Réinterprétation et autres histoires

Chapitre 2 : Première partie, Souvenirs d'enfance et de jeunesse épars, deuxième partie

5629 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 09/12/2023 23:57

2.Souvenirs d'enfance et de jeunesse épars, deuxième partie



À Villesûre, ville voisine de Grandeville, en 1989, âgé de onze ans, Gabriel Lawrence, fils naturel d'Annie Lawrence et de Thomas Gordon, n'avait jamais connu son père. Ce dernier ne lui rendait jamais visite. Le garçon ne vivait qu'avec sa mère, objet de la risée des autres écoliers. Un jour de septembre, revenant de l'école, il remarqua un homme aux yeux bleu glacial et aux cheveux brun clair sur le trottoir, debout, vêtu d'un complet bleu marine et d'une chemise blanche, portant une alliance à sa main gauche comme unique bijou, que tout le monde ignorait. Il s'approcha de lui, malgré qu'il détecta une anomalie qu'il ne pouvait mettre en mots à son âge, et demanda :

— Monsieur, qui êtes-vous ? Pourquoi tout le monde vous ignore ? Que faites-vous ici ?

Le gamin était gêné du regard froid que lui lança cet homme. Il répondit sèchement d'une voix caverneuse, donnant un frisson dans le dos de l'enfant :

— Je suis une âme, et tu me vois, mon enfant, mais je suis encore rattaché à un corps. Tu n'as pas de raison de t'inquiéter pour moi. C'est normal que tout le monde m'ignore, sauf toi. Je ne fais rien de particulier ici. Je me promène et j'attends de regagner mon corps.

Gabriel, le regard baissé, effrayé, murmura :

— Mais qui êtes-vous ? Vous avez un nom.

— Oui, je suis Thomas Gordon.

Et l'âme disparut, laissant le vivant étonné et perplexe. Ses mains tremblèrent de peur à l'idée que lui aussi pourrait être possédé par un esprit contre son gré. Pour se changer les idées, il rentra dans l'appartement où personne ne l'attendait. Annie, une femme aux yeux brun chocolat, au cheveux brun terre de Sienne, mère monoparentale, travaillait à Grandeville comme assistante du juge Thomas Gordon et elle ne rentrait jamais du travail avant 18 h 00, faisant les commissions avant de revenir à l'appartement.


Gabriel s'installa pour faire ses devoirs d'histoire, ne remarquant pas derrière son dos l'âme de son père qui l'observait, intrigué. Il disparut rapidement, regagnant son corps. Quelques minutes plus tard, le chuchoteur d'esprits en devenir salua un ami esprit. Ce dernier était un garçon de son âge aux cheveux brun caramel et aux yeux noir comme la nuit, vêtu d'un chandail bleu, de pantalon bleu marine et de soulier de sport de même couleur que ses pantalons. L'esprit errant répondait au nom d'Emmanuel de la Rochefort. Ce dernier était mort deux mois plus tôt d'une maladie cardiaque. Il demanda à Gabriel :

— Sérieusement Gabriel, je ne comprends pas pourquoi tu m'ignores en classe. Es-tu fâché ?

L'interpellé lâcha son crayon, se retourna, soupira, passa une main dans sa chevelure de jais en désordre et expliqua :

— Emmanuel, je ne suis pas fâché... C'est juste que personne ne me croit que je te vois... En plus que tout le monde se moque de moi parce que je n'ai jamais vu mon père ! Les vivants sont très méchants ! Tu vois, Emmanuel, t'es gentil et ... tu n'es plus parmi les vivants, c'est pour ça que je te parle et que je joue avec toi... Veux-tu m'aider avec mon devoir ?

— Je peux essayer, mais je te rappelle que c'est toi qui a pris des notes en classe, pas moi... Et que je n'aime pas remplir mon cerveau de dates inutiles et insignifiantes.

— Merci, très aidant les amis, se renfrogna-t-il.

Emmanuel se tut et attendit que le vivant termina son devoir pour s'amuser.


Une heure plus tard, Emmanuel, Gabriel et François Thouin, un esprit errant également du même âge que les deux autres, jouaient dans l'appartement avec des petits soldats et des petites voitures. Lorsqu'Annie revint du travail, elle se retint de se frotter les yeux en voyant des voitures qui roulaient toutes seules. Elle hurla à son fils :

— Gabriel, veux-tu ramasser tes jouets, ils dérangent. J'ai failli tomber ! Sinon, demanda-t-elle d'un ton plus posé, mon enfant, comment vas-tu ? Comment a été ta journée ?

