Love Ineffably

Chapitre 9 : Un démon nommé Désir

4566 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 15/01/2024 01:38

Avertissement : Il s'agit du chapitre le plus "sensible" de la fanfiction. Les thèmes pouvant heurter votre sensibilité sont les suivants: évocation de nudité (pas celle de Crowley...) et un meurtre. Il est également question de désir sexuel. Une courte scène d'automutilation est également évoquée (au niveau de la main) et du sang est montré.


Sometimes I feel I've got to run away

I've got to get away

From the pain you drive into the heart of me

The love we share seems to go nowhere

And I've lost my light

For I toss and turn, I can't sleep at night

Once I ran to you (I ran)

Now I run from you

This tainted love you've given

I give you all a boy could give you

Take my tears and that's not nearly all

Tainted love (oh-oh-oh-oh)

Tainted love

Now I know I've got to run away

I've got to get away

You don't really want any more from me

To make things right you need someone to hold you tight

And you think love is to pray

But I'm sorry, I don't pray that way


Tainted Love, Soft Cell




L’odorat aiguisé de Crowley le conduisit jusqu’à la luxueuse parfumerie, où, dans un décor de bon goût, étaient exposés des parfums au prix exorbitant. Belinda observait ces merveilles olfactives sous le regard condescendant des vendeuses au teint frais et à la mise impeccable : avec son visage fatigué et ses habits couverts de poils, Belinda n’était pas une « cliente cible ». Le démon eut un élan de sympathie pour cette femme qui n’exigeait rien, excepté un peu d’attention de la part d’un mari davantage préoccupé par ses « projets » et les gambettes de sa secrétaire à serre-tête.


Une vendeuse, enveloppée dans un voile de parfum – bergamote et menthe poivrée nota Crowley –, s’approcha de lui, le sourire avenant et commercial.

– Monsieur, voulez-vous essayer notre nouvelle création Angel  ?


Le démon se saisit du flacon, ôta le bouchon, arracha le vaporisateur à l’aide de ses dents avant de porter le parfum à ses lèvres. Il le vida d’un trait avant de basculer la tête en arrière. Un rot jaillit de ses lèvres qui se changea en petite flamme en entrant au contact de l’air. Il ravala la flamme avant de rendre le flacon à la vendeuse éberluée.


– Vous direz à la personne responsable de cette hérésie que ces putains d’angelots sentent les toilettes trop bien récurées du Ritz plutôt que le patchouli !


Crowley s’éloigna dans un petit ricanement satisfait. Soudain, l’atmosphère de la boutique changea et le démon ne fut pas le seul à la percevoir. Clients et vendeuses échangèrent des petits coups d’œil inquiet tandis qu’une douce brume chargée de capiteux effluves se faufila à travers la boutique, parfumant les corps et troublant les sens. À travers ses lunettes de soleil, Crowley sentit ses yeux le démanger au fur et à mesure qu’il s’avançait dans ce brouillard tentateur. Ses narines se chargèrent d’agréables odeurs : l’essence et le cuir de sa Bentley, l’alcool et les plantes. Il ferma les yeux flirtant avec des exhalaisons encore plus délicieuses : l’ Eau de Cologne, les vieux livres et le thé tout juste versé. Le pétrichor.


Il suivit cette ligne olfactive et distingua une silhouette familière se découpant à travers la brume. Une fois le brouillard traversé, il se retrouva submergé par une vague d’odeurs associées à un certain souvenir : l’odeur des flammes et de cadavres encore chauds et surtout, cette odeur. La peau d’Aziraphale. Les lèvres d’Aziraphale. Il plaqua sa main contre son nez, luttant contre ces odeurs agressives annihilant sa méfiance et trompant sa vigilance.


– Aziraphale ? appela-t-il tout en retirant ses lunettes de soleil pour frotter ses paupières gonflées de larmes.

– Je suis là, mon cher.


Il l’aperçut, juché sur un haut tabouret derrière un comptoir, dans un coin désert de la parfumerie. Ils se trouvaient face à face dans un lieu qui n’était pas réellement la boutique, comme s’ils venaient de franchir l’un et l’autre, une autre dimension pour mieux se retrouver seuls. Tous les parfums autour d’eux étaient vides, excepté les quatre flacons posés devant l’ange.


– Bon sang, Aziraphale, à quoi tu joues !? grogna le démon en s’asseyant sur le tabouret faisant face à l’ange.

