Réécriture de contes à la Ghost Whisperer
Voici la référence du conte : « Le clair soleil le révélera au grand jour », dans Jacob et Wilhelm Grimm, Les contes – Kinder – und Hausmärchen, tome II, texte français de présentation par Armel Guerne, Paris, Éditions Flammarion, 1986 [© 1967], d’après l’édition de 1812, p. 158 à 159.
A Grandview, une petite ville aux États-Unis d’Amérique(1), dans une maison unifamiliale, vivait un jeune couple, Ray et Evelyn James. Ensemble, ils eurent un fils qu’ils prénommèrent Eli. Ils étaient amis avec leurs voisins de droite, Don et Anne Sullivan. Ceux-ci avaient une fille prénommée Casey. Ils étaient de bons amis. Evelyn séduisit Don puis Anne. Elle allait souvent chez eux, pour donner des bouquets de fleurs à sa voisine et passer des moments intimes(2).
Un jour, Eli, alors adolescent, tomba amoureux de Casey, celle qui était pour lui une bonne amie d’enfance. Lorsque son père apprit la chose, il entra dans une grande fureur, car il soupçonnait que sa femme avait eu une affaire avec Don. Il était convaincu que Casey était sa demi-sœur et faisait de tout son possible pour tenir son fils loin d’elle. L’adolescent se détourna alors de ce premier amour pour rencontrer, quelques années plus tard, Zoe Ramos au cours de ses études. La mère d’Eli, elle, continuait à rendre visite en secret à sa voisine, jusqu’à ce qu’elle meurt à l’âge de cinquante ans, en cognant sa tête sur le bord du lavabo dans la salle de bain de son amante en raison de tuiles glissantes près du bain. Elle demeura un esprit errant, car le secret de sa relation avec Anne lui pesait sur l’âme. Evelyn attendait que son mari la rejoigne. Celui-ci meurt en octobre 2009, à l’âge de soixante-dix ans d’une crise cardiaque(3).
Eli James, lui, devint un professeur de Philosophie et de Psychologie à l’Université Rockland, la seule université de la petite ville de Grandview. Depuis un incendie qui s’était déclaré dans la bâtisse, il eut une expérience de mort imminente. Celle-ci lui débloqua une capacité insoupçonnée, celle d’entendre les esprits(4). Avec le temps, il s’habitua à ce nouveau don et assista Melinda Gordon, une passeuse d’âmes plus expérimentée. Elle avait ce don depuis son enfance qu’elle avait hérité de sa lignée maternelle(5).
En octobre 2009, quelques jours après la mort de son père, le professeur, alors âgé vers la quarantaine, était assis sur le canapé dans le petit salon de son modeste appartement. Il lisait un livre d’Introduction à la psychologie, pour repérer des pages à numériser pour ses étudiants.
Tout à coup, il entendit une voix familière.
— Fils, veux-tu me dire où est ta mère ?
Eli reconnut la voix de son père. Il déposa doucement son livre sur la table basse, regarda devant lui et répliqua :
— Père ?
— Oui ! C’est moi, Eli…
— N’oublie pas que je peux t’entendre…
— Je le remarque bien, répliqua Ray d’un ton amer, que tu ne me regardes pas du tout...
— Pourquoi restes-tu encore parmi les vivants ?
— Je veux partir avec ta mère.
Le revenant cria d’une voix forte :
— Evelyn, où es-tu ?
Eli soupira en pensant Père, il ne sert à rien de l’appeler si elle est déjà partie dans l’Autre Monde…
Voilà que la voix de sa mère si fit entendre vers sa droite, le surprenant quelque peu :
— Mon cher Ray, je suis là…
Le vieil homme murmura :
— Evelyn ? Ne me dit pas que tu es encore ici, parmi les vivants.
Elle confirma silencieusement
Leur fils, n’ayant entendu aucune réponse, intervient :
— Mère, tu es encore là ?
— Oui…, répondit-elle.
— Mais pourquoi ?
— Parce que… Je ne peux pas partir…
— Pour quelle raison ? Un poids pèse sur ton âme ? questionna Eli, les sourcils levés.
— Oui, murmura-t-elle.
— Tu m’as été infidèle ? demanda Ray James après un long silence.
— À ton avis ? répliqua Evelyn d’une voix un peu tremblante.
— J’ai des bonnes raisons de penser que oui…
— Pourquoi ? interrogea leur fils, perplexe, en faisant un geste des mains.