Le garçon s'assombrit à la question, ses yeux marrons se ternirent de sa brillance habituelle et baissa la tête :

— Maman, comme d'habitude, la risée de l'école... Et en rentrant à la maison, j'ai vu un esprit bien étrange, c'était une âme rattachée à un corps. Il dit s'appeler Thomas Gordon.

— Ton père, s'étrangla-t-elle. Tu affabules, mon enfant... Thomas Gordon est bien vivant, je l'ai vu au travail.

Il baissa encore plus les yeux et voûta son dos, désespéré d'essayer d'expliquer la réalité de son don unique.

— Gabriel, je te laisse, j'irai m'occuper du repas.

Elle tourna les talons à son fils et partit dans la cuisine.

François commenta à Gabriel :

— Ta mère est sérieusement méchante, ne t'en fais pas trop, c'est normal pour les adultes de ne pas nous comprendre.

— Oui, je le sais bien, ajouta amèrement le fils de Thomas Gordon. Mais il n'empêche pas que je sais que votre place n'est pas ici avec moi. Partez dans la Lumière, je me sentirai moins fou et plus seul.

Emmanuel et Luc opinèrent du chef et murmurèrent :

— Très bien. Nous irons dans cette Lumière, mais promet-nous de ne pas se fâcher ou d'être triste.

— J'essaierai, lança-t-il le regard pétillant de joie.

— Alors au revoir... Cette Lumière est tellement belle, angélique, paisible et calme. Au revoir, Gabriel.

Les deux esprits errants quittèrent définitivement le monde des vivants, laissant le chuchoteur d'esprits en proie à une incommensurable tristesse, il venait de perdre deux amis qui le comprenaient et l'acceptaient. Un gouffre béat était ouvert en son petit cœur enfantin, une blessure invisible, mais bien réelle. Des larmes aux yeux et un goût amer dans la bouche, il se jura de ne jamais laisser partir ses amis. Il ne voulait pas être seul... Avec eux, ils avaient une compagnie qui l'encourager, l'aider, il pouvait discuter avec eux et rire des vivants... Ils étaient meilleurs et plus compréhensifs que les adultes et les enfants vivants, pensa le garçon. Surtout qu'il avait peur de Thomas Gordon, son père, tout particulièrement de son regard froid. Les mots « mon père » pour le juge de Grandeville ne se formait qu'avec amertume dans sa pensée, une mine de dégoût déforma ses traits.


À l'heure du repas, le garçon ne disait mot de toute la soirée, offusqué que sa mère le traita de menteur et de mythomane. Le soir, Annie réfléchit à un moyen de faire comprendre à son fils de cesser avec ses convictions sur des esprits que personne d'autres ne voyaient. Elle s'endormit exaspéré de l'attitude de Gabriel et trouva une idée pour aider son fils avant de sombrer dans les bras de Morphée.


Le surlendemain, elle appela un pédo-psychiatre et un pédo-psychologue réputés pour qu'ils évaluèrent son enfant. Les spécialistes conclurent que l'enfant présentait un déficit considérable d'empathie et une mythomanie prononcée. Gabriel en entrant dans le cabinet trop épuré du pédo-psychiatre qui se confondait avec le mur blanc nota la présence d'un esprit errant très fâché d'un petit garçon de douze ans aux cheveux noirs, aux yeux brun amande, habillé d'un pantalon noir et d'une chemise bleue, son regard était traversé d'éclairs de rage. Il lui hurla :

— Me voyez-vous ? Si vous me voyez, fuyez. Fuyez le plus loin possible ce psychopathe... Il est un monstre...

Gabriel, étonné, demanda d'une petite voix, pour ne pas attirer l'attention du vivant :

— Je comprends que vous êtes fâché, mais quel est ton nom ? Pourquoi s'emporter ainsi ?

— Je suis, répondit le spécialiste, intrigué, pensant que le chuchoteur d'esprits lui parla, Luc Martin.

— Je ne vous parlais pas, s'offusqua-t-il en se tournant vers lui.

— Alors avec qui vous conversiez ? demanda-t-il sur un ton faussement bienveillant, faux sourire collé au visage qui irrita grandement Gabriel.

