Love Ineffably

Chapitre 7 : Un Amour de Bentley

4048 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 26/12/2023 20:55


Note de l'auteure de la présente fanfiction: je présente toutes mes excuses au peuple britannique pour le très mauvais trait d'esprit dont je fais preuve à l'encontre d'une certaine vieille dame aujourd'hui disparue, à la fin de ledit chapitre. Je vous demande humblement pardon et vous prie de ne pas me dénoncer aux autorités compétentes : je n'ai nullement envie d'être décapitée au sommet de la Tour de Londres ou pire, être interdite de séjour dans ce pays que j'aime tant.


Ce chapitre étant long, équivalent au précédent, je vous recommande de prendre une boisson pour accompagner cette lecture et de grignoter quelques sucres d'orge.


Bonne lecture !



This thing called love

I just can’t handle it

This thing called love

I must get round to it

I ain’t ready

Crazy little thing called love


There goes my baby

She knows how to Rock’n’Roll

She drives me crazy

She gives me hot and cold fever

Then she leaves me in a cold cold sweat

I gotta be cool relax get hip !

Get on my track’s

Take a back seat

Hitch hike

And take a long ride on my moto bike

Until I’m ready


Crazy Little Thing Called Love, Queen


En sortant du Neige Rouge, Blanche Pomme, les deux compères virent une voiture de police se garer devant le café qu’ils venaient juste de quitter. Suivant les recommandations du démon, quelques hommes de loi s’étaient munis de sacs poubelle prêts à recueillir ce qu’il restait de la pauvre Blanche.


– Vraiment, je ne comprends pas, murmura l’ange perplexe en observant les policiers scellant la porte du restaurant de rubalise. C’est une femme si serviable, tellement polie ! Et elle fait les meilleurs crêpes aux pommes de Londres.

– Mon ange, les humains sont ainsi faits.

– Comment peuvent-ils autant se nuire !?

– Ça ne date pas d’hier ! Dois-je te rappeler Caïn ?


L’ange lui décocha un regard blessé auquel le démon répondit par de vagues excuses. En dépit des quelques millénaires écoulés, le souvenir de cet échec – un autre – hantait encore cet être ayant traversé les âges. Aziraphale avait bien tenté de dissuader le jeune homme d’accomplir son funeste projet, argumentant que Je l’aimais en dépit de ce qu’il pouvait penser, mais tous ces beaux discours n’avaient pas suffi. Aziraphale, bien naïf à cette époque, n’avait pas compris que le fratricide avait été planifié par Mes soins. J’avais corrompu l’âme de Caïn. J’avais distillé ce poison jaloux avec patience, prenant plaisir à expérimenter ce mal à travers lui avant de l’inoculer à tous les descendants d’Adam et Eve. Pourquoi seul un Ange, qui avait été consumé par cette même jalousie meurtrière et qui avait été châtié pour cela, en aurait été la seule victime ? L’humanité elle aussi, en souffrirait car telle était Ma volonté.


– Cette femme était dévorée par la jalousie, reprit Crowley, les crimes des êtres humains sont uniquement motivés par trois choses : la cupidité, la jalousie et … tu sais quoi ! marmonna-t-il, gêné en baissant les yeux.

– Eh bien ! ils ne devraient pas se laisser tenter ! s’entêta son compère, c’est mal ! ELLEELLE

Il ne put achever sa phrase, craignant de prononcer une parole malheureuse qui aurait pu lui attirer quelques sévères remontrances de Ma part.

– Si ELLE tenait tant que ça à garder les êtres humains innocents, ELLE n’aurait jamais inventé pareils concepts ! Parfois, je me dis…

– Quoi donc ? s’enquit Aziraphale à voix basse tout en surveillant le ciel.

– Rien, laisse tomber, fit Crowley tout en ouvrant la porte de la Bentley.


L’odeur indéfinissable le suivit et s’installa en toute discrétion dans la voiture. Aziraphale se glissa à la place du mort et jeta un œil à la rue bondée : la température n’avait cessé de grimper depuis la matinée, et les Londoniens, à quatre jours de Noël, avaient ressorti leurs plus belles tenues estivales. Le marchand de glaces déambulait à nouveau dans le quartier et comptait bien profiter de ces bénéfices inespérés. L’autoradio s’alluma diffusant les dernières informations : le ministre de la santé recommandait aux personnes pubères de protéger leurs nez et leurs bouches de l’air vicié avec des écharpes ou des masques de fortune ; les différents dirigeants de l’Union européenne allaient se réunir dans quelques heures pour évoquer ce curieux mal qui avait déjà commencé à se répandre dans le nord de la France ; le président belliqueux quant à lui, continuait de multiplier les parades amoureuses envers son ennemi, alternant menaces de crimes et châtiments et promesses d’une vie à deux, loin des tracas du monde et autres tractations politiques, dans une charmante cerisaie.


