Les Larmes de l'Abîme
« Ce n’est pas la lumière qui fait trembler les ténèbres, mais la vérité qu’elle révèle. »
Fragment apocryphe de Mondstadt, anonyme
Le vent du nord s’était enfin apaisé. À perte de vue, un voile de brume glissait sur les collines, ourlant le paysage d’un éclat diaphane. La terre, encore humide de rosée, exhalait un parfum mêlé d’herbe et de pierre, celui des matins qui se réveillent lentement. Entre les vallons, les vignes s’étiraient en lignes patientes, gouttant encore des perles de la nuit. Au loin, Mondstadt se dessinait, baignée de lueurs pâles. La cité, auréolée d’un halo doré, semblait flotter au-dessus de la plaine comme un mirage. Ses tours fines captaient la lumière du soleil levant, et les ailes immobiles de ses moulins frémissaient sous les premiers souffles tièdes du jour. Les remparts, couverts de mousse et de lierre, portaient la mémoire de siècles de calme et de prières murmurées au vent. Tout paraissait tranquille. Presque trop. Mais à mesure qu’elle avançait, Caelira sentit une crispation sourde dans l’air. Une tension impalpable, tapie sous la beauté du paysage. Le murmure du vent, d’ordinaire léger, semblait s’être tu pour écouter. Même les oiseaux restaient à distance, comme si la cité retenait son souffle. Elle s’arrêta un instant, les yeux fixés sur les tours claires de Mondstadt, et un frisson la parcourut. Ce n’était pas la peur. C’était cette étrange certitude, familière et glaçante à la fois, que quelque chose avait changé dans l’équilibre silencieux du monde.
À mesure qu’ils s’approchaient, la brise se fit plus douce, caressant leur peau avec la tiédeur d’un matin ancien. L’air était chargé de senteurs familières : celle du raisin mûr, des herbes coupées, et du pain chaud qui s’échappait des boulangeries aux portes entrouvertes. Les échos de la ville parvenaient jusqu’à eux. Des voix, des rires, le froissement léger des ailes d’oiseaux planant au-dessus des tours. Le contraste avec les zones sauvages de Liyue avait quelque chose de presque irréel. Là-bas, la nature grondait encore, indomptée, traversée de cicatrices et de vents lourds de poussière. Ici, tout semblait apaisé, figé dans une harmonie artificielle, comme si le temps lui-même avait ralenti pour épargner Mondstadt. Une cité suspendue entre deux souffles. Celui du vent et celui de l’oubli. Pourtant, derrière la douceur, Caelira percevait autre chose. Un léger désaccord dans la musique de la ville. Sous les façades rieuses, sous les étals fleuris et les fanions colorés, il y avait cette tension muette, un murmure étouffé qui vibrait à la lisière de la conscience. Une peur ancienne, polie par les ans, que les habitants avaient appris à ignorer. Mondstadt, pensa-t-elle, n’était pas paisible. Elle se taisait. Elle releva les yeux vers les tours. Les bannières aux couleurs du vent flottaient mollement dans la lumière, ondulant au-dessus des remparts. Et, au sommet, l’aigle de liberté déployait ses ailes dorées, dominant la cité comme un serment gravé dans la pierre. Un symbole éclatant, presque insolent face aux ombres qu’elle portait en elle. Kaeya jeta un regard par-dessus son épaule, ses cheveux bleus effleurant la lumière.
« Tu n’as rien dit depuis des heures. Mondstadt te rend muette ? »
Sa voix avait la légèreté d’une provocation, mais son regard trahissait une curiosité plus sincère. Caelira inspira lentement, son regard perdu dans les flèches de la cathédrale.
« Cette ville… chante trop fort. »
Un sourire fugace étira les lèvres du Cavalier de Favonius.
