La cour des grands

Chapitre 77 : Mitor

5565 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 21/04/2019 22:19



Mitor



Au loin, le boucan que provoquait le champ de bataille résonnait comme un écho étouffé dans ces couloirs. Seules les quelques torches crépitantes se mariaient ici avec ce son ambiant. À qui pouvait appartenir ces cris? Des cris de douleur, de rage et de lamentations étaient les seules qui pouvaient se faire entendre dans un champ de bataille. Et ici, dans ce couloir, il était impossible de les distinguer. Cependant, ces cris et les torches n'étaient pas les seuls sources de bruits. Dans un de ces couloirs qui se croisaient et s'entrecroisaient comme des briques, un son presque inaudible et irrégulier se faisait entendre. Une respiration. Saccadée, fatiguée, douloureuse. Puis, le son d'une goutte tombant au sol. Ce n'était pas un lieu humide donc impossible que cela s'agisse d'une goutte d'eau. La bataille, les morts et les blessés qui en résultaient, la logique voudrait qu'il s'agisse de sang. Mitor lui-même se demanda la source de ce bruit. Baissant les yeux vers son bras gauche trempé d'un liquide rouge foncé, le doute n'était plus permis. Son sang se déversait sur le sol, goutte après goutte. Mitor finit par calmer sa respiration, il devait reprendre ses esprits. Mais sa douleur au bras rendait cela difficile. La lame de son ennemi coupait bien. Un simple toucher et sa chair s'était fendue, à deux-trois millimètres d'atteindre les tendons de ses muscles. La douleur n'était pourtant pas son plus grand soucis. Une seule question lui venait à l'esprit: Avait-il réussit à semer son ennemi? Avait-il réussit à semer Karak?


Leur combat dans les cachots avaient été bien court. Quelques échanges de coups, quelques esquives jusqu'à cette blessure au bras. Une vingtaine de secondes à peine et Mitor dût prendre la décision de prendre ses jambes à son cou. Comment vaincre un ennemi à ce point talentueux et fort? À croire qu'il n'avait rien dévoilé de son don de combattant durant les séances d'entraînements. Mitor tenta de trouver une solution, une stratégie qui pourrait le mener à la victoire. Mais rien ne lui vînt à l'esprit. Soudain, Mitor entendit des bruits de pas à l'autre bout du couloir où il se tenait. Inutile de passer des heures à savoir qui marchait en ce lieu. Karak était encore sur ses traces. Mitor entendait les pas se rapprocher de plus en plus. Il baissa alors les yeux sur le sol et il réalisa. Karak suivait son sang et il n'allait pas tarder à le trouver. L'idée d'une embuscade état donc impossible.


Mitor se remit alors à courir le plus vite possible, pressant avec sa main sa blessure au bras. Karak l'avait entendu courir et Mitor devina qu'il était poursuivi. Il partit à gauche puis à droite. Mitor ne savait pas où aller. Une seule chose lui parcourait l'esprit: Semer son prédateur. Parfois, il prit le risque de regarder derrière lui. Il distinguait bel et bien une silhouette se diriger vers lui en courant. Encore essoufflé, Mitor savait qu'à cette allure, Karak n'allait pas tarder à le rattraper. «Une solution, vite! Vite! VITE!» se répéta-t-il.


De son côté, Karak n'était pas essoufflé. Il n'avait pas non plus été touché, par aucune lame. Il savait qu'il était plus fort que son adversaire et il voulait vite en finir. En lui, un seul mot se ressassait sans cesse, comme une force qui le poussait à agir: Déception. Il avait vu ce gamin devenir plus fort que bon nombre d'autres membres des Partisans. Sa condition d'ancien esclave lui faisait dire que jamais, cet enfant ne les trahirait. Car pourquoi quelqu'un voudrait se rebeller contre quelque chose qui luttait contre ce qui lui avait fait du mal par le passé? De plus, en fouillant dans ses yeux, Karak avait vu en Mitor quelqu'un qui pourrait devenir une carte maîtresse de cette guerre. Il avait placé sa confiance en lui. Il s'était confié à lui. Il l'avait entraîné, il avait combattu à ses côtés, il lui avait sauvé la vie. Mais aujourd'hui, Karak devait faire une croix sur tout cela. Toutes les morts provoqués par ce gamin stupide et naïf avaient finies de le faire réfléchir. Il devait le tuer. C'était malheureusement la seule issue possible.


