Les Larmes de l'Abîme

Chapitre 4 : Les Ombres de la Vérité

6453 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 22/11/2025 07:42

« Ce n’est pas la nuit qui effraie l’âme, mais les voix qu’elle éveille. »

Extrait des Archives des Veilleurs du Néant



La forêt semblait infinie, avalant toute trace du monde extérieur. Les vents de Mondstadt, si familiers, ne parvenaient plus jusqu’ici ; tout n’était plus que silence et humidité. Seul le bruissement des feuilles, trempées de pluie, accompagnait ses pas, entrecoupé du craquement des branches mortes sous ses bottes détrempées. L’air sentait la mousse, la pierre humide et la terre retournée. Un parfum de sous-bois oublié. Par endroits, la brume s’accrochait aux troncs, serpentant entre les racines comme une bête endormie, lourde et tapie dans l’attente. Les arbres, immenses et torsadés, dressaient leurs silhouettes noires jusqu’au ciel invisible, formant des colonnes étranges, presque vivantes, qui semblaient soutenir la voûte grise de l’aube. Leurs branches tordues se rejoignaient par endroits, formant des arches naturelles où la lumière s’éteignait avant même d’avoir touché le sol. La pluie, fine et persistante, glissait le long des feuilles avant de s’écraser en perles froides sur les mèches noires échappées de la capuche de Caelira. Son manteau, gorgé d’eau, collait à ses épaules, alourdissant sa marche. Chaque pas semblait peser davantage que le précédent, comme si la forêt elle-même cherchait à la retenir. Son souffle se mêlait à la brume, formant de légers nuages éphémères aussitôt dissipés par l’air glacé. À chaque mouvement, le cliquetis discret de son médaillon résonnait sous son manteau, ponctuant le silence comme un battement de cœur étranger. Ce son la guidait, faible mais obstiné, vers une direction qu’elle n’avait pas choisie. Parfois, entre deux rafales de vent, elle croyait percevoir autre chose. Un murmure ténu, un écho presque humain, comme si la forêt elle-même lui parlait dans une langue oubliée. Même les oiseaux avaient disparu. Aucun cri, aucun vol, seulement la pluie et le souffle profond des arbres. La nature entière semblait figée, suspendue dans une attente muette. Caelira avançait, seule silhouette mouvante dans un monde pétrifié, et le silence autour d’elle avait quelque chose de presque sacré… ou d’avertisseur. Elle marchait depuis des heures, sans but précis, ses pensées s’égrenant au rythme de la pluie. Le monde derrière elle. Les toits de Mondstadt, la lueur des lanternes, les visages familiers n’était plus qu’un souvenir lointain. Seul restait le poids du médaillon contre sa poitrine, chaud malgré le froid. Chaque battement contre sa peau la ramenait à la même vérité : elle ne pouvait plus retourner à la cité. Les visages d’Albedo et de Kaeya hantaient encore son esprit. Elle avait vu la peur dans les yeux du premier. Une peur lucide, scientifique, presque fascinée par ce qu’elle portait en elle. Et dans ceux du second, la prudence glacée d’un homme qui savait reconnaître le danger lorsqu’il se trouvait devant lui. Deux reflets différents d’une même menace. Et cette menace, c’était elle. Caelira serra la main sur le médaillon. Sous sa paume, une chaleur sourde, presque vivante, pulsa une fois. La pluie redoubla, masquant ses pas, effaçant toute trace de son passage. Le monde de Mondstadt s’effaçait derrière elle. Et, dans le souffle humide de la forêt, quelque chose d’ancien semblait l’attendre. Quelque chose qui l’appelait par son véritable nom. Celui qu’elle avait oublié.