— Avec un garçon d'un an mon aîné qui semble très fâché et qui vous hait. J'ignore son nom.

— Je suis Thomas, Thomas Klein, répondit précipitamment le garçon.

— Gabriel, laisse ton imagination et ta fantaisie, et revenons à ce que je voulais te dire, continua le spécialiste. Ainsi, tu affirmes voir des entités que les autres ne perçoivent pas, est-ce exact ?

— Oui et non. Ces entités sont des esprits, des hommes qui avaient vécu et qui ne sont plus. Ils errent encore parmi nous. Et certains sont sympathiques, contrairement aux vivants ou à un certain Thomas Gordon, mon père.

— Vous dites, continua le pédo-psychiatre soudainement très intéressé, que votre père est encore vivant et vous avez vu son âme, est-ce exact ?

— Oui.

Luc Martin se tourna vers Annie Lawrence et l'informa sur un ton sérieux :

— Madame Lawrence, votre fils est victime d'hallucinations et présente un début de schizophrénie. Ces hallucinations sont tellement réelles pour lui qu'il les considère comme appartenant à des esprits qui lui sont sympathiques, renforçant son mutisme et son renferment envers les autres enfants de son âge. Je crains qu'il ne développe un trouble de personnalité antisociale. Je vous conseillerai, Madame Lawrence, de laisser votre fils suivre une thérapie psychologique et sociale. Si ce traitement ne fonctionne pas, nous opterons pour un traitement médical, des antipsychotiques. Qu'en pensez-vous ?

— Je suis d'accord avec votre idée, je ne veux que mon fils redevienne un enfant normal.

— Mais maman, se fâcha le garçon, je ne suis pas fou, je ne vois et entends que les esprits...

— Mon fils, mon enfant, arrête d'insister, tu dois te rendre à l'avis du psychiatre et abandonner tes hallucinations et redevenir comme avant, lui murmura-t-elle sur un ton maternel.

Gabriel soupira d'exaspération, se tut et courba son dos, détournant ses yeux de Thomas Klein, toujours présent dans la salle. Celui-ci lui éructa :

— Gabriel ! N'écoute pas cet imbécile sadique... Il ne veut pas t'aider, mais t'observer comme un rat de laboratoire, une curiosité du zoo. Fuie tant que tu le peux. Mens à ce monstre avant qu'il ne t'enferme dans l'asile. C'est un conseil amical que je te donne, pour ton bien. Il m'a tué avec sa curiosité !

Les yeux du chuchoteur d'esprits en devenir s'agrandirent de frayeur et murmura pour lui-même :

— Quel conseil bizarre !

Annie regarda son fils comme s'il était un extraterrestre ou un fou à lier et l'interrogea :

— Gabriel, mon conseil n'est aucunement bizarre, je ne faisais qu'exprimer mon souhait de te savoir à nouveau comme avant.

— Maman, tu n'as pas compris. Ce n'est pas à toi que je répondais, mais à Thomas. Et je ne vais pas te dire son conseil.

Le jeune garçon fit une moue, bouda le pédo-psychiatre, se leva de sa place et s'assit à côté de sa mère, visiblement impatient de quitter le cabinet.

Le spécialiste griffonna quelques mots sur un papier, le donna à la mère de Gabriel et lui annonça :

— Madame Lawrence, je suis disponible tous les mercredis après-midi pour une rencontre thérapeutique avec votre fils. À la prochaine.

Et ainsi, Annie amena son fils chez le pédo-psychiatre pour suivre des traitements psychologiques et sociales, mais en vain, le garçon ne démordait pas de son affirmation de voir et d'entendre les esprits. Luc Martin, intrigué et fasciné, le regard brillant de curiosité, l'observa attentivement pour essayer de comprendre sa capacité surnaturelle à communiquer avec les entités invisibles. Le spécialiste était bien décidé à mener des tests sur le garçon pour saisir rationnellement sa capacité.


Trois semaines plus tard, Luc Martin invita Annie à son bureau pour l'informer de la progression des thérapies.

— Madame Lawrence, je dois, malheureusement, vous informer que les traitements n'ont aucun effet sur Gabriel et que le seul traitement possible peut être les médicaments, voire, en cas extrême, à un internement dans l'asile psychiatrique de la ville, l'Institut psychiatrique Rosemont. Bien sûr, il faut votre consentement pour l'interner, lorsque vous jugerez que les médicaments ne sont plus une solution viable.