— Ton amie d’enfance, répondit le vieil homme, Casey, est ta demie-sœur…
— Quoi ? hurla le quarantenaire en se levant d’un bond du canapé. Impossible !
— Pourtant, je soupçonne que ta mère l’a eu avec Don…
— Pas pour de vrai… Murmura Eli, en faisant les cent pas. Je ne peux pas y croire…
— Pourtant, c’est un fait ! répliqua sèchement son père.
— Non, c’est faux ! s’exclama Evelyn d’une voix criarde.
— Alors, qu’est-ce que tu faisais chez les Sullivan ? fit son mari.
Elle répondit d’une petite voix :
— On échangeait des recettes de cuisine…
— Pourtant, je n’ai pas remarqué, commenta ironiquement Ray.
— Tu n’as même pas regardé mon livre de recettes, alors ne dis pas n’importe quoi, protesta-t-elle.
— Mais, pouvez-vous préciser ? Je ne comprends rien à vos sous-entendus, soupira Eli.
— Toute vérité n’est pas bonne à savoir, répliqua sa mère.
Le professeur cessa de faire les cent pas et s'assit à nouveau sur le canapé.
Il promena son regard autour de lui et dit d’une voix rauque :
— Tous mes respects, père et mère, mais est-ce que quelqu’un peut m’expliquer ce qui vous préoccupe tant… Je comprends que c’est un problème au sein de votre couple…
— Exactement, confirma Ray d’une voix grave.
— Et ce problème, c’est l’infidélité ?
— Oui ! confirma le père d’Eli en jetant un regard noir à sa femme.
— Je ne t’ai pas trompé, se défendit-elle avec véhémence. Eli est bel est bien ton fils !
— Peut-être qu’Eli est notre fils, mais il n’en demeure pas moins que je doute pour Casey…
— Excuse-moi, père, intervint l’universitaire, puis-je savoir les raisons de tes soupçons ?
— Oui, répondit l'interpellé. Ta mère allait trop souvent chez les Sullivan, à chaque mois…
— C’était pour prendre des nouvelles d’eux, comme n’importe quel bons amis, coupa brusquement Evelyn.
— Tu arrives en visite chez quelqu’un avec des bouquets de roses ! ? explosa-t-il. On dirait une scène romantique ! Il ne manquerait plus que des chandelles au salon !
Là, je suis d’accord avec père, pensa Eli. Ça fait trop intime avec les bouquets de roses…
— Par ailleurs, continua Ray James d’un ton courroucé, où es-tu morte ? Dans leur maison !
— Oui, balbutia Evelyn.
— Si vous permettez, intervint leur fils, pouvez-vous m’expliquer comment mère fut…
Il ne termina pas sa phrase, mais ses parents comprirent ce qu’il voulait dire.
Après un long silence, tellement long que Eli crût que les deux esprits étaient partis, Ray affirma :
— Ta mère avait été sans doute en visite chez les Sullivan, c’est encore bon avant que ses visites tournent aux orgies…
— Ne sois pas si cynique ! s’exclama Evelyn.
Le passeur d’âmes soupira :
— Merci pour les insinuations… Ce qui m’intéresse, c’est ce qui s’est vraiment passé.
— Tu veux le savoir ? Je n’en suis pas si certaine ! hurla sa mère.
À ce moment précis une voix masculine et sévère se fit entendre :
— Madame et Messieurs, je vais vous dire exactement ce qui s’était passé. J’ai tout vu, car je suis l’Observateur Daniel Rosenbaum.
Ray et Evelyn, surpris de cette intervention, se retournèrent vers lui en murmurant :
— De quoi monsieur se mêle-t-il ?
— Excusez-moi, mais pouvez-vous me le décrire ?
— Oui, répondit son père. On dirait un Juif(6) avec son nez crochu. Il semble être d’âge mûr, vêtu d’un complet vert et d’une chemise blanche.
— Merci, père, de la description…
— Il n’y a pas de quoi…
Eli, étonné d’entendre ce nouvel interlocuteur, questionna, lueur d’inquiétude dans ses yeux bruns :
— Monsieur Daniel Rosenbaum, vous affirmez être un Observateur qui a tout vu…
En faisant un grand geste des mains, moue dubitative au visage, il termina sa phrase :
— … Mais je me demande pourquoi j’accorderai plus d’importance à vos propos qu’à ceux d’un autre esprit ?
— Et bien, en tant qu’Observateur, je vois tout ce qui s’est passé et ce qui se passe. En plus de connaître certains événements du futur(7).
