Love Ineffably

Chapitre 10 : Mon Eternité est un Enfer

5085 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 23/01/2024 01:19

Petite précision: afin de respecter le choix de Neil Gaiman, qui utilise le "they" (pronom neutre en anglais) pour certains personnages, j'utilise l'équivalent en français "iel" pour un personnage comme Michael. C'est la première fois que j'utilise ce pronom dans l'une des histoires alors si mon emploi est incorrect, n'hésitez pas à me le signaler.


Sometimes when I'm lonely, I sit and think about him

And it hurts to remember all the good times

When I thought I could never live without him

And I wonder, does it have to be the same

Every time? When I see him, will it bring back all the pain?

Ah-ha-ha, how can I forget that name?

Look into his angel eyes

One look and you're hypnotized

He'll take your heart and you must pay the price

Look into his angel eyes

You'll think you're in paradise

Then one day you'll find out he wears a disguise

Don't look too deep into those angel eyes

Crazy 'bout his angel eyes

Angel eyes

He took my heart and now I pay the price

Look into his angel eyes

You'll think you're in paradise

Angeleyes, ABBA


La culpabilité était un sentiment ne faisant pas partie du système institutionnel qu’était l’Archange Suprême Gabriel. Pourtant, lorsqu’il regagna son bureau, il ne put s’empêcher d’éprouver une sensation honteuse lorsqu’il sentit le poids du livre dissimulé sous son pull de Noël. En s’asseyant à son bureau, il fut frappé par son manque de couleurs et surtout par son absence d’odeurs. Il n’avait jamais prêté une quelconque attention à ces détails auparavant et cela suffit à le déconcerter. Il jeta un œil à la pile de dossiers s’élevant devant lui et en ouvrit un, afin de se donner bonne conscience. Un être « à peu de choses près, parfait en tout point » ne pouvait se laisser aller aux futilités ! Il se désintéressa rapidement de sa tâche et se mit à observer les allées et venues de ses inférieurs circulant autour de son bureau : les offices des Archanges étaient en verre, de telle sorte qu’il leur était impossible de s’y réfugier ou de vaquer à des occupations autres que celles pour lesquelles ils avaient été conçus.


Gabriel fit mine de toussoter avant de se replonger dans son dossier, mais Je voyais à sa mine embarrassée que de curieuses idées lui trottaient dans la tête. À Ma grande frustration, Je fus bien incapable de les saisir. Tout en annotant l’un des feuillets, il donna un coup de coude à son pot à crayons. Il se gourmanda pour sa maladresse, se pencha pour le ramasser et en profita pour sortir le livre de dessous son pull. Il remit le pot à crayons à sa place au centimètre près, et inclina la tête vers le roman posé sur ses genoux. Il avait « emprunté » cette immonde pornographie à Aziraphale non par curiosité se défendit-il, mais pour garder un œil sur les lectures de « l’ange dysfonctionnel»


Le déchiffrage des premières lignes fut laborieux : peu habitué à laisser son esprit se laisser prendre au jeu de la fiction, Gabriel eut du mal à se laisser happer par les griffes de l’imagination. Il faillit interrompre sa découverte au bout de quelques mots mais refusant à échouer de la sorte – L’Archange Suprême n’échouait pas, il expérimentait parfois des choses qui ne marchaient pas –, il s’entêta, bien décidé à vaincre cette Jane Austen. Il persista, râlant contre les mortels et leur manie d’imaginer des choses aussi ineptes, butant sur des mots, recommençant un paragraphe, parvint à lire une page, puis une autre. La magie opéra et l’histoire s’insinua dans son esprit, lui offrant une autre vie, bien différente de celle qu’il vivait depuis sa création. Il en vint à oublier ses précieux devoirs. Et les heures qui s’écoulaient à la vitesse d’une tortue à trois pattes au Paradis, défilèrent bien plus en compagnie du roman. Emporté dans ce monde imaginaire, il n’entendit pas la porte de son bureau s’ouvrit…


– Que fais-tu donc, Gabriel ?

L’Archange Suprême referma le livre avec précipitation, au moment où Mr. Darcy confessait son amour à une Elizabeth Bennet ne partageant guère son inclination. Il dissimula le roman sous le dossier ouvert devant lui et prit une posture, mains croisées sous le menton, seyant davantage à son statut.

– Rien, voyons ! répondit-il en offrant son plus beau sourire institutionnel à Michael. J’étais occupé à …

Il jeta un rapide coup d’œil aux feuilles éparpillées devant lui.

– Cette histoire d’épidémie mondiale, brillante idée, vraiment ! Un confinement ne pourra être que bénéfique pour éviter les tentations à certaines âmes égarées.

– Certes,  reprit Michael en arborant une moue pincée, cependant, nous avons bien d’autres soucis plus pressants. As-tu envoyé quelqu’un pour enquêter sur ce qui se passe actuellement sur le continent européen ?

