Réécriture de contes à la Ghost Whisperer
Voici la référence du conte : « Fuseau, navette et aiguille », dans Jacob et Wilhelm Grimm, Les contes – Kinder – und Hausmärchen, tome II, texte français de présentation par Armel Guerne, Paris, Éditions Flammarion, 1986 [© 1967], d’après l’édition de 1812, p. 442 à 445.
Il était une fois une jeune fille, Melinda Gordon, qui devint orpheline de son père, prénommé Thomas, et de sa mère, Elizabeth(1), quand elle était encore toute petite. Sa marraine habitait à l’autre bout du village, filant, tissant et faisant de la couture pour gagner sa vie. Elle prit donc la petite Melinda chez elle, l’éleva pieusement et lui apprit à travailler. Elle découvrit que la fille de Thomas Gordon avait un don bien particulier, à savoir celui de voir les esprits, qu’elle aida à passer dans la Lumière — nom que Melinda donnait à l’au-delà — après avoir résolue leurs énigmes et réaliser leur dernière volonté — qu’il s’agit de retrouver une bague ou de lire une page d’un livre(2). Elle débarrassa ainsi le village de ses granges et maisons hantées. Les villages aux alentours voulurent aussi profiter de son don et certains paysans la cherchèrent lorsqu’ils soupçonnèrent que des maisons ou des granges étaient hantées par des esprits(3).
Melinda Gordon avait quinze ans quand sa vieille marraine tomba malade et l’appela à son chevet. « Chère enfant, lui dit-elle, je sens que ma fin est proche ; je te laisse la petite maison où tu seras à l’abri du vent et de la pluie, ainsi que le fuseau, la navette et l’aiguille avec quoi tu pourras gagner ton pain. » Puis elle lui donna sa bénédiction en lui posant sa vieille main droite sur la tête, et lui dit : « Garde seulement Dieu dans ton cœur et tout ira bien. »
Ce furent ses dernières paroles, et lorsqu’on la mena en terre, la jeune fille suivit son cercueil en pleurant à chaudes larmes et lui rendit les derniers devoirs. L’âme de sa marraine veilla sur elle. Lorsque la jeune passeuse d’âmes lui demanda d’une voix douce pourquoi elle ne partait pas dans la Lumière, elle lui dit qu’elle veut seulement s’assurer qu’elle soit heureuse. Melinda vécut dès lors toute seule, en tant que vivante, dans la petite maison, filant, tissant et cousant sans distraction ni paresse. Elle continua à saluer sa marraine et à lui demander ses conseils pour des motifs de tissage, comme elle le faisait de son vivant(4). Et sur tout ce que Melinda Gordon faisait, la bénédiction de sa bonne marraine s’étendait : le lin dans la réserve paraissait se multiplier à mesure, et elle trouvait toujours de bons acquéreurs dès qu’elle avait tissé une étoffe ou cousu une chemise, si bien qu’elle avait plus que son nécessaire et pouvait partager son surplus avec son prochain.
Lorsque Melinda Gordon eut vingt ans(5), le fils du roi, le prince Jim Clancy, passa dans la contrée, en quête d’une épouse. Pauvre, il ne devait pas la choisir ; mais riche, il ne la voulait pas. « Ne deviendra ma femme, disait-il à son père, Sa Majesté Aiden Clancy(6), que celle qui sera tout ensemble la plus pauvre et la plus riche. »
En arrivant dans le village qu’habitait la jeune Melinda, le prince Jim Clancy demanda, comme partout où il passait, quelles étaient la plus riche et la plus pauvre de l’endroit. On lui désigna d’abord la plus riche ; quant à la plus pauvre, c’était la jeune Melinda Gordon qui habitait la petite maison tout au bout du village, lui dit-on.
La riche demoiselle était assise, en grande toilette, devant sa porte ; et quand s’en vint le prince Jim Clancy, elle se leva, s’avança à sa rencontre et lui fit la révérence. Il la regarda sans mot dire, en pensant avec une demoiselle aussi bien habillée et maquillée, elle dépensera toute ma fortune pour sa beauté… Une beauté qui coûte cher(7) !
Sans arrêter son cheval, le prince continua sa route. Au bout du village, personne ne l’attendait sur le seuil : la pauvre Melinda Gordon était restée à l’intérieur, dans sa petite pièce. À sa droite, un peu en retrait, l’esprit errant qu’était sa marraine regardait son travail. Tantôt, elle commentait sur le choix des couleurs des tapisseries, tantôt, sur le modèle d’une chemise. Le prince arrêta son cheval et vit la jeune femme à son rouet, qui filait activement. Il la voyait par la fenêtre claire et toute inondée de soleil ; il pensa une femme travailleuse ! Comme elle est mignonne !