— Ah, d’accord…
— Mais, protesta Evelyn, mon fils, comment peux-tu être certain que ce monsieur ne serait pas un menteur ? Ne sois pas si crédule !
L’Observateur répliqua en haussant la voix, rendant plus évident son accent allemand :
— S’il vous plaît ! Je suis depuis des siècles ici, à observer sans rien dire. Mais maintenant, j’en ai assez de tenir des secrets ! Rien n’est inconnu à Shaddaï, n’est-ce pas ?
Eli intervint d’un ton calme :
— Merci beaucoup pour l’argument à saveur théologique. C’est très apprécié.
— Il n’y a pas de quoi.
Daniel Rosenbaum reprit d’un air sérieux :
— Je réponds maintenant à votre question, Monsieur Eli James.
— Je vous écoute, fit l’interpellé.
— Votre mère avait été en visite romantique chez Madame Anne Sullivan. C’est pourquoi elle avait vêtue la robe blanche qu’elle a présentement sur elle…
Le professeur pensa, rassuré, en regardant autour de lui, Heureusement que je ne vois pas les défunts…
Sa mère protesta :
— Et de quoi vous vous mêlez, Monsieur, de ma tenue vestimentaire ?
L’Observateur continua, toujours aussi immuable :
— C’était un fait, un point c’est tout. Elle se préparait à une petite rencontre romantique dans la salle de bain. Elle avait alors placé des bougies, des bouquets de roses dans le salon et la salle de bain.
Ray commenta :
— Pourtant, elle ne faisait pas autant avec moi… Je vais être jaloux de l’attention qu’elle accordait à ses amants.
Eli intervint d’un ton énervé :
— J’espère que vous n’allez pas me livrer tous les détails de leurs pratiques… Disons que ça ne m’intéresse pas du tout, mais vraiment pas…
L’Observateur le rassura d’une voix chaleureuse :
— Bien que j’ai vu tous les détails, je ne vais pas tous vous les rapporter, par pudeur. Ils ne sont pas pour toutes les oreilles.
— Merci beaucoup de votre compréhension, murmura Eli, en appuyant son bras droit sur l’accoudoir de son canapé.
— Mais que je revienne sur les circonstances des relations de Madame Evelyn James avec les Sullivan, vous devez savoir qu’elle avait été l’amante de Don et d’Anne.
— Quoi ? s’exclamèrent à l’unisson le père et le fils.
— Oui, vous avez bien entendu. Elle avait été en premier en relation avec Monsieur Sullivan, qui l’avait introduit, avec le temps, auprès de son épouse.
L’Observateur Juif ajouta :
— Pour vous rassurer, Monsieur Ray James, Eli est votre fils, tout comme Casey est la fille de Don et d’Anne Sullivan. Il n’y a aucun doute de ce côté-là.
Evelyn commenta :
— Incrédule ! Je te l’ai dit !
— Merci de ta remarque ! firent Eli et Ray d’une seule voix.
Le fils pensa C’est dommage de ne pas voir la gestuelle des esprits. J’ai l’impression de rater quelque chose dans la conversation… Comme un aveugle…
Daniel Rosenbaum fit une courte pause puis reprit :
— Je dois ajouter que Monsieur Don Sullivan a été au courant de leur relation. De sorte qu’il ne les avait pas trahi, pour des raisons que je tairai par décence.
— Tout ça à mon insu ! explosa le père d’Eli.
— Exactement, confirma l’Observateur.
Il fit une courte pause, avant de continuer d’un ton neutre :
— Et Madame Evelyn James est morte en se cognant sa tête sur le bord du lavabo dans la salle de bain des Sullivan. Les carreaux de céramique étaient glissants en raison de l’eau à sa sortie du baignoire. De sorte que, officiellement, elle est morte d’anévrisme.
— Pourtant, intervint Ray, Don m’avait dit qu’elle était morte d’une chute dans les escaliers…
— Ce n’était qu’une manière de camoufler la vraie cause de décès, car il a compris la véritable raison de sa visite(8).
Eli James, lui, était dépassé par ce qu’il venait d’entendre.
Ma mère, bisexuelle ? Je n’aurai jamais douté… pensa-t-il en se grattant le menton.
Daniel, après une courte pause, murmura :
— Je vous ai tout, Monsieur Eli James, sur votre mère(9).
Puis il disparut.
Le passeur d’âmes soupira et balbutia :
— Merci beaucoup de l’information.