Karak suivait des yeux Mitor le fuir. Parfois, il le perdait de vue dans un virage mais il le regagnait bien vite et il voyait la distance entre lui et Mitor se raccourcir peu à peu. Le petit devait manquer d'endurance. Karak continua à le pourchasser tel un prédateur chassant sa proie. Il n'était plus qu'à quelques mètres de son ennemi quand Mitor prit un autre virage. Karak le perdit encore de vue et, arrivé au détour, s'attendit à le retrouver déjà à l'autre bout de ce couloir. Il fut alors bien surpris, au point d'avoir eu un sursaut, lorsqu'il le vit juste devant lui, sa dague à la main, lancé en direction de son cœur. L'effet de surprise était trop important pour qu'il puisse parer le coup. Il tenta alors de l'éviter et l'arme de Mitor atteignit ses côtes, provoquant une entaille assez profonde pour lui faire tirer un cri de douleur. «Bien joué» pensa Karak. Mitor l'avait habitué à le poursuivre dans tous les croisements de couloir jusqu'à ne plus s'attendre à une embuscade de sa part. Il se maudit d'avoir manqué de prudence. Aussi, il para le prochain coup de Mitor avec plus d'agressivité, prêt à entamer une contre-attaque plus violente. Mais Mitor discerna le changement d'humeur de Karak et s'enfuit une nouvelle fois avant de subir cette contre-attaque.


Mitor ne savait toujours pas comment lui échapper mais il était tout de même fier d'avoir enfin réussi à lui porter un coup. Même pendant leurs séances d'entraînements, il n'avait jamais réussi cet exploit. Pourtant, il fuyait. Mais ce n'était plus par peur. Cette fois, Mitor était bien déterminé à en finir lui aussi. Il devait s'écarter du combat, et pouvoir ainsi trouver une solution, une idée qui lui permettrait de vaincre Karak, son ancien aîné, qui lui avait appris bien des choses. On dit que l'élève dépasse toujours le maître. Mitor décida d'adopter cette maxime. Il stoppa alors sa course. Il n'était plus dans les couloirs des chambres mais dans ceux qui accueillaient la salle d'entraînement et le dépôt d'armes. Karak ne le suivait plus aussi vite qu'avant. Sa blessure devait le ralentir. Mais Mitor voyait que son sang délimitait encore un chemin qui le menait à lui. Par cette force de volonté soudaine, sa douleur au bras se faisait moins vive, ce qui ne l'empêchait pas de presser sa blessure avec sa main, par reflex face aux picotements qui le brûlaient. Il entra dans la salle d'entraînement, vide de monde, le boucan de la Salle des Torturés bien moins perceptible malgré l'écho que pouvait prodiguer la pièce. Quelques vraies armes, au milieu de toutes celles utilisées pour l'entraînement, étaient disposées dans des tonneaux. Mitor prit une deuxième dague et attendit son adversaire au milieu de la pièce. Il n'avait aucune idée de piège à préparer avant la venue de son ennemi. Aussi, il ne put qu'imaginer la suite du combat. Il tenta d'anticiper les mouvements que fera Karak suivant les combats qu'il a eut avec lui précédemment. Au milieu de cette salle à l'atmosphère froide à cause de l'humidité, Mitor se souvînt du style de combat de Karak. Celui-ci savait que, vu sa petite taille, il lui était facile d'esquiver ses coups en se baissant et il lui donnait donc des attaques verticales pour que cette stratégie soit nulle et qu'il soit forcé d'en utiliser une autre. Mitor s'imagina donc d'autres stratégies. Mais pendant ce temps, la porte d'entrée de la salle d'entraînement s'ouvrit. Puis, la seconde d'après, Karak fonça sur lui.