– Ah oui… le « petit problème », fit Gabriel en levant les yeux vers les trois écrans clignotant au-dessus de la porte de son bureau.

– Petit problème ! s’étrangla l'Archange. C’est bien pire que cela ! Il fait plus de vingt-cinq degrés à Olso, un mois de décembre ! Et les humains se livrent à des … à des …

Iel parut chercher ses mots avant de laisser tomber d’une voix aigre, comme si on venait de lui lessiver les cordes vocales à coups de détergent :

– Et les humains se livrent en toute impudicité à des actes génésiques à visée non reproductive !

– En effet, concéda Gabriel alors que sur l’un des écrans, le président qui aurait dû déclarer la guerre venait de faire livrer une cargaison de marguerites à son ennemi juré devenu maître de son cœur.

– Il n’y a plus aucune activité infernale! Nos informateurs pensent que le démon Kelen est le responsable de tout ce chaos et l’Enfer semble incapable de mettre un terme à ses agissements !

Gabriel détourna son regard des écrans et se leva d’un bond.

– Que veux-tu dire ?

– Des rumeurs prétendent qu’IL a disparu et que Belzébuth n’a pas plus aucun contrôle sur la situation ! Si cela continue, il risque d’y avoir du changement à la tête de l’Enfer et cela aura des répercussions sur nos services !


Gabriel se mit à pianoter sur le rebord de son bureau avec nervosité. Un démon se baladait à Londres, et contrairement à ce qu’il prétendait, il était au courant de la situation et avait même eu l’idée de mêler l’ange le plus incompétent de leur corporation à cette histoire. Il avait cru, quand Belzébuth lui avait demandé son aide, qu’il s’agissait d’un petit acte de rébellion de la part du démon Kelen, et qu' Aziraphale saurait s’acquitter de sa tâche sans difficulté, mais il avait eu tort. S’il ne faisait pas quelque chose, le Prince de l’Enfer risquait d’être dégradé et il se retrouverait avec un autre interlocuteur infernal, perspective ô combien fort peu réjouissante. Depuis l’échec – enfin, le non-fonctionnement – de l’Apocalypse, lui et son ennemi héréditaire avaient pris l’habitude de se rencontrer dans un charmant petit pub écossais pour discuter fin du monde et autres fléaux. Gabriel refusait de renoncer à ces petits instants loin du Paradis et autres formalités administratives.


L’Archange Suprême porta la main à ses lèvres et pour la première fois de son existence, se rongea un ongle. Michael nota ce curieux geste et songea que son supérieur, dont iel convoitait le poste depuis que celui-ci avait été créé, s’était laissé quelque peu corrompre par les drôles manies des humains lorsqu’il se rendait sur Terre. Iel retint un petit rictus et se promit d’en toucher un mot aux autres Archanges.


Gabriel laissa son ongle tranquille et essaya de retrouver un semblant d’autorité.

– Que proposes-tu ?

– Envoyons un ange à la recherche de ce démon fort peu respectueux des lois. Il lui rappellera le règlement et si toutefois il se montre récalcitrant, notre agent devra appliquer les sanctions prévues à cet effet.

– Bien, bien, excellent … marmonna Gabriel tout en ramassant les feuilles dans le dossier.

– Ariel est un choix judicieux. Il est digne de confiance et ne se laissera pas berner par un démon d’un rang inférieur.

– Ariel ? Ah oui ! Ariel ! Les belles boucles blondes !

– Ariel est chauve, laissa tomber Michael avec agacement.

– Chevelu ou chauve, quelle différence ? L’important c’est qu’il réussisse à neutraliser ce démon afin que nous puissions nous concentrer sur l’essentiel : la pandémie. Peux-tu lui donner l’ordre d’aller sur Terre ? Je dois encore mettre au point quelques détails concernant « la peste nouvelle ».


Michael accepta du bout des lèvres, un peu étonné(e) que son plan se soit déroulé sans la moindre anicroche. Ariel faisait partie de ses fidèles et il était quelque peu surprenant que Gabriel acceptât, sans broncher, sa proposition alors qu’habituellement, il préférait confier des missions d’importance aux anges qui lui étaient les plus dévoués.


Avant de quitter la porte de son bureau, iel se tourna une dernière fois vers son rival.

– A propos, Gabriel, ce pull ne respecte pas les codes vestimentaires en vigueur dans notre institution. Je te conseille d’en changer.

Iel lui sourit avant de refermer la porte en verre. Gabriel passa sa main sur son pull et lui fit retrouver, à regret, sa blancheur immaculée.


