Le Dernier Dragon II : « Jon Snow »

Chapitre 2 : Vision du monde

4406 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 21/03/2017 17:52

Trois ans plus tard, tout le monde au Donjon Rouge se montrait encore très curieux de connaître ce jeune garçon que dame Serala avait pris sous son aile. Les mauvaises langues prétendaient en privé que l’enfant était le fils bâtard de la Perle Noire, certains avaient même poussé l’hypothèse que le roi Rhaegar aurait été le père, car après tout, Serala jouissait du statut de favorite, et personne n’osait critiquer les relations extraconjugales du souverain.

Bien sûr, Jon ne se souciait pas de ce qu’on racontait sur lui, ou sur le roi. Il n’avait que neuf ans mais n’avait pas encore abandonné les usages du Nord. Or là-bas, les bâtards ne parlaient pas, sauf si on leur demandait expressément leur avis et à dire vrai, on ne les questionnait guère.

Depuis un an, il commença donc par écouter et observer avec Mazetul, son précepteur de Norvos que Serala avait chargé de l’instruire.

Il se promenait dans la cité en toute tranquillité puisque personne ne le connaissait encore. Dans les rues, sur les quais, il voyait ces marchands gras et luisants, s’essoufflant au moindre effort, bavards et timorés, mesquins et avaricieux. Mais malgré cela, Jon pouvait difficilement résister à la fascination qu'exerçait sur lui Port-Réal.

Les artisans en faisaient un chantier permanent, car la cité ne cessait de grandir et de s'embellir. Elle n'était qu'à quelques semaines de cheval de Winterfell, mais c'était un ailleurs étrange et fabuleux, une porte ouverte sur un autre monde populeux et pressé. Les odeurs qui s'échappaient des boutiques faisaient rêver de ces pays lointains d'où arrivaient tant de marchandises et de richesses.


Combien misérable à côté lui semblait Winterfell, ainsi que le palais de son oncle malgré les trois salles de bain roses que Catelyn Stark avait fait installer dans le palais et qu'elle montrait aux visiteurs avec une fierté naïve !


Jon comprenait maintenant que Winterfell formait à peine une ville, tout juste une place forte qui abritait le palais, les écuries et les bâtiments précaires réservés aux gardes. Les remparts n'étaient constitués que des pierres grossières, des moellons empilés tels quels, agglomérés sans art…


Alors que d'énormes murs de pierre taillée protégeaient Port-Réal des invasions terrestres, soit une superbe enceinte haute de trente coudées, flanquée à intervalles réguliers de tours en saillie, hautes de quatre étages, qui permettaient aux défenseurs de lancer des javelots sur les ennemis, interdisant toute tentative d'escalader ou de saper les murs.


Les pierres qui formaient ces tours étaient si volumineuses qu'elles semblaient avoir été appareillées et maçonnées par les anciens dieux. Toutefois les barques qui accostaient chaque matin sur la plage, chargées de ces blocs monstrueux tirés des flancs de la montagne sur l'autre rive de la baie, apportaient la preuve que ces travaux gigantesques étaient bien l'œuvre des hommes.


Les fortifications offraient assez d’espace pour abriter quatre mille chevaux, autant de cavaliers, vingt mille fantassins, ainsi que les provisions de foin, de paille, d’orge et de grain.


Un chemin de ronde courait au sommet de la muraille. Parti de la grande porte qui ouvrait sur la mer, Jon dut marcher toute la journée pour revenir à son point de départ.


Du haut des remparts, Jon découvrit toute la splendeur de la baie de la Néra. Et sur l’amont du fleuve, le mont Aegon qui avec ses pierres robustes, servait à bâtir les murs de la cité.


Quelle impression de puissance devait éprouver les Targaryen lorsque leur regard embrassait l'horizon! Quelle fierté aussi, car seule la bienveillance d'un dieu avait pu guider leurs dragons vers ce lieu magique.


Que dire encore de l'émerveillement qui avait saisi Jon au contact de ces preuves tangibles du génie du roi Rhaegar que constituaient les deux ports ? Le commercial d'abord et, juste derrière, le militaire dont deux énormes chaînes interdisaient l'entrée aux marins ou commerçants étrangers, qui passaient directement du pont de leur navire au coeur de la ville, sans rien apercevoir de la flotte de guerre qu'une double muraille protégeait encore des regards indiscrets.