Karak, avec une vitesse ahurissante malgré sa blessure aux côtes, se retrouva face à Mitor, prêt à abaisser sa dague sur lui. Celui-ci avait anticipé ce coup et n'eut aucun mal à l'éviter, prêt à parer un autre coup de son adversaire qui, déjà, rappliquait. Dans ce combat, Mitor tentait de ne pas freiner ses coups à cause de sa douleur au bras. Mais cette fois, il avait deux dagues en main. S'il ne pouvait pas prendre le dessus encore cette fois, l'issu du combat sera inévitable et fuir ne résoudrait plus rien. Ainsi donc, Mitor continua de se concentrer sur sa parade, Karak attaquant trop vite pour lui permettre de lui asséner un second coup. Il devina que la douleur aux côtes de son adversaire lui faisait mal mais que lui aussi essayait de ne pas y faire attention. Pourtant, Karak fit enfin un faux pas. Sa blessure s'était intensifiées d'un coup et il loupa Mitor, alors qu'il était prêt à lui asséner un coup fatal. Mitor ne se fit pas prier deux fois pour saisir cette occasion. Il empoigna fermement ses deux lames et il réussit à enfoncer l'une d'elles dans le bras qui tenait l'arme de son adversaire. De l'autre, il tenta d'égorger Karak mais celui-ci évita le coup tout en hurlant, sentant son bras transpercé. Mitor vit la lame de son ennemi tomber à ses pieds. C'était enfin sa chance. Soudain, Karak extirpa la dague de son bras dans un gisement de sang et la pointa en direction de Mitor. Celui-ci, déjà élancé pour porter le coup de grâce, vit la lame rouge pointée en sa direction. Avec son pied, il s'appuya sur le sol, prêt à bondir en arrière. L'arme, pourtant, réussit à l'atteindre. Elle trancha le côté droit de son torse, formant une entaille allant de son épaule droite à sa côte.


Mitor tomba à terre. La douleur était cette fois insoutenable et celle qu'il avait au bras n'était plus qu'une piqûre de moustique à côté. Sans compter que l'humidité de la pièce renforçait le froid qui s'infiltrait comme une brûlure dans sa chair. La moitié de son corps était en flamme, il en était persuadé. Mitor hurla à la mort, essayant de contenir le sang qui ruisselait le long de son corps et qui s'élargissait derrière son dos. Sa vision commençait à devenir floue et Mitor ne sût si c'était parce qu'il pleurait de douleur ou si c'était parce que la vie le quittait peu à peu. Une chose était sûr: Il n'était plus en mesure de se lever et donc, de se battre. Il avait perdu le combat, la bataille et la guerre. Il discerna la silhouette de Karak s'approcher de lui et Mitor entendit sa voix, résonnant comme un écho lointain.


-Tu m'as donné plus de fil à retordre que je ne le pensais, Mitor. Pour te récompenser, je vais mettre fin à tes souffrances. Je regrette qu'on en soit arrivé là. J'espère que c'est la même chose pour toi.


Non, ce n'était pas la même chose pour lui. En tout cas, c'était la première réponse qui lui vînt, instinctivement, bien qu'il n'avait compris que la moitié de la question. Face à lui, Karak levait peu à peu son arme, prêt à fondre sur son corps meurtri, prêt à lui donner le coup de grâce tant attendu. Mitor avait toujours du mal à voir ce qui se passait mais il s'attendait à sentir une lame le parcourir, mettant fin à sa vie. Alors il ferma les yeux et attendit la sentence. Il pensait à Drusila qu'il ne reverrait plus, à Rika qu'il n'était plus en mesure de sauver, à Rasar et Apa qu'il n'avait pas envie de revoir, à Karak qu'il voulait pardonner. Sa vie défila telle une suite d'images très rapide et s'arrêta sur la vision de lui, dans cette salle, mourant. Cette vision sembla de plus en plus floue et elle s'assombrit. Il n'entendait plus rien, ne voyait plus rien, ne sentait plus rien. Karak l'avait peut-être déjà achevé. Peut-être était-il déjà mort.


