Réécriture de contes à la Ghost Whisperer
Chapitre 14 : Le docteur extraordinaire
2959 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 15/08/2025 01:20
Voici la référence du conte : « L’esprit dans la bouteille », dans Jacob et Wilhelm Grimm, Les contes – Kinder – und Hausmärchen, tome II, texte français de présentation par Armel Guerne, Paris, Éditions Flammarion, 1986 [© 1967], d’après l’édition de 1812, p. 67 à 73.
Il était une fois un pauvre bûcheron, Aiden Clancy, qui travaillait de la pointe du jour jusqu’à la toute dernière lueur du soir ; et comme, à force, il avait réussi à s’économiser un petit peu d’argent, il dit à son garçon, prénommé Jim(1) : « Tu es mon fils unique et cet argent, gagné à la sueur de mon front, je vais le consacrer à ton instruction. Si tu apprends quelque chose d’utile, tu pourras me nourrir dans mes vieux jours, quand la vieillesse m’aura raidi les membres et me forcera à rester assis à la maison. »
Jim suivit des cours à l’université Rockland en médecine(2) et étudia avec beaucoup de zèle, en s’attirant les louanges de ses professeurs. Il y resta un certain temps, puis passa encore par une ou deux autres universités pour parfaire son enseignement ; mais avant qu’il eût achevé le cycle complet et obtenu ses titres, le pauvre argent de pauvre Aiden Clancy s’était usé et épuisé : force fut donc à l’étudiant de revenir chez son père.
— Ah ! dit le père, c’est que je n’ai plus rien à te donner, et par ces temps de vie chère, c’est tout juste si je parviens à gagner le pain de chaque jour !
— Mon cher père, ne vous faites surtout pas de mauvais sang pour cela ! dit Jim. Je suis sûr que si Dieu le veut, tout ira bien pour moi ; et je me débrouillerai toujours.
Aiden Clancy allait à la forêt pour y couper du bois de chauffage et son fils proposa de l’accompagner pour l’aider.
— Tu parles ! ricana le bûcheron, c’est trop dur pour toi qui n’es pas habitué aux travaux de force : tu n’y résisterais pas, c’est moi qui te le dis ! Et puis je n’ai pas de hache pour toi. Je n’ai que ma cognée, et il n’y a pas assez de sous pour en acheter une autre.
— Demande au voisin qu’il te prête la sienne, juste le temps que je gagne de quoi en acheter une, insista Jim sans se laisser décourager.
Le bûcheron emprunta une cognée chez le voisin, et le lendemain père et fils partirent ensemble à la pointe du jour pour la forêt. Jim aida son père avec autant d’enthousiasme que d’entrain, sans montrer la moindre fatigue ; et ce fut le père qui l’arrêta, vers le milieu du jour, quand le soleil était au zénith.
« On va souffler un peu et casser la croûte, fiston ; après, cela n’en ira que mieux ! »
Mais le fils prit son morceau de pain sans s’asseoir et dit :
— Reposez-vous, père, moi je ne me sens pas fatigué, et j’ai envie d’aller me promener un peu dans les bois pour chercher des nids.
— Dis voir, gamin ! Qu’est-ce que tu vas aller tournailler par-là ? Après, tu ne pourras même plus lever le bras, tellement tu seras fatigué ! Reste ici avec moi et repose-toi, tu feras beaucoup mieux.
Mais le jeune homme s’en alla quand même courir les bois tout en mangeant son pain, levant le nez joyeusement pour chercher dans le feuillage à découvrir ici ou là un nid. Il alla ainsi de droite et de gauche pour arriver finalement devant un énorme chêne qui avait sûrement plusieurs siècles, un arbre immense et impressionnant, dont cinq hommes n’auraient pu faire le tour en se tenant la main. Jim s’arrêta à le contempler en se disant que maint oiseau devait y avoir son nid ; et comme il se tenait là, immobile, il lui sembla entendre une voix. Il prêta l’oreille en retenant son souffle et il entendit en effet, une voix qui appelait :
« Fais-moi sortir ! Fais-moi sortir ! »
Jim chercha des yeux à la ronde mais ne vit rien, puis il eut l’impression que la voix venait de sous terre.