Le port militaire était creusé tout en rond avec, le long de ses berges, des loges profondes qui pouvaient abriter jusqu'à deux cent vingt navires et leur armement. Au centre, sur une île, résidait l'amiral de la flotte.


Des hérauts relayaient ses ordres en sonnant de leur trompe, autorisant l'entrée ou la sortie des navires. Des loges encore entouraient l'île de l'amirauté. Véritables plans inclinés, qui permettaient de tirer les galères en cale sèche pendant la mauvaise saison.


Le jeune garçon fut longtemps fasciné par les trirèmes et leurs équipages ; il aimait suivre l'écho assourdi des tambours qui, dans les cales, rythmaient l'effort des rameurs.


Le passionnait encore le déchargement des navires marchands, ventrus et hauts sur l'eau, et dont les énormes cales recelaient mille trésors entassés en bon ordre : les minerais garnissant le fond, les lingots de cuivre et d'argent, huilés et empilés sur des claies de bois. Barres ternes et trapues d'étain ou de plomb, les sacs de blé, d'orge ou de lentilles… Et enfin venaient les amphores empilées sur trois ou quatre couches, remplies d'huile au départ de Port-Réal, pleines de vin quand elles débarquaient de Pentos ou de Myr.


Jon se promettait alors que, le jour où il deviendrait grand, il commanderait un navire, et il passait de longues heures à anticiper ce moment en regardant les charpentiers construire les galères, calfatant la carène avec une toile de lin fin enduite de bitume qu’ils recouvraient ensuite de plaques de plomb retenues par des clous de fer.


Oui, sans doute, Port-Réal pouvait s’affirmer une des plus grandes cités du mondes !


Tandis qu’à Winterfell, les maisons qui entouraient le palais n’étaient que des masures construites en pierres sèches, recouvertes de chaume et de boue séchée, abritant pêle-mêle les animaux et les familles. Les poules, les chèvres, et même des vaches étiques, divaguaient en liberté dans les rues.


Mais pouvait-on seulement parler de rues ? Des cloaques boueux les jours de pluie, parsemés d'immondices que se disputaient les chiens et les oiseaux, des chemins défoncés par les sabots des chevaux au galop. Quelques rares boutiques, des ateliers, certes, où les artisans s'abritaient sous une toile salie par les ans, des marchés qui se déroulaient en plein air, vivants et colorés mais qui semblaient bien pauvres comparés à l'abondance des étals de la capitale.

En pleine chaleur, nulle autre odeur ne montait aux narines que celle des ordures pourrissantes et de la crotte humaine ou animale.

Toute une misère qui le charmait quelques mois plus tôt, et lui faisait maintenant monter le rouge au front. Il repensait avec colère aux manières de Catelyn et de ses caméristes qui se coiffaient, se parfumaient comme des filles de mauvaise vie, et se couvraient des pieds à la tête d'une bimbeloterie tintinnabulante qui les faisait ressembler aux vieilles maquerelles du port. Combien les Targaryen avaient raison d'investir leur or dans le commerce et l'industrie qui enrichissaient chaque jour davantage leur cité, alors que ces futiles Stark, dès qu'ils avaient gagné quelques grammes de métal précieux, ne pensaient qu'à la parade ! Et ils osaient le traiter de bâtard, comme s’il en était responsable, comme si son seul crime était d’exister sur terre, alors que leur arrogance les rendait plus misérables et mesquins que jamais. Comment oublier les mots durs d’Eddard Stark lorsqu’il l’avait jeté aux pieds de Varys ? Comment oublier le mépris de lady Catelyn, ou le regard hautain de son cousin Robb ?

Jamais Jon n’aurait osé parler à son précepteur de ces pensées obsédantes qui le déchiraient, mais après de longues semaines pendant lesquelles il ne connut que des nuits de mauvais sommeil, il ouvrit son cœur à Serala.


*

— Les grands espaces vierges du Nord n’ont pas l’air de beaucoup te manquer... On me rapporte que tu passes beaucoup de temps en ville et que t’es pris d’amour pour elle ?

