Les Larmes de l'Abîme

Chapitre 2 : Les Murmures du Néant

5487 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/11/2025 08:43

« Tous les chemins mènent à la lumière.

Mais certains ne s’y rendent qu’en traversant les ténèbres. »

Fragment d’un ancien texte de Liyue, attribué à un érudit disparu.





Le jour s’était levé sur une terre que le vent semblait seul connaître. Une clarté pâle filtrait à travers les nuages, étirant les ombres des collines verdoyantes. Le sentier, mince comme un fil d’argent, serpentait entre les reliefs, glissant sous les arbres argentés dont les feuilles miroitaient comme des lames sous la lumière du matin. Chaque rafale faisait bruisser la cime, une musique presque liquide qui se perdait dans le lointain. Au loin, Mondstadt se dessinait. Cité suspendue dans la brume, auréolée d’or et de vent, trônant sur les hauteurs comme un souvenir trop pur pour être réel. Ses tours effilées semblaient danser avec le ciel. Et pourtant, à mesure qu’ils avançaient, Caelira sentit dans l’air un frisson qu’aucune brise ne pouvait expliquer. Elle marchait en silence, la tête légèrement inclinée, attentive au moindre son. Ses bottes s’enfonçaient dans la terre encore humide de rosée, soulevant parfois un éclat de poussière d’argent. Sous son manteau bleu nuit, sa silhouette paraissait plus frêle qu’à l’ordinaire. Tendue, concentrée, comme si chaque pas pouvait rompre un équilibre fragile. Kaeya, quelques pas derrière, avançait d’un pas mesuré, sans effort apparent. Son regard allait du sentier aux collines, puis revenait sans cesse à elle. Sa cape oscillait doucement dans le vent, et le reflet de sa boucle d’oreille captait parfois la lumière comme un éclat de glace. Le paysage se transformait lentement. Les prairies ouvertes, baignées d’or, cédaient place à des bosquets de pins sombres. L’air devenait plus dense, chargé du parfum des mousses et de la terre humide. Des flaques de lumière parsemaient les troncs, dessinant des halos mouvants. À mesure que le soleil montait, la brume se dissolvait, révélant les reliefs âpres du pays d’Anemo. Un silence presque sacré régnait entre eux. Leurs pas seuls en troublaient l’équilibre. Parfois, un oiseau s’envolait d’une branche, rompant le calme d’un battement d’ailes avant de disparaître dans l’épaisseur du ciel. Caelira leva les yeux. Entre les nuages, un vol d’aigles dessinait de larges cercles. Elle se souvenait d’un temps où ce spectacle suffisait à la faire sourire. Quand elle croyait encore que le ciel était un refuge. Mais depuis que l’Abîme avait tout dévoré, le ciel lui semblait trop vaste, presque hostile. Chaque rayon de lumière lui rappelait ce qu’elle avait perdu. Kaeya finit par briser le silence.

« Tu gardes le silence depuis l’aube. »


Sa voix était douce, mais sous la légèreté perçait une attention aiguisée. Elle ne répondit pas tout de suite. Le vent fit danser une mèche de ses cheveux devant son visage.

« Les mots fatiguent le monde », murmura-t-elle enfin.


Un sourire, à peine perceptible, étira les lèvres du capitaine.

« Peut-être. Mais c’est souvent lui qui te rattrape quand tu fuis trop vite. »