— Où est-il ? cria-t-il.
— Couché là, dans les racines du vieux chêne ! répondit la voix. Fais-moi sortir ! Fais-moi sortir !
L’étudiant s’avança et se mit à chercher entre les grosses racines du chêne colossal ; il chercha et fouilla pendant un bon moment avant de trouver, pour finir, une bouteille cachée dans une petite cavité. Levant la bouteille à contre-jour, il vit qu’il y avait dedans quelque chose comme une grenouille qui sautait et s’agitait.
— Laisse-moi sortir ! Fais-moi sortir ! cria la voix de nouveau dans un anglais impeccable.
Et le jeune homme, sans méfiance, enleva le bouchon de la bouteille. Il en vit sortir aussitôt un esprit, qui se mit à croître et à grandir à toute vitesse pour devenir en un clin d’œil un terrifiant colosse, grand au moins comme la moitié du chêne géant. Il était un très grand homme qui le dépassait largement, et qui était large d’épaules, simplement vêtu d’une chemise blanche et d’un pantalon bleu marine(3).
— Sais-tu quelle va être ta récompense pour m’avoir laissé sortir ? clama la voix terrifiante du colosse.
— Non, comment le saurais-je ? répondit Jim Clancy sans la moindre peur.
— Je te l’apprendrai donc, clama la voix terrible : je vais te casser le cou !
— Si tu me l’avais dit plus tôt, répliqua l’étudiant, je t’aurais laissé dedans ! Quant à ma tête. je te dirai qu’elle est un peu trop solide pour toi seul et qu’il faudrait consulter d’autres gens.
— D’autres gens ! D’autres gens ! grommela le géant d’une voix de tonnerre. Ce qui est dû est dû, tu l’auras ! T’imagines-tu par hasard que je sois resté enfermé si longtemps par grâce et par miséricorde ? Eh bien, non, c’était pour ma punition, vois-tu ! Car je suis le très fort et très puissant Mercurius, et celui qui m’a délivré, je dois lui casser le cou !
— Eh là, pas si vite ! lui dit Jim sans cligner des yeux. Il faut d’abord que tu m’expliques pourquoi tu as été dans cette bouteille.
— Et bien, parce qu’une fée était fâchée contre moi.
— Pourquoi ?
— Parce que j’avais osé affirmer être plus puissant qu’elle(4).
— Ensuite, continua Jim Clancy d’une voix calme, je veux savoir si c’est bien toi qui étais dans la bouteille, ce qui paraît bien impossible… Sinon, tu ne serais pas le puissant esprit que tu prétends être…
— Peuh ! Quelle insulte !
— Si tu es capable d’y rentrer, c’est d’accord : tu feras de moi comme tu l’entends.
— Peuh ! fit l’esprit plein de morgue, c’est la moindre des choses(5) !
Et aussitôt, Mercurius décrût et se rapetissa aussi vite qu’il avait grandi, redevenant aussi impalpable et minuscule qu’il l’avait été pour se glisser par le goûlot et entrer dans la bouteille. Dès qu’il y fut, Jim y remit le bouchon, puis il déposa la bouteille où il l’avait prise, dans les grosses racines du vieux chêne. Le tour était joué, et l’esprit de nouveau prisonnier.
Cela fait, l’étudiant voulut revenir près de son père, mais l’esprit se mit à lui crier après d’un ton suppliant, tout à fait pitoyable :
— Oh ! non, laisse-moi sortir ! Laisse-moi sortir ! Oh ! Oh ! Oh ! Laisse-moi sortir !
— Ah non !, répliqua l’étudiant d’un ton courroucé, les mains serrées en poings. Pas deux fois ! Celui qui a voulu me tuer une première fois, je ne vais tout de même pas le remettre en liberté après avoir réussi à l’emprisonner !
— Si tu me délivres, si tu me rends la liberté, hurla l’esprit du fond de sa bouteille, la voix toute assourdie, tu en auras pour toute ton existence avec ce que je te donnerai !
— Non ! Répliqua Jim. Tes intentions sont louches comme la première fois !