Son père commenta d’une voix traînante :
— Il est déjà parti, ton informateur !
Après un long silence, Eli dit, en promenant son regard de gauche à droite, comme s’il parlait à une auditoire invisible :
— Père et mère, si vous êtes encore ici…
— Oui ! s’exclamèrent les interpellés d’une seule voix.
— Très bien, marmonna le vivant, en fixant la télévision éteinte. Vous auriez pu me le dire plus tôt… J’aurai offert une thérapie de couple… de votre vivant… À moins que vous voulez la faire maintenant, d’outre-tombe ? Je dois avouer que ça fait bizarre de ne pas vous voir… Mais ça ne me dérange pas… Il n’y a aucune maladie incurable. Et ce serait un plaisir pour moi de vous aider.
— Décidément, tu ne perds pas ton sens de l’humour, répliqua amèrement sa mère.
— Maintenant que vous avez avoué ce qui vous pèse sur l’âme, êtes-vous prêts à partir dans la Lumière, dans l’Au-delà ?
— Fils, s’écria Ray, pourquoi partirai-je maintenant que je sais toute l’histoire ? Je dois me venger de ces salauds !
Evelyn murmura :
— S’il te plaît, mon chéri, ne te venge pas…
Eli ajouta :
— La vengeance ne te ramènerai pas parmi les vivants… D’ailleurs, à quoi te servira-t-il que Don et Anne Sullivan soient aussi défunts(10) ?
— Ils ne seront plus vivants ! Ce qui serait bien !
— Je n’en suis pas certain…
— Pourquoi ?
— Être responsable de leur mort, c’est être coupable d’un crime supplémentaire, ce qui alourdira ton âme. Avoir un poids supplémentaire, c’est un blocage pour aller dans la Lumière. Et je pense bien que tu ne voudrais pas rester un esprit errant pendant des années.
— Quel argument ! répliqua Evelyn avec sarcasme.
— C’est ce qui arrive quand notre fils est philosophe, marmonna Ray.
Après un long silence, le vieil homme reconnut à contrecœur :
— Mouais… C’est vrai qu’Eli a raison… Vu ainsi, il ne sert à rien de se venger… Mais comment ne pas être tenté, maintenant que je sais la vérité ?
— Bonne question, fit Eli. Mais pour l’instant, pouvez-vous me laisser tranquille, le temps que je me remets de tout ce que j’ai entendu ?
— D’accord, alors, à la prochaine ! tonna son père.
— À tantôt ! répliqua sa mère.
Eli, n’entendant aucune voix, pensa qu’ils étaient sans doute partis. Il reprit son livre, mais n’étant pas assez concentré pour en poursuivre la lecture, il le laissa se reposer sur la table basse. Il réfléchit aux meilleurs arguments pour convaincre ses parents de partir dans la Lumière.
Je n’ai pas envie qu’ils me racontent les détails… Je ne veux pas parler avec ma mère… Je n’ai plus rien à lui dire… Quelle ordure !
Il soupira, puis reprit le fil de ses pensées.
Que je revienne à ma recherche d’arguments… Quel syllogisme serait le meilleur, le plus convaincant ?
Il prit une feuille de papier et un stylo et griffonna différents arguments syllogistiques :
« Mon père est un esprit
Certains esprits sont dans la Lumière
Donc, mon père n’est pas dans la Lumière. »
Très bien, pensa l’universitaire. C’est le constat de sa situation. Quel autre syllogisme puis-je trouver ?
« Tous les esprits sont dans la Lumière
Or, tout revenant est un esprit
Donc, tout revenant est dans la Lumière ».
Ce syllogisme est déjà mieux. Je dois continuer à réfléchir…
« Tout être spirituel est immortel
Or, l’âme humaine est spirituelle
Donc l’âme humaine est immortelle ».
Très bien, mais à partir de cette conclusion, comment convaincre mes parents que cette immortalité passe par les réincarnations et donc par le passage dans l’au-delà ?
« Un esprit n’est pas fait pour demeurer parmi les vivants.
Plutôt que de rester parmi les vivants, un esprit doit le quitter.
Quitter le monde des vivants, c’est aller ailleurs.
Cet ailleurs est l’Au-delà, ou Lumière, lieu de pardon, d’amour et de joie
Donc, un esprit devrait aller dans la Lumière. »
Hmm, pensa-t-il, on dirait un sophisme naturaliste… Ce n’est pas très convaincant… Au suivant…
« L’âme humaine est immortelle,
Or, la Lumière est le lieu de l’âme humaine
Donc, la Lumière est immortelle. »
Très bien, par contre, il faudrait peut-être mieux conclure que la Lumière est ce qui favorise l’immortalité de l’âme ? C’est génial ! Après, je n’aurais qu’à expliquer avec patience… Comme si j’expliquais une notion compliquée… Voilà, j’ai toute ma petite liste d’arguments !
