Love Ineffably

Chapitre 2 : Coup de fredaine

2593 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 04/11/2023 13:10

Oh my, oh my, oh my

You're irresistible, ooh, ooh, ooh

You make me smile when I'm just about to cry

You bring me hope, you make me laugh, and I like it

You get away with murder so innocent

But when you throw a moody

You're all claws and you bite

That's alright

Delilah, Delilah

Oh my, oh my, oh my

You're unpredictable, ooh, ooh, ooh, ooh

You make me so very happy

When you cuddle up and go to sleep beside me

And then you make me slightly mad

When you pee all over my Chippendale suite

DelilahQueen



Il n'est jamais difficile pour les entités célestes ou souterraines d'entrer dans vos vies. La plupart du temps, leur présence vous indiffère. Seuls quelques-uns d'entre vous perçoivent leurs auras si particulières. Mon Ex-Ange se faufila sans peine dans le bâtiment et fit mine de s'intéresser aux plaques apposées sur la rangée de boîtes aux lettres située non loin de l'ascenseur. Trois humains passèrent derrière lui : un homme portant un chapeau feutre et une paire de lunettes de soleil masquant son visage ; une femme tirant sans cesse sur ses collants en laine et un homme essuyant les miettes de gâteaux prises dans sa barbe. Tous trois s'engouffrèrent dans l'ascenseur, la porte se referma sur eux, laissant à Crowley le loisir d'examiner les noms des différents occupants des lieux. Il tentait de deviner qui, parmi le neurologue spécialiste du sommeil, la tueuse à gages et le prêteur sur gage, était sa potentielle victime.


Il espérait que le Gordon en question ne se cachât pas sous le nom de Mr Himeros, sexologue et conseiller conjugal de son état. Il allait devoir auquel cas, s'inventer une histoire humaine diablement tordue pour entamer la discussion avec ledit spécialiste ! Qu'aurait-il à lui dire, lui dont l'expérience en la matière, en dépit de sa longue existence, était aussi inexistante que celle d'un collégien ? Qu'il avait des problèmes de communication verbale avec un être céleste qu'il connaissait – non bibliquement – depuis plus longtemps que Mathusalem ? Que l'entité en question avait une relation toxique avec sa maudite hiérarchie ? Il avait beau être un menteur, après tout il était un démon, il n'avait aucune envie de s'aventurer sur ce terrain-là ...


Il jeta un œil par-dessus son épaule afin de s'assurer qu'un démon ne se trouvait pas dans les parages. Il devait se montrer prudent dans l'emploi de ses pouvoirs. Malgré sa mise à la retraite forcée, l'Enfer surveillait toujours ses (mé)faits et gestes. Il usait juste de petites diableries pour se dessaouler, remplir les bouteilles du Ritz et griller quelques feux rouges. Pas de quoi fouetter un pénitent ! Il tapota sa tempe gauche de son index avant d'en effleurer chacune des plaques afin de trouver le fameux Gordon. Mr Hypnos spécialiste du sommeil insomniaque ? Non. Mr Plutus prêteur sur gage endetté ? Pas davantage. Mrs Demeter nutritionniste ayant des troubles alimentaires ? Non. Mrs Lyssa tueuse à gages appartenant à un collectif défendant la paix ? Non. Mr Himeros conseiller conjugal qui en était à son quatrième divorce ? Au grand soulagement de Crowley, non.

Il effleura la plaque de l'architecte et l'image d'un homme entre deux âges, le stéréotype même du mortel qui s'ennuie dans son mariage, apparut dans son esprit.


– Bingo, souffla le démon en devinant qu'il tenait là, son Gordon.


Il pénétra dans l'ascenseur sans apercevoir le frémissement qui vint se saisir de l'orchidée desséchée oubliée dans un coin du hall désert. Une odeur indéfinissable, curieux mélange de vin, de sueur et d'autre chose, s'insinua sous la porte. Les feuilles jaunies gémirent, un peu de sève glissa le long de la tige et les pétales de l'orchidée en voie de décomposition retrouvèrent leur belle couleur rouge.


