Les Larmes de l'Abîme

Chapitre 7 : Les Liens du Ciel

4061 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 13/12/2025 06:02

« Quand le ciel se fissure, ce n’est pas la lumière qui s’échappe… mais tout ce que nous avons refusé de voir. »

Manuscrit fragmentaire de l’Ordre du Néant




Le vent de Mondstadt avait retrouvé sa douceur coutumière, ce murmure léger qui glissait entre les toits et faisait chanter les girouettes. Les drapeaux aux couleurs de la cité flottaient paresseusement sur les remparts, bercés par une brise tiède, et les cloches de la cathédrale tintaient au loin, lentes, régulières, comme un cœur paisible. Les pavés encore humides luisaient sous la lumière du matin, reflétant le ciel clair et les silhouettes des passants. Tout respirait la tranquillité. Une tranquillité trop parfaite. Presque mensongère. Caelira ouvrit les yeux. Pendant un bref instant, elle ne sut plus où elle se trouvait. Le plafond de bois clair s’étendait au-dessus d’elle, veiné de motifs familiers, marqué par une poutre qu’elle reconnaissait sans savoir pourquoi. La lumière dorée du jour filtrait à travers des rideaux de lin, dessinant des ombres douces sur les murs. L’odeur du pain chaud et des herbes séchées flottait faiblement dans l’air. L’auberge du Lys du Vent. La reconnaissance lui arracha un souffle lent. Puis la douleur la rattrapa. Sa poitrine se serra brutalement, comme si une main invisible s’était refermée sur son cœur. Ce n’était pas une blessure nette, mais une souffrance diffuse, profonde, qui lui donnait l’impression qu’on lui avait arraché une partie d’elle-même avant de la recoudre maladroitement, laissant les fils trop serrés, trop présents. Elle tenta de se redresser. Son bras trembla aussitôt, refusant l’effort. Une brûlure sourde remonta le long de son flanc et se logea dans son épaule. Caelira grimaça, retomba contre l’oreiller, le souffle court. Les souvenirs affluèrent par fragments, désordonnés, comme des éclats de verre remontant à la surface d’une eau trouble. La brèche. Le Néant. L’Ombre aux yeux d’améthyste. La voix qui résonnait dans sa tête. La lumière. La chute. Et Kaeya. La porte s’ouvrit sans bruit. Kaeya entra, refermant doucement derrière lui. Son manteau était encore marqué de neige fondue, sombre et humide par endroits. Quelques mèches de ses cheveux bleus s’étaient libérées de leur attache et encadraient son visage fatigué. Ses traits, habituellement moqueurs, semblaient tirés, creusés par des nuits trop courtes et une inquiétude qu’il ne cherchait pas à masquer. Il s’arrêta près du lit. Il la regarda longuement, sans parler. Comme s’il craignait qu’un mot trop brusque ne la fasse disparaître. Comme s’il voulait s’assurer qu’elle respirait bien, qu’elle était réellement là, et non une illusion laissée par le froid et la peur.

« Tu devrais encore te reposer, » dit-il enfin.


Sa voix était calme, mesurée, mais Caelira y perçut sans peine la fatigue qu’il tentait de dissimuler. Une fatigue différente de la sienne, celle de celui qui veille, qui attend, qui craint de perdre.

« Combien de temps ? » murmura-t-elle, la gorge sèche.


Kaeya s’approcha un peu plus, posa une main sur le dossier d’une chaise.

« Trois jours, » répondit-il. « Je crois que… »


Il hésita une fraction de seconde.

« …que tu as survécu à quelque chose qui n’aurait pas dû te laisser en vie. »


Caelira baissa les yeux vers ses mains posées sur les draps. Elles tremblaient encore légèrement, comme si son corps refusait de se souvenir qu’il était en sécurité. Sous sa peau, une chaleur résiduelle pulsait faiblement, presque imperceptible. Mais ce n’était pas tout. Autour d’elle, dans l’air même de la chambre, elle sentit autre chose. Une tension diffuse. Une vibration subtile, semblable à une corde trop tendue prête à rompre. Comme si Mondstadt elle-même retenait son souffle, inconsciente du danger qui rôdait encore. La paix était revenue. Mais elle savait, au fond d’elle, qu’elle n’était que provisoire.