« C’est le principe de la liberté, » répondit-il d’un ton calme, presque las. « Elle couvre les cris qu’on ne veut pas entendre. »
Ils franchirent les grandes portes de la cité. Les battants, sculptés dans un bois clair veiné d’or, s’ouvrirent dans un grincement solennel, révélant l’immensité lumineuse de Mondstadt. Les gardes, vêtus de bleu et d’argent, les saluèrent d’un geste respectueux. Kaeya était l’un des leurs, et son insigne suffisait à écarter toute question. Leurs pas résonnèrent sur les pavés immaculés, polis par les siècles et les foules. Autour d’eux, le murmure de la ville s’élevait comme une prière quotidienne : le cri d’un marchand vantant ses pommes, le tintement d’une cloche au loin, le froissement d’un tissu qu’on déplie au vent. Des enfants couraient entre les étals, leurs rires résonnant contre les façades claires, tandis qu’au-dessus d’eux, les moulins tournaient lentement, drapés de lumière. Mais Caelira ne voyait rien de réconfortant dans ce tableau parfait. Trop d’ordre, trop de clarté. La symétrie des rues, la propreté des façades, la régularité du bruit. Tout semblait soigneusement orchestré pour masquer autre chose. Sous la beauté éclatante de la cité, elle sentait une dissonance subtile, comme une corde trop tendue prête à rompre. Chaque rire sonnait creux, chaque sourire ressemblait à une défense. Ici, la paix n’était pas un don du vent : c’était un silence qu’on avait appris à maintenir. Elle glissa un regard vers Kaeya. Lui, à l’inverse, semblait parfaitement à l’aise dans ce décor. Il avançait avec une élégance paresseuse, saluant d’un signe de tête un garde, lançant une plaisanterie à un marchand, effleurant la main d’une serveuse qui rougissait. Tout en lui respirait la nonchalance et la maîtrise d’un homme à sa place. Mais elle savait mieux que quiconque que cette aisance n’était qu’un rôle. Sous ce vernis de légèreté, elle avait senti la même fêlure : celle des âmes qui ne guérissent jamais vraiment.
Ils s’arrêtèrent devant un bâtiment massif de pierre blanche : le Q.G. des Chevaliers de Favonius. Sous la lumière diffuse du matin, les murs semblaient presque irréels, polis par le vent et les ans. Les armoiries gravées sur le fronton luisaient d’un éclat discret, et le grand sceau de la guilde trônait au-dessus des lourdes portes de chêne, symbole d’un ordre que le temps n’avait pas encore terni. Kaeya poussa la porte, et une bouffée d’air tiède les enveloppa aussitôt. Un calme solennel régnait à l’intérieur, comme si le bâtiment retenait encore le souffle des batailles passées. Les couloirs s’étiraient, vastes et silencieux, bordés de tapisseries et d’armures rutilantes. Des chandelles brûlaient dans leurs supports de fer forgé, projetant des ombres dansantes sur les dalles pâles. La cire fondait lentement, dégageant une odeur douce mêlée à celle du parchemin ancien et du métal huilé. Un parfum de devoir et de mémoire. Kaeya marchait sans hésitation, ses pas résonnant faiblement sous les voûtes.
« Albedo nous attend », dit-il d’un ton calme, presque trop posé.
Caelira leva les yeux, attentive.
« Le Capitaine de l’Ordre des Alchimistes ? »
Un coin de sourire étira les lèvres de Kaeya.
« Lui-même. S’il y a bien quelqu’un capable d’analyser ton médaillon sans le réduire en poussière, c’est lui. »
Elle suivit son regard vers la lumière qui filtrait au bout du couloir, se demandant ce qu’elle allait vraiment trouver derrière cette porte : un scientifique… ou un homme qui, comme elle, cherchait à comprendre les ombres qu’il portait en lui.
Ils descendirent un escalier étroit, taillé directement dans la pierre. À mesure qu’ils s’enfonçaient, le bruit de la ville s’effaçait derrière eux, remplacé par un silence presque vivant, vibrant de résonances métalliques et de souffles alchimiques. Une odeur de soufre et d’herbes brûlées flottait dans l’air, mêlée à celle plus subtile du cristal chauffé. Le laboratoire s’ouvrit à la base des marches comme un autre monde. La lumière qui y régnait n’était pas celle du jour, mais celle des alchimies : douce, spectrale, mouvante, teintée de reflets verts et bleus qui jouaient sur les murs comme des ondes aquatiques. Des fioles vibraient doucement sur des supports de métal, émettant de légers tintements, tandis que des cercles gravés au sol pulsaient d’une lueur interne, rythmée comme un battement de cœur. Sur une grande table encombrée de notes, de fragments de pierre et de mécanismes articulés, reposaient des instruments complexes dont Caelira ignorait tout. Certains semblaient respirer d’eux-mêmes, d’autres bruissaient comme s’ils étaient animés d’une conscience endormie. Albedo, penché sur un manuscrit couvert de symboles et d’équations, leva lentement la tête à leur arrivée. Ses cheveux d’un blond presque blanc capturèrent la lumière étrange du lieu, la faisant danser autour de lui comme un halo. Son regard, calme et perçant, s’attarda un instant sur Caelira. Un regard d’observateur, curieux, presque clinique avant de se fixer sur Kaeya.