Crowley coupa la radio, Aziraphale détourna les yeux d’un jeune couple d’inconnus qui venait de basculer sur le trottoir afin de faire plus ample connaissance.


– Tu crois qu’IL est derrière tout ça ?

– Mon ange, s’IL était à l’origine de tout ce chaos, les têtes de toutes ces personnes exploseraient comme des ballons de baudruche au moment d’atteindre l’extase ! Ça, ça serait vraiment satanique !


À cet instant, deux policiers non occupés à fouiner les moindres recoins de la cuisine de la propriétaire du café, se jetèrent sur les deux amoureux et mirent fin à leur échange salivaire. Crowley retira ses lunettes de soleil et fit démarrer sa voiture.


– Donc, reprit l’ange tandis que les deux êtres humains menottés et ceinturés tendaient des bras désespérés l’un vers l’autre, c’est ce démon Kelen qui est le seul responsable ?

– Sans l’ombre d’un doute, mais je me demande comment il a pu créer un tel désordre. On dirait qu’il …

– Crowley, je te prierai de bien vouloir terminer tes phrases ! C’est une manie tout à fait agaçante et je n’ai pas encore le don de lire dans ton esprit !

Le démon esquissa un curieux rictus.

– Qu’il a « emprunté » un peu de sa puissance au Grand Patron.

– Attends !? C’est possible !? s’écria l’ange en écarquillant les yeux de stupeur.

– Lui et Kelen sont proches depuis le petit incident survenu avec Asmodée à Prypiat.

– Ils sont amis ? demanda un Aziraphale quelque peu perplexe et pour qui la hiérarchie infernale constituait un vrai casse-tête.


Au Paradis, la hiérarchie était bien plus respectée et les anges de rangs différents n’avaient que très peu de contact entre eux : les êtres éthérés supérieurs veillaient toujours à conserver une certaine distance avec ceux d’un rang inférieur. En Enfer, un démon de peu de valeur, mais doté d’un charme irrésistible, pouvait tout à fait s’affranchir des lois hiérarchiques pour s’approcher des plus hautes sphères. Kelen avait patienté quelques siècles avant de mettre son plan à exécution et avait fini par dérober la place qu’avait occupé, un temps, Asmodée auprès du Grand Patron.



J’étais en partie de la responsable de la disgrâce du démon Asmodée et du petit «événement » qui lui était lié et qui s’était déroulé trente-trois ans auparavant, du côté de l’Europe de l’Est. Ayant eu vent de Sa petite toquade pour cet ancien Chérubin devenu le démon de la Luxure, J’avais œuvré pour le faire chuter à nouveau. Cela n’avait guère été difficile : il M’avait suffi d’apparaître à Asmodée, de le manipuler en jouant sur la terreur et l’amour que Je lui inspirais encore, avant de le pousser à commettre un acte de destruction qui avait brisé quelques lois régissant les accords passés entre Mon camp et le Sien. La sanction ne s’était pas fait attendre et depuis cette nuit printanière – avril, si Je me souviens bien –, Asmodée avait été relégué au fin fond du plus ingrat des cercles infernaux pour y effectuer des tâches administratives d’un ennui mortel.


– Ouais, « amis », pouffa le démon, comme David et Jonathan.

– Oh, je vois…


L’ange se souvenait bien du jeune David et de son inséparable compagnon, unis par un lien indéfectible. Précisons pour nos amis français, que les jeunes gens en question n’ont rien à voir avec un duo de chanteurs. Jonathan, fils du roi Saül et David, celui d’un berger dont J’avais oublié le nom, apparaissent dans la Bible, ce Livre écrit par de simples mortels à l’imagination débordante et contenant bien de fausses vérités à Mon sujet. Le fameux David avait vaincu un soi-disant géant nommé Goliath qui, en réalité, n’était qu’un homme plus grand que la moyenne et qui avait été tué, par accident, lorsque lui et David s’étaient défiés dans un concours amical de lancers de pierres. David avait su tirer profit de ce petit « imprévu » pour se rapprocher de Jonathan en lui contant une histoire de géant tué à l’aide d’une fronde.


Tout d’un coup, Aziraphale sentit un doux effleurement contre sa joue. Il se retourna. La feuille de l’orchidée se retira, frétillante.