— Tu laisses passer ta chance ! insista l’esprit. Tout ce que je vais faire, ce sera de t’enrichir profitablement pour ta récompense ; et tout ce que tu as à craindre, c’est un énorme bénéfice.
Un autre esprit apparut derrière le grand chêne : une femme vêtue comme une aristocrate du XVIIIe siècle. Elle dit à l’esprit dans la bouteille : « Mercurius, ou plutôt Marko, que Dieu vous éclaire ! Que votre colère disparaît immédiatement ! Et que vous deveniez doux comme un agneau ! »
L’étudiant, étonné, pensa Qui est cette demoiselle ? Mais pourquoi appelle-t-elle Mercurius par un autre prénom ?
Avant que Jim, qui s’était dirigé vers le son de la voix, n’eut le temps de lui poser une question, elle disparut sans ajouter un seul mot(6).
Jim pensa aussitôt : C’est à risquer : il tiendra peut être parole, et de toute manière, qu’est-ce que je risque ? Il ne peut pas me faire de mal !
Il tira le bouchon de la bouteille et l’esprit en sortit comme la première fois, se dilatant et grandissant pour retrouver sa taille de géant.
— Il te faut ta récompense à présent ! dit le routable Mercurius, et il tendit au jeune homme un petit carré de chiffon exactement comme un emplâtre. Si tu l’appliques d’un côté sur une plaie ou une blessure, elle guérit. Et si tu appliques l’autre côté sur du fer ou sur de l’acier, il se changera en argent.
— D’abord, je vais l’essayer, déclara le jeune étudiant, méfiant.
Il s’en alla vers un arbre et l’écorcha d’un coup de hache ; il appliqua son emplâtre : l’écorchure disparut aussitôt, laissant l’écorce et l’arbre parfaitement intacts et sans trace de blessure.
— Bien ! dit Jim à l’esprit, c’est parfaitement juste et il ne nous reste plus qu’à nous séparer.
— Merci encore une fois ! Je suis à nouveau libre grâce à vous !
— Il n’y a pas de quoi… Et vous, merci pour le don(7) !
Après quoi, l’étudiant revint vers son père.
— Où es-tu donc allé traîner ? dit Aiden en le voyant. Qu’as-tu fait, pour laisser tomber ton travail comme cela ?
Comme Jim ne répondit pas, le bûcheron soupira et enchaîna d’un air exaspéré, en faisant un geste vers son fils :
— Ah ! Je le savais bien et je te l’avais dit, que tu ne pourrais pas tenir le coup !
— Ne vous en faites pas, mon père, répliqua l’étudiant, je vais me rattraper !
— Rattraper ! Tu en as de bonnes ! explosa Aiden en colère, les mains serrées en poings. Le temps perdu ne se rattrape jamais ! Cela n’existe pas !
— Regardez bien, père, cet arbre-ci, dit Jim en désignant de sa main droite l’arbre le plus près d’eux, je vous le tombe en un rien de temps ; au premier coup, il craque !
Vite, il passa un coup de son emplâtre sur sa cognée et il frappa de toutes ses forces… Mais comme il avait changé le fer en argent, le métal s’écrasa et se faussa sous le coup.
— Holà ! père, voyez un peu quelle mauvaise cognée nous avions là : elle est toute faussée.
Aiden accourut, tout bouleversé.
— Aïe ! Qu’est-ce que tu as fait là ! gronda-t-il. Me voilà obligé d’acheter une nouvelle cognée, et je n’ai pas de quoi ! Ah ! Tu peux dire qu’il me rapporte, le travail que tu fais !
— Père, ne vous fâchez pas : la hache, c’est moi qui vais la payer, dit Jim d’une voix calme.
— Mais bougre d’idiot, où veux-tu prendre l’argent pour la payer ? Tu n’as que ce que je te donne, et je n’en ai plus ! Tu as peut-être la tête bourrée de tes roueries et finasseries d’étudiant, mais pour ce qui est de couper du bois, tu n’y connais rien de rien !
Jim ne souffla mot, laissant passer l’orage ; puis au bout d’un moment, il lui parla.