La nuit suivante, Mondstadt cessa de respirer. Le vent, d’ordinaire si présent, se tut brusquement, comme si la ville elle-même avait senti le danger approcher. Les cloches ne tintaient plus. Les lanternes vacillaient sans raison apparente, leurs flammes hésitantes projetant des ombres déformées sur les façades de pierre. Puis un cri fendit l’obscurité. Un cri long, aigu, arraché au quartier des artisans. Kaeya bondit hors de sa chambre avant même que l’écho ne s’éteigne. Sa main trouva instinctivement la garde de son épée tandis qu’il traversait le couloir à grandes enjambées. Dans l’escalier, des pas précipités résonnaient déjà. Des voix paniquées. Le martèlement désordonné de bottes sur les pavés. Dehors, la ville s’éveillait dans la confusion. Des gardes couraient à travers les rues étroites, leurs torches dessinant des traînées de feu tremblantes. Au-dessus des toits, des lueurs bleutées s’élevaient par saccades, des éclats de magie, froids et instables, illuminant la nuit comme des éclairs silencieux. L’air vibrait, chargé d’une énergie étrangère, malsaine. Dans sa chambre, Caelira se redressa brusquement. La douleur tenta de la retenir, une brûlure sourde le long de ses côtes, mais son cœur battait déjà trop vite pour l’écouter. Elle sentit immédiatement ce qui se passait. Pas besoin de voir. Pas besoin d’entendre davantage. L’énergie abyssale était là. Elle imprégnait l’air, serpentait sous la peau, réveillant quelque chose en elle qu’elle aurait voulu laisser dormir. Une pulsation familière, oppressante, comme un battement de cœur qui n’était pas le sien. Elle se leva, chancela un instant, puis descendit les marches presque en courant. Chaque pas arrachait une protestation à son corps, mais elle l’ignora. Lorsqu’elle franchit la porte de l’auberge, la nuit la frappa de plein fouet. La place était baignée d’une lumière lunaire irréelle. Au centre, un cercle de givre s’était formé sur les pavés, parfait, géométrique, scintillant d’un éclat bleuté. La glace n’était pas naturelle. Elle semblait respirer, pulser lentement, craquant parfois comme sous une pression invisible. Des volutes de brume froide s’en échappaient, rampant à ras du sol. Albedo se tenait au cœur du cercle. Accroupi, un genou à terre, il pressait son bras ensanglanté contre sa poitrine. Le sang contrastait violemment avec la pâleur de la glace. Son visage, d’ordinaire calme et analytique, était tendu, marqué par une concentration fébrile et une colère contenue. Autour de lui, trois silhouettes masquées se dissolvaient lentement, leurs corps se fragmentant en une brume violette iridescente avant de disparaître complètement, des agents abyssaux, effacés mais non vaincus. Kaeya arriva à ses côtés en une fraction de seconde, son épée encore vibrante de froid. Son regard balaya la scène, rapide, précis… puis s’arrêta sur Caelira. Il se retourna brutalement vers elle.

« Ils en avaient après le médaillon ! » lança-t-il, la voix tranchante, presque accusatrice envers la nuit elle-même.


Mais avant même que les mots ne se dissipent, la vérité s’imposa. Le socle de pierre où Albedo travaillait encore quelques heures plus tôt était vide. Aucune trace d’explosion. Aucun éclat de glace brisé. Juste une absence béante, presque obscène. Là où reposait le médaillon, le symbole ancien de l’Ordre, le lien fragile entre le monde et ce qu’il tentait d’oublier, il ne restait qu’un creux glacé, encore fumant d’énergie résiduelle. Caelira sentit son estomac se nouer. Le médaillon avait disparu.

Et avec lui, la certitude que Mondstadt n’était plus en sécurité.