– Au plus délicieux des jeux, Crowley.


Le démon fronça les sourcils. Ce n’était pas Aziraphale : son odeur, trop prononcée, qu’elle en devenait même artificielle, ne lui appartenait pas. Cet Aziraphale-là aux lèvres gorgées de désirs n’était qu’une pâle imitation de l’ange. Crowley ne put retenir un sourire : lui savait à quoi ressemblait son compagnon lorsqu’il se laissait entraîner sur le chemin de la tentation… L’ersatz d’ Aziraphale se redressa avec lenteur, défit le nœud papillon qu’il fit glisser sur le comptoir en un mouvement de serpent dansant. Le nœud se tortilla quelques secondes avant de disparaître, emporté par une flamme. Le démon remporta son attention sur la créature lui faisant face et qui, il venait juste de le remarquer, portait la même tenue qu’Aziraphale lors d’une certaine nuit.


– Kelen, cesse ton petit jeu ridicule ! cracha le démon tentant de reprendre le contrôle sur une situation qu’il devinait périlleuse.

– Tu n’es vraiment pas drôle, soupira Kelen tout en esquissant un rictus.

Cela suffit à faire perdre ses nerfs à un Crowley déjà bien malmené. Il se pencha vers le jeune démon et l’attrapa par le col de sa chemise.

– Qu’est-ce que tu nous veux, bon sang ! Qu’est-ce que tu es venu foutre ici !?

– Mon cher, susurra Kelen en caressant sa main, surveillez un peu votre langage.

– Tu nous espionnes, c’est ça ? Qui t’a demandé de le faire et pourquoi !? À quoi rime ce maudit pari !?

– Mon cher, soupira le démon en levant les yeux au ciel, voilà une pensée tout à fait vulgaire. Si tu crois que tout cela n’est qu’un simple jeu, tu te trompes !


Kelen parvint à s’arracher à son emprise. Tout en s’écartant de Crowley, il reprit son apparence de beau martyr. Il eut un petit mouvement de tête avant de faire courir ses doigts en un geste éloquent sur le flacon se trouvant à sa gauche. Il tourna le vaporisateur vers Crowley et l’aspergea d’une brume parfumée. Celui-ci essuya les gouttes odorantes, les renifla avec précaution et reconnut arômes de mets savoureux et de vins prestigieux.


Philia… l’amitié… les bons repas partagés et les longues discussions parfois avinées. Tu en profites pas vrai, Crowley ? Tu te régales à le regarder manger et lorsque l’alcool te monte à la tête, tu peux t’imaginer que ce qui vous lie est bien plus que cette amitié à laquelle tu t’accroches depuis des millénaires !

– Nous ne sommes pas amis !

– J’ai travaillé jadis à la conception de l’Amour, tu sais ? Quand j’étais encore un ange, comme toi.

– Je suis sûr qu’ELLE adore ce que tu es devenu ! Un petit être pétri d’amour !

– Désir, le corrigea le jeune démon en perdant son sourire tout en actionnant le vaporisateur du deuxième flacon. Je ne suis que le désir.


L’odeur chassa la première, une bonne odeur de chocolat entremêlée à celle des vieux livres. L’odeur qui vous rappelle un lieu qui vous fait sentir chez vous, un lieu où vous vous sentez protégé, avec votre famille de cœur ou de sang.


– J’ai toujours été là, à rôder telle une chienne en chaleur au beau milieu des guerres et autres horreurs, dans tous ces coins où l’envie de sexe se faisait pressante, animale. Du sexe pour se perdre et oublier que demain, tout serait terminé ou pour asservir l’autre.

– Épargnons-nous le récit de tes nombreux exploits !

– Ce ne sont pas des exploits ! se défendit Kelen en crachant ces mots comme s’ils souillaient ses lèvres. Je fais ce pour quoi on m’a envoyé En-Bas dans ce lieu ignoble et puant ! Tu ne sais pas ce que ça fait, non, tu ne peux pas savoir ce que cela fait d’être regardé par toutes ces pourritures comme un morceau de viande ! Et pourtant, je peux t’assurer que cette viande qu’ils convoitent est corrompue jusqu’à l’os !


Le flacon se brisa sous la pression de sa main tremblante; le parfum, une forte odeur de détergeant, se répandit sur le comptoir, l’odeur du Paradis reconnut Crowley.