Soudain, une brûlure, plus horrible que la précédente, s'empara de son corps tout entier. Il cria et, peu à peu, s'entendit. Ses sens revenaient comme remontant à la surface du néant. Jamais il ne respira aussi fort. Ses poumons avaient semble-t-il été vidés et Mitor était en train de les remplir de nouveau. À la place de voir le plafond rocheux de la salle d'entraînement, il ne vit que des flammes s'élever, des flammes qui se répandaient sur toute sa blessure. Karak avait-il décidé de flamber son corps? Mais, petit à petit, le feu devenait moins brûlant et s'estompait même. À travers la masse orange qui le surmontait, il discerna une silhouette qui n'appartenait pas à Karak cette fois. Il pensa tout d'abord à Drusila mais ce n'était pas elle. Lorsqu'il identifia finalement l'identité de la personne qui se tenait accroupi à ses côtés, portant une lame enflammée qu'elle appliquait sur sa plaie afin de la cautériser, il susurra son nom:


-Maî...Maître de la Lumière?


L'Ombre qui l'avait sauvée et aidée à tuer se tenait donc face à lui, dans un silence toujours aussi terrifiant. Mitor retrouva sa vue normale et il se rendit compte d'une chose. L'Ombre avait un visage. Difficilement discernable mais pourtant bien réelle. C'était son visage. Mitor reconnut son petit nez et ses yeux profond comme dans un miroir dans cet amas de fumée noire. L'Ombre retira sa lame désormais éteinte et se releva. Mitor fit de même et se tînt face à son sauveur. Alors, il regarda derrière l'Ombre. Karak était allongé, baigné dans une mare de sang, les yeux grands ouverts, sans vie. Mitor regarda ensuite derrière lui. Sa propre mare de sang que sa blessure avait fait couler sur le sol avait disparu. Enfin, il baissa les yeux sur son corps. Une grande entaille devenue sèche se dessinait sur son torse. La chaleur avait séché le sang et fermé sa blessure. La respiration de Mitor s'intensifia une nouvelle fois puis, se calma de nouveau. Il resta face à l'Ombre, immobile.


-Merci, Maître. Mais pourquoi donc? Demanda Mitor avant de rester muet plusieurs secondes puis de répondre par lui-même. Peu importe. Je ne suis qu'un jouet dans cette histoire. Un jouet malmené par les décisions de quelques dieux vicelards. Merci mais je vous demande une chose, s'il vous plaît. Ne m'aidez plus. Je ne suis pas un élu. Je suis Mitor, l'esclave qui s'est auto-affranchit, un humain qui vit, respire et parcourt les événements de son existence. Je ne dois pas avoir besoin de l'aide des Dieux. Que ce soit R'hllor ou le Dieu Multiface, je suis libre à partir de maintenant. Adieu.


Mitor ramassa sa dague et poignarda l'Ombre dans son cœur qui s'enflamma une seconde avant de disparaître, à jamais. Au loin, le bruit du champ de bataille continuait à se répandre dans tout le QG. Mitor regarda une dernière fois Karak et son allure bien moins grandiose qu'auparavant avant de s'en aller rejoindre la bataille, prêt à en finir.


Ce feu qui l'avait guéri n'était pas ordinaire. Il n'avait pas fait que guérir sa blessure. Il lui avait aussi redonné de l'énergie et Mitor ne se fatigua pas lorsqu'il se mit à courir dans les couloirs pour rejoindre la Salle des Torturés. Sur le chemin, il commença à s'inquiéter. Et si Drusila et Rika étaient déjà tombées? Et si Drusila n'avait pas su guider l'offensive et s'était laissée submerger par l'attaque des Chasseurs? Et s'il arrivait trop tard? Sur le chemin, Mitor arriva devant le bureau d'Apa où il était censé retrouver Drusila. Hélas, aucune trace d'elle. Mitor entra alors dans le bureau et décida d'enfiler une nouvelle armure. Par sécurité, il avait demandé à Drusila de lui en donner une autre de rechange. Les armures de cuir s'usaient assez vite et la sienne était entaillée de toute part. Il nettoya sa dague qui ne coupait plus si bien à cause du sang séché qui la parcourait et mangea des fruits lorsqu'il sentit à quel point il était affamé. Le bruit de la bataille le rassurait sur la continuité de celle-ci. Si elle continuait, cela voulait dire que des gens vivaient encore. Si des gens vivaient encore, cela signifiait que Drusila et Rika étaient peut-être encore en vie. Lorsqu'il sortit du bureau, il eut la déception de ne pas revoir Drusila. Armé de deux dagues, dont celle qu'il avait depuis maintenant si longtemps, ainsi que de son regard déterminé, il accourut vers la fin de la guerre.