Elle détourna le regard, sans relever. Son ombre glissa sur le sol, longue et tremblante, comme une cicatrice mouvante. Ils marchèrent longtemps encore. Le paysage se fit plus âpre, plus ancien. Les arbres s’espacèrent, laissant place à des étendues pierreuses où la végétation peinait à survivre. Des pierres dressées émergeaient du sol, gravées de symboles érodés par le temps. Le vent s’y engouffrait, produisant un sifflement grave, presque humain. Caelira s’arrêta, posa un genou à terre. Ses doigts effleurèrent la surface rugueuse d’une dalle, suivant les sillons effacés d’une écriture oubliée. Sous sa peau, la pierre vibra faiblement. Un souffle ancien, imperceptible d’abord, mais qui gagna en intensité. Une onde glacée remonta le long de son bras, comme si la pierre la reconnaissait. Des runes. L’écriture des anciens. Elles étaient presque effacées, mais dès que sa main les frôla, une lueur pâle s’en échappa, serpentant le long des gravures. Le vent, jusque-là immobile, se mit à tourner autour d’eux. Un murmure s’éleva. Un chuchotement venu des profondeurs, composé de sons qu’aucune langue humaine n’aurait pu former. Caelira tressaillit. Son cœur se serra, et une douleur sourde s’éveilla derrière ses tempes. Quelque chose, en elle, se souvenait. Ce n’était pas une simple réminiscence, mais une résonance : la pierre répondait à sa présence, comme si une part d’elle appartenait à ce lieu. Le murmure enfla, gagnant en clarté sans devenir compréhensible. Il semblait à la fois l’appeler et la repousser, une voix sans bouche, un souvenir sans visage. Puis, soudain, le silence revint. Brutal, étouffant, comme si le monde retenait son souffle. Kaeya s’approcha, son ombre glissant sur la pierre, ignorant le frisson d’air qui persistait.

« Tu reconnais ces symboles ? » demanda-t-il, la voix basse, presque prudente.


Elle se releva lentement, les yeux toujours fixés sur la gravure.

« Oui. Ce sont des marques de passage. Des signes de frontière entre les mondes. »


Il arqua un sourcil, son expression perdant un instant sa légèreté coutumière.

« Entre les mondes ? »


Elle hocha la tête, sans détourner le regard.

« Là où la lumière finit… et où commence le néant. »


Sa voix s’était faite plus basse, presque tremblée. Puis, sans un mot de plus, elle reprit sa marche, plus rapide, comme si elle voulait s’éloigner de quelque chose qu’elle venait d’éveiller. Kaeya resta un instant en arrière, observant les runes. Un reflet bleuté y passa. Fugace, irréel. Alors seulement, il la rejoignit, silencieux, tandis que le vent des collines s’élevait autour d’eux comme un chant d’adieu.





Vers midi, le ciel se voila. Des nuages lourds s’amoncelaient à l’horizon, transformant la lumière en une pâle lueur d’acier. Le vent se leva, charriant avec lui l’odeur du sel et des pierres mouillées. Ils traversèrent un vieux pont de pierre. Sous eux, la rivière roulait avec lenteur, sa surface miroitante se brisant contre les rochers. Des fragments de mousse dérivaient à la surface, emportés vers des terres lointaines. Caelira s’arrêta au milieu du pont. Sa main se crispa soudain contre sa poitrine. Une chaleur étrange montait sous sa peau. Douce d’abord, puis brûlante. Kaeya la remarqua aussitôt.

« Quelque chose ne va pas ? »


Elle ne répondit pas. De sa paume émanait une pulsation sourde, régulière, semblable à un battement de cœur. Lorsqu’elle ouvrit la main, un éclat violacé jaillit : le médaillon. Il ne s’était jamais manifesté jusque-là. Elle le portait depuis des jours, trouvé dans les ruines du sanctuaire. Une simple pièce d’argent noirci, frappée d’un symbole qu’elle n’avait su déchiffrer. Mais cette fois, il vibrait comme une chose vivante. Le métal chauffait, projetant de fines lignes de lumière violette le long de ses doigts. Les symboles à sa surface s’animèrent, tournoyant lentement, dessinant dans l’air des motifs anciens. Kaeya recula d’un pas.

« Ce n’est pas une pierre ordinaire, à ce que je vois. »


Elle hocha la tête, concentrée. La pulsation s’intensifiait. À chaque battement, elle sentait quelque chose l’appeler, une présence familière et lointaine. La rivière en contrebas sembla répondre. Ses eaux se mirent à frémir, à refléter la même lueur violette. Le vent tourbillonna, portant un souffle d’air froid qui fit frissonner les arbres alentour. Caelira resserra ses doigts sur le médaillon, tentant d’en contenir la lumière. Mais l’objet refusait d’obéir. Des images traversèrent son esprit. Fugitives, violentes : une cité noyée sous la brume, des visages sans yeux, un cri qui déchirait le ciel. Puis tout s’effaça. Elle vacilla, mais Kaeya la rattrapa avant qu’elle ne chute.