— Père, dit-il, je ne puis plus rien faire de toute façon, donnons-nous congé pour ce soir et rentrons tous les deux.
— Et puis quoi encore ? s’emporta le père. Est-ce que tu t’imagines que je peux me tourner les pouces comme tu le fais ? J’ai encore du travail à abattre, moi ! Mais rien ne t’empêche de t’en aller à la maison…
— Écoutez, père : c’est la première fois que je viens par ici, dans la forêt, et je suis bien incapable de trouver mon chemin tout seul. Allons, venez avec moi, soyez gentil !
La bouffée de colère était passée et le père, tout en se faisant encore prier un peu, se laissa finalement convaincre et rentra à la maison, laissant là sa besogne.
— Voilà ce que nous allons faire, dit Aiden Clancy à son fils : tu vas aller vendre cette cognée tordue et voir un peu ce que tu pourras en tirer ; le reste, il faudra que je gagne pour pouvoir rembourser le voisin.
Le jeune homme emporta la cognée jusqu’à la ville voisine, où il alla la présenter au joaillier qui l’examina, l’éprouver, la pesa sur sa balance et dit :
— Elle vaut quatre cents dollars(8), mais je n’ai pas une pareille somme en argent liquide.
— Cela ne fait rien, répondit Jim Clancy avec son plus beau sourire. Donnez-moi ce que vous pouvez tout de suite, et le reste, vous me le devrez, voilà tout.
Le joaillier lui compta trois cents dollars et s’engagea à lui verser les cents dollars à sa prochaine visite.
L’étudiant revint à grands pas chez lui.
— Père, j’ai l’argent, il ne nous reste qu’à aller demander au voisin combien il veut de sa cognée, dit-il en arrivant.
— Cela, je le sais déjà, dit le père, un dollar et six cents.
— Bon, alors donnez-lui deux dollars et douze cents : le double, ce sera assez ! Et regardez maintenant tout l’argent qu’il y a de reste !
Il mit les cents écus dans la main de son père, puis ajouta :
— Là, vivez tranquillement et ne vous laissez plus manquer de rien.
— Mon Dieu ! balbutia Aiden, une pareille fortune ! Mais comment as-tu fait pour devenir si riche ?
Le fils lui conta alors toute l’histoire par le détail, et quelle belle pêche il avait faite en ayant foi en sa chance. Puis il s’en retourna à l’université, grâce à ce qu’il lui restait d’argent, et il y poursuivit ardemment ses études. Et comme il pouvait guérir toutes les plaies et les blessures avec son emplâtre, il devint le docteur le plus célèbre du monde entier.
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(1) Dans Ghost Whisperer, Aiden est en effet le père de Jim Clancy. Seulement, nous avons omis le frère de Jim, Daniel, pour la nécessité du conte. D’ailleurs, dans la série, le métier du père n’est aucunement précisé, d’où la liberté dans la transposition des personnages dans le conte.
(2) Dans le conte, les études ne sont pas précisées. Dans la série, Jim entreprend des études en médecine au début de la cinquième saison. L’Université Rockland est la seule université de Grandview présente dans Ghost Whisperer.
(3) Nous avons précisé l’apparence de l’esprit de la bouteille, par réalisme pour Ghost Whisperer, car les esprits ont la même apparence qu’au dernier moment de leur vie parmi les vivants.
(4) Nous avons ajouté ce petit développement, pour faire sens de la punition de Mercurius dans le conte. Cette explication est absente de ce dernier.
(5) Nous avons modifié cette partie du dialogue par rapport au conte original.
(6) Nous avons ajouté l’intervention de l’une des Observatrices de Ghost Whisperer pour expliquer le changement du comportement de Mercurius par la suite. De même pour la pensée de Jim Clancy. Si nous donnons à l’esprit un autre prénom, c’est parce que nous considérons qu’il est l’esprit d’un Serbe.
(7) Nous avons inclus cette partie dans le dialogue, car les remerciements ne sont que rapportés indirectement.
(8) Dans le conte, la valeur monétaire est l’écu. En raison du fait que la série est en Amérique, nous avons changé la valeur monétaire.