Love Ineffably

Chapitre 4 : L'Archange ne sonne jamais deux fois

3154 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 19/11/2023 13:47

I was at a party and this fella said to me

"Something bad is happening, I'm sure you do agree

People care for nothing, no respect for human rights

Evil times are coming, we are in for darker nights"


I said, "Who are you to talk about impending doom?"

He got kinda wary as he looked around the room

He said, "I'm a minister, a big shot in the state"

I said, "I just can't believe it, boy I think it's great

Brother can you tell me what is right and what is wrong?"

He said, "Keep on rocking baby, till the night is gone"

On and On and OnABBA


Noël était l'une des périodes favorites d'un ange tenant une librairie à Soho. Rien ne pouvait entamer son amour pour cette fête, pas même les clients qui osaient franchir le seuil de sa boutique pour y dénicher un cadeau de dernière minute. Des décennies de pratique lui avaient permis de développer un nombre conséquent de techniques visant à faire fuir ces acheteurs indélicats ; et lorsque l'un d'entre eux se montrait trop insistant, il disparaissait de la librairie et se retrouvait errant, dans la lande du Dartmoor.

En cette fin de matinée, il avait fermé la porte de sa librairie, s'était préparé un chocolat chaud surmonté d'un épais nuage de crème fouettée, s'était pelotonné dans son fauteuil favori et avait ouvert la première page d'un Conte de Noël qu'il relisait chaque année. Il caressa la dédicace inscrite d'une plume élégante : A mon ami Aziraphale qui m'a conté une bien drôle d'histoire ayant inspiré celle-ci. C. Dickens. Aziraphle en gloussa de plaisir : la joie de découvrir ces mots chaleureux demeurait intacte depuis 1843. Il chaussa sa plus belle paire de lunettes, celle qu'il réservait à ses auteurs favoris, et se plongea avec délice dans une histoire qu'il connaissait par cœur.


On frappa à la porte. Aziraphale fit mine de pas avoir entendu, espérant que la pancarte suffise à éloigner l'indélicat. Peine perdue ! Le bruit redoubla d'intensité, l'obligeant à quitter son fauteuil et à traîner des pieds jusqu'à l'entrée. L'homme sur le seuil de la librairie tenait son portable – un cadeau de son cousin Bernie – à la main et avait lancé un cantique de Noël.


Fall on your knees; O hear the Angel voices!

O night, O Holy night, O night divine!


– Mr. Brown ! fit Aziraphale en tenant d'arborer ce sourire bienveillant qui faisait le bonheur des petites mamies de Whickber Street. En quoi puis-je vous aider ?


Le vendeur de tapis et président de l'association des commerçants du quartier comprenant que sa petite mise en scène ne fonctionnerait pas, éteignit son téléphone et le glissa dans la veste en tartan qu'il venait d'acquérir la veille. Il avait passé plus d'une heure à lisser et friser sa moustache d'honnête marchand afin de titiller l'intérêt du libraire. Il se rapprocha afin de lui montrer le résultat acquis, mais croyant qu'il désirait entrer dans sa boutique pour lui acheter un livre, Aziraphale se recula d'un pas afin de parer toute tentative d'intrusion.

Le brave homme décida de mettre à exécution la deuxième phase de son plan élaboré le matin même dans la solitude de sa boutique déserte – personne n'avait pour idée d'acheter des carpettes à Noël –, il sortit un papier de sa poche. Aziraphale se méprit à nouveau sur ses intentions.


– Non, l'interrompit-il alors que Mr. Brown s'apprêtait à faire rimer Mr. Fell avec dîner aux chandelles, je ne veux pas participer à la course en sac au mois de janvier, ni à la fête de la Saint-Valentin de février, ni à la chasse aux œufs de Pâques. Par contre, je serai présent au barbecue organisé par Mr. Gloop : il fait les meilleures côtes de bœuf de Londres !

– Non, fit Mr. Brown tout en essayant de reprendre le contrôle de son petit scénario, je suis venu vous rappeler que notre marché de Noël se tiendra demain soir et nous espérons vous y voir vendre quelques livres.

– Vendre des livres ! Quelle drôle d'idée !


L'honnête commerçant jeta un regard étonné à l'intérieur de la boutique qui bien que décorée était surtout vide de clients. Le modèle économique de la libraire A. Z. Fell & Co était un véritable mystère pour cet homme répertoriant chaque vente dans un cahier à spirales à la couverture défraîchie et dans un tableau Excel parfaitement organisé qu'il tenait depuis qu'il avait repris la succession de son père, plus de quinze ans auparavant.