Jon Snow baissa la tête pour acquiescer et dame Serala sentit qu’autre chose le tracassait ce qui l’incita à poursuivre l’interrogatoire.

— Et bien ? Quelle est dans ce cas la raison d’une mine aussi sombre ?

Il confessa alors toute la peine qui le rongeait. Il avait honte du Nord, et encore plus d’être un bâtard de cette contrée glacée et arriérée. Serala l’écouta avec gravité. Chacune de ses paroles confirmait ce qu’elle avait soupçonné depuis le début, ce garçon n’était pas un simple bâtard, il avait l’esprit vif, possédait le cœur d’un dragon. Alors elle le consola et le rassura.

Puis avec des mots patients, elle lui expliqua qu’il existait dans l’univers un ordre différent de celui des Stark. Ce n’était pas le nom ou les coutumes qui distinguaient les Stark des Targaryen, ni même les dieux. Ni parce que les uns se disaient fils de dragons et les autres de loups. En vérité, ce qui séparait les Stark des Targaryen, ce n’était rien d’autre que le regard qu’ils portaient sur le monde.

Les Targaryen, mais aussi les étrangers qui séjournaient un temps en ville, semblaient poussés par une éternelle inquiétude. Il suffisait d’observer les rues de la grande cité toujours en effervescence, trop étroites pour permettre aux passants de se croiser sans se heurter. Les portefaix manquaient souvent d’éborgner les chalands avec leurs ballots, les gens pressés marchaient sur les talons de ceux qui les précédaient et déchiraient leurs chaussures.

Quoi d’autre que l’angoisse aurait pu provoquer chez ces peuples une telle frénésie ? Les inciter à s’agiter pareillement, à errer à travers le monde sur leurs navires, à se bousculer les uns les autres, à s’entasser dans des villes, des immeubles à étages qu’ils peignaient de couleurs criardes, en rouge, vert ou violet alors que la terre était si vaste ? Ils donnaient toujours l’impression d’être en retard. Il semblait que s’ils ne se dépêchaient pas, rien ne pourrait empêcher la catastrophe imminente qui les menaçait.

Ils étaient en cela l’exact contraire des Stark, qui disposaient du Nord immense, d’une patience inusable, d’espace infinis et du temps éternel, et surtout, de cette notion d’honneur taillée dans le roc.

Serala connaissait bien ce genre de personnes. Ils récitaient mille et une bonnes raisons qui vous autorisent à égorger votre voisin pour sauver l’honneur, ou encore combien d’or il fallait offrir pour épouser une vierge. Et ces gens du Nord étaient encore pires.

— Ils prétendent, dit encore Serala, qu’un grand hiver va arriver, et que les Marcheurs Blancs vont sillonner la terre et la transformer en un tas de glace sans fin.

— Vieille Nan m’a raconté des histoires sur les Autres, affirma Jon. On dit que les sauvageons les ont vus au Poing des Premiers Hommes.

— Si c’est vrai, s’exclama Serala, pourquoi épuiser le Nord dans une rébellion stupide ? La vérité, c’est qu’ils ne croient en rien, ils ne sont rien d’autre que les esclaves de leurs traditions, ils ne regardent que le passé, et à force d’éternité, le temps s’est immobilisé pour les Stark, et aussi l’ensemble des Sept Couronnes.

Serala se pencha vers Jon et le regarda dans les yeux.

— Des hommes comme ton oncle, ou comme Tywin Lannister ou Robert Baratheon… des êtres qui retiennent le temps prisonnier, voilà les véritables ennemis du roi Rhaegar, et voilà pourquoi il s’échine à sortir le royaume de leur emprise.

— Mais comment fera-t-il pour les combattre ? demanda Jon vivement.

— Je ne sais pas… avoua Serala. Mais peut-être qu’avec des hommes comme toi… Jon Snow, le roi aurait une chance de réussir.

— Je découvrirai le secret, affirma Jon dont la voix vibrait d’impatience et d’enthousiasme. Je déchiffrerai dans les yeux de Port-Réal le secret de la marche du temps.  



*


Maintenant que Serala lui donnait la force de croire en quelque chose, l’enfant se plongeait dans les études avec la passion d’un néophyte.