Le champ de bataille se dévoila alors devant lui. La Salle des Torturés, d'habitude si calme, joyeuse où la bière coulait à flots et où des rires raisonnaient, était désormais bruyante, horrifique où le sang ruisselait sur les dalles du sol et où des hurlements de douleurs et de rage faisaient boucher les oreilles à tous spectateurs qui osaient entrer ici. La bataille avait déjà fait de nombreux morts, et ce, des deux côtés. Les tables étaient renversées et cassées, les corps sans vie commençaient à s'entasser et Mitor décida de monter sur un amas qui s'était formé pour prendre de la hauteur. Là, il examina l'avancée de la bataille et la survie des généraux des deux camps. Suivant le plan de Drusila, Mitor avait pour but d'assassiner tous les généraux Chasseurs avant de se mettre à éliminer des Partisans. Son sang commençait à bouillir et son cœur battait à une vitesse ahurissante. Il vit soudain Drusila, elle aussi perché sur un amas de cadavres, en train de se battre avec la femme la plus imposante que Mitor eût à rencontrer. Il ne mit pas longtemps à deviner qui pouvait être cette personne. C'était Méridia, la chef des Chasseurs, qui tenait tête, voire qui avait l'avantage dans le combat contre Drusila qui avait toujours l'apparence d'Apa. Apparemment, aucun des Partisans n'avait remarqué qu'Apa se montrait bien plus agile qu'auparavant, et bien moins fort. Cette balance inversée de ces facultés n'avait étonné personne, pour l'instant. C'est pourquoi il fallait en finir vite et, ni une ni deux, Mitor s'empressa de voler à la rescousse de Drusila.


Celle-ci n'avait pas encore sentit la présence de son sauveur, trop engagé dans son combat face à Méridia qui, elle l'admettait, était plus puissante qu'elle. Grâce à son agilité, elle avait réussit à ne pas se prendre de coup mais, de son côté, ses lames n'avaient pas atteint la chair de son ennemi. Il faut dire que l'épaisse armure de Méridia était un point faible pour une assassin comme elle. Son objectif était donc de la frapper dans les parties fines de l'armure, comme le cou, les mollets, l'entre-jambe ou les yeux. Méridia, convaincu qu'elle avait face à elle le chef des Partisans, ne lambinait pas sur ses mouvements et chacun d'entre eux pouvait éventrer quiconque se trouvait sur le passage de son espadon. La majorité des gens auraient eu peur face à un tel monstre mais pas Drusila. Elle avait été formé pour ne jamais ressentir la peur. Malgré tout, la prudence l'emportait dans son combat et souvent, elle devait reculer. Enfin, Drusila se rendit compte d'une chose: Elle était en train de fatiguer. Si elle ne trouvait pas une stratégie rapidement, ou si quelqu'un ne venait pas l'épauler très bientôt, sa fin serait déjà écrite.


Drusila trébucha et dévala l'amas de cadavres. Au pied de cette masse poisseuse, elle grimaça et tenta de se relever. Mais Méridia atterrit soudain devant elle et se prépara à lui donner le coup de grâce qu'elle attendait tant. Drusila se résigna et se pardonna au Dieu Multiface de ne pas avoir accomplit sa mission. Tout à coup, Méridia abattit son espadon et manqua sa cible de plusieurs centimètres. Quelque chose avait fait dévier la trajectoire de sa lame. Drusila comprit pourquoi en voyant le mollet de Méridia en sang. Elle vit alors une silhouette fine monter sur le dos de son adversaire et abattre une dague sur l'arrière de son cou. Méridia empoigna le bras de la silhouette avant que celle-ci n'eut atteint son point faible et la jeta sur Drusila.