« Je suppose que c’est elle ? » demanda-t-il d’une voix égale, où perçait pourtant une nuance d’intérêt.
Kaeya acquiesça sans un mot, puis fit quelques pas vers la table.
« Elle, et ceci. »
Il déposa le médaillon au centre du cercle gravé dans le bois. Aussitôt, l’air sembla se contracter, comme aspiré vers l’objet. Une vibration sourde se propagea dans la pièce, faisant trembler les fioles les plus proches. Caelira sentit un frisson remonter le long de sa nuque. Le genre de silence qui précède les révélations… ou les désastres. Albedo approcha une main prudente, ses gestes précis, presque rituels. La lueur des fioles se reflétait sur sa peau, donnant à ses doigts une teinte d’opale. Ses yeux, d’un bleu d’hiver, s’éclairèrent d’une flamme d’intérêt scientifique.
« Curieux… » murmura-t-il, penché au-dessus du médaillon. « Ce métal n’appartient à aucune catégorie connue. Ni de Teyvat, ni de Celestia. »
Sous la lumière spectrale, l’objet semblait absorber les couleurs au lieu de les refléter. Albedo fit glisser une lentille de verre devant son regard, observant les gravures fines qui couvraient la surface : des spirales imbriquées, presque vivantes, ondulant à la limite du visible. Entre elles, des symboles oubliés se devinaient à peine, leurs formes oscillant comme si elles refusaient d’être comprises. Au centre, un signe plus net retenait la lumière. Une marque semblable à un œil inversé, dont la pupille semblait suivre le mouvement de celui qui l’observait.
« D’où vient-il ? » demanda Albedo sans lever les yeux, sa voix soudain plus grave, comme s’il craignait la réponse.
Caelira baissa les paupières.
« Je l’ai trouvé. Ou peut-être… il m’a trouvée. »
Ses mots résonnèrent dans la pièce, étrangement lourds. Une des fioles vibra, émettant un tintement bref, comme une résonance à ses paroles. Kaeya, adossé contre la table, esquissa un sourire à la fois amusé et inquiet.
« Aussi étrange que cela paraisse, elle a raison. Cet objet répond à sa présence. »
Il croisa le regard d’Albedo, puis ajouta d’un ton plus bas :
« Quand je l’ai touché, rien. Mais dès qu’elle s’en approche, il pulse… comme un cœur. »
Albedo redressa la tête. L’éclat dans ses yeux n’était plus seulement celui du savant. C’était celui de l’homme qui venait d’entrevoir un mystère capable de tout changer. Il fronça les sourcils, visiblement intrigué.
« Montre-moi. »
Caelira hésita un instant, le souffle suspendu. Ses doigts tremblaient légèrement lorsqu’elle s’approcha du médaillon. À peine eut-elle frôlé le métal qu’un frisson parcourut la pièce. Comme si les murs eux-mêmes retenaient leur souffle. La lumière des fioles vacilla, engloutie par une lueur violette, dense et mouvante, qui jaillit du centre du bijou. L’air se chargea d’une énergie palpable. Les instruments vibrèrent, une plume tomba d’un bureau, et un éclat de verre se fêla dans un craquement aigu. Une odeur d’ozone et de fer satura l’atmosphère. Albedo recula d’un pas, ses yeux brillant d’une fascination pure.