Ses pas s’enfonçaient dans la terre humide, soulevant à chaque mouvement un parfum de pluie et de racines. Le sol, spongieux, avalait presque son empreinte, comme si la forêt refusait de garder trace de son passage. Le vent s’était tu, ne laissant plus que le martèlement régulier des gouttes sur les feuillages. Autour d’elle, les troncs semblaient se resserrer, tordus, veillant sur un secret qu’ils ne comptaient pas livrer. À chaque respiration, Caelira sentait la présence de l’Abîme se rapprocher. Une tension sourde, tapie sous la surface du monde, comme un cœur invisible battant au rythme du sien. Ce n’était pas une menace tangible, mais une sensation rampante, qui s’insinuait dans ses veines et faisait vibrer l’air. Par moments, entre deux bourrasques, elle croyait percevoir des voix. Faibles, éparses, venues de nulle part et de partout à la fois. Des murmures lointains qui chuchotaient son nom dans une langue qu’elle n’aurait jamais dû comprendre. Elle s’arrêta parfois, croyant discerner des ombres mouvantes dans le brouillard, mais il n’y avait rien. Rien d’autre que la pluie, la brume, et ce chœur spectral qui semblait grandir à mesure qu’elle avançait. La première nuit, elle avait tenté de se reposer sous un vieux chêne, immense et creux, dont les racines formaient un abri précaire. Le feu qu’elle avait allumé s’était éteint presque aussitôt, étouffé par l’humidité. Le froid s’était infiltré dans ses os, la contraignant à fermer les yeux malgré la peur. Mais le sommeil n’était pas venu. À peine ses paupières closes, les images avaient surgi. Brutales, déchirantes. Une cité lumineuse, d’architecture étrange, s’élevait au bord d’un gouffre. Ses tours de verre et de pierre vibraient sous une lumière dorée, avant qu’une marée d’ombre ne s’élève pour l’engloutir. Des cris avaient retenti, puis un souffle gigantesque, puis… le silence. Elle s’était réveillée en sursaut, haletante, la peau glacée et le cœur au bord des lèvres. Autour d’elle, la forêt demeurait immobile, mais la résonance du cauchemar persistait, ancrée dans sa chair comme une brûlure. Ce n’étaient pas de simples songes. Les détails étaient trop nets, les émotions trop réelles. Elle sentait encore la chaleur du soleil de cette ville, l’odeur du sel et de la poussière brûlée, le goût du désespoir sur sa langue. Ces visions n’étaient pas des rêves. Elles étaient trop précises. Trop anciennes. Trop douloureuses. Elles étaient sa mémoire.




Elle revoyait les tours de sa cité d’origine, dressées comme des lances de lumière vers un ciel éternellement crépusculaire. Les pierres blanches qui composaient leurs flancs semblaient absorber la clarté du jour pour la restituer en un éclat doré, presque vivant. Les toits étaient couverts de feuilles d’or battu, reflétant les nuances changeantes du ciel. Un mauve doux, traversé de veines d’orange et d’indigo, comme si le jour et la nuit s’y livraient un combat sans fin. Les rues, larges et pavées d’onyx clair, résonnaient autrefois du pas des habitants. Elle se souvenait du murmure des marchés, du chant des fontaines sculptées, des parfums d’encens et de pierre chaude. Le vent portait des notes de musique et de vie. Et pourtant, dans sa mémoire, tout cela baignait déjà dans une mélancolie sourde. Comme si cette cité, même à son apogée, pressentait sa propre chute. Au détour d’une ruelle inondée de lumière, un souvenir prit forme. Un visage. Un regard clair, profond comme l’aube après la pluie. Une main tendue vers la sienne, qu’elle n’avait pas su retenir quand l’obscurité avait déferlé. La scène revint avec une intensité déchirante : les tours qui s’effondraient comme des cierges consumés, les cris lointains, le sol se fendant sous leurs pas. Et lui. Edrien. Happé par la vague d’ombre, son regard accroché au sien jusqu’à la dernière seconde.

« Edrien… » murmura-t-elle, la voix à peine plus forte qu’un souffle.


Le nom s’échappa de ses lèvres avant même qu’elle ne comprenne pourquoi. Il avait franchi le seuil de sa mémoire comme un écho réveillé d’un autre âge. Était-ce lui qu’elle voyait encore dans ses rêves ? Ou bien une illusion du Néant, un leurre façonné par la brume pour la tourmenter ? Elle serra le médaillon contre sa poitrine. Le métal, froid et pourtant vibrant, pulsa doucement entre ses doigts, comme s’il répondait à son trouble. La forêt autour d’elle sembla retenir son souffle. La pluie s’était tue, la brume s’était épaissie. Puis, sans prévenir, la lumière jaillit. Une silhouette prit forme devant elle. Floue, presque irréelle. Un homme, vêtu d’un manteau clair, auréolé d’un halo doré. Ses traits se dissolvaient dans la lueur, mais elle reconnut la courbe de ses épaules, la façon dont sa main se tendait vers elle. Ce geste qu’elle n’avait jamais oublié. Leurs regards se croisèrent un instant. Un instant suspendu entre deux mondes. Puis la vision se fragmenta, se dissipa dans la brume, avalée par le murmure de la pluie renaissante. Ne restait que le battement du médaillon contre son cœur, et le vide.