En se dirigeant vers son propre office, Michael songeait aux faiblesses qu’iel avait cru percevoir dans le système de l’Archange Suprême. Iel s’arrêta devant les larges parois de verre offrant une vue imprenable sur le Parardis. Ce lieu d’une pureté parfaite, dépourvu de vices, muet et inodore, tellement différent de cette piètre création qu’était devenue la Terre bruyante, saturée d’odeurs et dévorée par le stupre. Michael attendait la fin des temps avec une certaine impatience, car c’était le seul moyen de laver l’humanité de ses péchés. L'Archange leva les yeux vers la Cité d’Argent, là où était Mon refuge : cette tour dominant toutes les autres et du haut de laquelle, jadis, les anges déchus avaient été jetés dans les flammes de l’Enfer nouvellement créé.


Michael appuya sa main contre le verre. Iel avait assisté au jugement de ces anges renégats et les avait condamnés sans aucune pitié, sans tenir compte des contestations de certains croyant en une rébellion pour changer les choses. Parmi les condamnés se trouvait l’un de ses rivaux. Un rival bien trop curieux et dont la fabuleuse imagination l’avait terrifié(e) autant qu’elle l’avait ravi(e). Iel replia ses doigts contre la vitre. Iel connaissait l’étendue de ses pouvoirs et redoutait qu’il ne s’en servit pour obtenir sa vengeance contre ceux qui l’avaient précipité du haut de cette tour. Michael retira sa main. De quoi avait-iel peur ? C’était ridicule ! Privé de ses souvenirs angéliques, comme tous ceux devenus démons, il n’avait aucun intérêt à leur nuire. Certes, il avait œuvré pour mettre en péril l’Apocalypse tant espérée, mais ce n’était que partie remise lui avait assuré le Métatron. Ils seraient beaucoup plus vigilants quand l’heure véritable aurait sonné et ils trouveraient un moyen de le neutraliser. L'Archange leva les yeux vers le ciel. De l’ange aux pouvoirs incroyables, il ne restait rien d’autre que ces maudites étoiles.





Une fois Michael hors de vue, Gabriel referma le dossier et quitta son bureau pour rejoindre l’ascenseur. Il jeta un coup d’œil aux alentours avant de se réfugier dans la cabine. Il appuya sur le bouton menant aux étages inférieurs. La tête remplie de pensées bien confuses, il ne savait pas encore ce qu’il s’apprêtait à faire, il repensait aux odeurs qu’il avait cru sentir lorsqu’il se trouvait non loin de la boutique d’Aziraphale, une odeur qu’il avait déjà perçue lors de ses brèves escapades à Édimbourg : une odeur d’herbe fraîchement coupée, de fruits en décomposition, de sucre et d’une quatrième odeur. Indéfinissable. Il porta la main à ses narines et se tapota l’arête, cherchant à se souvenir d’une odeur semblable mais son esprit divinement supérieur n’y parvint pas. La porte de l’ascenseur s’ouvrit, l’accueillant par des effluves plus familiers : ceux du détergent tout juste vaporisé sur le sol et les murs. Il quitta l’ascenseur, trouvant plus judicieux d’emprunter l’escalier réservé aux urgences, afin d’éviter toute rencontre indésirable et les inévitables questions qui en découleraient : l’Archange Suprême ne s’aventurait jamais dans ces espaces souterrains, déléguant cette tâche ingrate à ses subalternes.


Pour atteindre l’escalier de secours, il devait tout d’abord franchir le couloir des Justes. Il s’approcha de la grande porte au-dessus de laquelle scintillait une lumière rouge et parut hésiter un instant. Il se hissa sur la pointe des pieds et regarda par la petite lucarne : ce n’était qu’un couloir après tout, et ce brave Saint-Pierre n’était pas de ceux aimant à répandre les ragots au sein des bureaux. Il n’avait pas à craindre une quelconque indiscrétion de sa part. Gabriel posa sa main sur la porte, la lueur rouge devint verte et les battants s’ouvrirent sur un interminable couloir où attendaient les Justes, assis sur des chaises en plastique, les yeux rivés à un seul écran noir projetant un décompte s’approchant du zéro tant espéré. Gabriel traversa le couloir d’un pas pressé, sans prêter la moindre attention aux pauvres hères dont les yeux avaient perdu tout éclat d’humanité. Il calqua son pas sur les notes diffusées par les haut-parleurs, celle de la Mélodie du bonheur, la seule musique autorisée au Paradis :


The hills are alive,

With the sound of music,

With songs they have sung,

For a thousand years


Tout d’un coup, une petite balle roula jusqu’à ses pieds. Gabriel la ramassa et la tint serrée entre ses doigts pour la palper, celle-ci lui parut gorgée de sentiments alors que dans ce couloir, plus aucune âme n’était censée ressentir.


– Pourriez-vous me rendre ma balle ? l’interpella une voix chevrotante. S’il vous plaît, monsieur.