« Tu tiens debout ? »


Elle acquiesça faiblement. La pulsation cessa aussi brusquement qu’elle avait commencé. Le médaillon retrouva son inertie, froid, inoffensif. Ils restèrent un moment en silence, les sens encore engourdis par l’intensité du phénomène.

« Il réagit à quelque chose », dit Kaeya enfin.


Caelira hocha la tête.

« Oui. Mais je ne sais pas encore à quoi. »





Ils reprirent la route en silence. Le ciel, maintenant couvert, pesait sur le monde comme une chape de plomb. Mondstadt paraissait plus proche, mais le chemin semblait s’étirer à mesure qu’ils avançaient. La forêt devint plus dense. Les troncs se resserraient, leurs branches s’enchevêtrant pour former une voûte presque impénétrable. Une brume fine s’accrochait aux racines, étouffant les sons.

Leurs pas résonnaient faiblement, comme si le sol lui-même retenait son souffle. Caelira s’arrêta soudain.

« Quelque chose ne va pas », murmura-t-elle.


Kaeya posa la main sur la garde de son épée.

« Des traces ? »


Elle secoua la tête.

« Pas des traces. Un silence trop lourd. »


Le vent s’était tu. Plus d’oiseaux, plus de bruissements. Rien qu’un mutisme oppressant. Elle sentit le médaillon pulser à nouveau, faiblement cette fois, mais assez pour confirmer ce qu’elle craignait.

L’Abîme.





Ils atteignirent une clairière. Au centre, un autel brisé, couvert de mousse, dominait un cercle de pierres gravées. Les symboles ressemblaient à ceux vus plus tôt. Anciens, oubliés, mais cette fois, teintés d’une énergie plus sombre. Caelira s’approcha lentement. Le médaillon vibrait de plus en plus fort. Lorsqu’elle le leva à hauteur de son visage, les gravures répondirent en s’illuminant d’une lueur violette. Un vent glacial souffla, portant avec lui un murmure indistinct, venu de nulle part et de partout à la fois. Kaeya se plaça à ses côtés, prêt à dégainer.

« On dirait qu’on a été attendus. »


Caelira ne répondit pas. Le sol sous ses pieds trembla légèrement. Dans la brume, des formes commençaient à se dessiner. Des silhouettes floues, mouvantes, qui semblaient se tordre au rythme des pulsations du médaillon. Des créatures de l’Abîme. Elles ne sortaient pas seulement des ombres : elles semblaient en être faites. Leurs yeux brillaient comme des braises dans la nuit. Et dans ce silence tendu, Caelira comprit une chose. Elles ne l’avaient pas trouvée par hasard. Elles l’attendaient.





Le premier cri surgit sans prévenir. Une déchirure dans le silence, un hurlement qui fit vibrer l’air comme si le monde lui-même gémissait. Kaeya réagit aussitôt, tirant son épée, la lame captant les reflets bleutés de la brume. Une seconde plus tard, une masse d’ombres s’abattit sur lui. L’impact le fit reculer, mais il tint bon. Le fer traversa la créature, la coupant en deux. Sauf qu’elle se reforma aussitôt, comme si le métal n’avait tranché qu’un mirage. Caelira fit un pas en avant. La marque sur sa paume se mit à luire, plus fort encore que le médaillon suspendu à son cou. Les deux pulsations se synchronisèrent, battant à l’unisson. Le vent se mit à tourner autour d’elle, aspiré par une force invisible. Les silhouettes avancèrent, une dizaine, peut-être plus. Leurs mouvements étaient étrangement coordonnés, comme s’ils obéissaient à une seule volonté. De leurs corps translucides s’échappaient des filaments noirs, qui rampaient sur le sol comme des serpents d’encre. Kaeya esquiva une attaque, sa cape tranchant l’air. Son épée fendit à nouveau l’obscurité, cette fois accompagnée d’un éclat glacé. La magie d’Anemo vibra dans ses veines, dispersant la brume en éclats gelés.