Caelira tomba à genoux, haletante, les mains enfoncées dans la terre détrempée. Le souffle court, elle sentit la boue froide s’infiltrer entre ses doigts gantés. Autour d’elle, le monde semblait vaciller. Les contours se brouillaient, les formes s’effaçaient dans un mouvement lent et irréel, comme si la forêt elle-même se dissolvait sous ses yeux. Les arbres, d’abord massifs et familiers, se transformèrent peu à peu en silhouettes mouvantes, dressées comme des colonnes d’ombre. Leurs troncs ondulaient, se pliaient sous un vent invisible, et leurs racines paraissaient ramper, s’entremêlant en un réseau vivant, presque conscient. Le ciel au-dessus d’elle, jadis gris et traversé de pluie, vira soudain au noir absolu. Un gouffre sans fond, avalant la lumière, avalant le son. Même la pluie cessa. Le silence s’abattit, lourd, suffocant. Un frisson parcourut sa nuque. L’air avait changé : il vibrait, chargé d’électricité et d’un parfum métallique, presque âcre, comme celui du sang ou du fer chauffé. Caelira leva la tête, le cœur battant à tout rompre.

« Montre-toi ! » cria-t-elle, la voix brisée par la peur et la colère.


Son cri se répercuta contre les troncs fantomatiques, se déforma, revint vers elle plus bas, plus lent. Comme si la forêt lui rendait son propre désespoir. Puis le silence retomba, plus profond encore, jusqu’à lui donner le vertige. Soudain, le médaillon sur sa poitrine se mit à pulser. Une lueur pâle s’en échappa, d’abord timide, puis croissante, illuminant la brume d’un éclat doré mêlé d’ombre. La lumière vibra, se répandit dans l’air comme une onde, et une voix s’éleva. Grave. Râpeuse. Presque humaine.

« Tu portes le souvenir de ceux que tu as perdus. »


Les mots résonnèrent tout autour d’elle, comme s’ils venaient à la fois de partout et de nulle part. La brume sembla se tordre, animée par la voix elle-même.

« Le Néant n’oublie jamais. »


À ces mots, le sol se fissura légèrement sous ses genoux, laissant filtrer une lumière noire, liquide, qui ondulait comme une respiration. Le battement du médaillon s’accorda à celui de son cœur, jusqu’à les rendre indiscernables. Caelira sentit une présence s’éveiller, tapie sous la surface du monde. Quelque chose d’ancien, d’immense, et de patient. Et pour la première fois, elle comprit que le Néant ne se contentait pas d’observer. Il l’attendait.




Les visions s’intensifièrent, s’abattant sur Caelira comme une marée noire. La brume autour d’elle s’anima, se peuplant d’images mouvantes, trop réelles pour n’être que des souvenirs. Le sol se déroba, et soudain elle n’était plus dans la forêt. Mais au cœur de sa cité d’origine, engloutie par la fin. Les tours d’or et de pierre blanche, jadis si fières, se disloquaient dans un fracas assourdissant. Des arcs de lumière se tordaient dans le ciel, frappant les flèches sacrées, les brisant comme du verre. Le pavé s’effondrait sous le poids des prières, et les cris montaient, déchirants, mêlés au hurlement du vent. Des ponts s’écroulaient les uns après les autres, disparaissant dans un gouffre de fumée et de cendre. L’air brûlait, saturé d’étincelles et d’ombres. Et, au-dessus de tout, le ciel lui-même semblait saigner, déchiré par une plaie béante d’où jaillissait une lumière noire. Et au centre du chaos, il était là. Une figure immense, drapée de brume, se dressait au milieu des ruines. Ses contours changeaient sans cesse, tantôt humain, tantôt monstrueux, et son visage n’était qu’un vide. Un gouffre où toute lumière venait mourir. Des filaments sombres s’échappaient de lui, s’enroulant autour des pierres brisées et des corps figés, comme s’il aspirait la vie de ce monde agonisant. À sa simple présence, la cité tremblait. Les cloches se fendaient, les murs se fissuraient. Le temps lui-même semblait se plier à sa volonté. C’était lui. L’Abîme incarné. Le premier des Veilleurs corrompus. Celui que les anciens écrits nommaient l’Ombre du Commencement. Et elle, petite silhouette perdue dans le cataclysme, hurlait son nom, la gorge déchirée par le désespoir.

« Rendez-le-moi ! Rendez-moi mon monde ! »


Mais le Néant ne répondit pas. Il se contenta de s’approcher, lentement, chaque pas avalant la lumière, chaque souffle aspirant la chaleur. Lorsqu’il la toucha, ce ne fut pas une brûlure… mais un froid absolu, pénétrant jusqu’à son âme. Alors tout s’effondra. Les tours, les voix, la lumière. Tout disparut dans un silence écrasant. Et, dans ce vide, quelque chose s’imprima en elle. Un symbole, brûlant d’une énergie ancienne. Le Néant ne l’avait pas sauvée. Il l’avait marquée. Et, dans cette marque, il lui avait offert un pouvoir qu’elle n’avait jamais voulu. Un don ou une malédiction. Elle ne le savait pas encore. Mais depuis ce jour, chaque battement de son cœur résonnait à travers les ombres. Comme un écho du gouffre.