Après avoir appuyé sur le panneau de commande de l'ascenseur, Crowley s'appuya contre la paroi et laissa son regard dévier sur son image se reflétant dans le miroir. La cabine s'éleva plus lentement qu'elle n'aurait dû, me laissant le soin de l'examiner à loisir, comme je le faisais lorsqu'il s'abandonnait au sommeil et que, dans le repos, il retrouvait ce sourire qui fut celui de l'Ange qu'il avait été. Ses pensées les plus intimes m'étaient depuis longtemps inaccessibles, et je ne pus saisir la vague d'émotions déferlant en lui, cependant trahie par ses mains tremblantes. Tu me hais. Tu me hais tellement, toi que je ne peux nommer avec ton Nom d'avant. Tu hais tout ce que Je représente : tes questions demeurées sans réponse, mon injustifiable Justice, tes doutes sur le rôle que tu dois jouer, toi qui as abandonné le Paradis pour un Enfer qui ne te correspond pas davantage...


L'ascenseur s'arrêta, les portes s'ouvrirent. Il se redressa et, avant d'en sortir, lança un dernier regard à son reflet devenu celui d'un ange aux contours évanescents, souriant à d'invisibles étoiles.


– Fous-moi la paix.


Je ne le peux pas et tu le sais bien. Tu te dérobes à moi, aussi insaisissable que ces comètes dont tu fus l'architecte ; je t'ai perdu, mais telle le père espérant le retour de son fils le plus aimé, je t'attendrai.


Le démon réajusta ses lunettes de soleil et adopta une démarche assurée, incarnant ce personnage confiant qu'il savait jouer à la perfection. Il poussa la porte menant aux bureaux de celui qui était devenu l'objet d'un pari infernal. Son regard fut de suite happé par la secrétaire pianotant sur son clavier. Avec son petit serre-tête bleu marine, elle aurait pu passer pour une jeune femme de bonne famille, mais lorsque elle leva ses grands yeux vers lui, il sentit toute la puissance dissimulée sous son charmant minois : il ne connaissait que trop bien, le pouvoir tentateur d'yeux dont la couleur se rapprochait de celle des cieux...


Il s'approcha de son bureau, remarqua le petit pot à crayons dans lequel végétait un crayon à papier mâchonné à son extrémité et marqué d' une légère trace de rouge à lèvres. Elle lui sourit, dévoilant une rangée de dents bien rangées – quelques années sacrifiées au port d'un appareil dentaire avaient porté leurs fruits –, et il perçut alors son parfum, délicat mélange d'une vanille entêtante et d'une autre odeur. Cette odeur indéfinissable. Cela suffit à attiser sa méfiance.


– Bonjour, fit-elle d'un ton minaudant, avez-vous rendez-vous ?


Il se pencha et la renifla avec discrétion : il ne s'y était pas trompé. Cette odeur, qu'il ne parvenait pas à nommer, était la même que celle laissée par le maudit démon dans son sillage. Cela ne pouvait être une coïncidence... Le pétale de l'anthurium rouge posé sur le bureau vint lui frôler la joue. Il chassa la fleur un brin trop intrusive d'un geste impatient de la main. Son nom apparut, comme par miracle, sur l'agenda du patron des lieux que la secrétaire consulta.


– Anthony J. Crowley ? demanda-t-elle en tapotant la feuille de son ongle rose.

– Celui-là même, fit le démon dans un sifflement rappelant celui de l'animal dont il avait pris la forme dans le jardin d'Eden.

– Le bureau de Gordon se trouve au fond du couloir.