La mère de Gabriel ne fit qu'opiner du chef et espérait, au fond de son âme, que son fils ne sera plus schizophrène et victime d'hallucinations et qu'elle n'aura pas besoin de l'interner, sinon elle savait que son cœur de mère lui fera souffrir, indépendamment que son accord soit pour le bien de son enfant. Et elle affirma, d'une voix qui se voulait calme et posée :

— Monsieur Martin, je comprends bien vous me suggérez ce qui est le meilleur pour mon enfant, mais sachez que je ne pourrais interner mon fils avant son quinzième anniversaire. Essayez les autres thérapies et médications, mais pas encore l'internement... même si je comprends cette option comme dernier recours.

— Très bien, madame. Je comprends tout à fait votre choix, répondit-il avec un sourire forcé au visage. Voilà les médicaments, le Largactil, le Mellaril et, pour plus tard, le Clozaril et le Seroquel.

Sur ces mots, Annie, récupérant la prescription du psychiatre, et Gabriel sortirent du cabinet. Ils revinrent chez eux.


Le surlendemain, Annie essaya de donner des médicaments à son fils, mais celui-ci refusa de les prendre. Elle décida de les dissoudre dans la nourriture ou le jus de son enfant. Mais Gabriel, informé par Thomas Klein qui le suivit depuis sa première visite au cabinet du pédo-psychiatre, évita de consommer la nourriture et le verre de jus, préférant rester affamé et assoiffé, plutôt que d'ingérer des médicaments qui le tueraient à petit feu. Sa mère, étonnée que son fils n'accepta pas de prendre ses repas, lui demanda d'une douce voix :

— Gabriel, mon ange, pourquoi ne manges-tu pas ?

— Je n'ai pas faim, répliqua-t-il en baissant les yeux pour qu'elle ne remarqua pas qu'il mentait.

Annie soupira, mais ne souffla mot, continuant à manger et réfléchissant à une autre manière de lui administrer les médicaments.


Les jours suivants, elle essaya de plusieurs façons de donner à Gabriel, les médicaments, mais en vain. Et l'idée de forcer son enfant à les avaler la répugnait et elle doutait de l'efficacité. Inefficace de forcer son fils, parce qu'il pouvait toujours recracher les médicaments, feindre de les avaler pour les cracher dans les toilettes ou dans la poubelle ou les jeter en ouvrant une fenêtre. Annie soupira, exaspérée, ne savant pas comment agir pour faire comprendre à son fils le bienfait des médicaments. Surtout que Gabriel l'inquiétait de plus en plus lorsqu'elle entendit, au moins une fois la semaine, ces mots de son fils :

— Maman, aujourd'hui j'ai vu l'âme de Thomas Gordon, mon père, mais il est très bizarre... Je suis confus... Il affirme être vivant, mais tout le monde l'ignore... Et parfois, il me suggère de collaborer avec moi pour que je ...

— Fiston, s'énerva sa mère, arrête avec ta fantaisie... Je te dis que ton père, le juge Thomas Gordon, est vivant. Je le vois et je travaille avec lui tous les jours. Gabriel, j'ignore comment tu peux me décrire exactement l'apparence physique de ton père, jusqu'au détail de ses vêtements, alors que tu ne l'avais jamais vu, mais ton imagination est très forte et exacte.

— Maman, geignit le garçon, ce n'est pas mon hallucination, mais la réalité... Tout aussi réel que toi, maman.

Annie soupira, cessa d'essayer de raisonner son fils, pensant qu'il était très entêté dans son affabulation enfantine... sauf s'il était réellement schizophrène et que le hasard seul était responsable de la coïncidence exacte entre la soi-disante âme de Thomas Gordon et le juge lui-même. Annie se résigna à ne pas administrer des médicaments à son fils, mais essayera de l'écouter, de la raisonner et de le comprendre. Sinon, pensa-t-elle, il y a la dernière option, l'internement à envisager s'il devint agressif ou trop dangereux pour les autres hommes. La trentenaire s'assombrit à cette pensée, néanmoins blessée en son amour maternel, mais elle se rendit à l'évidence que si son fils ne s'améliora pas jusqu'à son quinzième anniversaire, elle n'aura pas d'autres options que l'internement à vie.