« Elles ne reculent pas », lança-t-il.


Caelira ne répondit pas. Son regard était rivé au médaillon, qui s’était mis à tourner lentement sur lui-même, suspendu dans l’air. À sa surface, les symboles s’étaient réarrangés, formant une spirale complexe. Un sceau. Elle comprit. Ce n’était pas une relique de l’Abîme. C’était une clé, mais le secret qu’elle gardait demeurait enfoui dans l’ombre. La première créature bondit vers elle. Elle leva la main, et la lumière jaillit. Un cercle de runes s’inscrivit dans le vide, repoussant l’assaut. L’impact la fit reculer d’un pas, mais la barrière tint bon. Kaeya profita de l’ouverture pour frapper de nouveau. Sa lame fendit l’air, touchant cette fois le cœur de la créature. Un cri strident retentit, puis le monstre se dissipa, éclatant en particules lumineuses.

« Leurs cœurs ! » cria-t-elle. « Vise leur centre ! »


Il hocha la tête, ajustant sa posture. Les autres approchaient, leurs silhouettes ondulant comme des flammes noires. Le combat devint une danse. Kaeya frappait vite, précis, ses pas glissant entre les attaques ennemies. L’air gelé qu’il invoquait se mêlait à la brume, créant autour de lui une aura de froid et de lumière. Caelira, à l’inverse, combattait comme une ombre : fluide, silencieuse, chaque mouvement accompagné de la lueur violette de sa marque. À chaque coup porté, le médaillon brillait un peu plus. Et à chaque créature détruite, la forêt se tordait, gémissait, comme si elle souffrait elle aussi. Les pierres du cercle se mirent à vibrer. Des fissures se dessinèrent dans le sol, libérant un souffle chaud, presque organique. Un battement profond résonna sous leurs pieds. Lent, régulier, semblable à un cœur monstrueux endormi dans les entrailles de la terre. Kaeya serra les dents.

« Ce n’est pas normal… Ces choses ne devraient pas pouvoir remonter jusqu’ici. »

« Elles ne remontent pas », répondit Caelira, haletante. « Elles répondent. »


Elle leva le médaillon. L’éclat devint aveuglant. Une onde de lumière s’étendit autour d’elle, balayant les ombres restantes. Les créatures furent projetées en arrière, hurlant. Certaines se désagrégèrent avant même de toucher le sol. Puis, le calme revint. Un instant, il n’y eut plus rien. Le vent, la brume, même le murmure des feuilles semblaient s’être retirés. Caelira tomba à genoux, tenant le médaillon contre sa poitrine. Sa respiration était courte, irrégulière. Kaeya s’approcha, encore sur ses gardes.

« Tu as… fait ça ? »


Elle secoua la tête.

« Non. Lui. »


Le médaillon vibra à nouveau, émettant une pulsation lente. Sur sa surface apparurent de nouveaux symboles, plus nets. Ils se liaient en une forme presque humaine. Un cercle central entouré de sept arcs. Kaeya le fixa.

« C’est quoi, ça ? Une constellation ? »

« Non », répondit Caelira d’une voix à peine audible. « C’est le sceau de l’Ordre du Néant. »


Un nom oublié du monde. Un murmure qu’aucun livre de Mondstadt n’avait conservé. L’Ordre du Néant. Des fragments de mémoire refirent surface dans son esprit : des silhouettes encapuchonnées, des chants graves résonnant dans des temples enfouis, et cette même spirale gravée sur les murs. Elle avait cru cet ordre éteint depuis des siècles. Mais la vérité était plus terrible. L’Abîme ne les avait pas détruits. Il les avait absorbés. Kaeya observait la scène, les sourcils froncés. Il ne posait pas de questions, mais son regard disait tout : méfiance, curiosité, prudence.

« Cet ordre… », dit-il enfin, « tu le connais. »


Elle détourna les yeux.