La blessure d’Albedo n’était pas mortelle, mais elle n’avait rien d’ordinaire. La brûlure sombre striait son avant-bras comme une veine d’encre figée sous la peau, irrégulière, presque vivante. À intervalles réguliers, elle pulsait lentement, diffusant une chaleur malsaine qui contrastait avec la pâleur habituelle du maître alchimiste. À chaque battement, une lueur violacée affleurait brièvement, avant de disparaître comme un souffle retenu trop longtemps. Dans son laboratoire, l’atmosphère était lourde, saturée de résidus d’énergie. Les tables étaient encombrées de fioles renversées, certaines encore fendillées, d’autres vibrant imperceptiblement comme si elles n’avaient pas totalement cessé de réagir au chaos de la nuit. Une odeur âcre de métal brûlé et d’ozone flottait dans l’air, mêlée à celle, plus familière, des herbes alchimiques écrasées. Les chandelles projetaient des ombres instables sur les murs tapissés de formules et de schémas griffonnés à la hâte. Albedo était assis, droit malgré la douleur évidente, son regard fixé sur sa propre blessure avec une concentration presque clinique. Lorsqu’il parla, sa voix était basse, mesurée, mais traversée d’une tension inhabituelle.

« Ils savaient exactement où chercher, » murmura-t-il. « Chaque mouvement était calculé. Ce n’était pas un vol opportuniste. »


Il releva lentement la tête, ses yeux pâles se perdant un instant dans le vide, comme s’il retraçait mentalement chaque seconde de l’attaque.

« Ils n’ont pas simplement pris l’objet… » ajouta-t-il après un silence. « Ils l’ont réveillé. »


Kaeya, appuyé contre une table renversée, serra les poings. Le cuir de ses gants craqua sous la pression. Son regard, d’ordinaire moqueur ou distant, était dur, tendu.

« Comment ? » lâcha-t-il. « Nous l’avions scellé. Chaque protocole, chaque barrière… rien n’a été laissé au hasard. »


Albedo tourna lentement la tête vers Caelira. Ce simple mouvement suffit à faire naître un froid sourd dans la pièce. Son regard n’était ni accusateur ni inquiet, seulement lucide, presque désarmant.

« Peut-être que le sceau n’était pas sur le médaillon… » dit-il doucement.


Il marqua une pause, pesant chaque mot.

« …mais sur elle. »


Un frisson parcourut la pièce, comme si les murs eux-mêmes avaient entendu. Les flammes des chandelles vacillèrent, projetant des ombres plus longues, plus déformées. Caelira détourna les yeux. Elle sentit sa gorge se nouer. Depuis la disparition du médaillon, quelque chose en elle s’était déplacé. Un manque, d’abord diffus, puis de plus en plus précis. Une absence qui n’était pas un simple vide, mais une tension constante, comme une plaie invisible qui refusait de se refermer. Au fond de sa poitrine, une pulsation nouvelle s’était installée. Sourde. Persistante. Chaque fois que son esprit effleurait l’idée du médaillon, cette sensation s’intensifiait, un appel silencieux, presque douloureux, qui semblait vibrer dans ses os. Elle comprit alors ce qui l’effrayait le plus. Le médaillon ne s’était pas contenté d’être volé. Il la cherchait. Comme s’il tentait de retrouver son véritable porteur.




Elle décida de partir seule. La décision s’imposa à elle avec une clarté presque brutale, comme une vérité qu’on cesse enfin de repousser. Dans le laboratoire encore marqué par les stigmates du combat, le silence s’était épaissi, chargé d’électricité et de non-dits. Caelira ajusta lentement son manteau, ses gestes précis malgré la fatigue qui alourdissait ses membres. Sous le tissu, elle sentait toujours cette vibration sourde, ce manque lancinant, l’écho du médaillon absent, tirant sur quelque chose de plus profond que sa chair. Kaeya comprit avant même qu’elle ne parle. Il se redressa, fit un pas vers elle, son regard bleu durci par l’inquiétude.

« Tu n’es pas en état, » dit-il, d’une voix basse mais ferme. « Et s’ils t’attendent ? »


Elle s’arrêta face à lui. La lumière des chandelles dessinait des ombres fines sur son visage pâle, soulignant les cernes sous ses yeux et la détermination tranquille qui s’y était installée.