Un bruit, léger mais distinct, la tira brutalement de ses souvenirs. Le craquement sec d’une branche brisée résonna derrière elle, étouffé par la pluie. Caelira se figea. Son souffle se suspendit. Le froid sembla s’intensifier autour d’elle. Lentement, sa main glissa vers la garde de sa lame, les doigts crispés sur le métal humide. Un éclat d’argent vibra sous la brume. Elle se retourna d’un mouvement vif. Entre les troncs tordus et la nappe de brouillard mouvante, une silhouette émergeait, d’abord floue, presque irréelle. Puis de plus en plus nette à mesure qu’elle approchait. Une cape bleue battait faiblement sous la pluie, ourlée de gouttes glacées. Sous la capuche, un regard clair perçait la brume : un bleu d’acier, calme et dangereux à la fois. Kaeya. Son allure élégante contrastait avec la sauvagerie du lieu. Ses pas étaient mesurés, son épée pendait à son côté, pointée vers le sol, sans menace apparente. Pourtant, tout en lui respirait la vigilance d’un homme qui ne se laissait jamais surprendre. Il s’arrêta à quelques mètres d’elle. La pluie formait entre eux un rideau translucide, et leurs respirations se mêlaient à la vapeur froide du sous-bois.

« Tu es difficile à suivre », dit-il enfin, d’une voix posée, mais dont les accents portaient une nuance d’ironie.


Caelira détourna les yeux. Ses mèches noires, collées par la pluie, masquaient à moitié son visage. Une perle d’eau glissa le long de sa joue avant de disparaître dans le col détrempé de sa cape.

« Tu n’aurais pas dû venir. »


Kaeya eut un sourire bref, presque imperceptible.

« Je pourrais dire la même chose. »


Il fit un pas vers elle, assez pour que le cuir de ses bottes crisse sur la boue. Le brouillard s’ouvrit autour de lui, dévoilant la pâleur de son visage et l’éclat métallique de son épée.

« Albedo pense que tu es dangereuse », continua-t-il d’un ton plus grave. « Les Chevaliers murmurent déjà. J’ai préféré les devancer. »


Un éclair illumina la forêt un bref instant. Leurs ombres se projetèrent sur les troncs, longues et déformées, comme deux spectres revenus d’un autre monde. Caelira serra la mâchoire sans répondre. Dans ses yeux se mêlaient la méfiance et une lueur de fatigue ancienne. Celle de quelqu’un qui avait trop fui pour encore croire à la trêve. Le silence qui suivit était dense, presque vivant. Seul le bruit régulier des gouttes tombant des branches semblait rappeler qu’ils étaient encore dans le monde des vivants.




Le silence s’installa entre eux, dense et presque tangible. Il s’insinua entre les arbres comme une brume nouvelle, étouffant jusqu’au murmure du vent. Seules les gouttes de pluie, tombant des feuillages détrempés, rythmaient leur échange. Un battement régulier, fragile, semblable à celui d’un cœur hésitant. Kaeya ne disait rien. Il se contentait de l’observer, attentif, immobile. Sous la capuche trempée, le visage de Caelira paraissait plus pâle que jamais, presque translucide à la lumière blafarde filtrant à travers la brume. Des mèches sombres collaient à ses tempes, ruisselant jusqu’à la courbe de sa mâchoire. Une fine pellicule d’eau glissait sur sa peau glacée, reflétant par instants les lueurs pâles filtrant à travers la brume. Ses lèvres, presque exsangues, tiraient vers le bleu sous le froid persistant, tandis que ses yeux, d’un gris profond, changeant comme l’orage, brûlaient d’une fièvre sourde, quelque part entre la douleur et la résolution. C’était un regard qui portait le poids de trop de nuits sans sommeil, de trop de fantômes entrevus dans l’obscurité. Un regard qui, malgré tout, refusait de céder. Kaeya nota chaque détail : les cernes qui creusaient ses traits, le tremblement imperceptible de ses doigts serrés sur le tissu détrempé de sa cape, la tension de ses épaules. Elle semblait lutter contre le froid, contre la peur… mais surtout contre elle-même. Sa voix, lorsqu’il parla, brisa le silence comme une note fragile dans une cathédrale vide.