« J’en viens. Ou plutôt, j’en suis issue. »


Le vent se leva, emportant ses mots dans un souffle glacé. Ils restèrent ainsi un moment, sans parler. Autour d’eux, la forêt semblait s’être vidée de toute présence. Les pierres gravées luisaient encore faiblement, comme si elles respiraient au rythme du médaillon. Kaeya rengaina son épée, sans la quitter des yeux. Elle releva la tête, et dans ses yeux, il crut voir passer un éclat presque inhumain.

« Ce n’est pas mon ombre que je crains, Kaeya. C’est celle qui marche derrière moi. »





Ils quittèrent la clairière à la tombée du jour. Le ciel s’était teinté de rouge et d’or, mais la lumière paraissait étrangère, presque hostile. Les arbres s’étiraient en silhouettes noires sur l’horizon, leurs branches semblant se tordre sous le poids du vent. L’air portait une odeur de fer et de terre brûlée, comme si la forêt elle-même avait saigné. Kaeya marchait devant, le pas mesuré, le regard sans cesse attiré vers les ombres mouvantes. Derrière lui, Caelira avançait lentement, son regard fixé sur le médaillon désormais inerte. Chaque pas semblait plus lourd que le précédent, comme si le sol cherchait à la retenir. Un instant, elle s’arrêta, levant les yeux vers les montagnes lointaines où la brume s’épaississait.

« Elles savent où je suis », murmura-t-elle simplement.





La nuit tomba, avalant le monde dans une obscurité épaisse. Le vent s’était apaisé, mais le silence restait chargé, presque vivant. Caelira s’assit près du feu qu’ils avaient allumé au bord du sentier. Les flammes dansaient, projetant sur son visage des reflets d’ambre et d’ombre. Kaeya, de l’autre côté, affûtait son épée, son regard dérivant parfois vers elle. Elle observait les flammes, perdue dans ses pensées. Le médaillon reposait sur sa paume ouverte, froid à présent, muet. Pourtant, elle sentait encore son battement, quelque part au fond d’elle. Un rythme ancien, étranger. Ce n’était plus une simple relique. C’était un appel. Et cet appel, elle le savait désormais, ne viendrait pas de l’extérieur. Il venait d’elle. Le feu mourait doucement. Ses dernières braises luisaient comme des yeux à demi clos, respirant au rythme de la nuit. Le vent, lui, s’était levé de nouveau, charriant un souffle venu des montagnes. Froid, chargé d’une odeur de pluie et de cendres. Caelira leva la tête. La forêt paraissait figée, chaque feuille suspendue, chaque ombre plus lourde. Il n’y avait plus d’oiseaux, plus de bruissements. Juste ce silence, trop parfait pour être naturel. Kaeya sentit le changement avant même de comprendre pourquoi. Sa main glissa vers la garde de son épée. Il n’y eut pas de cri cette fois, pas de hurlement venu du lointain. Seulement un frémissement, comme un soupir contenu. Puis, la terre vibra. Le feu s’éteignit. Les créatures surgirent du sol. Pas des silhouettes floues comme celles du jour : celles-ci avaient une forme plus précise, plus humaine. Leurs visages semblaient sculptés dans la brume, mais leurs yeux, eux, luisaient d’un violet fixe, presque douloureux à regarder. Elles entourèrent le campement, leurs pas ne produisant aucun son.

Kaeya dégaina son épée, prêt à se battre, mais Caelira leva la main pour l’arrêter.

« Attends », murmura-t-elle.


Son regard était rivé sur l’une des formes. Plus grande, plus dense que les autres. Celle-là semblait la fixer directement. Autour de sa tête flottaient des filaments noirs, tels des cheveux noyés dans l’eau.

« Ce n’est pas une attaque », dit-elle d’une voix rauque. « C’est un message. »


Kaeya fronça les sourcils, sans abaisser son arme. La silhouette centrale s’avança lentement, s’arrêtant à quelques pas d’eux. Le médaillon de Caelira se mit à vibrer. D’abord faiblement, puis avec une intensité croissante. Une lueur violette s’en échappa, pulsant au même rythme que les yeux incandescents de la créature. Une voix s’éleva alors. Grave, caverneuse, résonnant à la fois dans l’air et dans leurs esprits.