– Je voulais ... enfin, je me disais que ...


Aziraphale aperçut alors la nouvelle propriétaire de l'établissement faisant face à sa librairie. La jeune femme avait racheté le restaurant qui avait dû être fermé pour une sombre histoire de tête de chèvre retrouvée dans un frigo. La dénommée Nina se tourna vers eux et leur adressa un vague sourire, avant de placer un panneau noir devant la porte de son futur café dont l'ouverture était prévue le jour du marché de Noël. Aziraphale vit en la jeune femme, une bonne occasion de se débarrasser de l'importun :

– Vous devriez lui parler de votre association et du marché, je suis sûr qu'elle serait ravie d'y participer !

Mr. Brown suivit son regard et renoua sa cravate qu'il avait dénouée juste avant de frapper, avec une certaine nervosité.

– Certains membres de notre association trouvent le nom de son café inadéquat et ...

– Allons, allons ! fit Aziraphale en commençant à refermer la porte, n'est-ce pas là votre rôle de vous assurer que les nouveaux commençants se sentent bien intégrés à notre charmante communauté ?


Mr. Brown prit une profonde inspiration afin de trouver une réplique collant à son scénario, à savoir qu'il n'était pas là pour discuter du caractère approprié d'un nom tel Donnez-moi un café ou donnez-moi la mort, mais ses mots se perdirent dans une série de bredouillements incompréhensibles. Grisé par cette légère odeur indéfinissable qu'il avait perçu en déposant sa mère chez son amie, l'honorable Mrs. Paddington, il s'était décidé à avoir une conversation durant plus de dix minutes avec le mystérieux libraire, mais tous ses efforts ne semblaient guère porter leurs fruits. Alors qu'il s'apprêtait à lui proposer de venir avec lui à la rencontre de Nina, il vit par-dessus l'épaule de Mr. Fell, un bel homme traversant la librairie. La moustache frisée d'un côté et lissée de l'autre, perdit de sa superbe et se recroquevilla contre ses lèvres.


La porte claqua devant lui, mettant fin au petit scénario romantique élaboré dans la remise de sa boutique déserte. Il avait cru être dans son jour de chance lorsqu'il s'était aperçu de l'absence de la Bentley appartenant à « l'homme de confort » de Mr. Fell, ainsi qu'il avait surnommé l'individu qui comblait la solitude de son cher libraire. Il pouvait comprendre les besoins d'un homme, mais à leur âge, n'était-il pas vain d'espérer quoi que ce soit de la part d'un des garçons de Mrs Sandwich ? Cet homme, comme tous ceux de son espèce, ne pourrait lui apporter que tristesse et désillusions et lui viderait tout son compte à banque ; alors que lui, Mr. Brown (vous pouvez l'appeler Philip, Edward ou Charles ou tout autre prénom ennuyeux porté par votre banquier ou votre courtier) pouvait lui apporter bien davantage : la sécurité, une assurance-vie bien garnie et quelques jours de vacances dans un cottage dans le sud du Royaume-Uni.


Mr. Brown regretta d'avoir oublié les pancartes qu'il avait confectionnées afin d'apporter une touche de romanesque à sa déclaration d'amour. Il lissa sa moustache et battit en retraite, comprenant qu'il ne pourrait pas inviter Mr. Fell à dîner chez lui pour y goûter au gratin d'aubergines de sa mère – le meilleur de Londres –, ni à une promenade en tête-à-tête dans le marché de Noël où il lui aurait offert une pomme d'amour.


Avant de traverser la rue, le commerçant déçu jeta un œil à la fenêtre de la librairie et ressentit une petite pointe de satisfaction en constatant que « l'homme de confort » avait été remplacé par un individu d'apparence plus respectable qu'une petite frappe vêtu comme un punk attardé et arborant une crête rouge ! Il huma l'air estival de cette belle journée de décembre et se dit qu'il pourrait retenter sa chance en proposant à Mr. Fell de venir voir le nouveau tapis écossais qu'il venait de recevoir. Ragaillardi par cette perspective, Mr. Brown se dirigea vers Nina afin de présenter l'association et ses multiples avantages.


Aziraphale en vint à regretter la présence envahissante du marchand de tapis lorsqu'il vit son presque-ancien supérieur hiérarchique penché au-dessus du guéridon où il avait entreposé quelques livres lus la nuit précédente. L'ange leva les yeux au ciel et avec une pointe de culpabilité que Je ne ressentis que trop bien, pria pour que l'Archange ne tombât pas sur le Maurice pris en tenaille entre deux romans bien que convenables.


