Les Larmes de l'Abîme

Chapitre 5 : Les Cicatrices du Monde

5938 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 29/11/2025 07:05

« Le froid ne tue pas. Il conserve. Il garde les secrets que la chaleur du monde refuse de supporter. »

Manuscrit retrouvé à Dosdragon, auteur inconnu



Le vent du nord soufflait avec une âpreté que rien ne semblait pouvoir apaiser. Depuis la plaine enneigée, Dosdragon dressait ses pics comme des lames d’acier, figées dans un ciel de plomb. Le jour s’éteignait lentement, avalé par des nuages bas qui couraient sur les crêtes en traînant leurs voiles de brume. La neige, fine et incessante, tombait en silence, recouvrant le monde d’une blancheur immobile, presque funèbre. Chaque pas résonnait comme un murmure étouffé dans l’épaisseur du froid. Kaeya marchait en tête, silhouette sombre découpée sur la pâleur du paysage. Son manteau battait contre ses jambes, le tissu chargé de givre, et son regard, à demi caché sous la visière de sa capuche, scrutait les ombres mouvantes entre les roches. Le vent s’engouffrait dans les plis de son col, soulevant par instants les mèches bleutées collées à sa tempe. Il avançait avec la détermination d’un homme habitué au danger, mais dans ses yeux brillait une inquiétude qu’il ne laissait pas voir. Derrière lui, Caelira suivait en silence. Sa silhouette fine se détachait sur le blanc de la neige, presque irréelle. Chaque inspiration faisait perler un nuage de buée devant ses lèvres pâles, et la capuche tirée sur sa tête laissait deviner quelques mèches argentées qui s’y mêlaient. Depuis qu’ils avaient quitté Mondstadt, elle n’avait presque pas parlé. La cité, si lumineuse en apparence, s’était refermée sur elle comme un piège de verre : les regards soupçonneux, les rumeurs chuchotées dans les couloirs, la peur que l’on cache derrière la politesse. Ici, au cœur du froid, au moins, le silence semblait vrai. Authentique. Les arbres s’amincissaient à mesure qu’ils gravissaient la pente, leurs troncs tordus couverts de givre, leurs branches ployant sous le poids de la neige. Par endroits, la nature se mêlait à des ruines oubliées. Des arcs écroulés, des colonnes fendues, à demi avalées par la glace. Des symboles gravés, presque effacés, luisaient faiblement sous le gel, comme si la pierre elle-même retenait la mémoire d’un autre âge. Kaeya ralentit, son souffle formant une brume qui s’élevait en volutes. Il jeta un coup d’œil à Caelira. Ses yeux, d’un bleu profond, semblaient absorber toute la lumière grise du ciel.

« Tu supportes ? » demanda-t-il, la voix étouffée par le vent.


Elle hocha lentement la tête, sans répondre. Le froid mordait sa peau, mais une chaleur étrange vibrait sous ses vêtements : le médaillon. Il pulsait doucement, au rythme de son cœur, une lueur à peine perceptible, comme si quelque chose. Ou quelqu’un respirait à travers elle. À chaque pas, des fragments d’images traversaient son esprit : des murs de pierre noire, des torches bleues qui éclairaient des silhouettes encapuchonnées, des chants anciens résonnant sous des voûtes immenses. Et cette voix… Toujours la même. Un murmure étouffé, empreint d’une tristesse insondable :

« Souviens-toi de ce que tu es. »


Caelira serra le poing. Le vent glacial semblait caresser son visage avec une familiarité dérangeante, comme s’il la reconnaissait. Plus haut, la neige devint plus lourde, la lumière plus froide, et le sol se déroba par endroits sous leurs pas. Kaeya s’arrêta devant un pan de falaise : une ouverture dissimulée sous les congères, à peine visible dans la tourmente. Une faible lueur bleutée s’en échappait, ondulant comme une respiration.

« On va se reposer ici », dit-il, essoufflé.


Ils pénétrèrent dans la caverne. L’intérieur s’élargissait en un vaste dôme de glace translucide, où la lumière se fragmentait en mille reflets irisés. Des stalactites pendaient du plafond, semblables à des lames de cristal prêtes à choir. L’air, plus calme, vibrait pourtant d’une énergie subtile, presque vivante. Chaque bruit, chaque souffle semblait amplifié par les parois. Caelira s’approcha d’un mur où le givre formait une couche épaisse. Sous la glace, quelque chose attira son regard.

« Regarde », souffla-t-elle.