« Tu n’as pas dormi depuis combien de temps ? »


Caelira releva les yeux vers lui. Son regard, voilé de pluie et d’ombres, avait quelque chose d’infiniment lointain. Le regard de ceux qui ont trop vu, trop porté. Elle répondit sans hésiter, d’un ton calme, presque résigné :

« Depuis que j’ai compris que mes rêves ne m’appartiennent plus. »


Les mots s’échappèrent de ses lèvres comme un souffle glacé. Ils restèrent suspendus entre eux, lourds d’un sens qu’aucun des deux n’osa vraiment affronter. Kaeya inclina légèrement la tête, et un sourire triste effleura ses traits. Ce n’était pas de la moquerie, mais la trace d’une vieille douleur qu’il dissimulait derrière ses airs d’ironie. Ses yeux d’un bleu tranchant se posèrent sur elle avec une douceur rare.

« Alors nous avons ça en commun. »


La pluie redoubla, formant entre eux un rideau argenté. Pendant un instant, tout sembla se figer : deux âmes égarées sous la même tempête, partageant le même poids invisible. Et, dans le frémissement du vent à travers les branches, le silence reprit lentement ses droits. Un silence fait de tout ce qu’ils n’avaient pas besoin de dire.




Elle ferma les yeux, épuisée, la tête légèrement penchée en avant. La pluie ruisselait le long de ses cils avant de tomber en perles silencieuses sur le sol détrempé. Sa respiration formait un mince nuage de vapeur dans l’air glacé.

« Tu ne comprends pas, Kaeya… »


Sa voix n’était plus qu’un souffle, rauque, éraillé par la fatigue et le désespoir.

« Ce que je porte en moi… n’a pas de place dans ton monde. »


Kaeya esquissa un rictus, un de ceux qu’il utilisait d’ordinaire pour masquer la douleur.

« Mon monde ? » répéta-t-il avec une ironie lasse.


Puis, un rire bref, sans chaleur, lui échappa.

« Tu parles à un homme qui n’appartient ni à Mondstadt, ni ailleurs. »


Il releva la tête, et la lueur blafarde des éclairs accrocha ses traits. L’eau dégoulinait de sa cape bleue, ses cheveux sombres plaqués contre son front. Ses yeux, d’un bleu profond presque luminescent dans la pénombre, semblaient soudain dénudés de tout masque.

« Je ne suis qu’un étranger, Caelira. Un survivant qui a appris à sourire pour qu’on ne voie pas la fracture. »


Elle le fixa, troublée. Le ton de sa voix, la fatigue dans son regard, tout sonnait vrai. Ses défenses, à elle, vacillèrent un instant. Le vent passa entre eux, soulevant la brume, mêlant leurs souffles dans un espace fragile, suspendu hors du temps. Deux âmes déracinées, côte à côte dans le froid. Deux êtres que le monde avait rejetés, mais qui, pour un battement de cœur, se reconnaissaient.




Une lueur violacée jaillit, fendant l’obscurité comme une plaie ouverte dans la nuit. La clairière s’embrasa d’un éclat spectral, baignant les troncs d’une lumière surnaturelle qui faisait luire l’eau sur les feuilles et transformait chaque goutte de pluie en étincelle suspendue. Caelira recula d’un pas, la main crispée sur la garde de sa lame. Le médaillon, contre sa poitrine, vibrait avec la force d’un cœur étranger, sa pulsation battant en écho à la sienne. Le sol trembla sous leurs pieds, puis se fissura lentement, exhalant un souffle glacé chargé de cendres et de murmures. Une brume sombre s’en échappa, s’enroulant autour des arbres comme une marée vivante. Et alors, il apparut. D’abord, une silhouette indistincte, haute, mince, traversée de reflets d’améthyste et d’ombre liquide. Puis les contours se précisèrent. Une chevelure pâle, presque argentée, flottait autour de son visage comme dans une eau invisible. Ses traits, autrefois d’une douceur lumineuse, semblaient maintenant rongés par le Néant : une moitié humaine, l’autre effacée, fondue dans la brume. Ses yeux, jadis d’un bleu clair presque transparent, luisaient désormais d’une teinte violette surnaturelle. La couleur de l’Abîme. Caelira sentit son cœur se briser et sa gorge se nouer.

« Non… » souffla-t-elle, à peine audible.


Edrien. Son nom traversa son esprit comme une lame. Elle se souvenait de ses rires clairs, de la chaleur de ses mains, de ce regard tranquille qui lui avait toujours semblé contenir le monde entier. Mais ce qui se tenait devant elle n’était plus l’homme qu’elle avait connu. Son manteau clair, autrefois orné du sceau de leur cité, pendait en lambeaux, absorbé par les ombres. Sa peau, elle-même, semblait parcourue de veines sombres, comme si le Néant l’avait gravé de son sceau. La créature leva lentement la tête, et sa voix, grave, distordue, presque humaine, vibra dans l’air glacé. Chaque mot semblait se répercuter dans le sol, dans le vent, jusque dans la poitrine de Caelira.