Content de son idée, Eli plia sa feuille, la rangea dans la poche de son veston et reprit la lecture de son ouvrage.
Le lendemain, le professeur était à son bureau, car il devait donner son cours. Avant, il avait ses disponibilités. Pour le moment, aucun étudiant n’était à son bureau.
Tout à coup, il entendit la voix enrouée de son père :
— Alors, Eli, tu donnes quel cours aujourd’hui ?
— Le cours d’Introduction à la psychanalyse humaniste.
Il fit une courte pause, puis reprit d’un ton sérieux :
— Si tu me permets de revenir sur ta situation…
— Qu’as-tu encore à nous dire ? fit sa mère d’un air étonné.
— Euh… Sur votre situation, se corrigea Eli.
Le professeur sortit sa feuille contenant ses syllogismes et dit :
— Puisque vous êtes des revenants, des esprits errants, je vous suggère d’aller dans la Lumière, qui vous permettra de ne plus errer dans le monde ici-bas… Et donc de pouvoir se réincarner en tant qu’êtres spirituels…
— Quelles explications ! s’exclama son père d’une voix traînante.
— Je te prie de m’écouter jusqu’à la fin avant de dire un commentaire, fit Eli, froissé.
— D’accord, nous t’écoutons…
— Et bien, je peux comprendre la culpabilité qui te retient, mère, parmi les vivants. Tout comme ta colère, père, envers elle et les vivants impliqués dans l’affaire.
Il fit une courte pause puis reprit :
— La seule chose qui vous reste à faire, c’est de quitter le monde ici-bas. Pour cela, vous pouvez bien penser à quelque chose de beau. Ne plus penser à ce qui vous retient vous évitera de vous retenir vous-mêmes dans le monde des vivants. En tant qu’êtres spirituels, vous êtes immortels, comme n’importe quelle autre âme. Comme une vie est finie pour vous, le retour dans ce monde-ci ne peut se faire que par une nouvelle incarnation. C’est un fait connu de tous les grands philosophes. C’est la question de la vie après la mort, qui est mentionnée dans les écrits de Platon, entre autres. Une réincarnation n’est possible que si vous quittez définitivement le monde des vivants. Le quitter pour partir dans l’Autre Monde, ou Lumière. Là-bas, si l’on se base le mythe d’Er dans le dernier livre de la République de Platon, vous serez jugés selon vos actions et en fonction de la sentence, vous revenez à nouveau dans le monde des vivants en ayant au préalable bu du fleuve de l’Oubli…
— Mais ce jugement, l’interrompit Evelyn d’une petite voix, ne sera-t-il pas mauvais ?
— Pour être honnête, je l’ignore, répondit le passeur d’âmes en haussant les épaules.
Après un bref silence, Eli reprit :
— Je dois vous rappeler que l’âme humaine choisit elle-même dans quel corps elle se réincarne… De sorte que vous n’avez pas à craindre l’Au-delà, qui est un endroit très accueillant, je vous l’assure…
— Comment peux-tu en être si certain ? demanda Ray d’une voix grave.
— Je le sais en raison de mon expérience de mort imminente en octobre 2008. J’ai alors vu la Lumière…
Il soupira puis continua, en faisant un grand geste théâtral :
— Et je peux vous dire qu’elle est très douce et accueillante… Indescriptiblement magnifique… Seulement, mon heure n’était pas encore arrivée et j’ai dû revenir dans mon corps… Mais la vue de la Lumière a rendu mon retour parmi les vivants un peu, beaucoup, fade… Après avoir contemplé de si près la merveille de l’Au-delà, plus rien n’est comme avant…
Eli marmonna :
— De sorte que je comprends très bien la réaction de Carl Gustav Jung après son expérience de mort imminente en 1944… J’ai une impression similaire de dégoût pour la vie ici-bas…
Il s’éclaircit la gorge puis reprit d’un ton chaleureux, les mains sur son bureau :
— Vous êtes encore là ?
— Oui, répondirent à l’unisson ses parents, devant lui.
— Très bien… Maintenant, concentrez-vous sur quelque chose de beau…
— Notre première rencontre, murmura Ray d’un air nostalgique.