-Bordel, Mitor! Où étais-tu passé?! Cria Drusila.


-J'ai eu affaire à un ancien ami, si tu veux tout savoir.


Drusila n'avait pas à en entendre plus pour savoir qu'il s'était occupé seul de Karak. C'était un problème en moins. Elle pouvait désormais reprendre son plan comme prévu, même si cela nécessitait de devoir vaincre Méridia, qui s'avérait être l'étape du plan la plus compliqué. À deux contre un, Drusila pouvait enfin espérer triompher. Elle se tourna vers Mitor. Celui-ci avait beau n'être qu'un pion pour elle et le Dieu Multiface, il s'avérait bien plus utile qu'elle ne l'espérait.


Mitor se tourna à son tour vers Drusila. Il vit qu'elle le regardait et il ne savait pas si son expression difficilement identifiable à cause du visage d'Apa signifiait de la fierté. Il l'espérait en tout cas. Il se retourna vers Méridia, celle-ci avait terminé de se tenir le mollet et avait l'air plus énervé qu'avant, si cela était vraiment possible. Elle fonça alors sur ses deux adversaires et avait pour projet de les trancher en deux d'un coup. Les deux assassins se baissèrent pour éviter la lame et ne tardèrent pas à s'élancer sur Méridia, ses points faibles dans leur vision. D'un revers de bras, Méridia envoya valser Drusila et Mitor l'un contre l'autre avant que ceux-ci ne reviennent à la charge. Ses deux adversaires étaient bien déterminés à en finir, elle le voyait. Enfin elle avait affaire à un vrai combat. Elle hurla de joie et se prépara à l'assaut.


La frénésie des trois combattants se mélangeaient dans un bain de sang et de sueur. La comparaison avec une danse n'était pas anodine. Les gestes majestueux auxquelles ils se prêtaient donnaient l'image d'une chorégraphie. Chacun de leurs mouvements étaient dictés par une force qui les surpassait, qui guidait leurs bras comme un peintre donne ses coups de pinceaux. À la sueur de ce combat innommable, les sujets de ce chef-d'œuvre souriaient. C'était leur moment. Et, par un large sourire dessiné sur leur visage, ils terminèrent le combat. Perdants et vainqueurs arboraient le même sourire, celui-ci provoqué par la sensation d'avoir fait partie de quelque chose de plus grand qu'eux. Ruisselants de sang, le trio se regarda. La gorge lacérée, le visage perlant de sang, les mains nues et entaillées, Méridia, son expression cachée par l'ombre de son casque, tomba, fière.


Lorsque la masse s'écroula sur le sol dans un bruit métallique, Mitor et Drusila soupirèrent et faillirent s'aplatir eux aussi sur les dalles devenues rouges. Aucun des deux n'avaient été blessés mais la fatigue était telle qu'ils se sentaient faibles et vulnérables. Mitor leva la main vers Drusila pour qu'elle la sert en retour. Celle-ci regarda un temps cette main tendue et la serra, pour lui faire plaisir. La plupart des combattants autour avaient vus au milieu de leur propre combat la défaite de la chef des Chasseurs. Suivant le camp, soit le courage, soit la rage venait de monter d'un cran. La bataille était à son paroxysme et les morts jonchaient plus vite la salle. C'était bientôt terminé.


Mais Mitor n'avait pas le temps de se reposer. Il remonta sur un amas de cadavre et chercha du regard la chevelure rousse de Rika. Il n'arrivait pas à la trouver et la panique commença à s'emparer de lui. Était-elle sous l'un de ses cadavres? Était-il en ce moment même debout sur son corps, caché dans cet amas de morts? Il se tourna soudain vers Drusila. Celle-ci avait enfin enlevée le visage d'Apa et avait retrouvée sa jeunesse, ses cheveux blonds et son regard encore plus dur que ne s'en souvenait Mitor. Soudain, elle leva le bras tout en fixant Mitor et pointa du doigt le balcon de l'Œil de la Liberté. Mitor se tourna vers le trou dans la falaise et tenta de discerner ce que Drusila voulait lui montrer. Il dévala l'amas de cadavres et fit quelques pas avant de percevoir une chevelure rousse bouger dans tous les sens face à des Chasseurs. Mitor fixa Drusila et cria:


-Viens! Nous devons la sauver!