Il lui adressa un petit signe de tête charmeur et traversa le couloir fait de baies vitrées offrant une vie imprenable sur Londres, immense fourmilière grouillante de distractions. Il avait toujours eu un attrait particulier pour cette ville et ce, depuis sa construction. Il offrit un rictus au London Eye, dont il aimait à en bloquer les engrenages lorsque le temps était à la tempête, pour que les passagers se retrouvent coincés, pendant des heures, sous une pluie battante. Servir le camp du Mal vous offrait parfois de délicieux instants de pure malice. En passant devant le bureau de l'associée de Gordon, Sarah (folle amoureuse de Karl le comptable depuis deux années, sept mois, trois jours, une heure et trente minutes), Crowley agita sa main avec discrétion. La jeune femme poussa un cri : l'un de ses dossiers s'éventra et les feuilles s'envolèrent pour atterrir dans le bureau d'en face, celui de l'homme qu'elle aimait. Elle s'y précipita en se confondant en excuses.


Les humains étaient parfois bien étranges, songea Crowley en frappant à la porte du bureau de Gordon. Il les trouvait fascinants, notamment lorsqu'ils se tournaient autour et n'osaient pas s'avouer leurs sentiments, exécutant de curieuses danses pour montrer sans trop en dévoiler, la teneur de leur amour à l'objet de leur désir. Une voix grave, dont il apprécia la chaude tonalité, l'invita à entrer. Crowley s'exécuta avec un brin d'impatience, pressé de se retrouver face à celui qu'il ne parvenait pas encore à considérer comme une « proie».

Il s'assit face à Gordon qui achevait un travail sur son ordinateur. Le démon aperçut la photographie d'une presque-adolescente posée en évidence sur le bureau de son interlocuteur. Elle était vêtue d'un improbable imperméable jaune – il existait donc en ce monde des personnes, mis à part un Ange de sa connaissance, qui appréciaient cette couleur immonde !? –, et avait les cheveux teints en bleu.


– Ma fille, Coraline, l'informa l'architecte et fier père de famille. Elle est un peu originale.


Sans doute un peu trop selon les standards de Gordon. Sa fille était source de mystères et d'interrogations pour lui : il ne comprenait pas son étrange passion pour les insectes en tout genre et toutes ces choses qu'il qualifiait de « morbides ». Gordon l'ignorait, mais dans quelques années, sa fille saurait se servir de ses étrangetés pour accomplir de bien jolies choses et ses cheveux se pareraient de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.


– Pouvez-vous me rappeler votre nom ? s'enquit l'architecte en souriant avec affabilité à ce futur potentiel client.

– Anthony J. Crowley.

Le démon fouilla dans les poches de sa veste et en retira une élégante carte de visite qu'il tendit à Gordon.

– Pour qui travaillez-vous ?

– Et bien, c'est un peu compliqué, fit Crowley en adoptant le ton de la confidence. Disons qu'on m'a chargé de vous contacter pour un travail spécifique. Pour rénover un lieu un peu à l'étroit et, disons-le, un peu ringard, dépassé et sombre. Le Prince, à mon avis, ne serait pas contre quelques changements.

– Le Prince... s'étrangla le pauvre Gordon, mais je n'ai jamais travaillé pour de tels projets et mes réalisations ne sont pas forcément bien comprises des critiques d'art et de mes pairs !


Crowley sourit d'un air affable et lança un regard au mur tapissé de monuments situé derrière le bureau de l'architecte en question et reconnut quelques-unes de ses réalisations : The Walkie Talkie et le Strata SE1, deux horreurs défigurant la ville selon un Ange dont les goûts en matière d'art n'allaient guère au-delà du Préraphaélisme...


– Ils auraient bien besoin d'un peu de modernité, là-bas, déclara Crowley avec amusement. Cela fait des millénaires qu'ils pataugent dans leur marasme !

– C'est bien vrai, concéda le pauvre Gordon qui était bien incapable de comprendre comment un envoyé du palais pouvait se trouver face à lui, afin de lui confier un travail d'une telle ampleur ! Il avait beau ne pas tenir les membres de la famille royale en haute estime, il s'agissait tout de même d'un chantier dont rêveraient nombre de ses concurrents !