Kaeya s’approcha, essuyant la surface d’un revers de gant. Lentement, des formes apparurent : des silhouettes gravées dans la pierre, alignées en cercle autour d’un symbole spiralé. Certaines portaient des masques, d’autres des halos de lumière. Au centre, une faille, ou peut-être un portail, reliait deux plans. Deux mondes. L’éclat bleuté de la glace animait les gravures d’une vie étrange, comme si elles remuaient encore sous leurs yeux.

« Ce sont… des rituels », murmura Kaeya, son souffle condensant une fine brume argentée.


Caelira hocha la tête. Son regard se perdit dans les symboles, le cœur battant plus vite. Elle reconnaissait ces motifs. Le même langage ancien que celui du médaillon, ces tracés qui semblaient pulser d’une conscience propre. Une image s’imposa à elle : une salle circulaire, un chœur de prêtres vêtus de noir, des torches bleues, et des voix graves récitant les noms d’Archontes oubliés. Elle les avait entendus. Pas ici. Pas dans cette vie. Mais quelque part, autrefois. Elle toucha du bout des doigts une inscription à demi effacée, et un frisson la traversa.

« C’était ici… » murmura-t-elle.


Kaeya se tourna vers elle, surpris.

« Quoi donc ? »

« L’un des lieux où les deux mondes se touchaient. »


Le silence tomba, lourd et vibrant. Kaeya recula légèrement, ses doigts glissant sur les symboles. Sous sa main gantée, il sentit une vibration. Faible, mais continue, semblable à un battement de cœur. Et dans le lointain, la montagne elle-même semblait respirer au rythme du médaillon qu’elle portait.




Ils installèrent un petit campement près du mur gelé, là où la lumière bleue des cristaux se faisait plus douce. Kaeya alluma un feu de fortune à l’aide d’un briquet d’alchimiste et de branches qu’il avait ramassées plus bas, dures et sombres comme de la pierre. Les flammes hésitèrent avant de s’enhardir, léchant la glace d’une lueur vacillante. Leurs ombres se mêlaient sur les parois translucides, se déformant, comme deux âmes piégées dans une lanterne de cristal. Caelira s’assit un peu à l’écart, là où la lumière du feu se faisait plus timide. Elle avait ramené ses genoux contre elle, sa silhouette frêle enveloppée dans une cape épaisse dont les bords étaient durcis par le givre. Ses doigts tremblaient faiblement, mais son regard restait fixe, absorbé par le médaillon suspendu à son cou. Le bijou scintillait d’une clarté chaude, presque organique, oscillant entre le doré et l’indigo, comme s’il contenait la respiration d’un autre monde. Le silence de la caverne n’était pas un silence vide : il était habité, traversé par de légers craquements de glace, de discrets chuchotements venus du vent s’engouffrant dans les fissures. Par moments, le feu poussait un soupir, projetant des étincelles contre les parois.

« Tu as déjà ressenti… un endroit te parler ? » demanda-t-elle soudain, d’une voix basse, presque absente.


Kaeya releva lentement les yeux vers elle. Son manteau bleu sombre portait la trace de la neige fondue, et la flamme se reflétait dans la cicatrice qui barrait son œil gauche. Son visage, habituellement marqué par l’ironie et la maîtrise, semblait cette fois adouci, attentif.

« Pas comme toi, je suppose, » répondit-il après un instant. « Mais j’ai souvent eu l’impression que les montagnes ici murmurent des vérités que Mondstadt ne veut pas entendre. »


Un léger sourire effleura les lèvres de Caelira. Fragile, éphémère.

« Peut-être qu’elles se souviennent de ce que nous avons oublié. »


Puis le silence revint, plus profond encore, comme si la montagne elle-même retenait son souffle. Dehors, le vent se leva soudain. Il s’engouffra dans la caverne avec un hurlement bestial. La tempête frappait la roche, secouant la neige qui s’accumulait à l’entrée. À travers la glace, on voyait les ombres du blizzard danser comme des spectres blanchâtres, avalant toute couleur, toute forme. Caelira sentit un frisson remonter le long de sa colonne. Ce n’était plus seulement le froid : c’était une présence. Quelque chose tapie sous leurs pieds, sous la glace millénaire. Quelque chose d’immense. D’ancien. Le battement résonna. Lent, profond. Un son presque imperceptible, comme un cœur emprisonné dans la montagne. Elle s’approcha du mur, mue par un instinct qu’elle ne contrôlait plus. Sa paume toucha la glace. Et aussitôt, une onde parcourut son bras, brûlante malgré le froid. Le médaillon vibra, son éclat s’intensifiant jusqu’à illuminer la grotte d’une lumière dorée mêlée de reflets violets.