– Encore à lire ta pornographie, Aziraphale ? fit l'Archange en agitant un Chant de Noël.

– Certainement pas ! s'offusqua l'ange incirminé. C'est du Dickens.

– Dickens, Dickens... la petite actrice, c'est ça ? répliqua Gabriel en rejetant le livre sur le fauteuil. Elle a bien failli lui coûter sa place au Paradis ! C'est tout bonnement incompréhensible : pourquoi les mortels sont-ils prêts à risquer leur réputation et leur carrière par amour ?

– Je ... je suppose que c'est ce que les humains font, fit un Aziraphale peu enclin à engager la conversation avec cet ange qui continuait de l'intimider.

– Je me suis toujours demandé ce que tu leur trouvais à ces humains.

Il jeta un regard méprisant aux livres se dressant face à lui.

– Pourquoi renoncer au calme du Paradis éternel pour les tourments de l'Enfer pour un simple caprice amoureux ? Cela dépasse l'entendement.


Aziraphale exécuta un petit geste discret vers le livre qui n'aurait jamais dû se trouver entre les mains d'un être céleste. L' ouvrage glissa du guéridon et vint se cacher sous le coussin moelleux du fauteuil. Gabriel y posa son divin séant, s'empara de la tasse et renifla le liquide chocolaté avec désaprobation. L'ange s'attendait à un sermon sur la gourmandise qui était un véritable péché, mais Gabriel se contenta de vider la tasse d'un claquement de doigts et l'ange eut bien du mal à contenir son envie de chasser son ancien supérieur angélique à grands coups d'encyclopédies. C'est alors qu'il remarqua le pull douteux porté par l'Archange : un affreux pull blanc représentant un Père Noël dodu et contrefait, de profil, tourné vers la gauche et les lèvres quémandant un baiser. L'ange avait beau avoir des goûts discutables en matière de mode, il trouvait ce vêtement divinement laid.


– Que puis-je faire pour toi ? demanda Aziraphale d'un ton qu'il espérait conciliant.


Plus vite il se débarrasserait de Gabriel, plus vite il pourrait regagner sa lecture. Un terrible soupçon s'insinua dans son esprit : venait-il le chercher pour le ramener Là-Haut ? Avaient-ils découvert le tour de passe-passe qui leur avait permis à Crowley et lui d'éviter une juste punition après l'échec de l'Apocalypse ? L'ange tourna la tête vers la fenêtre. Il n'avait aucun moyen de prévenir le démon de cette visite intempestive et il devait gagner du temps pour improviser une fugue.


– Nos autorités ont détecté quelques interférences démoniaques bien étranges, commença Gabriel.


Aziraphale tenta de garder une mine stoïque alors qu'il se sentait pris en étau : avaient-ils finalement décidé qu'il était temps de les séparer Crowley et lui ? Depuis la Non-Apocalypse, ils se voyaient tous les jours : le démon allait et venait à sa guise dans la librairie, et ce même au beau milieu de la nuit si l'envie le prenait. Il lui était même arrivé de dormir sur le fauteuil où l'Archange se prélassait, dans une position bien inconfortable ou sous sa forme de serpent. Cette routine établie après des millénaires de parties de cache-cache avec leurs hiérarchies respectives, leur convenait et Aziraphale n'était pas prêt à y renoncer. Il serra son poing droit afin de se donner du courage tout en balayant ses livres du regard afin d'y dénicher une idée.


– En Bas aussi, il y a ... disons ... quelques problèmes, ajouta l'Archange en tirant sur le col de son pull avec un certain embarras.


Aziraphale nota ce curieux geste de la part de son supérieur. Gabriel avait toujours été sûr de lui, écrasant les autres anges de son mépris et de sa rigidité. Au cours de leurs quelques rencontres, au Paradis ou sur Terre, Aziraphale avait dû affronter nombre de vexations et de remarques désobligeantes de la part de l'Archange. Il n'avait jamais laissé transpirer la moindre faille ou clémence et ce simple mouvement était étonnant, comme si quelque chose avait changé dans ce serviteur zélé et implacable. L'ange secoua la tête, remisant cette pensée au fin fond de son esprit, afin de se concentrer sur cette conversation dont il ne parvenait pas à percevoir la finalité.


– Pourrais-tu ouvrir l'œil et me signaler toute anomalie ? Je ne parle pas de ton démon qui se balade constamment près de cette ambassade supposément céleste, mais d'autres interférences.

– Il y a un autre démon à Londres en ce moment ?

Gabriel se leva du fauteuil et vint lui tapoter l'épaule.