Agapè … murmura Kelen en se penchant pour s’enivrer des effluves hygiéniques. L’amour inconditionnel, celui que j’éprouvais pour ELLE… Et je l’ai trahie… alors que je n’aurais pas dû.


Il se saisit d’un bout de verre et sous les yeux horrifiés de Crowley, se dessina une profonde entaille au creux de ses doigts, arrachant sa peau comme pour dévoiler toute la corruption se dissimulant sous cette enveloppe charnelle désirable. Une odeur de charogne s’éleva dans les airs.


– Son sang, Crowley, reprit le jeune démon tout en faisant couler son sang vicié sur le parfum de javel, son sang était chaud comme les baisers que je lui donnais quand nous travaillions, ensemble, sur l’Amour. D’abord, Agapè et puis ELLE nous a confiés l’autre Amour. Eros. Et puis ce fut la fin… il se détournait de notre si beau concept pour celui de la Mort !


Le sang corrompu nimbait le parfum de petits éclats de moisissure et l’odeur devenait de plus en plus insoutenable.


– Ah, s’écria Kelen en dardant ses yeux bleus de chérubin fou sur Crowley, je lui ai offert la plus belle des morts, lui, qui l’aimait tant !


Il se saisit de la quatrième bouteille de parfum et d’un geste désordonné, empreint de frénésie, la fracassa contre le rebord du comptoir. Crowley se releva et se recula, comprenant qu’il serait bien vain de lutter contre ce démon dont la puissance semblait s’être accrue avec cet éclat de folie pure. Une nouvelle odeur se distilla dans les airs, l’odeur du Désir.


– J’avais oublié tout ça, fit son adversaire tout en se gorgeant de la fragrance lui rappelant celle de l’ange dont il fut l’amant et le meurtrier, ELLE a fait en sorte que je l’oublie quand ELLE m’a condamné. Et puis, je vous ai vus, toi et ton ange. Cette nuit-là. Oh, Crowley… Vous avez été si imprudents.

– De quelle nuit, parles-tu !?

– Le Blitz, très cher. J’avais corrompu un pasteur l’après-midi même et le soir, je rôdais dans Londres, à la recherche d’une nouvelle tentation à accomplir. La mort et l’amour n’ont toujours fait qu’un, mon cher. Et cette nuit n’a pas fait exception.


Le démon comprit alors à quoi il faisait allusion. Il ferma les yeux et ne put qu’acquiescer. Soumis à tous ces parfums capiteux et face à la vérité, il ne pouvait nier ce qui s’était passé cette nuit-là après leur petit spectacle de magie qui avait failli coûter sa peau à Aziraphale. D’abord crainte de la mort et ensuite…


– Je ne sais si je dois vous remercier ou vous détester, car c’est à partir de là que j’ai commencé à me souvenir. Les souvenirs… c’est douloureux, pas vrai, Crowley ? murmura Kelen en arrachant les petits débris de verre fichés dans sa chair. Le souvenir d’un baiser volé ou d’un dernier baiser. L’odeur du corps de l’autre et ses mots qui vous font comprendre que votre amour est voué à l’échec…

Il retira un dernier éclat de verre et se mit à tracer une paire d’ailes dans le sang tachant le comptoir .

– Le Paradis, Crowley. J’ai renoncé au Paradis et je suis devenu une charogne. J’ai été puni parce que j’avais trop aimé, moi, un ange !

– Tu n’as visiblement pas fait qu’aimer…

– J’ai tué par amour. Je l’ai tué parce qu’il m’échappait… mais aujourd’hui, j’ai compris que c’était une erreur.

Il redressa la tête.

– Je ne veux plus être une charogne. Je veux regagner la place qui aurait dû être toujours la mienne et un corps et une âme purifiés.

– Et pourquoi me mêler à toute cette histoire !?

– Sa Voix, Crowley, lorsque Sa Voix est prête à t’absoudre de tes immondes péchés, tu ne peux que l’écouter ; mais pour qu’un démon soit pardonné, un ange doit chuter. Je suis prêt à tout pour me libérer de toute cette putréfaction ! Ce petit jeu n’est que le premier acte d’un spectacle qui s’annonce grandiose !