Ils discutèrent pendant un long moment. Crowley décrivit l'Enfer dans toute sa laideur : son manque de modernité, l'humidité et la pourriture y régnant en maîtres, la promiscuité et l'obscurité ; Gordon s'horrifia du manque de confort de Buckingham Palace et du mépris pour les règles de sécurité les plus élémentaires en matière d'isolation ! L'architecte faillit s'étouffer d'indignation lorsqu'il découvrit que personne n'avait jugé bon d'installer des détecteurs de fumée et autres extincteurs dans un lieu aussi touristique ! À croire que le Prince sortait les sous de sa propre poche pour se montrer aussi peu scrupuleux ! Crowley s'amusa de sa remarque et déclara que le Prince préférait dépenser l'argent qui ne lui appartenait pas dans l'entretien de ses chères musca domestica.


Gordon mit à regret fin à leur entretien en invoquant un autre rendez-vous avec son banquier. Ils se levèrent et lorsque l'architecte l'accompagna hors de son bureau, Crowley lança un regard quelque peu amer à la photographie de la presque-adolescente dont il n'avait nulle envie de faire voler en éclats le cocon familial, pour une vulgaire histoire de pari démoniaque. Ils passèrent devant le bureau de Sarah, vide, car elle était en train d'échanger son numéro de téléphone avec Karl le comptable, et se rendirent jusqu'à la machine à café. Gordon, qui trouvait cet homme fort intéressant, s'empressa de l'inviter à la soirée de Noël qu'il organisait pour ses employés et associés, le soir même.


– Mia, demanda-t-il à sa jolie secrétaire qui les observait derrière son bureau, pourriez-vous donner une invitation à Mr Crowley ?

– Bien sûr, minauda-t-elle en fouinant dans les tiroirs de son bureau.


Elle en tira une enveloppe et se leva pour la lui apporter. Le démon la rangea dans sa poche. Lui qui comptait passer une soirée tranquille, en angélique compagnie, dans un petit restaurant repéré quelques jours plus tôt à Florence, voilà qu'il allait devoir boire du champagne de piètre qualité pour garder un œil sur cette humaine qu'il soupçonnait d'avoir un lien avec ce démon de Kelen. La dénommée Mia se tourna vers son patron et d'un ton caressant, lui demanda de lui offrir un café. Gordon s'exécuta avec l'empressement d'un ange ayant une armée de démons à ses trousses. Il en oublia son interlocuteur et entama un plaisant marivaudage avec cette femme bien trop charmante.


Crowley s'éclipsa en toute discrétion, considérant qu'il n'avait plus rien à faire en ces lieux et qu'il avait déjà quelques informations intéressantes concernant ce stupide pari.


– Je ne vous aime pas, mais elle, je la déteste encore plus, fit une voix enfantine non loin de lui.


Il se retourna et aperçut une presque-adolescente assise sur l'une des chaises en plastique placée près du bureau de la secrétaire. Elle balançait ses pieds chaussés de grosses bottes de pluie pour projeter la boue de ses semelles sur le bureau de Mia.


– Mais j'aime bien vos ongles, poursuivit-elle en refermant le bocal contenant une grosse araignée qu'elle tenait entre ses mains.

– Je t'en remercie, fit un Crowley admirant les propres ongles de la presque-adolescente peints chacun d'une couleur différente.


Ils échangèrent un sourire amical avant que la presque-adolescente ne reporte son attention sur les deux adultes près de la machine à café : Gordon se tenait à une distance fort peu raisonnable d'une Mia renouant sa cravate. Le sourire de la jeune fille disparut, remplacé par un regard empreint de tristesse. Crowley se promit à cet instant, qu'il mettrait tout en œuvre pour renvoyer Kelen dans le deuxième cercle infernal, afin de préserver l'innocence de l'entomologiste en herbe. 

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