« Justement, » répondit-elle sans hausser le ton. « S’ils m’attendent, c’est à moi d’y aller. »


Il y eut un bref silence. Pas de défi dans ses mots. Pas de colère. Seulement une certitude calme, presque grave, qui ne laissait aucune place à l’hésitation. Elle soutint son regard sans ciller.

« Le médaillon me reconnaît, » poursuivit-elle. « Il a toujours été lié à moi. S’ils cherchent à le ramener à l’Abîme, je suis la seule à pouvoir les en empêcher. »


Kaeya ouvrit la bouche pour répliquer, puis se ravisa. Il vit alors ce qu’il ne pouvait ignorer. Cette résolution silencieuse, cette ligne invisible qu’elle venait de franchir et qu’aucun mot ne pourrait effacer. Elle n’était plus en fuite. Elle avançait. Il expira lentement, passa une main dans ses cheveux humides de neige fondue, puis hocha la tête.

« Alors ne meurs pas, » dit-il enfin. « Pas encore. »


Un mince sourire, fragile mais sincère, effleura les lèvres de Caelira. Il ne chassait pas l’ombre qui pesait sur elle, mais il l’éclairait juste assez pour continuer.

« Je ferai de mon mieux. »


Et sans ajouter un mot de plus, elle se détourna, laissant derrière elle la chaleur tremblante du laboratoire, pour rejoindre l’air froid de Mondstadt, et le chemin qui la ramenait, inexorablement, vers l’Abîme.




Le chemin la mena au-delà des murailles, loin des lanternes rassurantes et des voix assoupies de Mondstadt. Les collines s’ouvraient devant elle comme une mer figée, ondulant doucement sous le vent nocturne. L’herbe haute frémissait en vagues silencieuses, argentée par la lune pleine qui dominait le ciel sans nuages. Chaque pas l’éloignait un peu plus de la cité, et de l’illusion de sécurité qu’elle offrait. La nuit était belle. Trop belle. Caelira sentait pourtant une dissonance, une vibration subtile dans l’air, comme une corde tendue prête à rompre. Sous sa peau, quelque chose répondait à cette fréquence invisible. L’écho du médaillon volé pulsait au loin, irrégulier, insistant, tirant sur elle comme un fil invisible noué à son cœur. Plus elle avançait, plus cette sensation devenait précise, presque douloureuse, un mélange de manque et d’appel. Le sentier s’effaça peu à peu, remplacé par des pierres disjointes et des racines noueuses. La végétation se fit plus dense, plus ancienne. Des ronces grimpaient sur des murs effondrés, et des arbres tordus semblaient veiller sur les lieux comme des gardiens fatigués. Là, au creux d’une clairière oubliée, se dressaient les vestiges d’un sanctuaire ancien, ou plutôt ce qu’il en restait. Des colonnes brisées gisaient à demi ensevelies sous la mousse et le lierre. Des dalles fendues formaient un cercle imparfait, rongé par le temps. Sur les pierres, à peine visibles sous la patine des siècles, Caelira reconnut les glyphes. Son souffle se coupa. Les mêmes spirales. Les mêmes lignes entrelacées. Le même langage ancien que celui gravé sur le médaillon. Le lieu résonnait faiblement, comme s’il conservait la mémoire de rites oubliés. L’air y était plus froid, plus dense, chargé d’une énergie sourde qui faisait frissonner la peau. Ici, le monde semblait plus mince, plus fragile. Et au centre du cercle, une silhouette attendait. Une jeune femme se tenait droite, immobile, baignée par la lumière lunaire. Ses cheveux d’or pâle retombaient en cascade le long de son dos, captant la clarté nocturne comme s’ils étaient faits de lumière. Son regard, clair et grave, ne trahissait ni hostilité ni surprise, seulement une connaissance silencieuse. Comme si elle avait toujours su que Caelira viendrait. Elle s’arrêta net, instinctivement sur la défensive. Sa main glissa près de la garde de sa lame, sans la dégainer.