« Caelira ! Qu’est-ce que tu fais ? » s’écria Kaeya, se levant d’un bond.


Elle ne répondit pas. Son regard s’était voilé, happé ailleurs. Les images affluèrent. Trop nettes pour être des visions. Des silhouettes agenouillées, des torches bleues, un portail de lumière se déchirant dans l’obscurité. Et au centre, une femme. Son visage. Ses yeux. La lumière explosa soudainement, emplissant la caverne d’un souffle glacial. Une fissure s’ouvrit sous leurs pieds dans un grondement sourd, projetant des éclats de glace autour d’eux. Le feu s’éteignit d’un seul coup, comme aspiré par le néant. Kaeya la retint de justesse avant qu’elle ne s’effondre. Ses bras entourèrent son corps glacé, aussi léger qu’une ombre. Ses doigts cherchaient un pouls, son souffle.

« Respire, Caelira ! »


Ses cils battirent. Elle rouvrit les yeux avec difficulté, ses pupilles contractées dans la pénombre bleutée.

« Je l’ai vue… » murmura-t-elle.


Kaeya se pencha.

« Qui ? »

« Celle que j’étais. Ou peut-être celle que je suis encore. »


Son ton n’était ni effrayé ni égaré. Juste empli d’une certitude douloureuse. Une larme glissa le long de sa joue, gelant aussitôt au contact de l’air. Le silence s’imposa à nouveau, dense, presque sacré. La fissure au sol pulsait toujours d’un éclat sourd, comme si un cœur battait dans la pierre, en attente d’un réveil. Kaeya la fixa un long moment, puis leva lentement les yeux vers la voûte de glace. Dans la lueur spectrale, il avait le pressentiment qu’ils venaient de réveiller quelque chose que même Dosdragon aurait préféré oublier.




Le lendemain, la tempête s’était enfin apaisée, mais le ciel demeurait lourd, écrasé sous un manteau de nuages d’un gris métallique. À travers la voûte translucide de la caverne, la lumière du matin filtrait en reflets mouvants, pareils à des halos liquides. La glace respirait lentement, vivante, renvoyant mille teintes de bleu pâle et d’argent. Par endroits, des gouttes d’eau s’écoulaient le long des parois, tombant en un clapotis discret qui résonnait comme un métronome au cœur du silence. Caelira dormait encore, recroquevillée sous son manteau de laine sombre. Ses cheveux, relâchés pendant la nuit, s’étaient répandus autour d’elle comme une auréole sombre piquetée de cristaux de glace. Ses traits semblaient paisibles, mais une ombre persistait sur son visage. Cette tension fragile entre deux mondes qu’elle ne comprenait pas encore. Sous sa gorge, le médaillon continuait de luire faiblement, sa pulsation régulière rappelant le battement d’un cœur étranger. Kaeya, accroupi non loin, observait en silence. Il avait passé la nuit éveillé, le regard rivé sur la fissure qui serpentait toujours au centre du sol gelé. Sa respiration soulevait à peine la buée qui s’échappait de ses lèvres. Le froid avait mordu jusqu’à la moelle, mais il n’en montrait rien. Son manteau bleu nuit portait la marque de la neige et du vent, et ses gants, encore humides, étaient posés près du feu éteint. Il n’avait rien dit, mais il sentait, dans cette vibration sourde, dans ce souffle venu d’en bas, une présence. Quelque chose de plus ancien que les montagnes elles-mêmes. Quelque chose qui attendait. Quand Caelira ouvrit enfin les yeux, elle mit plusieurs secondes à comprendre où elle se trouvait. La lumière blafarde, les ombres mouvantes, la morsure du froid… tout semblait irréel. Elle se redressa lentement, les muscles engourdis, un voile pâle sur les joues. Ses doigts tremblaient tandis qu’elle effleurait le médaillon. Il battait encore, obstinément, indépendant du monde autour d’eux. Kaeya brisa le silence.

« Tu as parlé pendant ton sommeil. »


Elle leva vers lui un regard encore brumeux, où l’incompréhension se mêlait à une fatigue ancienne. « Qu’ai-je dit ? »

« Des mots que je ne connais pas. Une langue ancienne, gutturale. On aurait dit… une prière. »


Elle serra le manteau autour d’elle, ramenant ses genoux contre sa poitrine.