« Pourquoi m’as-tu abandonné ? »


Le son n’était ni colère, ni haine. Mais une plainte, une déchirure. Et dans ce cri, Caelira entendit tout : la douleur, la perte, et la malédiction d’un amour déformé par l’Abîme. Kaeya dégaina son épée dans un sifflement métallique, la lame miroitant sous la pluie et la lueur instable du médaillon. Une vapeur glacée s’éleva aussitôt, dessinant autour de lui un halo bleuté qui fendait la brume. Ses yeux brillaient d’une intensité froide.

« Ce n’est pas réel ! » hurla-t-il, la voix dure, résonnant dans la clairière. « Caelira, éloigne-toi ! »


Mais elle ne bougea pas. Ses bottes s’enfonçaient dans la boue, le souffle court, la poitrine serrée. Entre ses doigts crispés, le médaillon vibrait, brûlant contre sa peau. Elle sentait la peur, oui. Mais aussi cette étincelle insensée d’espoir, celle qui refusait d’admettre ce qu’elle voyait. L’ombre s’avançait, lente, hésitante, vacillant comme un reflet sur une eau trouble. Sa silhouette se déformait au rythme de la brume, tour à tour solide et impalpable. À mesure qu’elle approchait, Caelira distinguait des fragments de traits humains : un menton qu’elle connaissait, un regard jadis clair, un contour de sourire oublié. Edrien. Le nom battait dans sa tête comme un écho impossible.

« Tu m’avais promis… » souffla la créature.


Sa voix, déchirée, portait mille nuances. Douleur, colère, supplication. Autant de spectres d’un passé qu’elle n’avait jamais guéri. Les larmes montèrent, brouillant sa vision.

« Je n’ai pas pu… L’Abîme t’a pris avant que je... »


Le hurlement coupa court à ses mots. Un cri venu d’ailleurs, fait d’ombre et de désespoir. Le monde sembla se fissurer. La brume éclata en une onde de choc qui balaya la clairière. Les arbres ployèrent sous la violence du son, et le vent hurla à leur place. Kaeya bondit, son manteau se soulevant dans un tourbillon. Il s’interposa, la lame levée haut, traçant dans l’air une ligne d’énergie pure. L’épée brilla d’une lumière glacée, tranchant littéralement la brume, érigeant une barrière bleutée entre Caelira et la créature. Le froid jaillit, mordant, presque vivant. L’air vibra, saturé d’énergie. Entre la clarté du givre et les ténèbres mouvantes de l’Abîme, un combat invisible s’enclencha. Celui de deux forces qui ne pouvaient coexister. Kaeya planta ses pieds dans la terre détrempée, le souffle rauque.

« Si tu restes là, il t’engloutira. »


Mais Caelira ne semblait plus l’entendre. Ses yeux restaient fixés sur la silhouette d’Edrien, vacillante, à demi effacée, comme si la simple vision de ce qu’il était devenu pouvait la consumer tout entière.