-Nous ne devons sauver personne. Cela nous est interdit. Si tu veux la sauver, fais-le mais pas au nom de notre Dieu. Dicta-t-elle d'un ton aussi dur que son regard.


-C'est ta mère! Hurla Mitor qui n'en croyait pas ses oreilles.


-Comment pourrait-elle être ma mère, elle qui n'a plus de fille? Répondit Drusila d'une voix neutre, comme si ceci n'avait pas d'importance.


Un homme fonça soudain sur Drusila. Enivré par la bataille, il ne faisait plus attention pour deviner qui était son allié ou son ennemi. Il donna un coup d'épée vers le sol mais il loupa sa cible. Drusila s'était retournée et lui avait planté sa dague dans l’œil avant qu'il ne s'en rende compte. Mitor le reconnut. C'était un Partisan. Il était temps pour elle de ne plus épargner quiconque. Drusila continua de fixer un temps Mitor et plongea alors en direction de la bataille. Dépité et profondément déçu, il décida de partir seule à la rescousse de Rika.


Il ne fit que quelques pas avant de s'arrêter brusquement. Il avait une vision d'horreur devant lui. Rika était à quelques pas du vide et prête à tomber à n'importe quel instant dans la salle des Torturés. Elle était submergée par les Chasseurs contre qui elle se battait. Fort heureusement, des Partisans l'épaulaient et tentaient de la sauver. Mitor reprit sa course. Il devait vite monter les marches et sauver la seule personne qui comptait pour lui. Il était hors de question qu'elle trépasse elle aussi. Rika était une combattante hors pair. Sur le balcon aussi, les cadavres se faisaient nombreux et la plupart était du fait de Rika. Les Chasseurs avaient fini de gravir la falaise et la plupart avait décidé de rejoindre le combat dans la salle des Torturés plutôt que se battre sur le balcon où ils avaient de nombreuses chances de tomber d'un côté ou de l'autre. C'est pourquoi Rika avait réussi à tenir bien longtemps sur ce balcon. Hélas, les ennemis avaient compris que, pour gagner cette bataille, il devait se débarrasser d'elle car elle empêchait la venue de renfort dans la salle. Peut-être était-ce indirectement à cause d'elle que Méridia, leur chef, était désormais morte. Il fallait la venger et il était clair que tuer cette guerrière rousse leur donnerait plus de chance de triompher. Les Chasseurs foncèrent sur Rika, prêt à en découdre. Cette dernière était fatiguée, la rage l'avait épuisé bien plus vite que ses mouvements et elle savait que, malgré ses renforts, elle était tout de même en mauvaise posture. Pourtant, il était hors de question de battre en retraite. Elle devait se venger de son mari, le capitaine Mortimer, et de sa fille Drusila. À cause d'eux, jamais elle ne reverra leur sourire illuminer ses journées. Ces crapules ne devaient pas rester impunis. Apa était rester assez inactif à son goût lorsqu'il avait annoncé la mort de son mari et l'exécution publique de sa fille. Et à cause de cette inactivité, les Chasseurs les avaient attaqués aujourd'hui. Il n'était pas le seul coupable, elle le savait, mais jamais elle ne lui pardonnerait. Tous ses sentiments se remirent en place dans son esprit et elle se battit de nouveau avec férocité. Mais elle ne pouvait plus nier l'indéniable. Elle était épuisée et, peu à peu, le combat la faisait reculer vers le bord du balcon. Elle allait tomber et, au milieu de toute sa rage, une lumière apparut à sa grande surprise. C'était ce jeune garçon qui avait rejoint les Partisans. Un ancien esclave. Son visage souriant lui rappelait sa fille. Moins innocent et plus mystérieux, certes, mais lorsqu'elle le voyait, l'espoir était permis. Est-ce donc sur lui que repose l'avenir de ce monde? Fallait-il qu'elle laisse sa place à la nouvelle génération? Était-il temps pour elle de passer le flambeau? Une larme apparut au coin de son œil. Pour la première fois, il ne s'agissait pas de tristesse, mais de joie. Oui. C'était lui. Il allait changer le monde. Elle en était persuadée. Alors, déjà en train de tomber dans le vide, elle ferma les yeux et sourit. Elle pouvait s'en aller l'esprit tranquille. L'avenir était entre de bonnes mains.