« Ce n’était pas une prière », murmura-t-elle.


Sa voix était rauque, voilée.

« C’était un serment. »


Kaeya se redressa et s’approcha du mur orné de fresques, là où le givre avait fondu sous la chaleur étrange dégagée par le médaillon. À présent, les motifs apparaissaient avec une netteté troublante : des spirales, des runes imbriquées, des silhouettes courbées en prière, d’autres debout, masquées, auréolées de lumière. Sous le voile de glace, l’histoire semblait reprendre vie.

« Regarde ici », dit-il en passant la main sur les gravures. « On dirait une histoire. »


Caelira le rejoignit. Ensemble, ils suivirent les lignes du bout des doigts, déchiffrant lentement les symboles, guidés par une intuition plus que par un savoir. Un peuple ancien, issu d’un royaume de lumière, avait tenté de sceller l’Abîme sous la montagne. Mais pour cela, ils avaient dû pactiser avec les ténèbres, mêlant leurs âmes à ce qu’ils craignaient le plus. Les fresques montraient leurs visages se tordre, se fendre, se dissoudre dans la lumière et l’ombre mêlées.

« C’était eux », murmura Caelira. « Ceux de l’Ordre du Néant. Les premiers à avoir voulu unir ce qui ne peut l’être. »


Elle leva la main, effleurant la silhouette centrale : une femme, les bras levés, auréolée de lumière, entourée d’une spirale d’énergie. Ses traits, à peine esquissés, lui semblaient familiers au point de lui serrer la gorge. Sous la glace, un nom apparaissait, gravé en lettres fines, presque effacées : Caelys. Un frisson la traversa.

« Caelys… » souffla-t-elle.


Kaeya tourna la tête vers elle.

« Tu la connais ? »

« Non. Enfin… je ne devrais pas. Mais je crois qu’elle me connaît. »


À cet instant, la fissure vibra. Un grondement sourd remonta des profondeurs, secouant la glace. Des cristaux se détachèrent du plafond et s’écrasèrent autour d’eux, éclatant en poussière d’argent. Kaeya posa la main sur la garde de son épée, les yeux fixés sur la fissure qui palpitait comme une plaie ouverte.

« Cette montagne n’aime pas les souvenirs », dit-il gravement.


Caelira hocha lentement la tête. Elle sentait pourtant cette attraction irrésistible vers le mur. Vers cette pierre qui semblait respirer à son approche. Le médaillon répondit à son trouble : sa lumière s’intensifia, passant du doré à un bleu incandescent. Elle posa sa paume contre la surface gelée. La glace se fissura sous ses doigts, révélant une cavité cachée derrière la paroi. Kaeya s’avança, prêt à intervenir, mais elle l’arrêta d’un geste.

« Attends. Je crois que c’est… un passage. »


De la cavité s’échappait une chaleur subtile, presque rassurante après tant de froid. À l’intérieur reposait une dalle de pierre polie, gravée d’une inscription entourant un symbole : deux cercles entrelacés, séparés par une ligne lumineuse. Caelira lut à voix basse, ses mots résonnant dans le silence comme un écho ancien :

« Nous avons uni la lumière et l’ombre pour préserver l’équilibre. Mais le prix fut le sang des nôtres. »


Kaeya se redressa, les bras croisés, son regard devenu plus sombre.

« Ce n’est donc pas une légende. C’était réel. Ton ordre, ton héritage… tout cela existe encore. »


Elle ferma les yeux un instant. Sa voix se fit plus douce, presque résignée.

« Et il existe toujours. À travers moi. »


Un long silence suivit. Le feu s’était éteint, remplacé par la lumière diffuse qui émanait de la fissure, pareille à un souffle de vie contenu. Leurs visages s’illuminaient par intermittence, oscillant entre ombre et clarté. Kaeya finit par murmurer :

« Tu as peur de ce que tu pourrais être ? »


Caelira leva lentement les yeux vers lui.

« Ce n’est pas ce que je pourrais être, Kaeya. C’est ce que je redeviens. »


Il soutint son regard. Cette fois, sans ironie, sans distance.

« Alors il faudra que je m’assure que tu ne te perdes pas en route. »


Un léger sourire passa sur ses lèvres.