Le combat éclata dans un fracas d’éclairs et de vent, brisant le silence oppressant de la forêt. La chose surgit de la brume, mouvante, insaisissable, un assemblage de ténèbres liquides et de lueurs violettes. À chaque battement du médaillon, son corps se recomposait différemment, comme si l’Abîme lui-même hésitait sur la forme qu’il voulait lui donner. Kaeya se rua à l’assaut, ses bottes éclaboussant la boue. Ses coups étaient rapides, précis, chacun traçant dans l’air une estafilade de lumière bleue. Mais l’épée ne rencontrait que le vide. Chaque fois qu’il croyait atteindre sa cible, la créature se dissolvait, se fragmentait en filaments sombres avant de se reformer ailleurs, grondante, insaisissable. Un rire étouffé résonna. Grave, profond, presque humain. Puis l’ombre riposta. Une onde d’énergie noire jaillit de sa poitrine, fauchant les branches alentour, éclatant le sol en éclats de pierre et de racines. Kaeya esquiva de justesse, sa lame traçant un arc protecteur devant lui. L’impact fit vibrer tout son bras ; un instant, son genou toucha terre. Là où l’attaque avait frappé, la terre luisait encore d’une lueur malade, parcourue de veines sombres qui pulsaient lentement. Comme des cicatrices vivantes. Caelira recula d’un pas, le souffle court. L’air vibrait de force brute, saturé de particules d’énergie et de pluie suspendue. Chaque déflagration résonnait dans son crâne comme un écho d’autrefois. Elle voulait aider, mais ses jambes refusaient de bouger. Son esprit, lui, était déjà ailleurs. Des souvenirs, d’abord flous, se mirent à remonter, portés par le cri de l’Abîme : les visages de ceux qu’elle avait aimés, les tours de sa cité se disloquant dans un halo de feu, le goût du sang et de la lumière mêlés. Puis les serments : celui qu’elle avait fait à Edrien, celui qu’elle avait juré à ses maîtres, celui qu’elle s’était murmurée à elle-même. Ne jamais fléchir, ne jamais oublier. Et au centre de cette tempête, une vérité se forma, implacable, brûlante. Elle comprit soudain pourquoi l’Abîme ne l’avait pas détruite. Pourquoi il l’avait marquée, gardée, façonnée. Ce n’était pas une malédiction. C’était un héritage. Elle porta la main à son médaillon, qui brûlait désormais d’une lueur pourpre. Le métal vibrait si fort qu’elle crut sentir son cœur battre à l’unisson. Autour d’elle, la brume se mit à tourbillonner, aspirée par une force invisible. Même Kaeya s’immobilisa, le regard fendu entre crainte et stupeur. Caelira ferma les yeux. Et dans le tumulte du combat, alors que les ténèbres se refermaient, elle sut : l’Abîme ne voulait pas la détruire. Il l’appelait. Kaeya fut projeté violemment contre un tronc massif, le choc résonnant dans tout son corps comme une décharge. Son épée lui échappa des mains et s’enfonça dans la terre détrempée. Un gémissement rauque lui échappa tandis qu’il luttait pour reprendre son souffle, la vision brouillée par la douleur. Devant lui, la créature s’élevait, étirant ses membres informes dans un grincement qui ressemblait à un rire étouffé. Son visage, à moitié celui d’Edrien, à moitié celui d’un cauchemar, se tordait d’une haine inhumaine. Une lueur pourpre pulsa dans la poitrine de l’ombre. Elle leva un bras, un vortex d’énergie sombre se formant dans sa paume. Le sol vibrait, la forêt entière semblait retenir son souffle. Alors, Caelira hurla. Ce cri n’était pas humain. C’était une onde. Une déflagration d’énergie violette jaillit de son corps, un cercle incandescent qui repoussa tout sur son passage : la brume, le vent, et jusqu’à la pluie elle-même, figée un instant dans l’air avant d’être balayée dans un éclat d’éclairs. Les arbres ployèrent sous la vague, leurs feuilles arrachées tourbillonnant comme des cendres dans la tempête de lumière. Le sol se fendit à ses pieds. L’air vibrait d’un son profond, presque musical, comme si le monde chantait sous la contrainte. Autour d’elle, l’énergie se condensa, se tissant en filaments mouvants, moitié lumière, moitié ombre, serpentant autour de ses bras, de sa taille, de son visage. Ces brins formaient des marques lumineuses, des runes anciennes qui pulsaient à chaque battement de son cœur. Ses yeux se rouvrirent, argentés, inhumains, iridescents d’un éclat froid. Le médaillon à son cou se mit à fondre, littéralement, son métal incandescent coulant sur sa peau avant de s’y dissoudre comme une encre liquide. Une marque circulaire se grava sur sa poitrine, palpitant au rythme de la lumière environnante. La créature recula, sa silhouette tremblant, vacillant comme une flamme dans la tempête. Un cri rauque s’échappa de sa gorge, un son d’agonie et de rage mêlées. La forêt se mit à trembler, les branches craquèrent, et les ombres se dispersèrent en volutes. Caelira leva la main. Le geste n’avait rien de conscient. Il jaillit d’un instinct primal, d’une mémoire ancienne inscrite dans sa chair. Sa paume s’illumina d’un éclat blanc pur, un rayon jaillit, droit et brûlant, transperçant l’air saturé d’énergie. Le trait de lumière frappa le spectre en plein torse. Un hurlement traversa la clairière, si fort qu’il fit éclater les dernières nappes de brume. L’ombre se contorsionna, se disloqua, puis éclata en une pluie de fragments violets avant de se dissoudre dans le néant. Le silence retomba d’un coup. Un silence lourd, vibrant, chargé d’électricité et de terre mouillée. Caelira resta immobile, le bras encore levé, le souffle court, la peau couverte de lumière déclinante. Puis la marque sur sa poitrine s’éteignit lentement, ne laissant qu’une faible traînée argentée. Kaeya, à genoux, leva vers elle un regard où se mêlaient l’effroi et l’incompréhension. Devant lui, Caelira paraissait presque irréelle. Silhouette de chair et d’éclat, debout au centre d’un cercle de terre calcinée. Et dans ses yeux encore brillants, il lut quelque chose qu’il n’avait jamais vu chez elle auparavant : la conscience d’avoir réveillé quelque chose qu’elle ne maîtrisait pas. Le silence retomba brutalement, comme une chape de plomb. Plus un cri, plus un souffle. Seul le vent, timide, osait encore agiter les branches au-dessus d’eux, faisant bruisser les feuilles détrempées. La pluie s’était presque tue, tombant désormais en gouttes lourdes qui résonnaient sur le sol noirci. Caelira resta immobile au centre de la clairière dévastée, haletante, les épaules secouées par le contre-coup du pouvoir. Autour d’elle, le sol n’était plus qu’un cercle de cendres et de pierre calcinée. La terre fumait encore, exhalant une odeur âcre d’ozone et de brûlé. Les arbres les plus proches portaient les traces du choc : écorces éclatées, branches tordues, feuilles réduites en poussière. Le monde entier semblait s’être plié à sa colère, puis s’être figé dans un silence pétrifié. Elle baissa lentement les yeux vers ses mains. Sous sa peau pâle, de fines veines argentées pulsaient encore, serpentant de ses doigts à ses avant-bras comme des rivières de lumière liquide. Elles vibraient doucement, suivant les battements désordonnés de son cœur. Chaque pulsation semblait murmurer un chant étranger, ancien, qui ne lui appartenait pas. Derrière elle, un bruissement. Des pas lourds, hésitants. Kaeya s’approchait, une main crispée sur sa côte blessée, son souffle court. Sa cape était déchirée, ses cheveux collés par la pluie et la sueur. Malgré la douleur, il avançait, lentement, prudemment, comme on s’approche d’une bête blessée.