Il se mit à l’apprentissage du haut valyrien et son habileté pour l’écriture ne cessait d’émerveiller Mazetul, son précepteur. Jamais une rature ni une erreur. Jon traçait les lettres d’une main plus sûre que s’il avait écrit cette langue depuis sa plus petite enfance.

— Moi-même, avoua un jour Mazetul, je n’écris pas le haut valyrien avec cette élégance.

— C’est parce que tu n’as pas la foi !

La justesse de la remarque frappa Mazetul et le remplit de bonheur. Tout maître rêve de rencontrer une fois dans sa vie un élève digne de son savoir. Mazetul avait-il enfin trouvé son diamant brut en la personne du bâtard ?

L’inlassable curiosité de Jon enchantait et stimulait le Norvosien qui passait une bonne partie de ses nuits à préparer les leçons en tâchant d’anticiper les interrogations, et se tenait prêt à répondre aux questions les plus pertinentes et les plus inattendues.

Car Mazetul lui-même apprenait beaucoup de Jon Snow. A travers le jeune garçon, il entrevoyait tout un monde qu’il avait jusqu’à présent ignoré et pour le moins méprisé. Ainsi, plus Jon progressait, plus les professeurs, les entraîneurs et les précepteurs affluaient.

Dès qu’il fut en mesure de les apprécier, Mazetul commença de lui lire les poèmes la reine Rhaenys Targaryen, en particulier « Les Conquêtes d’Aegon », qui illustrait les seuls codes d’honneur et de comportement pouvant convenir à un prince royal de la maison des Targaryen. Jon rêve un jour de chevaucher un dragon ou de commander une armée comme l’a fait Daeron quand il a conquis Dorne.


Un soir, Serala le conduisit sur la tour la plus haute et lui indiqua l’Orient, où la lune surplombait des flots.

— Tu sais ce qu’il y a, là-bas, Jon ?

— Essos, madame, répondait-il.

— Et connais-tu l’étendue d’Essos ?

— Mon maître de géographie dit qu’elle mesure plus de dix mille stades.

— Il se trompe, mon garçon. Essos est cent fois plus grande. Au-delà d’Asshaï-lès-l'Ombre s’étend une plaine aussi vaste que la mer, et là-bas se dressent des montagnes assez hautes pour percer le ciel. Et il y a des déserts si grands que leur traversée demanderait des mois. À l’extrémité de ces déserts, on trouve d’autres montagnes semées de pierres précieuses : des lapis-lazuli, des rubis et des cornalines. Sur ces plaines, courent des milliers de chevaux aussi fougueux que le feu, des animaux infatigables, capables de voler des jours durant au-dessus d’un espace infini.

Elle se tut un moment puis ajouta :

— Il y a des régions enserrées dans la glace et prisonnières de la nuit pendant plus de six mois ; d’autres, brûlées par l’ardeur du soleil à toutes les saisons : pas un brin d’herbe n’y pousse, les serpents y sont tous venimeux et la piqûre d’un scorpion tue un homme en quelques instants. Telle est Essos, mon garçon.

Elle se tourna brusquement vers lui et ordonna d’une voix sèche.

— Enfile un manteau de laine brute, nous partons.

— Où allons-nous ?

— Nous nous absenterons quelques jours. Je veux te montrer quelque chose.

Jon s’exécuta sans poser plus de questions.

Il salua rapidement son précepteur et se précipita dans la cour où l’attendait une petite escorte, ainsi que deux destriers. Dame Serala était déjà à cheval. Jon sauta sur le dos de son moreau ; ensemble, ils franchirent au galop la porte grande ouverte.

Ils chevauchèrent pendant plusieurs jours en direction de Rosby, longeant la côte, puis s’en écartant pour y revenir ensuite. Ils traversèrent Sombreval, Viergétang et Salins s’arrêtant la nuit dans           de petites auberges de campagne et mangeant la nourriture traditionnelle : de la viande de chèvre rôtie, du gibier, du fromage de brebis affiné et du pain cuit sous la braise.

Après Salins, ils s’engagèrent sur un sentier à pic et débouchèrent bientôt, presque à l’improviste, au milieu d’un paysage désolé. La montagne avait été privée de son manteau boisé, et partout l’on voyait que troncs mutilés et taillis calcinés. Le terrain ainsi dénudé était creusé en plusieurs endroits et d’énormes quantités de détritus s’entassaient à l’entrée de chaque galerie, comme dans une gigantesque fourmilière.