« Porteuse de la Marque… tu nous entends à présent. »


Le vent siffla entre les arbres, soulevant la poussière et la brume. Autour d’eux, des runes anciennes se dessinèrent dans l’air, formant un cercle parfait qui vibrait d’une lumière sinistre. Le sol sembla se plier à cette force invisible.

« L’Ordre du Néant n’est pas mort, » déclara la voix. « Il sommeille dans ton sang. Rejoins ton foyer. Accepte ton rôle. »


Les silhouettes s’animèrent, se tordant, se fondant pour former un seul être immense et instable. Une masse oscillant entre chair et vapeur, entre ombre et éclat. Caelira sentit la chaleur du médaillon remonter jusqu’à sa gorge.

« Mon foyer n’existe plus », murmura-t-elle.


La réponse fut un grondement, un millier de chuchotements superposés :

« Ce que nous avons détruit, nous pouvons le recréer. L’Abîme n’efface pas. Il transforme. »


Le regard de Kaeya glissa vers elle, inquiet. Mais Caelira restait figée, le visage tourné vers la créature. Sa marque brillait comme une braise. La douleur la traversait, brûlante, presque vivante. Elle comprit, dans ce silence suspendu, que ce n’était pas une menace. C’était une invitation. Le vent se mit à hurler. Les arbres s’inclinèrent sous la pression d’une force invisible, leurs branches fouettant l’air comme des lames. Kaeya sentit le sol vibrer sous ses bottes. Une onde profonde se propageait depuis la faille qu’ils avaient laissée derrière eux, remontant jusqu’à la surface comme un battement d’écho. La créature étendit un bras vers Caelira. Elle recula, le souffle court, alors que le médaillon sur sa poitrine vibrait comme un cœur affolé. La lumière gagnait en intensité, brûlant sa peau, irradiant tout autour d’elle. Kaeya s’élança. Sa lame trancha l’air entre elle et l’apparition. L’impact provoqua une explosion de lumière qui déchira la brume. Les ombres furent projetées dans toutes les directions. Le choc le renversa, mais il se releva aussitôt, les yeux fixés sur la masse mouvante. Un rire s’éleva. Un son ancien, glacé, qui ne semblait venir d’aucune bouche. L’écho vibra jusque dans leurs os. La lumière du médaillon se déforma, comme si quelque chose, de l’autre côté, avait enfin trouvé la faille. Caelira chancela. Le monde vacilla autour d’elle. Caelira leva la main, et la lumière violette engloutit tout. Les runes tracées dans la brume éclatèrent, projetant une pluie d’étincelles à travers la clairière. La créature hurla, sa forme se déchirant avant de s’évaporer dans un souffle d’air brûlant, laissant derrière elle une odeur de fer et d’orage. Le silence retomba, lourd, presque irréel. Kaeya resta immobile un instant, l’épée encore levée, le regard fixé sur la brume qui se dissipait lentement. Caelira, elle, demeurait figée. La marque sur sa paume s’était éteinte, mais son regard restait habité d’une lueur étrange. Un éclat entre la peur et la lucidité. Le vent fit battre son manteau contre ses jambes, et la lumière mourante du soir effleura son visage. Dans l’air flottait encore un murmure, si faible qu’il aurait pu n’être qu’un souvenir : un appel venu d’ailleurs, que seul son sang semblait entendre. Elle baissa les yeux vers sa main, et un frisson la traversa. La pluie tomba soudain, fine et froide. Les flammes du feu s’éteignirent sous le déluge, ne laissant derrière elles qu’un filet de fumée et l’odeur âcre de la cendre mouillée. Leurs visages se perdirent dans l’obscurité, éclairés seulement par la lueur tremblante du médaillon. Kaeya rangea son épée sans un mot. Le silence s’étira, ponctué seulement par le bruit de la pluie battant la terre. Caelira resta immobile, le visage levé vers le ciel. La lumière du médaillon pulsait faiblement contre sa poitrine, comme un rappel de ce qu’elle portait en elle. Son expression oscillait entre la lassitude et une étrange sérénité. Elle ferma les yeux. La pluie glissa sur ses cils, sur sa peau, lavant le sang séché, mais rien ne pouvait effacer le poids invisible qui pesait sur elle. Ils restèrent sous la pluie, immobiles, tandis que la forêt renaissait peu à peu autour d’eux. Le vent reprenait sa course, les arbres chuchotaient de nouveau. Mais pour Caelira, ces sons familiers semblaient désormais étrangers. Elle leva une main vers le ciel, laissant l’eau ruisseler sur sa peau. Chaque goutte semblait vibrer à son contact, comme si le monde lui-même hésitait à la reconnaître. L’Abîme l’avait trouvée. Et maintenant, il attendait sa réponse.