« Caelira… »


Elle se retourna brusquement. Ses yeux, encore traversés de reflets d’argent, accrochèrent la lueur bleue des siens. Une seconde, tout vacilla entre eux. La peur, la stupeur, la tristesse. Puis sa voix tomba, brisée, rauque :

« Tu aurais dû me laisser. Ce que tu viens de voir… c’est ce que je deviens. »


Kaeya s’arrêta à un mètre d’elle, les pieds dans la boue. Le vent souleva un pan de sa cape, révélant la plaie sur son flanc. Pourtant, il ne bougea pas, ancré dans cette distance fragile qui les séparait.

« Ce que j’ai vu, dit-il doucement, c’est quelqu’un qui refuse de se soumettre. Pas un monstre. »


Elle secoua lentement la tête, des mèches sombres collant à ses joues mouillées.

« Tu ne comprends pas. Ce pouvoir… ce n’est pas moi. C’est l’Abîme qui me façonne. Il me parle, Kaeya. Il me prend un peu plus chaque fois. »


Il eut un sourire à peine visible. Triste, fatigué, mais vrai.

« Alors bats-toi. Tant que tu luttes, tu restes toi. »


Il fit un pas de plus, tendit la main. Ses doigts se posèrent sur son épaule, légers, hésitants. Elle tressaillit. Non pas de peur, mais de surprise. Pour la première fois depuis des jours, elle sentit la chaleur d’un autre être humain. Un simple contact, fragile, mais suffisant pour fissurer la glace. Les veines lumineuses s’éteignirent peu à peu, englouties par la peau. L’éclat s’effaça, ne laissant qu’une pâleur livide, presque humaine. Caelira ferma les yeux, un sanglot lui échappant, tremblant et étouffé. Une larme glissa sur sa joue, puis une autre, traçant des sillons clairs dans la suie et la cendre. Elle tenta de parler, mais aucun son ne franchit ses lèvres. Alors Kaeya la prit dans ses bras. Sans un mot. Son manteau humide l’enveloppa comme un abri précaire contre le froid du monde. Elle s’y abandonna, le front contre son épaule, respirant son odeur de cuir, de pluie et de fer. La pluie, soudain, redoubla. Elle tomba drue, lavant la suie, le sang, les cendres. Effaçant la trace du combat. Et pour la première fois, Caelira pleura. Pas de peur, ni de douleur. Mais de fatigue. De solitude. Et d’un espoir qu’elle n’avait pas le droit d’avoir.




Quand l’aube finit par se lever, la forêt baignait dans une brume argentée. Les oiseaux commençaient à chanter timidement, comme si la nature reprenait son souffle. Kaeya dormait non loin, la tête appuyée contre un tronc, son épée encore à portée de main. Ses traits, apaisés, semblaient plus jeunes dans la lumière pâle. Caelira, assise un peu plus loin, observait l’horizon. Ses cheveux séchaient lentement sous les premières lueurs du jour. Sur sa peau, le médaillon, désormais fondu en elle, brillait d’une lueur douce, presque apaisée. Elle porta une main à sa poitrine, sentant la chaleur sous ses doigts. L’Abîme s’était tu. Mais au fond d’elle, elle percevait encore son écho. Sourd, patient, comme une respiration sous la terre. Quelque part entre deux mondes, quelque chose veillait encore. Et son sang, lentement, commençait à répondre à son appel.


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