Une pluie légère et insistante commençait à tomber, aussi les cavaliers couvrirent-ils leur tête de leur capuchon et mirent-ils leurs animaux au pas. Le sentier principal se mua bien vite en un labyrinthe, où s’agitaient une multitude d’hommes émaciés et déguenillés, à la peau noircie et rêche, qui portaient de lourdes hottes remplies de cailloux.

Un peu plus loin, des colonnes de fumée noire et dense s’élançaient dans le ciel en volutes paresseuses, répandant sur toute la région une brume épaisse qui rendait la respiration difficile.

— Couvre-toi la bouche de ton manteau, ordonna Serala à Jon.

Un étrange silence pesait sur ces lieux, et la pluie avait changé la poussière en une boue si dense que les sabots des chevaux s’y perdaient. Jon balaya le paysage d’un regard effrayé tandis qu’une peur acide chatouillait sa nuque. Evoquant irrésistiblement le souvenir des histoires de Vieille Nan, les lieux étaient relativement conformes à la représentation qu’il se faisait de l’antre des Marcheurs Blancs.

Soudain, le silence fut rompu par un bruit sourd et rythmé, comme si le poing d’un titan s’abattait avec une monstrueuse puissance sur les flancs tourmentés de la montagne. Jon éperonna son cheval car il voulait savoir d’où provenait le grondement qui secouait la terre autant que le tonnerre.

Après qu’il eut contourné une arête rocheuse, il vit où finissaient tous ces sentiers. Il y avait une machine gigantesque, une sorte de tour composée de grandes poutres, au sommet de laquelle on avait accroché une poulie. Un filin soutenait un maillet colossal, en fer, à l’autre extrémité, le câble était fixé à un treuil, que faisaient tourner des centaines de malheureux qui enroulaient le câble autour du tambour de manière à soulever le maillet à l’intérieur de la tour en bois.

Quand il atteignait le sommet, l’un des surveillants ôtait la cheville d’arrêt, libérant ainsi le tambour qui se renversait, entraîné par le poids du maillet. Celui-ci jetait à terre et brisait les pierres inlassablement déversées des hottes transportées à dos d’homme dans la montagne.

Les ouvriers ramassaient le minerai fragmenté, en remplissaient leurs hottes et l’emportaient vers un lieu où d’autres ouvriers le pulvérisaient dans les mortiers. Ils le nettoyaient alors dans l’eau d’un torrent que canalisaient une série de glissières en pente, séparant les grains de la poussière d’or qu’ils contenaient.

— Voici les mines du Crabe, expliqua Serala. Grâce à cet or, le roi arme et équipe son armée, construit ses palais, et bâtit la puissance des Sept Couronnes.

— Pourquoi m’avez-vous amené ici ? demanda Jon, profondément troublé.

Tandis qu’il parlait, l’un des porteurs s’effondra sur le sol devant les sabots de son cheval. Un surveillant s’assura qu’il fût bien mort, puis adressa un signe à deux autres malheureux, qui posèrent leurs hottes, soulevèrent le cadavre par les pieds et l’emportèrent.

— Pourquoi m’avez-vous amené ici ? répéta Jon.

Et Serala s’aperçut que le ciel de plomb se reflétait dans son regard assombri.

— Tu n’as pas encore vu le pire, répondit-elle. As-tu le courage de descendre sous terre ?

— Je n’ai peur de rien, affirma le garçon.

— Alors suis-moi.

Serala mit pied à terre et avança vers l’entrée d’une galerie. Le surveillant, qui s’était précipité pour saisir son étrivière s’immobilisa d’un air abasourdi en reconnaissant la perle noire qu’elle portait au cou. Serala se contenta d’un signe et l’homme revint sur ses pas ; il alluma une lanterne afin de les conduire dans le sous-sol.

Dès qu’il eut pénétré dans la galerie sur les pas de la femme, Jon se sentit suffoquer tant la puanteur d’urine, de sueur et d’excréments humains était insupportable. Il fallait suivre des méandres, le dos courbé par endroits, le long d’un étroit boyau où ne cessaient de résonner coups de marteau, halètements diffus, quintes de toux, râles d’agonie.