Le jeune démon ponctua sa tirade d’un petit rire. Crowley vit avec horreur une ronce jaillir de sa blessure et remonter le long de son bras. Kelen lui adressa un dernier sourire avant de disparaître, sans emporter son cortège d’arômes. Le brouillard se dissipa et le démon vit les humains autour de lui, entièrement recouverts de parfum. Belinda se tenait dans un coin de la boutique, serrant contre sa poitrine, le cadeau destiné à sa fille. Crowley sentait le danger, imminent, mais ne savait comment l’arrêter. Les alarmes se mirent à retentir accentuant le sentiment de panique. Les humains se levèrent d’un bond et dans un mouvement confus sortirent de la boutique pour s’enfuir hors du grand magasin.


Le démon suivit la foule, tout en intervenant discrètement pour éviter aux plus fragiles d’être écrasés ou blessés. Étreint par une angoisse grandissante, il se mit à crier le nom de son compère mais son appel se perdit dans d’autres cris.


– Aziraphale ! Aziraphale ! hurlait le démon d’une voix enrouée. Aziraphale !

– Crowley !


Son compagnon parvint à s’extraire de la foule se massant dans l’escalator et le rejoignit. Ils s’apprêtaient à se diriger vers la sortie lorsque leurs regards furent attirés par une silhouette lévitant au-dessus de l’escalier automatique. Ils étaient les seuls à voir qu’un Kelen aux ailes déployées se dressait au beau milieu du grand magasin. Les humains pouvaient toutefois sentir son aura démoniaque, ce qui ne fit qu’accroître leur peur. Kelen ouvrit les yeux et son regard de chérubin s’assombrit, prenant la couleur de ce sang pleurant des stigmates recouvrant ses mains, ses pieds et son thorax. Un enchevêtrement de ronces s’échappa de ses plaies sanglantes et vint s’enrouler autour de ses jambes, de ses bras et de son sexe. Une couronne d’épines ceignait son front délicat. Il déplia ses bras dans un geste embrassant la foule, lui livrant son corps corrompu sans aucune pudeur. Les deux entités virent avec stupeur une fleur écarlate s’épanouir sur sa poitrine dénudée. Les pétales de la rose s’ouvrirent pour répandre le pollen pernicieux chargé de désirs interdits. À cet instant, il n’était plus un démon, pas davantage un ange cherchant à regagner le Paradis perdu, il était un saint perverti, un obscène martyr se vidant de son essence – le désir – pour en inonder l’humanité et la plonger avec lui, dans ses tourments et sa décomposition.


Comprenant qu’ils n’étaient pas de taille à lutter contre le démon dont la puissance surpassait la leur, les deux compagnons rejoignirent le flot des clients que les vigiles avaient grand peine à retenir. Ballotés de tous côtés, bousculés, ils parvinrent néanmoins à se faufiler jusqu’à l’entrée. Les alarmes cessèrent de résonner et les portes se bloquèrent, parant toute tentative de fuite. Crowley laissa échapper un juron et tenta de remettre l’électricité en marche mais ses efforts demeurèrent sans résultat : ses pouvoirs ne pouvaient combattre ceux de Kelen.


– Qu’est-ce qu’on va faire ? cria Aziraphale au milieu du brouhaha. Qu’est-ce que l’on peut faire ?

– Je ne sais pas, mon ange ! répondit le démon tout en protégeant une enfant qui faillit se faire projeter contre la porte.


Le rire de Kelen les fit se retourner. Le corps du démon était à présent entièrement masqué par les ronces où croissaient des fleurs écarlates. Le pollen empoisonné glissait le long de son corps et se changeait en gouttelettes formant un épais brouillard chargé d’effluves tentateurs. Peu à peu, les hurlements paniqués se turent et le mutisme des adultes et de tout être en âge de désirer devint bien plus inquiétant que les pleurs et les cris des enfants.


– Aziraphale ? murmura le démon à son compagnon dont les yeux étaient rivés à la silhouette de Kelen.


L’ange se tourna avec lenteur, sa main crispée contre son cœur douloureux. Des gouttes de parfum étaient accrochées à ses cheveux et coulaient le long de son visage, humectant ses lèvres, pénétrant ses narines, s’infiltrant en lui pour venir abreuver la fleur maligne grandissant en son sein. Il s’approcha du démon, tendant la main vers sa figure ; comprenant ses intentions, Crowley s’en saisit pour s'opposer à tout effleurement.


– Non, mon ange.