« Réaction spontanée à un catalyseur organique spécifique… Fascinant. »
Mais ce n’était pas fascinant. C’était vivant. Et dangereux. Caelira sentit la chaleur s’enfoncer dans sa paume, grimper le long de son bras comme un feu liquide. Sa respiration se hâta. Le médaillon pulsa une fois… deux fois… avant de s’illuminer d’un éclat aveuglant. Elle étouffa un cri, tombant à genoux tandis que des visions s’imposaient à elle. Des silhouettes drapées d’ombre, des prières murmurées dans une langue oubliée, un chœur de voix appelant depuis un abîme sans lumière. Des mots surgirent, s’imposant à son esprit comme un écho ancien :
« Les Veilleurs… les Veilleurs du Néant… »
Sa voix n’était plus vraiment la sienne. Elle vibrait d’un timbre plus grave, presque spectral. Le médaillon palpita une dernière fois avant de retomber, inerte, sur la table. Laissant derrière lui une trace brûlée en forme de spirale. Albedo, penché au-dessus d’elle, ne dit rien pendant un long moment. Son regard glissa du métal silencieux à la marque rougeoyante sur la peau de Caelira. Et, pour la première fois, une ombre d’inquiétude passa dans ses yeux. La voix n’était pas la sienne. Elle semblait venir d’un ailleurs ancien, résonnant à travers ses os plutôt que dans sa gorge. Le son emplissait la pièce d’un grondement sourd, presque sacré, comme si les pierres du laboratoire chantaient elles aussi une prière oubliée. Kaeya, réagissant par instinct, s’avança vivement et arracha le médaillon de la main de Caelira. Le contact rompu, la lumière violette s’éteignit d’un coup sec, avalée par l’obscurité. Le silence retomba brutalement, si dense qu’on n’entendait plus que les battements précipités du cœur de Caelira. Elle chancela, les jambes fléchies, une main portée à sa poitrine. Sa peau était livide, ses yeux encore perdus dans une lueur irréelle. L’air avait cette odeur métallique qui suit les éclairs, et la cire fondue des chandelles coulait lentement sur les supports de fer, traçant des sillons pâles. Albedo, lui, ne bougea pas. Sa sérénité scientifique tranchait avec l’atmosphère chargée d’électricité. Il nota calmement, presque à voix basse :
« Les Veilleurs du Néant… »
Il se redressa, s’approchant du médaillon désormais inerte. La lumière spectrale des fioles se reflétait dans ses yeux.
« C’est un nom qu’on ne trouve que dans les textes les plus anciens de Mondstadt. Une confrérie disparue bien avant la Guerre des Archons. Ils prétendaient maintenir un équilibre entre la surface et l’Abîme. »
Kaeya lança un regard vers Caelira, encore haletante, puis vers Albedo.
« Un équilibre, hein ? » fit-il avec une ironie teintée de gravité.
Il posa le médaillon sur la table, d’un geste lent, méfiant.
« Si c’est vrai, on dirait qu’ils ont échoué. »
La flamme vacillante d’une chandelle choisit ce moment pour s’éteindre, projetant leurs ombres sur les murs. Longues, déformées, comme celles de spectres oubliés. Le silence tomba, dense et presque palpable, comme si les murs eux-mêmes retenaient leur souffle. Albedo, sans un mot, saisit une plume effilée et la trempa dans l’encre sombre. Le grattement du métal sur le papier brisa la quiétude du laboratoire tandis qu’il traçait des symboles précis, presque géométriques, inspirés des runes anciennes. La lumière verte des fioles dansantes se reflétait sur son visage concentré, lui donnant des allures d’érudit hanté. Puis il releva la tête, son regard clair se posant sur Caelira avec une intensité mesurée.
« Ce médaillon n’est pas seulement une relique », dit-il d’une voix basse, presque révérencieuse. « Il est une interface. Un point de contact entre deux flux d’énergie opposés. »
Il désigna la surface du bijou, où de faibles pulsations violettes reprenaient par instants, comme un souffle endormi.
« Et toi… tu es son catalyseur. »
Les mots tombèrent comme une sentence. Caelira sentit sa gorge se serrer. Un frisson remonta le long de son dos, glacial, tandis qu’elle cherchait à comprendre le poids de ce qu’il venait de dire.
« Pourquoi moi ? » murmura-t-elle, la voix rauque, brisée entre la peur et la colère.
Kaeya, resté silencieux jusque-là, s’avança dans la lueur des chandelles. Son regard s’assombrit, dépourvu de toute ironie cette fois.
« Parce que ton sang n’est pas seulement humain. »
Le silence reprit, encore plus lourd qu’avant, chargé d’une vérité qu’aucun d’eux ne semblait prêt à affronter. Une des fioles vibra doucement sur son support, comme si même la matière réagissait à cette révélation. Elle se tourna brusquement vers lui, le souffle coupé, les yeux écarquillés d’incompréhension et de peur mêlées. La lumière spectrale des fioles dessinait sur son visage des reflets changeants. Or, bleu, puis violet. Comme si la pièce tout entière réagissait à son trouble.
« Qu’est-ce que tu insinues ? » demanda-t-elle d’une voix tremblante, plus tranchante qu’elle ne l’aurait voulu.