Quand Melinda leva les yeux par hasard et s’aperçut que le prince l’observait. Elle pensa Quel prince charmant avec ses yeux bleus(8) !
La jeune femme rougit de plus en plus et s’empressa de baisser les yeux pour se remettre à son ouvrage. Le fil qu’elle tournait était des plus lisses et des plus réguliers pendant ce temps-là, mais elle n’arrêta de filer que lorsque le prince Jim Clancy fut reparti. Alors elle se leva et ouvrit sa fenêtre en se disant à elle-même « Il fait trop chaud ici ! », mais elle resta bel et bien là, à le suivre des yeux aussi longtemps qu’elle put encore apercevoir la plume blanche qui ornait son chapeau.
Quittant alors la fenêtre, Melinda reprit place à son rouet et se remit au travail, sous le regard bienveillant de sa marraine, qui avait tout vu de l’agitation intérieure de sa filleule. Tout en filant, la jeune fille, sous l’influence mentale subtile de l’esprit derrière elle, retrouva dans sa mémoire un petit refrain que sa marraine aimait à chantonner quand elle était au travail, et elle le chanta à son tour(9) :
Fuseau, fuseau, va le chercher !
Ramène-mon mon fiancé !
La jeune femme extraordinaire soupira en pensant Si seulement je pouvais être l’épouse de l’homme que j’aime !
L’esprit errant, petit sourire aux lèvres, derrière Melinda, prit le fuseau, qui lui échappa des mains et il l’emporta au loin. L’étonnement la fit se lever et courir à la porte, d’où elle vit sa marraine tenir fermement le fuseau et continuer d’un pas décidé sa route. L’esprit passa ainsi dans la campagne et le fuseau laissait derrière lui un fil d’or. Les paysans qui étaient à la campagne suivirent du regard le fuseau gambader. Ils pensèrent, étonnés Un fuseau qui se déplace par lui-même ? On a peut-être bu un verre de trop ! Revenons immédiatement à la maison ! On doit sérieusement se reposer !
La marraine allait si vite que Melinda la perdit bientôt de vue. Elle pensa, exaspérée, Comment puis-je continuer sans mon fuseau ? Mais qu’est-ce qu’elle fait avec lui ?
Elle décida d’abandonner la poursuite et de rentrer. Mais comme elle n’avait pas de fuseau maintenant, elle alla s’asseoir au métier à tisser et fit danser la navette en tissant avec ardeur.
Pendant ce temps, dehors, le fuseau continuait sa course, car la marraine de Melinda le tenait toujours aussi fermement. Il se dévidait de son fil ; et juste comme il avait tout dévidé, il atteignit le prince Jim Clancy qui en fut tout surpris.
L’esprit errant déposa le fuseau aux pieds de son cheval.
Il pensa Que vois-je ? Un fuseau qui semble être déposé par une main invisible… Soit j’hallucine… Soit un esprit ou une fée se joue de moi… Que faire ?
Il descendit de son cheval pour ramasser le fuseau. Jim remarqua le fil d’or. Il remonta sur son cheval, tourna bride à l’instant même et mena son cheval en suivant le fil d’or.
Dans la petite maison, tout en tissant, la jeune Melinda Gordon s’était mise à chanter :
Cours, la navette, tisse fin !
Que mon fiancé arrive bientôt !
Et voilà la navette qui lui sauta des doigts, car sa marraine la lui prit, et bondit à la porte, où l’esprit se mit à tisser sur le seuil le plus beau tapis qu’on ait jamais vu ; fleuri de roses et de lis sur les deux bords ; et au milieu, sur un fond d’or, s’entrecroisaient de verts feuillages où bondissaient des renards et des lièvres ; passant la tête parmi les feuilles, des cerfs et des chevreuils les observaient ; et tout en haut, sur les plus fines vrilles, des oiseaux multicolores étaient perchés, si beaux que pour un peu on les eût entendus chanter !
Melinda, qui suivit du regard les gestes de sa marraine, commenta, moue quelque peu boudeuse, les bras croisés sous sa poitrine :
— Très drôle ! Mais pourquoi me fais-tu ça ?
L’esprit leva sa tête de son ouvrage — car il continuait le tapis — puis répondit d’un air très assuré :
— Ma très chère Melinda, tu sais que je veux m’assurer de ton bonheur !
L’interpellée décroisa les bras et s’exclama :
— Merci ! C’est très gentil !
— Ainsi, le prince aura un très bon accueil, ajouta la marraine en lui faisant un clin d’œil complice. Je voulais être sûre que tu ne rateras pas ta chance !
Gênée, la filleule baissa la tête, légèrement rougissante.