– Oh, ma chère ! Regardez-vous ! Vous êtes magnifique !


La Bentley quitta son emplacement dans un crissement de pneus jaloux. Crowley, tout en évitant de justesse un réverbère, jeta un regard meurtrier à l’orchidée dont Aziraphale caressait les feuilles. L’orchidée blêmit et rougit, ne sachant quelle attitude adopter : succomber aux compliments de l’ange ou ployer sous les menaces pour le moment muettes du démon ? Ses minauderies s’intensifièrent et se changèrent en roucoulements, ce qui eut le don d’agacer son seigneur et maître.


– Arrête ça ou je te balance dans la Tamise !


La Bentley, souscrivant aux propos de son propriétaire, se mit à vrombir d’envie.


– Tu devrais faire preuve de davantage de compassion pour cette pauvre plante ! répliqua Aziraphale tout en s’accrochant à sa ceinture.


Crowley appuya sur la pédale d’accélération, prit un dos d’âne à une vitesse folle. L’orchidée rebondit sur la banquette arrière et heurta le ciel de toit avant de retomber, les feuilles en pagaille et la fleur échevelée. La plante se redressa et tout en agitant ses pauvres feuilles tremblantes, se mit à conter ses malheurs depuis sa naissance dans l’arrière-boutique d’une fleuriste, jusqu’à son arrivée dans la Bentley, à l’ange lui prêtant une oreille bienveillante.


– Ils ne vous avaient pas arrosée depuis plus d’une semaine ! C’est ab-so-lu-ment terrible, ma chère ! Crowley, déclara-t-il tout en se tournant vers son compagnon, cette dame doit être traitée avec gentillesse !


Le démon concentré sur sa route alors qu’il venait d’emprunter une voie de bus, répondit par une succession de grognements agacés.


– Le jaune lui siérait mieux, reprit Aziraphale en redonnant un semblant de vigueur à la pauvre plante maltraitée.

La fleur d’un blanc crémeux tirant sur l’écru et piqueté d’éclats bleutés, se para d’une teinte jaune du plus bel effet. Crowley lui adressa un tel regard à travers le rétroviseur que l’orgueilleuse en perdit un peu de splendeur.

– Le jaune est une couleur détestable ! Tout individu sain d’esprit devrait l’avoir en horreur !

– C’est une jolie couleur.


Aziraphale se tourna à nouveau vers l’orchidée et avec quelques mots affectueux, distillés de sa voix la plus douce, la rassura sur sa beauté nulle pareille à d’autres. L’orchidée se redressa de toute sa hauteur et fit bruisser ses feuilles de contentement. Une fois assuré que la fleur était libérée de ses tracas, l’ange se concentra à nouveau sur la route et ne put s’empêcher de pousser un cri désapprobateur lorsque Crowley grilla la priorité à un autobus à impériale. Le démon se défendit en répliquant que le chauffeur était dans son tort.


Abandonnant ce début de joute verbale, Aziraphale se mit à dodeliner de la tête tout en pianotant sur la boîte à gants. L’autoradio s’alluma et quelques notes de Tchaïkovski s’éleva des haut-parleurs, bientôt concurrencés par les premiers accords d’une musique de Queen.


– Mon orchidée ! Ma Bentley ! Ma musique ! s’écria Crowley tout en roulant sur le trottoir afin d’éviter un bouchon.

– Tu n’es vraiment pas aimable aujourd’hui, se rembrunit, un brin boudeur, son compère en se lovant contre le dossier de son siège.

La boîte à gants s’ouvrit devant lui, dévoilant une poignée de sucres d’orge aux multiples saveurs. Une odeur sucrée se diffusa à travers l’habitacle, attisant l’appétit de l’ange qui n’avait jamais su résister à la gourmandise.

– Elle, au moins, elle est gentille, fit-il en se saisissant d’un bâton coloré qu’il fit glisser entre ses lèvres.

– Traîtresse, siffla le démon à l’intention de sa Bentley tout en donnant un coup de volant pour éviter un pasteur chargé de paquets.


Aziraphale manqua de s’étouffer avec le bonbon et le retira précipitamment de sa bouche afin de reprendre son souffle. Crowley se tourna vers lui, un rictus accroché aux lèvres mais ce sourire narquois s’effaça au profil d’une noue envieuse. L’ange léchait sa friandise d’une langue experte, prenant soin de ne pas la croquer d’un coup de dents trop violent. Il fit sa langue remonter jusqu’en haut de la petite canne et l’enroula avec délicatesse autour du bout recroquevillé. Ses lèvres emperlées de gouttes de salive et de sucre avaient pris une légère teinte rosacée invitant à la plus exquise des douceurs. Il plaça le bonbon dans sa bouche et en retira un bout qu’il goba dans un délicieux bruit de mastication.