« Toujours ce besoin de contrôler la situation ? »

« Disons que j’ai appris à ne pas tourner le dos à une tempête. »


Leurs regards se croisèrent, et un instant suspendu naquit entre eux. Fragile, lumineux. Le froid sembla s’adoucir, la montagne retenir son souffle. Mais la paix ne dura pas. Une vibration plus profonde secoua la caverne. La fissure se mit à pulser à un rythme plus rapide, presque impatient. Le sol vibra sous leurs pieds, et des éclats de glace tombèrent du plafond en pluie fine. Kaeya fit un pas en avant.

« On a réveillé quelque chose. »


La chaleur du médaillon monta brusquement, brûlante. Caelira porta la main à sa poitrine, haletante. Des images envahirent son esprit : des flammes bleues, des silhouettes hurlant, un cercle de lumière se refermant sur lui-même. Et une voix, la sienne, mais venue d’un autre temps, d’une autre chair :

« Si la porte s’ouvre à nouveau, le monde oubliera le jour. »


Elle recula, perdant l’équilibre. Kaeya la rattrapa d’un geste sûr, la maintenant contre lui.

« Respire », dit-il d’une voix basse, calme, presque tendre.


Elle ferma les yeux, obéissant, cherchant l’air, la terre, le présent. Lentement, le tremblement s’apaisa. Mais au fond de son esprit, un murmure persistait. Faible, insistant. Une promesse. Ou un avertissement.




Lorsque la secousse cessa enfin, un silence pesant tomba sur la caverne. Le souffle du monde semblait s’être suspendu, comme si même la montagne retenait sa respiration. Kaeya et Caelira restèrent immobiles, tout proches l’un de l’autre, à peine séparés par la buée de leurs souffles mêlés. L’air sentait la cendre froide et la glace. Le feu s’était éteint, ne laissant qu’un mince filet de fumée qui s’élevait paresseusement vers le plafond, avant de disparaître dans les reflets bleuâtres. Seul le battement régulier du médaillon persistait. Un son à peine audible, mais si profond qu’il semblait vibrer jusque dans la pierre. À chaque pulsation, la lumière dorée se ravivait, éclairant fugacement leurs visages fatigués. Kaeya soupira, brisant la tension qui s’était figée entre eux.

« On devrait partir d’ici avant que la montagne ne décide de nous avaler. »


Sa voix, rauque, résonna faiblement contre les parois gelées. Caelira acquiesça d’un geste lent, mais son regard demeura rivé sur la fresque de Caelys, gravée dans la pierre. Sous la lueur mourante, le visage de la femme paraissait presque vivant, empreint d’une mélancolie muette.

« Elle voulait protéger le monde », murmura-t-elle.


Sa voix tremblait, à peine un souffle.

« Et elle a tout perdu pour cela. »


Kaeya détourna les yeux vers elle. Ses traits étaient fermés, mais son regard, ce bleu limpide et dur à la fois, trahissait une forme de compréhension silencieuse.

« Peut-être que le monde a besoin qu’on perde encore », répondit-il doucement, « pour se souvenir de ce qui compte. »


Un instant, leurs regards se croisèrent. Le froid semblait se dissoudre entre eux, remplacé par une chaleur fugace, aussi fragile qu’un éclat de braise dans la neige. Ils rassemblèrent leurs affaires sans un mot. Le cuir craqua sous leurs gestes, les boucles de métal tintèrent dans l’air calme. Caelira serra le médaillon contre sa peau avant de refermer son manteau, comme pour emprisonner son battement contre son cœur. Kaeya, de son côté, jeta un dernier coup d’œil à la fissure. Toujours ouverte, toujours palpitante. Un avertissement muet, prêt à se rouvrir à la moindre erreur. Lorsqu’ils sortirent, la lumière du jour les éblouit. La tempête avait cessé, mais un voile blanc recouvrait tout : les arbres tordus, les rochers, les ruines figées sous la glace. Le ciel demeurait d’un gris uniforme, et le silence régnait. Ce silence étrange, presque sacré, des terres où plus rien ne vit vraiment. Leurs pas crissaient dans la neige vierge, traçant une ligne fragile sur l’étendue immaculée. Avant de quitter la grotte pour de bon, Caelira se retourna. Son regard glissa sur les cristaux suspendus, les ombres bleues dans la glace, et enfin sur la fresque. Elle s’en approcha, lentement, presque à contrecœur. Sa main gantée effleura la pierre froide, traçant le contour effacé du nom gravé. Un murmure à peine perceptible, semblable à un souffle glacial, se glissa entre les échos :

« Le sceau se souvient. »