Le matin mit du temps à se lever. La pluie s’était tue, mais le ciel demeurait gris, saturé d’humidité. L’air sentait la terre et les cendres froides. Caelira avançait en silence, ses pas à peine audibles sur la mousse détrempée. Kaeya la suivait, une main posée sur le pommeau de son épée, l’autre glissée dans sa cape. La forêt semblait s’étirer à perte de vue. Pourtant, au loin, la lumière pâle d’un clocher annonçait déjà la frontière de Mondstadt. Le voyage touchait à sa fin, mais l’atmosphère n’avait rien d’un retour à la civilisation. Chaque pas vers la cité semblait au contraire alourdir leurs âmes. Le sentier serpentait entre des collines couvertes de brume. Les arbres, plus rares à mesure qu’ils s’approchaient des plaines, prenaient des allures fantomatiques. Leurs branches tordues dessinaient dans le ciel des signes que Caelira croyait reconnaître. Des fragments de runes anciennes, presque effacées par le temps, mais toujours lisibles pour qui portait la marque. Elle ne dit rien. Mais au fond d’elle, elle sentait la pulsation du médaillon, lente, rythmée comme un souffle endormi. Kaeya finit par rompre le silence.

« Tu ne dis rien depuis l’attaque. Je suppose que ce n’est pas un bon signe. »


Elle tourna légèrement la tête.

« Parfois, le silence est la seule façon d’empêcher les voix de revenir. »


Il haussa un sourcil, mais n’insista pas. Il avait appris à reconnaître ces instants où chaque mot devient un fardeau. Un ancien pont de pierre leur barra la route. Sous ses arches coulait une eau noire, gonflée par la pluie. Caelira s’arrêta, observant les symboles gravés sur les rebords du parapet. L’un d’eux attira son attention : une spirale entourée de trois marques d’ombre. Elle passa ses doigts dessus. Un frisson remonta le long de son bras. Kaeya la rejoignit, observant la scène d’un air prudent. Le médaillon dans la main de Caelira vibrait faiblement, projetant sur la pierre humide un halo pâle qui dessinait des cercles mouvants. Ce n’était pas un simple ornement. C’était un sceau de passage. Sous leurs pieds, le vieux pont semblait respirer, chaque planche exhalant un souffle froid, presque vivant. Les runes gravées sur les pierres luisaient d’une lueur spectrale, oscillant entre argent et bleu. Elles marquaient les limites entre deux mondes : celui des vivants, et celui des reflets. Caelira s’avança d’un pas, son visage éclairé par la lueur du sceau. Son regard était calme, presque résigné. Elle n’avait plus le choix.



Lorsqu’elle posa le pied sur la pierre humide, le médaillon réagit. Une lumière sourde s’en échappa, plus stable cette fois, comme si l’objet reconnaissait le lieu. Des éclats violets dansèrent autour d’elle, puis se dissipèrent en une brume légère. Kaeya, sur ses gardes, regarda autour. Rien ne bougeait, et pourtant… tout semblait observer. La voix qui s’éleva alors ne venait ni du ciel, ni de la terre. Elle résonna directement dans leurs esprits, douce et ancienne :

« Le sang des Anciens ne s’efface pas. Il se souvient, à travers les générations. Et chaque battement de cœur est un appel que l’Abîme entend. »


Caelira recula d’un pas, mais ses jambes refusaient d’obéir. Le médaillon brillait maintenant d’une lumière continue, presque douloureuse. Une image s’imposa à son esprit : un temple enfoui sous la mer, des silhouettes agenouillées, une flamme inverséee. Sombre et brûlante à la fois. Et au centre, un autel brisé portant le même symbole que celui du pont. Kaeya posa une main sur son épaule, rompant la vision. Elle sursauta, haletante.