En 1994, âgé de seize ans, Gabriel était interné à l'Institut psychiatrique Rosemont depuis un an diagnostiqué schizophrène et asocial précoce. Plusieurs pédo-psychiatres, psychiatres et psychologues le visitaient, l'observaient, l'analysaient. Il refusa de prendre les médicaments administrés et usa d'un stratagème pour les convaincre qu'il les prenait. Gabriel était surtout effrayé de voir les différentes âmes errantes de l'asile avec lesquelles il discutait lorsqu'aucun membre du personnel ne rôdaient dans les parages. Il rencontra ainsi un esprit errant d'un an son aîné, aux yeux noirs, aux cheveux brun châtaigne, les bras dans une camisole de force, désorienté. Le chuchoteur d'esprits autodidacte l'interrogea :

— Jeune homme, que faites-vous ici ?

— Je ne sais pas où aller... Je suis confus... J'ai peur d'aller ailleurs qu'ici, le dernier endroit de mon vivant... Au moins, je n'ai plus ces hallucinations... Ces voix ne me persécutent plus....

— Pourquoi, murmura une voix d'un vieil homme derrière le jeune esprit, ne nous avez-vous pas aidé lorsque nous demandions votre aide ?

— Ah non, ces voix, des esprits non ? demanda-t-il en se retournant, continuent à me poursuivre... Que dois-je faire ?

Le chuchoteur d'esprits comprit que le pauvre jeune homme était victime des expérimentations des psychiatres et psychologues de son vivant parce qu'ils n'avaient pas compris la réalité de son don : celui d'entendre les esprits. Il prit peur pour lui-même, il n'avait pas envie de mourir dans ce sombre asile... Il réfléchit et le conseil de Thomas Klein lui revint à la mémoire... Mentir... mentir pour survivre, pour ne pas paraître un fou... Il décida qu'il devra s'exercer pour duper les adultes. Il se mit dans la tête de ne pas amener ces âmes qu'il avait vu à la Lumière, elles lui étaient fort sympathiques et, ensemble, il formait une joyeuse compagnie... Sans oublier qu'elles le sauvaient des terribles médicaments en l'avertissant à temps... Au moins en signe de gratitude, il ne pouvait les laisser partir pour toujours. Il se sentait obligé de les accueillir dans une maison pour qu'il puisse discuter avec eux et les laisser se reposer et faire la fête; pour que ces pauvres âmes aient enfin une compagnie qui les comprenait. Ainsi, ni elles ni lui ne se sentirent seuls, mal compris et ignorés. Le jeune chuchoteur d'esprits sourit à son idée et se promit qu'il travaillerait pour pouvoir s'acheter une maison isolée de tous les vivants où les âmes pourraient se réunir et vivre en paix.



En 1999, âgé de vingt-et-un ans, Gabriel n'était plus un patient de l'asile psychiatrique depuis quatre ans. Il s'évada du sinistre endroit en mentant aux psychiatres. Il leur affirma sérieusement :

— Je ne vois aucun esprit, je ne faisais que parler avec moi-même et j'imaginais ces dialogues et ces apparences aux esprits. Idées qui me viennent de mon imagination et de mes lectures.

Et les psychiatres le crûrent sincère. Ils l'observèrent encore pendant un mois avant de libérer n'ayant rien noté de suspect dans son comportement.


Deux jours après sa libération, il trouva un emploi de plongeur et d'aide-cuisinier dans un restaurant du quartier de la ville en même temps qu'il terminait ses études, entendant des rumeurs que sa mère était morte un mois avant sa sortie de l'asile, morte officiellement en se pendant dans l'appartement. Il travaillait tous les jours pour pouvoir payer son appartement et accumuler suffisamment d'argent pour acheter une maison abandonnée à l'extérieur de la ville, au milieu de la forêt. La demeure était hantée disaient les rumeurs locales, et Gabriel pouvait le confirmer en voyant les sinistres esprits qui y habitaient.


En entrant dans l'appartement de son enfance, il nota la présence de l'âme de sa mère, étonnée que son fils la voyait. Il la détailla : une trentenaire aux mêmes yeux et cheveux que dans ses souvenirs, vêtue d'une robe verte, les mains et les pieds marqués de traits rouges, comme s'ils étaient attachés par des solides cordes avant d'être libérés, une corde qui pendait à son cou, l'étranglant. Elle lui demanda d'une voix éraillée, comme suffoquant sous la pression de la corde autour du cou et d'avoir trop pleurée :

— Mon fils, je comprends mieux ce que tu disais à propos de ton père, je l'ai vu de ce côté-ci... tu avais un don unique... et je ne te croyais pas... Au moins tu n'es pas devenu fou... Me pardonnes-tu mon enfant ?