Un coup de klaxon tira Crowley de pensées que vous n’oseriez même pas imaginer, et il appuya sur la pédale d’accélération, faisant atteindre au compteur kilométrique des sommets jamais atteints. Un feu tricolore se dressa entre lui et sa destination. Le démon claqua des doigts et le feu rouge passa au vert, lui attirant un regard outré de la part de son compagnon qui en oublia sa friandise.


– Crowley ! Tu n’as pas le droit !

– J’aurais pu faire pire mon ange et passer au rouge.


Cette fois-ci, Aziraphale comptait bien faire entendre raison à son compagnon en lui rappelant l’importance du code de la route. Crowley accueillait ses remarques avec indifférence et soutint que lui, contrairement aux êtres humains, n’avait jamais eu le moindre accident et n’avait jamais tué quelqu’un. La Bentley ne supportant plus leurs cris d’orfraie, décida de se mêler de cette querelle qui ne manquerait pas de s’éterniser : non contente d’avoir des goûts musicaux personnels entrant parfois en conflit avec ceux de son propriétaire, la Bentley était pourvu d’un sacré petit caractère et n’hésitait pas à s’en servir lorsqu’elle le jugeait nécessaire. Et ce jour-là, quelque peu troublée par l’odeur indéfinissable et voluptueuse s’épanouissant en son sein, la Bentley joua une musique qu’elle savait pourtant interdite.



That certain night, the night we meet,

There was magic abroad in the air

There were angels dancing at the Ritz

And a nightingale sang in Berkeley Square


Si les deux entités avaient été capables de manifester physiquement leur embarras, le visage du démon aurait pris la couleur de ses cheveux flamboyants, et la figure de l’ange n’aurait rien eu à envier au rose de ses ongles impeccables. Crowley se mit à invectiver la Bentley mais celle-ci demeura sourde à ses intimidations et avec toute la malice dont elle était capable, augmenta le volume de la chanson.


I may be right, I may be wrong

But I’m perfectly willing to swear

That when you turned and smiled at me

A nightingale sang in Berkeley Square


D’un même geste à la fois synchronisé et désaccordé, l’ange et le démon tendirent une main vers l’autoradio. Leurs doigts s’entrelacèrent.


The moon that lingered over London Town

Poor puzzled moon, he wore a frown


Crowley se tourna vers son compagnon, quittant la route des yeux pour mieux se concentrer sur le visage dont il connaissait pourtant chaque trait et dont il se plaisait à décrypter la moindre des expressions. Leurs regards s’affrontèrent avant de s’abandonner à la contemplation. Comme lors de cette nuit à nulle autre pareille. Les doigts de l’ange se replièrent autour de ceux du démon. Il admirait, sans s’en cacher, les yeux qu’il avait appris à aimer, en dépit de leur couleur trahissant sa nature infernale.


How could he know we two were so in love

The whole damn world seems upside down


Aziraphale prit une profonde inspiration, l’odeur pernicieuse s’infiltra dans ses narines et se répandit dans son corps.


The streets of town were paved in stars

It was such a romantic affair





Son cœur se gonfla d’ivresse, se remémorant des sensations expérimentées par le passé : la pression d’une main contre sa joue, un souffle légèrement aviné se mêlant au sien, des lèvres s’approchant des siennes et sa bouche, si faible, si lâche, accueillant un baiser maladroit bien volontiers. Des doigts, les siens, s’agrippant aux pans d’une chemise pour retenir l’autre et quémander une nouvelle étreinte. Le souvenir grisé par le poison infusé s’intensifia, faisant couler une sève nouvelle dans ses veines qui vint abreuver le petit bourgeon entouré de ronces acérées, prenant racine au creux de sa poitrine.


And as we kissed and said goodnight


Cette phrase lui fit le même effet qu’une pluie glaciale. Aziraphale s’arracha à l’emprise des souvenirs et retira ses doigts de la main de Crowley, la libérant de son étreinte possessive. Le démon tourna le bouton de l’autoradio et la chanson – leur chanson – mourut, remplacée par la voix de Freddie Mercury parlant d’un sujet qu’ils ne connaissaient que trop bien mais auquel ils n’osaient se confronter :


This is a tricky situation

I’ve only got myself to blame

It’s just a simple fact of life

It can happen to anyone


Crowley prit une profonde inspiration, se laissa envahir par l’odeur lascive et décida qu’ils étaient temps pour eux, de vaincre ce douloureux souvenir. Il passa sa langue sur ses lèvres devenues sèches et toussota pour attirer l’attention de l’ange. Il ralentit l’allure et la Bentley se mit à rouler à une vitesse tout à fait acceptable.