Kaeya soutint son regard, sans détourner les yeux. Son visage, d’ordinaire si désinvolte, s’était fermé, grave.
« Albedo et moi avons déjà vu des traces similaires… » dit-il lentement. « Chez certains descendants de Khaenri’ah. »
Il fit quelques pas, sa silhouette se découpant dans la lueur vacillante des chandelles.
« Des résidus d’énergie abyssale dans le flux vital. Ce n’est pas une marque visible, mais une empreinte. Quelque chose qui dort dans le sang, héritée d’une lignée oubliée. »
Caelira recula d’un pas, comme si ces mots la brûlaient. Son cœur battait trop vite, et elle crut un instant sentir, sous sa peau, la même pulsation que celle du médaillon. Albedo rompit le silence, sa voix plus douce, mais non moins chargée de gravité.
« Les textes des Veilleurs du Néant mentionnent une union entre deux mondes », expliqua-t-il, observant la jeune femme comme un phénomène rare.
« Des enfants nés de la surface et de ceux d’en bas… des êtres destinés à servir de pont entre la lumière et l’Abîme. »
Il marqua une pause, puis ajouta avec une lenteur presque respectueuse :
« Peut-être étais-tu destinée à être l’une d’eux. »
Un frisson parcourut Caelira. La pièce sembla se resserrer autour d’elle. Destinée. Le mot résonna dans son esprit comme une condamnation. Caelira recula d’un pas, les mains tremblantes, le souffle brisé. Le sol semblait se dérober sous ses pieds, comme si la réalité elle-même hésitait à rester stable autour d’elle. Tout tournait. Les murs, la lumière, les visages. Une pression sourde lui martelait les tempes, et dans le vacarme de son cœur, d’autres sons s’invitaient. Des voix anciennes, déformées par le temps, murmurant dans une langue qu’elle ne connaissait pas, mais qu’elle comprenait pourtant. Des images affluèrent sans qu’elle puisse les repousser. Des silhouettes encapuchonnées, drapées d’ombres et de lumière, se tenaient au bord d’un gouffre incandescent. Des mains se joignaient au-dessus d’un abîme vivant, respirant, palpitant. Une mer de lumière et de ténèbres mêlées. Et au centre, cette spirale. La même. Pulsant d’une lueur violette, hypnotique, comme un cœur cosmique battant au rythme de son propre sang.
« Non… » souffla-t-elle, vacillante. « Ce n’est pas possible… »
Mais le médaillon, posé sur la table, sembla refuser son déni. Un frémissement, d’abord léger, parcourut l’air. Puis la vibration s’intensifia, grondant comme une bête réveillée. Le métal se mit à luire d’un éclat aveuglant avant de s’élever, lentement, dans les airs, défiant toute logique. Le vent se leva dans le laboratoire, projetant les feuilles et les fioles au sol. Une à une, les bouteilles d’alchimie explosèrent dans une pluie d’étincelles. Les murs s’illuminèrent de veines d’énergie violette, courant comme des éclairs sur la pierre. L’air vibrait, saturé d’une puissance brute, presque vivante. Dans le tumulte, Caelira sentit quelque chose répondre à l’intérieur d’elle, une force qui n’avait pas attendu son consentement pour s’éveiller.
Kaeya dégaina son épée dans un geste réflexe, la lame sifflant dans l’air saturé d’énergie.
« Albedo, recule ! » ordonna-t-il d’une voix dure, déjà prête à trancher le moindre éclat qui s’approcherait trop.
Mais Albedo ne bougea pas. Ses yeux, d’un bleu pâle presque translucide, restaient fixés sur le médaillon suspendu au-dessus de la table. Son regard n’exprimait ni peur ni prudence. Seulement une fascination scientifique, glacée et méthodique.