Le son fut si ténu qu’elle crut d’abord l’avoir imaginé. Mais un frisson la traversa, profond, instinctif. Elle retira sa main comme si la pierre l’avait brûlée, puis recula, les lèvres serrées. Kaeya la regarda sans rien dire. Il vit la tension dans sa nuque, la crispation dans ses doigts. Il comprit sans poser de question. Son regard se durcit légèrement, cette inquiétude dissimulée sous la froide assurance du capitaine qu’il avait toujours su être. Il posa une main sur la garde de son épée et la suivit dehors. Le vent s’était levé à nouveau, mais il n’avait plus la même voix. Il murmurait dans les crevasses, se glissant entre les pierres comme un souffle d’outre-monde. Par moments, Caelira crut entendre son nom porté par la brise. Etiré, déformé, comme si la montagne elle-même se souvenait d’elle. Ils avancèrent côte à côte à travers l’immensité blanche. Leurs silhouettes se découpaient à peine dans le paysage, deux ombres fragiles perdues dans un monde trop vaste. La neige s’enfonçait sous leurs pas, effaçant leurs traces presque aussitôt. Au loin, Dosdragon s’étendait, majestueuse et silencieuse, ses pics déchirant les nuages d’acier. Le soleil, timide, filtrait à travers, peignant le blanc d’un éclat doré éphémère. Caelira marcha sans un mot. Son esprit, pourtant, bourdonnait. Chaque souffle, chaque pas, chaque battement du médaillon semblait lier son présent à quelque chose d’infiniment plus ancien. Kaeya, à ses côtés, gardait la main sur son épée, mais ses yeux dérivaient parfois vers elle. Vers ce mystère qu’il avait juré, malgré lui, de protéger. Et dans le silence glacé de la montagne, une certitude naquit entre eux, invisible et inavouée : ce qu’ils avaient réveillé ne connaîtrait plus jamais le sommeil.




La descente vers les profondeurs de Dosdragon se fit dans un silence presque religieux. Le vent s’était tu, comme si la montagne elle-même retenait son souffle. Pourtant, le froid, lui, s’intensifiait. Il s’insinuait dans les fibres des manteaux, se glissait sous les gants, rampait le long des os. Chaque respiration devenait une douleur, chaque souffle un nuage suspendu avant de s’effacer dans la brume bleutée. Les couloirs de glace semblaient infinis. Les parois resserrées luisaient d’une clarté spectrale, où la lumière de la lanterne de Kaeya se brisait en mille reflets. Fragments d’aurores capturés dans le gel. Par endroits, les cristaux formaient des arabesques étranges, presque organiques, comme si la montagne avait une peau, vivante et sensible. Kaeya marchait en tête, ses pas réguliers résonnant faiblement contre la roche. Son souffle se mêlait au halo doré de sa lanterne, projetant son ombre allongée contre la glace. Ses yeux, d’un bleu glacé, scrutaient chaque recoin, chaque fissure. La vigilance se lisait dans la tension de ses épaules, dans la façon dont ses doigts restaient proches de la garde de son épée. Derrière lui, Caelira suivait, plus silencieuse encore. Ses bottes crissaient sur la neige gelée. Sa main droite tenait le médaillon contre sa poitrine. Le bijou battait au même rythme qu’un cœur, émettant une pulsation douce, dorée, presque hypnotique. Son autre main, crispée sur la garde de son arme, trahissait sa nervosité. La lueur du pendentif dansait sur son visage, révélant par instants la fatigue et la fièvre mêlées dans ses traits. Les parois se refermaient peu à peu, et à mesure qu’ils s’enfonçaient, la lumière semblait aspirée par l’obscurité. Des formes étranges apparaissaient sous la glace : des silhouettes floues, des visages figés dans une expression d’effroi ou de prière. Kaeya s’arrêta un instant, levant sa lanterne vers l’une d’elles.

« On dirait que la montagne garde ses morts près d’elle », murmura-t-il.


Caelira baissa les yeux, ses lèvres se fendant d’un souffle presque triste.

« Peut-être qu’elle les protège », répondit-elle d’une voix douce. « Ou qu’elle refuse simplement de les oublier. »


Le silence retomba, pesant comme un secret. Puis, du fond des galeries, un grondement se fit entendre. Lent, régulier, comme une respiration. Kaeya tendit l’oreille, sa main effleurant le pommeau de son épée.

« Tu l’entends ? »


Caelira hocha lentement la tête.