Il baissa les yeux, hésitant, mais aussi bien curieux et honteux de savoir la raison qui poussa à sa mère à mettre fin à ses jours... ou plutôt de savoir qui l'avait tué. Il se racla la gorge, ému, et répondit :

— Mère, je ne peux te pardonner, mais qui t'a tué en camouflant son acte en suicide ? Répond-moi !

— C'est le pédo-psychiatre de ton enfance, Luc Martin, qui pensait que je mentais et que je possédais également le même don que toi. Curieux, il m'avait interrogé et harcelé... J'ai porté plainte, mais avant que mon cas soit considéré par la justice, il m'a assassiné indirectement avec un collègue complice en présentant ma mort comme un suicide, donnant un pot-de-vin aux voisins pour acheter leur silence sur la venue dans mon appartement des deux tueurs à gages.

Les yeux de son fils s'agrandirent de peur, il craignit pour sa vie et se promit de continuer à mentir pour se protéger des hommes.


Trois mois plus tard, il acheta la maison abandonnée qu'il rénova en payant grassement les maçons et tous les experts nécessaires à sa reconstruction tellement tout le monde craignait le lieu. L'endroit devint sa demeure principale. Il vivait constamment entouré des esprits errants qu'il collectionnait dans toute la ville et ses banlieues. Il les attirait en ces termes mielleux :

— Je connais un endroit adapté pour vous. Endroit où une joyeuse compagnie vous attend, endroit où aucun vivant ne vous décevra. Tous les jours sont la fête, aucun souci des vivants et une bonne ambiance sur place. Il y a beaucoup de lumière et de moments de détente et de joie. Vous aurez la même impression que lors de votre vivant. Suivez-moi !

Et certaines âmes lui obéirent, d'autres non, préférant encore errer parmi les vivants.


Le chuchoteur d'esprits s'habitua vite à la présence de l'âme de son père à ses côtés certains jours. Thomas Gordon ne cessait de lui parler de Mélinda, sa fille, qu'il suppliait de la rencontrer un jour pour essayer de l'attirer dans sa façon de faire avec les esprits, mais Gabriel n'était guère intéressé à voir sa demie-sœur pour l'instant et ignora les supplications de son père. Le chuchoteur d'esprits autodidacte avait d'autres préoccupations, se trouver femme l'importait avant tout... Mais il n'avait pas encore remarqué un être de la gent féminine qui attira son attention... Il soupira et commença à douter qu'il puisse en trouver une qui le comprenne. Bien conscient qu'il ne pourrait mentir à sa femme sur son don singulier, Gabriel considéra comme fort complexe de trouver une telle femme qui l'accepterait sans le juger comme un fou... Fou comme le considérait feue sa mère.


Deux mois plus tard, en mai, il rencontra, au cours d'une promenade, une charmante jeune femme de deux ans son aînée aux yeux noirs brillants et aux cheveux comme l'ébène, élégamment habillée d'une robe jaune qui répondait au nom de Sophie Weismann. Il devint amoureux d'elle, désirant lui faire la cour, mais remarqua qu'elle était suivie d'un esprit errant, son grand-père pensa-t-il. Il essaya néanmoins de la séduire en ignorant le vieil esprit et son père. Il se retint pour ne pas hurler sur les deux esprits qui discutaient entre eux. Le vieil esprit errant affirma à son père :

— Je ne peux aucunement approuvé l'union de ma petite-fille avec votre fils... Il ne lui ait aucunement digne... Que pensez-vous que nous sabotons son entreprise de séduction ? Question qu'il aille l'air vraiment idiot, maladroit et fou ?

— Monsieur...

— Jean-François Weismann, compléta l'autre.

— ... Je ne peux aucunement approuvé votre plan... Bien que ce jeune homme soit mon fils, mon enfant illégitime, mon bâtard... Je ne peux le déranger ainsi... Son choix de femme lui appartient. Que ma bru me plaise ou non, c'est lui qui vivra avec elle, pas moi. Vous ne devez pas vous inquiéter pour votre gendre, monsieur Weismann.