« Regarde… » murmura-t-il. « Il réagit à ses émotions. Ce n’est pas une agression. Il ne la détruit pas… il la reconnaît. »
L’air vibra plus fort encore, soulevant les mèches argentées de Caelira. Ses doigts tremblaient, crispés contre le sol, tandis que la lumière violette se tordait autour d’elle comme une flamme consciente. Des éclairs minuscules jaillissaient entre ses mains et la pierre, dessinant des symboles éphémères avant de disparaître. Ses yeux, mi-clos, reflétaient un éclat étranger, comme si une autre présence se logeait derrière ses pupilles. Elle tomba à genoux, incapable de respirer, les mains plaquées sur la tête pour tenter de faire taire le chaos dans son esprit. Mais la voix, grave, ancienne, implacable, s'imposa à elle, vibrante de résonance divine :
« Les liens brisés doivent être restaurés… Le sang appelle le sang… »
Le timbre s’élargit, se dédoubla, devint un chœur de murmures en écho dans tout le laboratoire. Les fioles frémirent, les flammes des lampes se plièrent sous la pression, et même Kaeya recula d’un pas, sentant son épée pulser entre ses doigts. Caelira poussa un cri. Un son arraché à la frontière du monde des vivants et de celui des échos. Aussitôt, la lumière se contracta, implosa en un éclair aveuglant. Le silence tomba. Le médaillon retomba sur la table dans un tintement sec. La pièce, ravagée, baignait désormais dans la pénombre, saturée d’une odeur d’ozone et de métal brûlé. Et au milieu du chaos, Caelira, haletante, restait à genoux. Vivante, mais changée. Quand elle rouvrit les yeux, le monde sembla d’abord vaciller autour d’elle. Le laboratoire, si ordonné quelques instants plus tôt, n’était plus qu’un champ de ruines : des éclats de verre jonchaient le sol comme une pluie figée, les étagères s’étaient effondrées, et la pierre des murs portait encore les traces noircies des décharges d’énergie. Un silence irréel s’était abattu, seulement brisé par le goutte-à-goutte régulier d’une fiole renversée. Au milieu de ce désastre, le médaillon gisait à quelques pas d’elle. Inerte, terne, comme vidé de tout souffle. Kaeya fut le premier à bouger. Son épée encore dégainée, il la rangea lentement dans son fourreau, les yeux rivés sur Caelira. Il s’approcha avec prudence, la peur mêlée à une forme d’inquiétude sincère. Ses gants effleurèrent les épaules de la jeune femme, la relevant avec une délicatesse inattendue.
« Tu n’as rien ? » demanda-t-il, la voix basse, presque douce malgré la tension.
Elle secoua la tête, mais ses lèvres tremblaient. Ses yeux, d’un vert profond, cherchaient à accrocher la réalité, à s’accrocher à quelque chose de tangible après le vertige. Kaeya y lut une peur qu’il connaissait trop bien. Pas celle de la douleur, ni même de la mort. Mais celle, plus sourde, plus dévastatrice, de comprendre enfin ce que l’on aurait préféré ignorer. Albedo, quant à lui, n’avait pas bougé. Debout au milieu des débris, sa silhouette se découpait dans la lumière vacillante des chandelles. Son carnet, miraculeusement épargné, pendait à sa main, la plume encore teintée d’encre. Son regard, glacé de concentration, était fixé sur le médaillon qui reposait désormais sur le sol, immobile mais étrangement présent, comme un cœur éteint dont on devinait encore le souvenir du battement.
« Je crois… » murmura-t-il enfin, sa voix presque un souffle.
« …que nous venons de réveiller quelque chose qui dormait depuis très, très longtemps. »
Et dans le silence qui suivit, il sembla que même les ombres hésitaient à bouger.
Plus tard, dans les couloirs silencieux de la cathédrale, l’écho de leurs pas résonnait entre les voûtes de pierre. La nuit s’était installée sur Mondstadt, enveloppant la cité d’une brume bleutée que filtraient à peine les vitraux. Les cierges brûlaient encore sur les autels, projetant sur les murs des ombres tremblantes qui semblaient écouter. Kaeya et Albedo marchaient côte à côte, leurs voix se mêlant à peine au murmure du vent qui passait par les arches ouvertes. Le parfum d’encens et de cire fondue emplissait l’air, étouffant tout bruit du monde extérieur. Albedo finit par parler, le ton bas, presque solennel :
« Elle n’est pas seulement porteuse d’un artefact, Kaeya. Elle en fait partie. Le médaillon est lié à son essence même. Son énergie, son souffle… tout converge vers cette connexion. Si l’Ordre du Néant existait encore, ils la considéreraient comme l’une des leurs. Peut-être même comme un pont entre leurs mondes. »
Kaeya s’arrêta un instant sous un vitrail représentant Barbatos. La lumière de la lune filtrait à travers le verre coloré et peignait son visage de reflets azur et or. Il laissa échapper un soupir, lourd de résignation et d’inquiétude mêlées.