La vision d'horreur que Mitor redoutait se produisit. Il n'avait pas encore atteint les marches qu'il décida de tenter le tout pour le tout. Il courut comme jamais il n'avait couru auparavant. Il ne savait pas si, physiquement, ce qu'il comptait faire était possible mais il ne pouvait pas rester sans rien faire. Alors, il tendit ses bras et espéra de tout son cœur que le miracle se produise. Évidemment, il ne pouvait transgresser les lois de la physique. Ses bras rattrapèrent le corps de Rika mais cédèrent sous le poids de la chute. Son cœur se serra à lui en faire mal. Il ne savait si cela était dû au bruit sourd de ce poids touchant le sol, à celui semblable à un craquement des os ou à la vue du sang qui commençait à s'échapper par l'arrière du crâne. Ou peut-être était-ce son regard vide accompagné de son sourire à la fois glaçant et réconfortant? Au milieu du chaos dans la salle, Mitor et Rika était comme deux êtres coupés du monde. Personne ne les remarquait? Et si, par malheur, quelqu'un osait les importuner, Mitor s'en débarrasserait. Ce serait un bon moyen d'évacuer la rage qu'il avait envers lui-même. Mais, portant le cadavre de la seule qui s'était montré un tant soit peu maternelle à son égard, la rage laissait plutôt place au désarroi. Il avait échoué. Son objectif principal était de la sauver et il avait échoué. Les larmes ne tardèrent pas à couler et à se poser sur le corps sans vie de Rika. Mitor tenait sa tête ensanglantée d'une main et ferma les yeux de la défunte avec l'autre. Avec son sourire, elle avait l'air d'être contente de retrouver Mitor. Si seulement sa chevelure de feu ne semblait pas éteinte, l'on aurait pu croire que sa vie avait été sauvé.


Autour d'eux, la bataille se terminait. Drusila éliminait Chasseurs et Partisans avec un sang-froid effrayant. Mitor la regarda un instant de ses yeux humides. Au final, elle avait raison. Drusila était bel et bien morte depuis déjà bien longtemps. La personne qui portait actuellement son visage n'était qu'un assassin, jamais elle n'était la fille de Rika. Cette pensée, finalement, fut un réconfort. Rika avait donc rejoint non seulement son mari mais aussi sa fille. Les Mortimer étaient donc réunis de nouveau dans un au-delà inatteignable aux vivants.


Sans Drusila et Mitor, les Chasseurs et les Partisans se seraient en fin de compte entre-tuer tous seuls. Leurs effectifs et leurs forces étaient assez similaires et seule plus d'une dizaine aurait certainement survécu à cette bataille sanglante. Le combat naval qui avait eu lieu en pleine Mer d'Été s'était déroulé de la même manière que la bataille qui se déroulait à Lys. Ce fut les Chasseurs qui gagnèrent ce combat en mer, bien qu'il ne restait plus que quelques membres en piteux état. La taverne du QG était bien sûr saccagée. Les gardes de la ville, en voyant l'ampleur de ce qui était une bagarre de rue à leurs yeux, avaient finis par se retirer, comprenant qu'ils n'avaient pas à risquer leur vie pour des brigands qui ne s'entendaient pas. Dans la Salle des Torturées, tout du moins, ce fut les Partisans qui gagnèrent. Mais cela n'aurait pas été le cas si Mitor et Drusila ne s'étaient pas occupé eux-même de Méridia. Tout cela n'était plus qu'un mauvais spectacle macabre et la seule chose de bonne qui pouvait être retirer de tout ce chaos était que, enfin, cette guerre qui avait réussi à rester dans l'ombre de l'histoire pendant presque un millier d'année était terminée. Mitor pouvait désormais laisser toute cette histoire bien bordélique derrière lui. Il pouvait enfin se reposer.

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