« Ce n’est pas un éboulement », dit-elle. « C’est… un battement. »


Ils débouchèrent dans une caverne si vaste que leur lanterne n’en atteignait pas le plafond. Des colonnes de glace, épaisses comme des tours, soutenaient une voûte invisible. Dans leur transparence couraient des veines dorées, semblables à du métal liquide, qui pulsaient faiblement. Comme si la montagne saignait de lumière. Le sol, quant à lui, était strié de symboles anciens, gravés dans la pierre avant d’être engloutis par la glace. Au centre, un cercle de pierres, à demi enfoui, exhalait une chaleur presque imperceptible. Le médaillon de Caelira s’anima aussitôt, sa lueur se renforçant, projetant des éclats d’indigo et d’or sur les murs. Kaeya sentit ses muscles se tendre.

« Caelira ? » appela-t-il d’une voix prudente.


Elle ne répondit pas. Comme en transe, elle avança jusqu’au centre du cercle. Ses pas résonnaient étrangement, comme s’ils réveillaient une mémoire enfouie dans la roche. Elle s’agenouilla, posa sa main sur la glace. Sous ses doigts, la surface vibra, se liquéfia lentement, révélant une dalle de pierre gravée de runes mouvantes. Des lettres apparurent, scintillant comme des braises sous la surface :

« Le Cœur du Monde sommeille ici. Celui qui l’effleure réveillera la mémoire des Anciens. »


Kaeya la rejoignit, son visage traversé par l’inquiétude.

« Tu crois que c’est ce que ton ordre protégeait ? Ce “Cœur du Monde” ? »


Caelira hocha la tête, sans quitter les symboles des yeux.

« Peut-être. Ou peut-être qu’ils l’ont scellé pour qu’il ne soit jamais trouvé. »


Elle retira le médaillon de son cou. La chaîne tinta contre la pierre. Quand elle le posa au centre de la dalle, une lumière vive explosa dans la caverne. Un cri muet sembla traverser l’air. Le vent s’engouffra par les fissures, hurlant comme une bête blessée. Kaeya leva un bras pour se protéger, reculant d’un pas. Caelira fut projetée en arrière, son corps heurtant la glace avec un bruit sourd. Un instant, tout se brisa : la lumière, le son, la réalité. Puis le silence. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle n’était plus dans la caverne.




Elle se tenait sur un balcon de pierre blanche, sculpté à même la falaise. Devant elle, le monde s’ouvrait en une vision d’une beauté presque insoutenable. Sous un ciel d’azur pur, la cité s’étendait à perte de vue. Un entrelacs de tours argentées, de ponts translucides et de dômes étincelants. Des rivières de cristal serpentaient entre des jardins suspendus, où les feuilles luisaient comme des éclats d’émeraude. Au loin, les murailles miroitaient, reflet d’une lumière dorée qui ne semblait pas appartenir au soleil, mais à la cité elle-même. L’air était empli d’un parfum d’ambre et de sel, mêlé à la musique des vents glissant entre les arches d’argent. Chaque pierre, chaque souffle de brise semblait chanter l’harmonie d’un monde parfait, hors du temps. Puis une voix, basse et familière, fendit le silence.

« Caelys. Le sceau est prêt. »


Elle se retourna. Un homme se tenait à l’entrée du balcon. Il portait une armure d’or et d’ombre, dont les reflets se mêlaient à la lumière ambiante, comme s’il appartenait à deux mondes à la fois. Ses cheveux sombres tombaient sur ses épaules, et ses yeux, d’un bleu profond, la fixaient avec une douceur grave. Sur sa joue, une cicatrice fine. Souvenir d’un combat qu’elle savait avoir partagé, sans se rappeler quand. Son visage, inconnu et pourtant terriblement familier, fit battre son cœur d’une douleur ancienne. Il esquissa un sourire.

« Tu n’as pas à le faire seule. »


Ses propres mots sortirent d’elle sans qu’elle les pense.

« C’est moi qu’il a choisie. »


Mais sa voix n’était pas la sienne. Plus profonde, plus assurée, chargée d’un écho ancien. Au-dessus d’eux, le ciel se troubla. Des fissures noires lézardèrent l’azur parfait, et de leur plaie s’échappèrent des lueurs sombres, comme du sang céleste. Les tours argentées tremblèrent, les rivières de cristal se teintèrent de nuit. Une onde parcourut l’air, faisant vibrer les dalles sous ses pieds. Puis un cri, immense, traversa la lumière. Un cri venu du cœur du monde. La vision se brisa. Caelira se réveilla en sursaut, haletante. Le froid la frappa comme un mur. Elle était de nouveau dans la caverne. Le souffle court, elle chercha ses repères. La roche givrée, la lueur bleue des runes, le silence oppressant. Kaeya était agenouillé près d’elle, une main posée sur son épaule, son autre main serrant sa lanterne. Ses yeux inquiets scrutaient son visage.