« Lumine… » souffla-t-elle.


Le nom s’échappa de ses lèvres avant même qu’elle n’y pense vraiment. Elle reconnaissait celle que les murmures appelaient la Voyageuse, l’étrangère venue d’un autre monde, celle qui avait traversé Teyvat et ses vérités sans jamais vraiment s’y ancrer. Lumine inclina légèrement la tête, comme pour saluer une égale plutôt qu’une inconnue.

« Tu as attiré plus que des ombres, » répondit-elle d’une voix douce, presque mélancolique.


Chaque mot semblait pesé, chargé d’un savoir ancien.

« Le médaillon… et toi… vous êtes liés. »


Elle fit un pas en avant, et les glyphes au sol semblèrent luire faiblement sous ses pieds.

« Tu sens son appel, n’est-ce pas ? »


Caelira hocha la tête, incapable de nier. Sa poitrine se serra.

« Ils l’ont pris, » dit-elle. « Je dois le récupérer. »


Lumine s’approcha lentement, sans brusquerie. Son regard, à la fois compatissant et distant, semblait traverser les couches visibles de Caelira pour atteindre ce qui se cachait derrière, son sang, sa mémoire, ses fractures. Il n’y avait ni jugement ni pitié dans ses yeux. Seulement une lucidité implacable.

« Tu ne comprends pas encore, » dit-elle doucement. « L’Abîme ne veut pas te tuer. »


Un silence tomba, lourd, presque solennel.

« Il veut renaître à travers toi. »


Le vent se leva soudain dans la clairière, faisant bruisser les feuilles et frissonner les ruines. Les glyphes, un bref instant, semblèrent pulser à l’unisson du cœur de Caelira. Et dans cette nuit argentée, entre les pierres anciennes et les vérités qu’on ne peut plus ignorer, Elle comprit que la traque venait de changer de nature. Ce qu’elle poursuivait… la poursuivait aussi.




Le silence se fit. Un silence épais, presque sacré, qui s’abattit sur le sanctuaire comme un voile. Même le chant nocturne des insectes sembla s’éteindre. Le vent tourna lentement autour d’elles, glissant entre les colonnes brisées, faisant frissonner les herbes hautes et vibrer les glyphes gravés dans la pierre. On aurait dit qu’il écoutait, qu’il retenait chaque mot, chaque respiration. Caelira sentit ce souffle circuler autour de sa peau, s’enrouler à ses chevilles, remonter le long de son dos. Une présence diffuse, attentive. Elle inspira profondément, mais l’air lui parut soudain trop lourd.

« À travers moi ? » murmura-t-elle.


Sa voix était à peine plus qu’un souffle, fragile, comme si prononcer ces mots risquait de les rendre irréversibles. Sous sa poitrine, son cœur battait plus fort, non pas de peur, mais d’une compréhension lente et douloureuse qui prenait forme. Lumine ne détourna pas le regard. La lune dessinait des reflets pâles dans ses cheveux d’or, et son visage, immobile, semblait sculpté dans une lumière étrangère au monde. Quand elle parla, ce fut avec une gravité ancienne, empreinte de récits que peu avaient survécu assez longtemps pour entendre.

« Tu portes ce que les anciens appelaient le Cœur du Pont. »


À ces mots, les glyphes au sol frémirent, comme réveillés par un nom oublié.

« Une lignée capable de relier deux réalités, » poursuivit-elle. « Un seuil vivant. Une passerelle entre ce qui est… et ce qui attend de l’autre côté. Si le médaillon s’unit à toi, le passage sera rouvert. Pas comme avant. Pas de façon imparfaite. Mais pleinement. »


Le cœur de Caelira se serra, violemment. Des images s’entrechoquèrent dans son esprit. La brèche sous la montagne, l’Ombre au regard améthyste, les voix murmurant son nom comme une prière dévoyée. Elle comprenait enfin. Pourquoi l’Abîme l’avait reconnue. Pourquoi l’Ombre l’avait appelée sœur. Elle ferma brièvement les yeux.