Ce dernier opina du chef et s'en alla, de même pour Thomas Gordon.

Depuis cette discussion, Gabriel n'était plus dérangé par le grand-père de la jeune femme, mais il craignit chaque fois qu'il lui envoya des déclarations d'amour, qu'il discuta avec elle ou l'invita dans un restaurant, que l'esprit errant apparaisse.


Un jour, dans un restaurant, lorsque Sophie lui demanda l'adresse de sa résidence et qu'il lui répondit la demeure hantée, ses yeux s'agrandirent de peur et bredouilla :

— Gabriel, es-tu conscient que la maison est hantée par des sombres esprits et que plusieurs meurtres se sont perpétrés entre ses murs ? Je craindrai le pire si j'étais à ta place, mon amour. Vend la maison et viens dans mon appartement, c'est plus sympathique.

Gabriel remarqua la présence de Jean-François Weismann à la droite de sa petite-fille, sourire ironique aux lèvres. Il se concentra pour renverser le verre de vin de Gabriel sur lui. Ce dernier s'excusa et partit se changer et surtout pour discuter sérieusement avec le grand-père aux toilettes des hommes. Sophie décida de passer proche des toilettes pour aller dans celui des femmes. Elle entendit Gabriel en discussion très animée, voire en dispute. Elle rentra par curiosité, entendant une partie de la discussion, et pour voir l'homme avec qui Gabriel se disputait.

— Monsieur Weismann, répliqua amèrement Gabriel, je comprends bien que vous n'approuvez pas que je sois avec votre petite-fille, mais en quoi c'est votre problème !

— À ma connaissance, ce n'est pas moi qui ment à ma femme, mais c'est vous qui mentez à ma petite-fille... Vous êtes un rescapé de l'asile psychiatrique où vous aurez dû y rester.

— Quelle arrogance ! s'offusqua-t-il. Après si je mens pour qu'elle ne sache pas certaines vérités, ce n'est pas votre problème... Et je ne suis pas fou... D'ailleurs, ne voulez-vous pas plutôt partir dans la Lumière ?

Étonnée de remarquer que le chuchoteur d'esprits autodidacte parla seul en face du miroir, clairement fâché, elle pensa qu'il était un peu dingue... Gabriel, notant la présence de sa petite-amie, blêmit, espérant qu'elle n'eut pas entendu toute la discussion avec l'esprit errant, sinon, il savait qu'il aura beaucoup de difficulté à lui mentir... Il bredouilla, ressemblant à un enfant surpris à voler des bonbons :

— Alors, qu'y-a-t-il Sophie ? ... Les toilettes des femmes ne sont pas ici, mais de l'autre côté ?

— Oui, je le sais bien... Mais avec qui tu te disputais maintenant... alors qu'il n'y a personne ?

— Ce n'est rien, ne t'inquiète pas, je te rejoins rapidement.

Sophie Weismann obtempéra, mais trouva suspect son comportement.

Gabriel revint à la table, propre, et s'assit en face de la jeune femme, grandement irrité de constater que l'esprit errant le suivit encore. Jean-François Weismann murmura à Gabriel :

— Ne vous inquiétez pas, sombre prétendant, je m'arrangerai pour que ma petite-fille sache la vérité... À la prochaine...

Sur ces mots, il s'évapora de sa vue, laissant le couple seul en tête-à-tête romantique, malgré q'une tension était palpable entre le couple et qu'un doute s'instilla pernicieusement dans le cœur de la jeune femme.


Le surlendemain, Gabriel, très galant, invita Sophie chez lui. La veille, il exigea aux esprits de se tenir tranquille pour la journée, question de ne pas gâcher sa romance avec son amour. Mais, Jean-François Weismann souleva les esprits pour qu'ils provoquèrent un grand bruit, effrayant Sophie, sans que Gabriel puisse intervenir sans se trahir sur son don. Le jeune homme était désemparé devant la situation où des esprits errants le narguèrent, s'amusant à allumer et à éteindre les lumières ou à marcher bruyamment dans toute la maison.

À midi, le chuchoteur d'esprits, ennuyé, hurla, faisant sursauter sa petite-amie et les âmes :

— Cessez toutes actions, esprits... Vous oubliez que je suis le chef dans cette maison !