– Ne pose pas de questions, Aziraphale. Tu sais combien Elle les a en horreur. Alors, acceptes-tu cette petite mission ?


Aziraphale se contenta d'un petit signe de tête que Gabriel choisit d'interpréter comme une acceptation de bon coeur. L'Archange resserra la prise de sa main sur l'épaule de l'ange et se félicita d'avoir une telle aura sur ses inférieurs angéliques !


– A propos, Aziraphale, pas un mot de tout cela à Michael. Iel est tellement à cheval sur les procédures ! Épargnons-nous un peu de paperasse pour une fois, qu'en penses-tu ?


Ces quelques mots suffirent à semer le doute chez Aziraphale. Gabriel dissimulait un ou deux petits secrets : jamais il ne lui avait demandé de s'exempter de la rédaction d'un rapport détaillé, de plusieurs pages, et rempli de jargon angélique ! Quelque chose se tramait en Haut et en Bas et il devait mettre Crowley au courant de ces quelques faits le plus tôt possible.

L'Archange retira sa main et adressa un dernier sourire à son subordonné. Il s'apprêtait à disparaître lorsqu'il se retourna vers lui afin de le saluer, lui adressant ce qu'il croyait être son plus beau sourire :

– Aziraphale, je t'aime en Son amour.

– Je... commença l'ange en ne sachant comment répondre à cette salutation angélique. Je... et bien...


Gabriel se moquait bien de son inférieur et disparut sans en attendre une quelconque réponse car en vérité, les réponses d'Aziraphale lui importaient guère. Il avait surmonté sa répugnance pour « le problème institutionnel » que représentait cet ange dysfonctionnel pour venir en aide à une certaine personne. Il s'était même acquis de cette mission secrète avec une joie non dissimulée, qui lui était peu familière.


Aziraphale s'écroula dans son fauteuil et jeta un regard désolé à sa tasse vide. Il n'avait pas le cœur de se refaire un chocolat chaud après cette discussion. Ses entretiens avec Gabriel avaient toujours tendance à le plonger dans une humeur morose. Il retira le livre de sa cachette et se maudit de son imprudence : il n'aurait jamais dû le laisser traîner et aurait dû le ranger à sa place, dans ce qu'il appelait secrètement l'enfer de sa librairie, des étagères où il dissimulait des œuvres qui lui pourraient lui valoir une sévère remontrance de la part du Paradis. Il appuya son front contre la couverture songeant à sa dernière lecture alors que Crowley dormait sur le sofa, les jambes entortillées dans une position que tout humain normalement constitué ne pouvait prendre, la bouche grande ouverte et un léger filet de bave coulant au coin des lèvres. Il s'était pourtant juré, depuis sa dernière relecture – datant du matin de ce fameux jour de 1941 – qu'on ne l'y reprendrait plus ... mais après quelques verres de vin et un petit dîner chez l'Italien du coin, la tentation avait été trop forte. Il releva la tête, interrogeant la présence invisible de son partenaire : ce n'était qu'un livre après tout, il n'avait rien fait de mal. Il avait simplement lu. Il détourna les yeux du sofa. Et imaginé certaines choses. Pouvait-on être « puni » pour avoir osé « imaginer » ? Il s'était souvent posé la question au cours des siècles écoulés mais n'avait jamais voulu questionner les cieux à ce sujet. Il savait combien la curiosité était sévèrement réprimandée Là-Haut. Il fit disparaître le livre, qui regagna sa pièce initiale parmi les rayonnages, et se leva.

Le carillon de la porte d'entrée qu'il avait oubliée de verrouiller retentit, suivi de près par l'aboiement aigu d'un chien.





Notes et autres blablas

1. La scène avec Mr. Brown est inspirée du film Love Actually dans laquelle Mark déclare son amour à Juliet à l'aide de pancartes.  

Pourquoi avoir choisi Mr. Brown? Parce que lors de mon premier visionnage de la saison 2, quand je l'ai vu apparaître à la soirée organisée par Aziraphale avec sa petite veste écossaise, je me suis dit qu'il avait choisi ce motif en particulier pour plaire au libraire. Il n'en fallait pas plus à mon sot cerveau pour élaborer un petit scénario dans lequel Mr. Brown aurait une inclination pour Aziraphale.


2. Pourquoi avoir choisi du ABBA en guise de citation à ce chapitre? Parce que cela m'amuse d'associer un type antipathique comme Gabriel à une chanson aussi pleine de vie. Et j'avoue beaucoup aimé l'emploi de cette chanson dans une vidéo Good Omens (pour la trouver, tapez Good Omens On and on dans votre barre de recherche YouTube)



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