— Tu as raison, ajouta Evelyn. Ray, tu te souviens c’était dans quel café ?
— Bien sûr, ma chérie…
— Le Café du coin, à l’intersection des rues Front et Hein…
—Qui n’existe plus aujourd’hui…
On dirait une séance d’hypnose ou une séance de psychothérapie, pensa Eli, petit sourire aux lèvres. Mais l’important est que ça marche…
— S’il vous plaît, ne commencez pas à me dire les détails, reprit l’universitaire. On se concentre sur cet événement, pour laisser tomber tout ce qui est lourd… Laissez ce fardeau derrière vous… Ne vous en préoccupez pas…
Il se tut pendant plusieurs minutes avant de continuer d’une voix calme :
— Tout va bien ? Est-ce que vous vous sentez plus légers ?
— Oui, s’exclamèrent d’une seule voix les deux revenants.
— Voyez-vous une lumière ?
— Non, répondit son père.
— Oui, dit sa mère.
— Père, fit Eli, concentre-toi alors sur un autre événement heureux de ta vie et observe attentivement autour de toi… Vois-tu une lumière ?
Le vieil homme répondit quelques minutes plus tard, ce qui donna l’impression au passeur d’âmes qu’il avait quitté sans avertir :
— Oui, fils, je vois une lumière blanche… On dirait qu’elle m’appelle à elle…
— J’ai la même impression, fit Evelyn d’une voix vibrante.
— Vous êtes alors prêts à partir, commenta d’une voix douce leur fils, ému.
— Merci, Eli, et au revoir ! s’exclamèrent simultanément Ray et Evelyn.
— Bon voyage ! répliqua-t-il.
Quelques minutes plus tard, le professeur, n’entendant rien, pensa enfin, mes parents ne sont plus des esprits errants. Ils sont enfin partis dans la Lumière(11) ! Quel soulagement !
Il jeta un coup d’œil à sa montre puis murmura : « C’est l’heure de se préparer pour le cours… » Il ramassa son cahier de notes, sortit de son bureau, qu’il verrouilla, puis se rendit dans la salle de classe.
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(1) Nous avons ajouté un nom à la ville, ce qui n’est aucunement mentionné dans le conte. Grandview est la ville où se déroule la série Ghost Whisperer.
(2) Dans Ghost Whisperer, Ray et Evelyn sont les parents d’Eli James. De même, Don, Anne et Casey Sullivan sont leurs voisins. La relation d’Evelyn James et d’Anne Sullivan est reprise de la série.
(3) Nous respectons ces faits concernant Eli James, repris de la série.
(4) Allusion au premier épisode de la quatrième saison, Firestarter — Unis par les flammes.
(5) Nous respectons ces faits concernant la protagoniste de la série américaine.
(6) Nous avons repris le personnage du Juif du conte. Seulement, pour la cause de la réécriture, il est un Observateur et non la victime du tailleur.
(7) Dans Ghost Whisperer, un Observateur (une Observatrice au féminin) est un esprit qui ne passe pas du tout dans la Lumière et qui regarde tout ce qui se passe et qui peut avertir concernant certains événements futurs. Il y a plusieurs Observateurs et Observatrices non-nommés, sauf Carl Sessick, l’Observateur présent à la fin de la quatrième saison et tout au long de la cinquième saison.
(8) Nous avons un peu modifié par rapport à l’épisode en question, dans lequel Melinda apprend peu à peu, au cours de la conversation avec les esprits errants, toute l’histoire de l’infidélité d’Evelyn James. D’ailleurs, sa cause de décès est l’anévrisme dans leur salle de bain, car elle devait recevoir la visite de son amante. Son mari l’a trouvé dans la salle de bain. Nous avons ajouté, par cynisme, le fait que Don Sullivan couvre la relation de sa femme avec Evelyn, ce qui est mentionné par Evelyn elle-même dans l’épisode. Seulement, comme nous trouvons qu’il soit peu probable qu'Anne Sullivan avoue leur relation, nous avons préféré que ce soit l’Observateur qui révèle toute l’histoire.
(9) Nous avons plutôt repris ici la morale du conte qui est la suivante : tout secret ne peut pas être caché pour toujours.
(10) Allusion au fait que Ray James, une fois défunt, voulait provoquer la mort de Don Sullivan dans l’épisode.
(11) Nous faisons un petit changement par rapport à l’épisode, dans lequel les parents d’Eli James ne passent point dans la Lumière.