De temps à autre, le surveillant s’arrêtait auprès d’un groupe d’hommes qui s’efforçaient d’extraire le minerai à la pioche, ou à l’entrée d’un puits, au fond duquel la lueur hésitante d’une lanterne éclairait un dos osseux ou des bras squelettiques.

Parfois, en entendant le bruit des pas ou des voix qui s’approchaient, les mineurs levaient la tête et Jon découvrait des masques défigurés par la fatigue, par les maladies et par l’horreur de vivre.

Plus loin, ils virent un cadavre.

— De nombreux ouvriers se suicident, expliqua le surveillant. Ils se jettent sur leur pioche ou se frappent à l’aide de leur burin.

Serala se tourna vers Jon : l’enfant était muet, apparemment impassible, mais l’ombre de la mort voilait son regard.

Ils sortirent par une ouverture étroite de l’autre côté de la montagne. Leurs chevaux et leur escorte les y attendaient.

Jon la fixa du regard.

— Quelle faute ont-ils commise ? demanda-t-il.

Son visage était aussi pâle que la cire.

— Aucune, répondit-elle. Sinon celle d’être nés.




2


Ils remontèrent en selle et descendirent au pas, sous la pluie qui se remettait à tomber. Jon chevauchait en silence aux côtés de Serala, elle le regarda à la dérobée puis déclara d’une voix sombre :

— Je voulais que tu saches que tout a un prix. Et je voulais que tu saches aussi quel genre de prix. Notre grandeur, nos conquêtes, nos palais et nos vêtements… tout se paie.

— Mais pourquoi eux ?

— Il n’y a pas de pourquoi. Le monde est gouverné par le destin. Quand ces gens sont nés, il a été établi qu’ils mourraient ainsi, de même qu’il a été prévu pour nous, à notre naissance, un destin qui demeure caché jusqu’à notre dernier instant.

Elle se tut un moment puis ajouta d’un ton solennel :

— De tous les êtres vivants, seul l’homme peut s’élever au point de toucher, ou presque, le séjour des dieux, ou s’abaisser au rang des brutes, ou pire encore. Tu as déjà vu le séjour des dieux, car tu as vécu dans la maison d’un roi. J’ai cru bon de te montrer aussi ce que le hasard peut réserver à un être humain. Il y a parmi ces misérables des hommes qui furent peut-être des chefs ou des nobles, et que le destin a précipités dans la misère.

— Mais si tel est le destin qui peut échoir à chacun de nous, pourquoi ne pas être clément tant que la fortune nous est amie ?

— C’est ce que je voulais t’entendre dire. Tu devras être clément chaque fois que cela te sera possible, mais rappelle-toi qu’on ne peut rien faire pour changer la nature des choses.

C’est alors que Jon aperçut une fillette un peu plus jeune que lui, qui gravissait le sentier en portant deux lourds paniers remplis de fèves et de pois chiches, sans doute destinés au repas des surveillants.

Il descendit de cheval et se dressa devant elle. Elle était maigre, avait les pieds nus, les cheveux sales et de grands yeux noirs pleins de tristesse.

— Comment t’appelles-tu ? lui demanda-t-il.

La fillette ne répondit pas.

— Elle ne sait probablement pas parler, intervint Serala.

— Je veux transformer son destin, dit-il en la regardant dans les yeux.

Serala l’observa un moment, puis déclara durement :

— Tu peux le faire, si tu le souhaites mais rappelle-toi que le monde ne changera pas pour autant.

Jon fit monter la petite sur son cheval, derrière lui, et la couvrit de son manteau. Ils regagnèrent Salins au crépuscule et logèrent chez un ami du roi. Serala ordonna que la fillette soit lavée et vêtue, et Jon l’observa pendant qu’elle mangeait.  

Il essaya de lui parler ; elle lui répondait par monosyllabes et ce qu’elle disait n’était pas compréhensible.

— Il s’agit d’une langue sauvageonne, lui expliqua Serala. Pour communiquer avec elle, il te faudra attendre qu’elle apprenne la langue commune.

— J’attendrai.

— Tu devrais commencer par lui donner un nom.

Jon répondit sans même réfléchir.

— Son nom sera Ygrid.


   


    




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