La marraine poursuivit d’une voix douce :
— Ne crains rien, mon enfant… Je n’ignore pas que tu aimes le prince… Je veux être certaine que tu ne restes pas vieille fille…
— Merci, encore une fois pour ton attention ! s’exclama d’un air enjoué la passeuse d’âmes en faisant un geste pour enlacer l’esprit, mais elle suspendit son geste.
La marraine, elle, disparut avec la navette.
Sa filleule se mit à la couture. Elle prit son aiguille et se mit à chanter :
Pique l’aiguille et couds menu !
Que mon fiancé soit bien reçu !
Alors, la marraine apparut à la droite de la jeune femme et lui prit l’aiguille des doigts, se retourna et cria d’une voix douce : « Les enfants lumineux, venez ! On a du travail pour vous ! »
Aussitôt, la petite maison était emplie de formes humaines diaphanes et lumineuses.
Étonnée, Melinda pensa Voilà des esprits bien particuliers… C’est la première fois que je les vois…
Elle balbutia, en faisant un geste vers les entités lumineuses :
— Excusez-moi, mais qui êtes-vous ?
Sa marraine s’éclaircit la gorge et répondit :
— Ma chère, ces esprits sont des Lumineux. Ce sont des esprits des enfants et des adolescents qui sont passés dans la Lumière et qui peuvent revenir pour aider les vivants.
— Pourquoi voulez-vous m’aider ? protesta Melinda en agitant ses mains devant elle.
— Assez parler, et laisse-nous travailler ! répliqua d’un ton bourru la marraine.
La jeune femme se tut et suivit du regard les esprits.
Sa marraine se retourna vers les Lumineux et ordonna :
— À vos aiguilles et cousez !
Aussitôt, tous s’activèrent, chacun avec une aiguille à la main qui apparut entre leurs doigts. Voici la table et voilà les bancs qui se couvrent de tapis verts ; voici les chaises avec du velours et voilà les fenêtres avec des rideaux de soie. Les esprits venaient tout juste de finir leur travail et de disparaître(10), quand Melinda aperçut par la fenêtre les plumes blanches du panache du prince, ramené jusque-là par le fil d’or du fuseau. Jim Clancy mit pied à terre, s’avança sur le tapis et pénétra dans la petite maison, où il trouva la jeune femme habillée comme à l’ordinaire d’une simple et pauvre robe, mais bien plus rose et plus belle qu’une églantine fraîche dans son buisson.
« Mademoiselle Melinda Gordon, vous êtes la plus pauvre », lui dit-il, « et aussi la plus riche ! Venez avec moi, vous serez ma femme ! »
Elle ne répondit rien, mais lui donna sa main. Il l’embrassa, la conduisit dehors, la mit sur son cheval et l’emmena dans le château royal où les noces furent célébrées en grande fête.
Le jour de leur mariage, la marraine fit ses derniers adieux à sa filleule et partit dans la Lumière. Le fuseau, la navette et l’aiguille trouvèrent place dans le trésor royal, où pieusement on les garda.
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(1) Petite entorse par rapport à la généalogie de Melinda dans la série. Elizabeth est bel et bien sa mère. Seulement, pour la cause du conte, nous faisons de Thomas Gordon son père, ce qui n’est pas le cas de la série.
(2) Melinda Gordon, dans Ghost Whisperer, se caractérise par ce don. D’ailleurs, cette description des tâches de la passeuse d’âmes respecte la série.
(3) Nous avons fait cet ajout pour rendre compte de la gentillesse et de la générosité de Melinda.
(4) Nous avons fait cet ajout concernant l’esprit errant qu’est devenue la marraine, par réalisme dans le contexte de Ghost Whisperer.
(5) Nous avons ajouté ce détail, absent du conte, afin de correspondre avec le mariage de Jim et de Melinda dans la série.
(6) Dans la série américaine, Aiden est le père de Jim Clancy, défunt depuis longtemps. Seulement, pour le besoin du conte, il est encore vivant.
(7) Nous avons ajouté cette pensée au prince pour expliquer son silence devant la demoiselle riche.
(8) Nous avons ajouté les pensées de Jim et Melinda, pour rendre compte de leur amour réciproque dans Ghost Whisperer.
(9) Nous avons ajouté l’influence de l’esprit errant sur Melinda, pour expliquer comment cette dernière pouvait se souvenir de la chanson de sa marraine. Par ailleurs, dans la série américaine, les esprits peuvent influencer les vivants et les posséder.
(10) Pour expliquer comment le fuseau, la navette et l’aiguille volent et se déplacent par eux-mêmes dans le conte, nous avons ajouté l’intervention de l’esprit errant de la marraine et des Lumineux — qui sont des esprits d’enfants qui sont passés dans la Lumière et qui peuvent revenir. C’est notre ajout pour le fait qu’ils peuvent aussi être des adolescents.