– Aziraphale.


Son compagnon leva la tête vers lui et ses yeux se mirent à effleurer chaque recoin de son visage, l’étudiant comme une énigme à déchiffrer, sans toutefois oser le regarder véritablement. Crowley employa une méthode qu’il avait découverte dans un de ces magazines qu’il parcourait en cachette et se mit à compter jusqu’à dix pour masquer sa nervosité. Le feu passa au rouge et pour une fois, il s’arrêta. Il n’aurait sans doute pas d’autre chance. Il se rappelait de la conversation qu’ils avaient eue – encore une en usant de métaphore –, dans cette même Bentley, lorsque l’ange lui avait donné le thermos rempli d’eau bénite. Cette discussion qui avait tourné au vinaigre lorsque, après le fiasco de 1941, l’ange l’avait plus ou moins accusé d’aller « trop vite pour lui ». Le démon s’inclina vers son compagnon et tout en redémarrant la voiture, approcha ses lèvres des siennes. Crowley n’avait jamais été à l’aise avec les mots parfois mensongers, il leur préférait et de loin, les actes. Il chassa la petite voix moqueuse de Kelen évoquant la chute d’un ange et celle, plus confuse, d’un Métraton les vouant lui et Aziraphale aux flammes infernales. Qu’avait-il à perdre ? Il était déjà damné et il saurait protéger son compagnon d’un semblable châtiment.


You win, you lose

It’s a chance you have to take with love

Oh yeah, I fell in love


Les yeux de l’ange s’agitaient sous l’effet de violents sentiments contradictoires. Il tentait d’échapper au pouvoir tentateur du démon dont le parfum lui chatouillait les narines. Il prit une profonde inspiration, se gorgeant de son odeur et de celle, plus diffuse, qui s’était faufilée à leur insu dans la Bentley. Il s’apprêtait à répondre à l’invitation lorsqu’il jeta un dernier regard à la route.


– Crowley ! Attention !


But now you say it’s over

And I’m falling apart


Le cri de l’ange fit voler la tentation en éclats. Le démon retrouva ses esprits et il appuya avec force sur la pédale de frein, évitant à sa Bentley de s’encastrer dans une voiture de même marque, plus récente, accompagnée d’un cortège de motards et de véhicules blindés. La vieille dame assise à l’arrière de la Bentley eut un sourire à la vue de celle de Crowley lui rappelant sa prime jeunesse. Elle leva une main gantée et adressa un petit signe au « jeune » homme roux dont la silhouette serpentine ressemblait à celle de son époux, à présent moins séduisant, aux premiers temps de leur mariage.


– Crowley, s’étrangla Aziraphale en se cramponnant à la boîte à gants, tu as failli tuer …

– Bah, l’interrompit le démon en remettant ses lunettes de soleil, ce n’est plus qu’une question d’années, alors une de plus ou de moins…


Ils observèrent le cortège quitter la rue envahie par les badauds, emportant la respectable vieille dame loin de la folie érotique ambiante s’étant emparée de la capitale.

En Bas ou En Haut ? demanda Crowley pour tenter d’échapper à cette excitation qui avait bien failli lui faire (re)commettre l’irréparable.

– Difficile à dire, répondit Aziraphale en se piquant au jeu pour dissimuler sa gêne, ils n’ont pas oublié, Là-Haut, cette histoire de pont à Paris… Les avocats du Diable auront sans doute à délibérer sur son cas.


Ils échangèrent un sourire, soulagés que cette rencontre inopinée leur ait permis de se soustraire à un acte regrettable qui aurait mis, une fois de plus, leur amitié en péril. Ils avaient passé l’un et l’autre un accord secret concernant cette certaine nuit et mettaient tout en œuvre pour s’y tenir afin de préserver ce lien auquel ils tenaient plus que tout. Ils savaient qu’ils devaient à présent, et ensemble, résoudre le mystère entourant le démon Kelen afin de retourner à l’existence, certes fragile mais plus libre, qu’ils avaient su construire depuis quelques mois. Crowley braqua son regard en direction de la route ; Aziraphale replia sa main sur son cœur frappant à grands coups contre sa poitrine. Et lorsque tout cela serait terminé, ils reprendraient leur petite danse habituelle et oublieraient, à nouveau, ce faux pas qui leur avait tant coûté.



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