« Tu as vu quelque chose ? »


Elle hésita.

« L’Ordre du Néant. Ce n’était pas une légende. Il existait vraiment. Et je crois qu’ils ont cherché à relier Teyvat à l’Abîme. »


Ils reprirent la marche, mais le paysage changeait subtilement. Les herbes paraissaient plus pâles, le ciel plus lourd. Des fissures sombres lézardaient le sol, comme si quelque chose respirait en dessous. Kaeya observait Caelira à la dérobée. Chaque fois qu’il croisait son regard, il y lisait cette lueur étrange. Pas seulement de la peur, mais une forme d’acceptation silencieuse, presque résignée. Comme si elle savait déjà que cette route ne la ramènerait jamais à la paix. Lorsqu’ils atteignirent la dernière montée, Mondstadt apparut enfin. Ses tours se découpaient sur l’horizon, baignées de brume et de lumière dorée. La ville paraissait paisible, presque irréelle après la noirceur de la forêt. Mais sous la brume, Caelira voyait autre chose : une silhouette noire, immobile, observant la cité depuis les hauteurs. Personne d’autre ne semblait la remarquer. Le médaillon pulsa. Une fois. Puis deux.





Ils atteignirent les premières vignes à la tombée du jour. Le soleil déclinant baignait les rangées de ceps d’une lumière ambrée, presque irréelle. Les feuilles, lourdes de rosée, frémissaient sous le vent, libérant un parfum âcre de terre humide et de raisin mûr. Les collines ondulaient à perte de vue, striées de lignes parfaites, ordonnées comme un chapelet de prières adressées à un dieu ancien. Plus bas, quelques paysans travaillaient encore, silhouettes voûtées dans la lumière mourante. Leurs mains, tachées de jus et de poussière, allaient et venaient sur les grappes avec des gestes mécaniques, presque rituels. On aurait dit qu’ils craignaient de lever les yeux vers les étrangers. Leurs regards, lorsqu’ils croisaient celui de Kaeya ou de Caelira, glissaient aussitôt ailleurs. Vers le sol, vers le ciel, vers les collines sombres où les ombres s’étiraient déjà. Kaeya, fidèle à son masque, retrouva une légèreté feinte, échangeant quelques mots, saluant les gardes d’un ton trop détendu pour être sincère. Caelira, elle, restait silencieuse. Son regard glissait sur chaque pierre, chaque ombre, cherchant sans le vouloir les traces de ce qu’elle venait d’apprendre. Le vent portait jusqu’à eux des bribes de voix, de prières ou de chansons murmurées, qu’on aurait dites adressées à la terre elle-même. Ou à quelque chose d’enfoui dessous. Au centre de la route pavée, elle s’arrêta brusquement. Sous une dalle fissurée, la même spirale apparaissait. Minuscule, gravée dans la pierre. Elle s’agenouilla, posant sa main sur le symbole. Une chaleur monta aussitôt dans sa paume, et une voix résonna. Pas celle de l’Abîme cette fois, mais une voix humaine, lointaine, presque brisée :

« Nous avons voulu unir la lumière et l’ombre… mais il n’existe pas d’équilibre. L’Abîme ne partage pas. Il réclame. »


Elle retira sa main d’un geste brusque. Ses doigts tremblaient. Kaeya la regarda, plus grave que jamais. Le soleil disparut derrière les tours. Mondstadt s’illuminait lentement, ses rues s’emplissant de voix et de rires. Mais ni l’un ni l’autre ne semblait y trouver de réconfort. Caelira fixa le ciel une dernière fois. Et là, à travers les nuages, elle crut voir un œil s’ouvrir, gigantesque et luminescent, avant de disparaître aussitôt. Le médaillon se tut. Mais dans le silence, l’écho des voix du Néant murmurait encore, doux et implacable :

« Nous t’avons trouvée. Et bientôt, tu nous rejoindras. »

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