Il l’attrapa par le col de son manteau et le plaqua contre le mur afin de le protéger de la concupiscence. Aziraphale se débattait pour succomber à un désir pressant ; Crowley le retenait pour l’empêcher de commettre l’irréparable. Les mots de Kelen se gravèrent alors dans son esprit : « Pour qu’un démon soit pardonné, un ange doit chuter ». Sacrifié, plutôt. Il ne pouvait pas laisser son compagnon d’éternité être sacrifié pour permettre la rédemption – la belle affaire ! – de cet ange assassin. Aziraphale se calma. Crowley en profita pour se pencher vers lui et chercha à le rassurer alors que le chaos se déployait derrière eux. Il plaqua ses mains contre ses tempes, plaçant ses doigts contre ses oreilles pour l’empêcher d’entendre les tous premiers cris d’extase s’élevant de la foule.


Soudain, le démon sentit une main familière tâter sa poitrine. Il baissa les yeux et surprit Aziraphale caressant son torse, palpant sa peau à travers le tissu de sa chemise. La main de l’ange, celle ornée de l’anneau céleste, ne tremblait pas et, aguerrie, glissa jusqu’à sa ceinture. Le démon essaya de l’en dissuader d’une voix haletante : il avait beau être le serpent du péché originel, il lui était bien difficile de résister à la tentation. La main séductrice remonta jusqu’à son nombril et en dessina le contour.


– Mon ange… bredouilla le démon qui sentait tout sentiment de résistance l’abandonner tandis que ses narines se remplissaient à son tour des effluves diaboliques. Arrête.


La main reprit sa plaisante exploration, se moquant bien des menaces et autres supplications. Les doigts angéliques se frayèrent un chemin jusqu’à sa peau et la parcoururent de caresses. Peau contre peau. Ce simple contact mit un terme à ce combat perdu d’avance. Autour d’eux, la foule s’était changée en une horde bestiale, livrée à ses plus vils désirs et dont quelques-uns tentaient de s’extraire afin de protéger les âmes innocentes. Crowley ramena ses mains contre les joues humides de parfum et les palpèrent avec douceur. N’était-ce pas là tout ce qu’il désirait depuis cette certaine nuit ? Pourquoi résister ? Après tout, il était un démon et n’avait pas à se préoccuper de l’âme d’Aziraphale, seul devait compter son caprice. Ce désir qui l’avait conduit à vouloir stopper l’Apocalypse et à proposer la fuite à l’ange lorsque les événements s’étaient précipités. Ange, démon, peu lui importe ce qu’était Aziraphale ! À cet instant, il le voulait comme il ne l’avait jamais désiré, excepté lors de cette nuit…


– Aziraphale, murmura-t-il tout en s’inclinant vers lui, je suis désolé…


Crowley sentit les gouttes odorantes glisser le long de son visage, humectant ses lèvres d’un parfum encore plus enjôleur. Il répéta à nouveau son prénom, détachant chaque syllabe comme s’il se délectait de leur saveur contre sa langue. Aziraphale releva la tête, lui offrant la plus esquisse des visions : celles de ses yeux étincelants, ses yeux pour qui il aurait été prêt à se damner s’il ne l’était déjà pas ! Aziraphale chuchota son prénom tout en nouant ses bras autour de sa taille, l’attirant dans une étreinte. Le démon perdit la bataille. L’Amour n’était-il pas, après tout, un Concept créé par Dieu ? De quel droit me permettrais-Je de punir l’un de Mes anges pour n’avoir fait que succomber à un sentiment que J’avais inventé ?


Cette simple réflexion lui fit regagner sa raison. Lui, l’ange qui prétendait « avoir vaguement trébuché » pour justifier sa Chute, savait que J’étais un être fait de contradictions et de colères et que Je ne pourrais jamais faire preuve de clémence envers un ange qui se détournerait de Moi pour offrir son amour à un démon. Il ferma les yeux et des images confuses défilèrent dans son esprit, horribles et suffisamment puissantes pour lui ôter tout désir : celle du corps d’Aziraphale précipité du toit de la plus haute tour de la Cité d’Argent, ses ailes arrachées, ses épaules marquées au fer rouge, le feu infernal, les plumes noires jaillissant de ses plaies à vif et lui arrachant des cris douloureux. Aziraphale entraîné dans ce lieu corrompu et sale, sans intimité, qu’était l’Enfer, errant pour l’éternité dans l’infection et la crasse.


