers lui, qui restait immobile et qui ne savait pas quel regard lui lancer. Mitor ne savait pas si dans la futur conversation avec elle, désormais inévitable, il allait devoir avouer qu'il était au courant pour ce qui lui était arrivé. De peur d'enfoncer le couteau dans la plaie, il ne décida pas d'en parler et il sut alors quel regard lui lancé. Un regard tendre et une expression souriante. Mitor ne savait pas si son visage sonnait faux s'il se voyait mais, en voyant le sourire de Rika s'élargir dans un effort qui lui semblait considérable, il comprit qu'il était bon comédien. Difficile en effet de cacher une profonde tristesse par un sourire. Rika en était la preuve vivante. Et Mitor aussi, d'ailleurs.


-Tu es ici depuis pas très longtemps, toi, c'est ça? Demanda Rika.


Sa voix à la fois tremblante et douce étonna Mitor qui ne sut quoi répondre un instant.


-Euh...oui, en effet. Répondit Mitor qui s'efforçait de garder son sourire. Cela fait un peu plus d'une semaine, désormais. Dit-il en ne mentionnant pas les cinq jours qu'il avait passé dans les geôles avant d'être libéré.


-Tu nous as rejoint? Questionna-t-elle d'un ton de pitié dont Mitor n'en connut pas tout de suite la raison.


-Non. Apa me laisse réfléchir sur la question.


-Oh. S'exclama-t-elle d'un ton triste, cette fois. Si je peux te donner un conseil, réfléchis bien avant de prendre ta décision. Tu es jeune. On perd vite la vie lorsque l'on s'engage dans une guerre.


Mitor comprit qu'elle faisait référence à sa famille perdue et sa réponse le fit renoncer à garder son faux sourire. Elle aussi l'avait perdu. De toute évidence, elle n'avait plus goût à la vie et Mitor se demandait comment elle faisait pour s'y raccrocher et ne pas se suicider. Elle-même est devenue un fantôme dans ce QG. Mitor avait entendu des rumeurs à son sujet. Les rares fois où elle sortait de sa chambre sans pour autant aller manger lorsqu'il était l'heure du repas, elle déambulait dans les couloirs, sans vie. Beaucoup la qualifiait désormais de spectre et certains même se demandait si elle n'était pas réellement devenu un fantôme et qu'elle s'était déjà donné la mort. Voyant le silence qui régnait entre eux, Rika lui demanda son nom. Mitor réfléchit et répondit:


-Liso. Je m'appelle Liso. Mentit-il.


Il ne fallait pas qu'il dévoile son propre nom. Elle pourrait faire le rapprochement avec Rasar. Peut-être savait-elle que son frère possédait un esclave du nom de Mitor? Alors, à son tour, il demanda le nom de Rika pour montrer qu'il ne la connaissait pas avant aujourd'hui. Mitor voulait que leur rencontre paraisse comme la plus pure et simple. Il ne voulait pas qu'elle sache qu'elle était au courant de quoi que ce soit la concernant. Il attendait que ce soit elle qui énonce la première la tragédie qu'elle subissait. Rika lui répondit et, à la surprise de Mitor, elle sourit de plus belle, ses yeux humides qu'elle tenta d'essuyer d'un revers de bras.


-Et bien, Liso. Je ne veux pas trop t'inquiéter mais tu es la première personne qui me fait sourire depuis bien longtemps.


Mitor voulut pleurer à chaudes larmes d'un coup et il dut rassembler toutes sa force d'esprit pour ne pas céder. Il ne savait pas comment il avait fait pour la faire sourire. Se prenait-elle d'affection pour lui? Son jeune âge qui lui donnait une impression d'innocence avait-il eut effet sur elle? Lui rappelait-elle, au fond, sa fille disparue? À cette pensée, il eut un énorme pincement au cœur et il se tînt par reflex la peau où se situait son organe blessé. Alors, il mentit à Rika en lui disant que l'atmosphère lui faisait tourner la tête et qu'il voulait partir s'allonger. Rika acquiesça d'un air triste, elle qui avait trouvé quelqu'un qui ait su lui donner un réconfort que même Apa n'avait pas pu lui porter. Mais elle entendit Mitor, ou plutôt Liso, lui dire «À plus tard» avant qu'il ne disparaisse dans les escaliers, ce qui la refit sourire et lui donna même une forme d'espoir.


Mitor relâcha son étreinte sur la peau de son torse lorsqu'il dévala les marches. Il avait de la peine d'avoir laissé Rika seul dans l'Œil de la liberté mais il savait ce qu'il avait à faire. Les derniers mots de Rasar et cette joie, perdue depuis des siècles, sur le visage de Rika lui avait donné enfin ce qu'il lui manquait: une réponse. Il se jura, tout en courant dans le QG, de la protéger, de protéger Rika. De revoir le plus souvent possible son sourire se dessiner sur son visage. Il voulait qu'elle n'ait plus du mal à arborer une expression joyeuse, lui redonner goût à la vie. Il fallait qu'il se rachète auprès d'elle. Il comprit aussi que ce n'était pas un hasard si cette guerre lui était révélé, que le destin l'y avait amené. Dans sa tête, il revit le meurtre de Vezel, l'exécution d'Izzir, les ordres d'assassinats de Rasar, tout les événements qui lui avaient permis d'être à cet endroit précis, en ce moment-même. Ainsi donc, il ne prit pas la direction de sa chambre mais il arriva vite devant les portes du bureau d'Apa. Il ouvrit la porte à la volée malgré les réprimandes des deux gardes qui la surveillait. Il entra dans la pièce, haletant, et annonça à Apa qui le regardait, surpris et en pleine écriture d'un parchemin:


-J'accepte. Je veux devenir Partisan.


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