— Prouvez-le ! lança narquoisement le grand-père, sourire aux lèvres et regard brillant de malice. D'ailleurs, j'ai trouvé des papiers intéressants...

Et il laissa tomber devant les pieds de sa petite-fille un papier que Gabriel reconnu... Il voulut se précipiter pour le prendre, mais Sophie, rapide, le ramassa avant lui et le lut... Très étonnée... Elle lui murmura, lisant la feuille :

— Tu as été interné dans l'asile de la ville pendant deux ans parce que tu étais un schizophrène dangereux qui refusait de prendre les médicaments, avec des hallucinations visuelles et auditives et un trouble de personnalité antisociale très prononcé, avec agressivité et problème avec l'autorité. Ce n'est pas sérieux ?

À voir son regard, Gabriel comprit qu'elle le considérait comme un monstre, et qu'il dut jouer le tout pour le tout maintenant. Il soupira, prit le papier de ses mains, l'invita d'un geste de la tête à s'assoir en face de lui et lui affirma, prenant une grande inspiration :

— Sophie, je vais te clarifier mon cas... D'abord, je ne suis pas fou... j'ai été interné parce que feue ma mère le voulait... Elle me prenait pour un fou lorsque je lui disais les esprits errants que je voyais... Tout particulièrement lorsque je lui soutenais infailliblement avoir vu l'âme de mon père, malgré qu'il soit encore vivant... Ma mère a consulté des psychiatres et des psychologues pour déterminer « mon problème ». J'ai reçu des médicaments antipsychotiques que je refusais de prendre, averti par mes amis, des âmes qui erraient encore parmi les vivants. À mes quinze ans, ma mère m'avait interné et je suis sorti de l'asile deux ans plus tard. De toute manière, déjà enfant, j'étais la risée des écoliers, parce que je ne connaissais pas mon père et que je voyais les esprits errants. J'ai un don, celui de voir les âmes errantes. Je les aime bien ces esprits. Ils sont sympathiques et ils me comprennent. ... Lorsque je t'ai vu, ma Sophie bien-aimée, c'est un espoir envers l'espèce humaine que j'ai gagné. Tu es un rayon de soleil dans mon univers où les vivants ne sont pas mes amis... Mon amour, je suis très sérieux concernant mon singulier don... J'ai même vu l'âme de feue ma mère... C'est horrible !

Il se mit à genoux devant Sophie, comme pour la supplier de le prendre au sérieux, désespéré qu'il était, conscient qu'elle était son dernier rempart avant de sombrer dans une misandrie définitive des vivants. Il leva les yeux pour affronter le regard de la jeune femme et pour observer l'assistance invisible. Les esprits formaient un cercle autour du couple, observant sans dire mot la scène. Certains étaient émus, d'autres indifférents, d'autres ironiques. Seul le grand-père de Sophie était à sa droite lui murmurant toutes sortes d'hypothèses farfelues pour qu'elle ne le crut pas. Le chuchoteur d'esprits, regard fixé sur la femme, accroché à ses lèvres, trouvait que les minutes s'éternisaient.


Deux minutes plus tard, Gabriel, toujours dans la même position, éructa à Jean-François Weismann :

— Monsieur Weismann, laissez votre petite-fille tranquille ! N'essayez pas de l'influencer !

L'esprit errant s'en alla. Sophie bougea enfin ses lèvres pour lui murmurer, pointe de pitié dans la voix :

— Gabriel, tu es sympathique et bien agréable comme homme, mais ton don, s'il est réel, est source d'ennuis... Je doute que je pourrai vivre avec toi ou te soutenir dans tes affirmations... Ta vie est bien triste et déplorable, mais je pense que tu délires un peu... Dommage. Au revoir et meilleure chance la prochaine fois.

Gabriel, sonné, devint comme paralysé par ses mots, ne la fixant qu'avidement du regard, discernant sa belle silhouette sortir de sa maison, fermant doucement la porte.

À ce moment, il s'écrasa au sol, déprimé et sans espoir envers l'homme. Il haïssait encore plus les hommes, maintenant que son unique rayon d'espoir et de joie était parti. Il abandonna définitivement l'idée de fonder une famille et d'établir une relation sérieuse avec la gent féminine — ne refusant pas des aventures lorsque l'occasion se présenta — et décida de se consacrer exclusivement à peupler sa maison d'âmes errantes.

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