« Tu étais inconsciente », dit-il. « Tu as murmuré ce nom encore… Caelys. »


Elle ferma les paupières un instant, son front perlé de givre.

« J’ai vu la cité avant sa chute », souffla-t-elle. « Et celui que j’ai perdu. »


Kaeya ne répondit pas. Le feu dans sa lanterne vacillait, reflétant sur son visage des éclats d’ambre et de bleu. Il observa la dalle gravée, qui brillait toujours d’une lumière faible mais persistante, comme une respiration sous la glace.

« Ce cœur… » murmura-t-elle. « Il garde la mémoire de tout ce qui a été oublié. »


Kaeya approcha, s’agenouillant à côté d’elle. Ses gants effleurèrent les runes, qui palpitaient doucement sous ses doigts.

« Si ce sceau est brisé », demanda-t-il, sa voix à peine un souffle, « que se passera-t-il ? »


Caelira leva vers lui un regard traversé de lumière.

« L’Abîme reviendra. Et ce qui a été scellé sera libre à nouveau. »


Le silence tomba aussitôt. Le froid s’intensifia, s’insinuant jusqu’au cœur de la pierre. La caverne sembla se contracter, comme si la montagne, vivante, avait entendu et retenait son souffle. Une poussière de glace flotta dans l’air, scintillant autour d’eux comme des cendres gelées. Kaeya finit par détourner le regard.

« Alors il faut le refermer. »


Caelira hocha la tête, mais ses mains tremblaient.

« Je ne suis pas sûre d’en être capable. Chaque fois que je touche à ce pouvoir, je sens qu’il me reprend un peu plus. »


Kaeya posa une main sur la sienne. Son gant froid contrastait avec la chaleur subtile du médaillon.

« Alors je serai là pour t’arrêter avant qu’il ne le fasse. »


Sa voix était calme, mais ses yeux trahissaient une inquiétude sincère. Ce n’était plus le capitaine distant de Mondstadt, mais un homme qui voyait la faille d’une âme et refusait de la laisser sombrer. Ils restèrent là un long moment, côte à côte, observant la lumière bleue qui dansait sur la dalle comme une étoile mourante. Puis Kaeya se redressa et lui tendit la main.

« Viens. On doit sortir avant que cette montagne ne décide de se refermer sur nous. »


Caelira hésita, puis glissa ses doigts dans les siens. Le contact la surprit : une chaleur, fragile mais réelle, se diffusa le long de son bras. Pas celle du pouvoir. Celle du vivant. Dehors, la neige tombait en silence. La tempête s’était apaisée, mais un voile épais recouvrait tout. Le ciel, les roches, le monde. Leurs pas s’enfonçaient profondément dans la poudreuse, effaçant aussitôt leurs traces. Le vent, revenu, n’avait plus la même voix. Il murmurait, presque tendre, un chant ancien que la montagne semblait reprendre en écho. Ils ne parlaient presque pas. Leurs souffles se mêlaient dans l’air glacé, formant une brume légère qui s’évanouissait aussitôt. Par instants, Kaeya jetait un regard en arrière. Vers la caverne, vers la fissure invisible sous la glace. Sous leurs pas, un grondement à peine perceptible persistait : un rythme lent, régulier, comme le battement d’un cœur endormi. Arrivée au seuil de la montagne, Caelira s’arrêta. Elle leva les yeux vers les cimes noyées de brume.

« Il reste quelque chose ici », dit-elle à voix basse. « Quelque chose qui m’appelle encore. »


Kaeya s’approcha d’elle, son souffle se mêlant au sien.

« Alors on reviendra. Ensemble. »


Un sourire, fragile, effleura les lèvres de Caelira. Elle hocha la tête, puis reprit sa marche. Derrière eux, la caverne s’enfonçait dans l’obscurité. Et au plus profond du gel, sous des millénaires de glace, une lueur palpitait encore. Un éclat d’or et d’indigo, le cœur du sceau… attendant simplement qu’on l’appelle de nouveau.


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