Crowley déposa ses lèvres contre le front de son compagnon avant de s’écarter de lui. Aziraphale tenta de le retenir, le suppliant de ne pas l’abandonner, lui promettant que cette fois-ci, il ne se déroberait pas à l’étreinte promise. Le démon résista à ce doux appel et secoua la tête avec résignation. Il se tourna vers Kelen dont les forces paraissaient s’amenuiser, tant il lui semblait difficile de maintenir un tel niveau de puissance.


Ragaillardi par cette pensée, Crowley se concentra sur son adversaire, leva sa main droite vers le plafond et claqua des doigts. Les détecteurs à fumée se déclenchèrent. Un rideau d’eau tomba sur la foule extatique, les lavant de ce parfum de désir, chassant les effluves vénéneux. L’eau lavait les visages, s’insinuait à travers les vêtements pour en nettoyer la peau corrompue. Kelen agita ses doigts en direction du démon, mais il avait présumé de ses forces et ne put reprendre la main sur ce combat. Crowley exécuta un petit mouvement de poignet et les portes automatiques s’ouvrirent, répandant le flot des clients emprisonnés et suffocants dans les rues. L’eau continuait de couler, emportant avec elle, les dernières traces de parfum qui vinrent se perdre dans les égouts. Kelen disparut dans un battement d’ailes furieux. Crowley se tourna vers Aziraphale. L’ange, le visage dégoulinant, fixait le bas de ses souliers et ses lèvres balbutiaient de vagues excuses entrecoupées de prières chuchotées qui M’étaient destinées. Du désir éprouvé ne subsistait qu’une profonde culpabilité…


Notes et autres blablas:


1. Le titre du chapitre est une référence à un film que j'aime tout particulièrement et qui traite de la question du désir : Un Tramway nommé désir avec un tout jeune Marlon Brando qui a popularisé le port du petit débardeur blanc. Il y a aussi une référence au titre français d'un autre film : Un poisson nommé Wanda. Pendant longtemps, j'ai cru que le titre du film était Un Poison nommé Wanda. Du désir au poison, comme vous avez pu le constater dans ce chapitre, il n'y a qu'un pas. 


2. L'histoire de l'ange Kelen est inspirée d'une nouvelle de Neil Gaiman "Les Mystères du meurtre"  qui se trouve dans son recueil Miroirs et fumée. Si vous aimez l'univers de Good omens, je ne peux que vous recommander la lecture de cette nouvelle. On a vraiment l'impression que la nouvelle pourrait tout à fait prendre place dans cet univers. 


L'apparence de Kelen dans ce chapitre, notamment lorsqu'il se livre à son grand numéro d'ange tentateur, est inspirée du "Saint-Sébastien" du peintre Guido Reni, que Oscar Wilde admirait. On reparlera d'ailleurs de Wilde dans quelques chapitres. ^^ Dans le premier flash-back.


3. Les quatre formes d'amour présentées dans ce chapitre (une seule n'est pas nommée, celle liée à l'odeur du lieu qui vous protège) s'inspirent tout simplement du concept de l'amour grec qui distingue quatre types d'amour : agapè (l'amour inconditionnel, qui dans la tradition chrétienne désigne l'amour divin), storgê (l'amour familial), Philia (l'amitié) et Eros (le désir). Mon explication est sans doute trop simple et caricaturale, il y aurait beaucoup à dire sur ce concept de l'amour, mais j'espère avoir été claire et pas trop confuse.


4 Il existe plusieurs versions de la chanson "Tainted love" mais celle de 1981 par Soft Cell et celle que j'écoute lors de l'écriture de cette fanfiction.



5 Et si vous voulez tout savoir de la représentation du Désir chez Neil Gaiman, je ne peux que vous recommander, si vous n'êtes pas trop sensible (il y a des passages assez graphiques), sa série Sandman. Je n'ai pas encore vu l'adaptation, mais j'aime l'univers poisseux, cru, un peu bordélique, rempli de références, du comics. Et le personnage principal... J'aime beaucoup son design. En vérité, j'ai un peu peur de commencer la série car je trouve que l'acteur l'incarnant est "un peu trop beau" alors que Rêve, je le préfère avec son corps émacié, son visage pâle et sa chevelure hérissée. 











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