« Alors je dois le détruire. »


Ces mots sortirent avec une netteté froide, tranchante, comme une lame qu’on abat avant de laisser la peur intervenir. Elle releva la tête, déterminée, prête à accepter ce prix si c’était le seul moyen. Lumine la fixa longuement. Il n’y avait ni surprise ni désaccord dans son regard. Seulement une tristesse silencieuse, presque fraternelle. Un savoir qui pesait plus lourd que la certitude.

« Si tu le détruis, » dit-elle enfin, « tu détruiras aussi ce qui te relie à ce monde. »


Le vent se leva brusquement, balayant la clairière. Les feuilles mortes tourbillonnèrent dans l’air, s’élevant en spirale avant de retomber entre les pierres fendues. Les ruines gémirent doucement, comme si le sanctuaire lui-même réagissait à cette vérité. Les mots de Lumine ne résonnaient pas seulement dans l’air. Ils s’inscrivaient dans la chair de Caelira, dans son sang, dans cette part d’elle qui vibrait déjà à l’appel de l’Abîme. Une prophétie. Ou peut-être une supplique.

« Le choix te reviendra, Caelira, » conclut Lumine d’une voix plus douce encore. « Mais sache ceci : aucun monde ne survit sans sacrifice. Et aucun pont ne demeure intact après avoir été traversé. »


La lune poursuivait lentement sa course au-dessus d’elles. Et dans l’ombre des ruines, Caelira sentit le poids d’un avenir se refermer autour de son cœur, non comme une chaîne, mais comme une porte qu’il lui faudrait bientôt choisir d’ouvrir… ou de sceller à jamais.




Quand le vent tomba, Lumine avait disparu. Il n’y eut ni pas qui s’éloignent, ni éclat de lumière, ni trace laissée derrière elle. Un simple vide, là où se tenait encore sa silhouette quelques instants plus tôt. Comme si la Voyageuse n’avait jamais été qu’un passage elle aussi, une parenthèse ouverte puis refermée dans le tissu du monde. Caelira resta immobile au centre du sanctuaire en ruine. Autour d’elle, les pierres anciennes retrouvaient leur inertie. Les colonnes brisées projetaient des ombres irrégulières sur le sol couvert de mousse et de feuilles mortes. Les glyphes gravés s’étaient éteints, redevenant de simples cicatrices de pierre, muettes et usées par le temps. Le silence, désormais, n’était plus sacré. Il était lourd, presque oppressant. Elle leva lentement les yeux vers le ciel de Mondstadt. Au-dessus des collines, les étoiles brillaient faiblement, comme étouffées par un voile de nuages mouvants. Leur lumière semblait hésitante, lointaine, fragile, à l’image du monde qu’elle tentait encore de protéger. Une brise tardive caressa sa joue, soulevant une mèche sombre, et pour la première fois depuis longtemps, Caelira se sentit véritablement seule. Sa main glissa instinctivement vers le pendentif de jade à son cou. La pierre, lisse et froide, reposait contre sa peau comme un souvenir tangible d’un autre temps. Un vestige d’une vie où les choix étaient plus simples, où elle n’était pas encore un seuil, un symbole, une promesse dangereuse. Elle referma les doigts autour du bijou, s’y agrippant comme à une ancre. Au loin, imperceptible mais constant, l’appel du médaillon volé persistait. Une vibration sourde, semblable à un battement de cœur qui n’était pas le sien. Un écho régulier, patient, qui tirait sur quelque chose en elle, pas avec violence, mais avec une certitude implacable. Il ne criait pas. Il attendait. Et pourtant… ce n’était plus ce murmure qui la troublait le plus. Au fond de sa poitrine, sous la peur immédiate, une autre sensation s’éveillait. Plus ancienne. Plus intime. Une crainte qui ne venait ni de l’Abîme ni du médaillon, mais d’elle-même. De ce qu’elle représentait. De ce qu’elle pourrait devenir si elle cessait de lutter, ne serait-ce qu’un instant. Caelira inspira profondément. L’Abîme la cherchait. Non pas comme on traque une proie… mais comme on réclame un héritage. Et désormais, elle savait pourquoi.


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