« Et Mondstadt ne réagit pas bien à ce genre de rumeurs, » dit-il d’une voix basse. « Les gens veulent croire que la paix est éternelle. Pas qu’elle repose sur un fil prêt à rompre. »
Albedo hocha lentement la tête. Un courant d’air traversa la nef, faisant vaciller les flammes.
Le silence qui suivit était presque religieux. Chargé de pressentiment. Puis, quelque part au loin, une cloche sonna l’heure. Et avec elle, comme portée par le vent des rues, montait déjà la rumeur : une étrangère, marquée du sceau de l’Abîme, avait franchi les portes de la cité libre. Dans l’ombre des colonnes, Kaeya ferma les yeux un instant. Le calme avant la tempête.
Cette nuit-là, Caelira ne trouva pas le sommeil. Le silence de Mondstadt semblait trop pur, trop calme pour l’esprit en tumulte qui l’habitait. Elle errait dans les ruelles étroites, son manteau noir effleurant les pavés luisants d’humidité. Le vent de la nuit murmurait entre les maisons, soulevant parfois une bannière oubliée, portant avec lui le parfum du vin et du bois brûlé. Les lanternes accrochées aux façades diffusaient une lumière dorée, vacillante, dessinant des halos fragiles autour de son ombre. Chaque pas résonnait comme un souvenir mal effacé. Autour d’elle, la ville dormait, inconsciente du danger qu’elle abritait. Inconsciente d’elle. Elle finit par s’arrêter devant la grande fontaine du centre, dont le murmure doux brisait la monotonie de la nuit. L’eau miroitait sous la lune, capturant les reflets d’argent du ciel, paisible, immobile, comme si rien ne s’était passé. Caelira s’accroupit lentement, ses doigts effleurant la surface glacée. Mais dans ce miroir liquide, elle vit autre chose que son propre visage. Son reflet semblait étranger. Ses traits familiers étaient déformés par la lumière. Ses yeux… luisaient d’une lueur violette, faible mais bien réelle, pulsant au rythme de son cœur. Une couleur née de l’Abîme, tapie au fond de son être. Elle recula, la respiration heurtée. L’eau vibra à son mouvement, troublant l’image. Et quand le reflet se brisa en cercles concentriques, une pensée glaciale traversa son esprit : ce n’était pas seulement le médaillon qu’elle portait en elle. C’était quelque chose de plus ancien. Quelque chose qui venait de s’éveiller.
« Je ne suis pas des leurs… » murmura-t-elle, la voix à peine plus qu’un souffle, perdu dans le murmure de la fontaine.
Mais au fond d’elle, sous les couches de peur et de déni, quelque chose répondit. Une pulsation lente, une voix ancienne, grave, qui vibrait dans ses os plus que dans son esprit.
« Tu ne peux nier ce que tu es. »
Caelira ferma les yeux, tremblante. Le vent glacial s’engouffra dans sa cape, comme pour la pousser en avant. Elle se redressa lentement, le visage tendu vers le ciel encore noir. Ses doigts se refermèrent sur le médaillon, froid comme la mort, brûlant comme un serment. Elle le serra contre sa poitrine, sentant le rythme de son cœur se mêler à la pulsation sourde de l’objet. Un instant, elle crut entendre des chuchotements dans le lointain. Des échos d’un monde enfoui, appelant son nom. Derrière elle, Mondstadt s’étendait, paisible et endormie. Kaeya dormait encore, probablement un verre à la main, feignant d’ignorer ses doutes. Albedo, lui, devait déjà consigner chaque détail, cherchant à comprendre ce que la science ne pourrait jamais expliquer. Mais elle, elle n’avait plus de place ici. Pas dans une cité de lumière, pas parmi ceux qui croyaient encore à la clarté du monde.
Avant que l’aube ne perce, Caelira franchit les portes de Mondstadt. Le vent se leva, vif et chargé d’électricité, portant avec lui une odeur d’orage et de poussière. Le ciel à l’horizon se teinta d’un violet sombre, la couleur de l’Abîme. Ses pas la menèrent sur le sentier des collines, là où la brume se mêlait aux premières lueurs du jour. Elle ne savait pas où elle allait. Peut-être vers la vérité. Peut-être vers sa fin. Mais une chose, une seule, était certaine : l’Abîme la cherchait. Et cette fois, aucun mur, aucune cité, aucune lumière ne pourrait l’en protéger.