La stupeur se peignit sur les traits de l’Archange Suprême lorsqu’il se tourna vers un enfant d'un sexe indéterminé, au visage encadré par d’épaisses anglaises blondes et portant une culotte courte bouffante. L’enfant lui adressa son plus beau et triste sourire, avant de lui tendre sa main aux ongles roses.

– Ma balle, monsieur.

Gabriel lui remit son bien et l’enfant le remercia du bout des lèvres tout en ramenant son trésor, l’ultime relique de sa vie terrestre ayant échappé au dépouillement lors de son arrivée au Paradis, contre sa poitrine.

– Monsieur, murmura l’enfant tout en levant ses grands yeux bleus ourlés de fins cils dorés, vais-je revoir ma maman ?


Gabriel haussa les épaules pour montrer son ignorance à ce sujet. Il n’avait jamais eu l’occasion de parler avec les Justes qui étaient – normalement – dépourvus de parole afin d’éviter toute interaction avec les employés célestes. L’Archange se détourna de l’enfant et quêta l’aide de Saint-Pierre. L’employé dévolu aux admissions, trop occupé à accueillir de nouvelles âmes, ne lui prêtait guère attention. Il consultait le dossier terrestre de la dernière arrivée – une certaine Mrs. Potter dont le cœur insensible à l’amour s’était décroché lorsqu’elle avait surpris ses honorables amies (Mrs. Paddington et Mrs. Brown) en train de se livrer à un acte « à visée non reproductive » dans le local du club de tricot de Whickber Street.


– Eh bien, répondit Gabriel en lui adressant un sourire, je suppose qu’elle doit se trouver quelque part… tout dépend de ses actions, bien entendu. Ta mère était-elle une pécheresse, mon enfant ?

– Elle n’aimait pas pêcher, répondit l’enfant.

– Très bien, tant mieux pour elle.

– Je veux voir ma maman ! répéta le petit entêté qui avait retrouvé un semblant de confiance en percevant l’embarras de l’Archange. Maintenant !

– Petit, mon petit ! Tu ne dois pas t’énerver. Tu es dans la maison de Dieu ! Tu risques de provoquer Sa colère et tu n’y tiens pas, n’est-ce pas ?

L’enfant se recroquevilla et son regard devint celui d’un tendre agneau aux aguets.

– Est-ce que Dieu va m’enfermer dans un placard comme la méchante dame ? Celle qui ressemblait à une araignée géante et qui m’a laissé mourir de faim ?


L’enfant, comme rattrapé par les souvenirs de sa vie terrestre, entama une comptine tout en se balançant d’avant en arrière sur sa chaise. Gabriel se recula de quelques pas, comprenant que quelque chose d’anormal se déroulait en ce moment même dans le couloir des Justes. Saint-Pierre poussa un petit cri : un message d’erreur était apparu sur l’écran de son ordinateur virant au bleu tandis qu’une suite de lignes défila devant ses yeux, rendant toute admission impossible. La musique s’enraya, la voix de Julie Andrews devint plus grave et sa chanson mielleuse célébrant la vie se perdit dans un murmure digne d’une oraison funèbre. Des voix se firent entendre, celles de quelques Justes, qui à l’instar du jeune enfant chantonnant retrouvaient des bribes de leur vie d’avant l’éternité. Le compteur à l’écran se figea.


Je ne savais, toute aussi perplexe que mon Archange, comment intervenir pour réparer cette erreur de fonctionnement. Rien n’était censé dysfonctionné dans Mon Paradis ! Ni le système, ni les Anges et encore moins les âmes des Justes ! Il Me fallait Me concentrer pour remettre les choses à la place qui leur avait était attribuée. J’y parvins, au bout de quelques minutes qui Me parurent une éternité. Les voix se turent, les souvenirs disparurent et les admissions purent reprendre. Le décompte reprit sa course vers le Jugement Dernier. Tout était en ordre.


Gabriel franchit les derniers mètres du couloir avec précipitation et se rendit jusqu’à l’escalier de secours. Il hésita à nouveau. N’y va pas, tentai-Je de le retenir lorsqu’il poussa la lourde porte. N’y va pas ! Mais sa volonté fut, cette fois-ci, plus forte que la Mienne. Et Je ne pus que le suivre du regard, descendre avec lui, dans les sous-sols du Paradis où se trouvaient les Archives.


La porte du local était placée sous la surveillance d’un petit ange au sourire étincelant et au regard malicieux. L’ange adressa un sourire amical à Gabriel et se leva de sa chaise en plastique tout en époussetant sa jupe plissée.

– Bonjour Archange Suprême, fit le petit ange avec un respect non feint, en quoi puis-je vous être utile ? C’est tellement rare de recevoir de la visite aux Archives !

– Bonjour… euh… Daniel ? Miguel ?

– Muriel ! fit l’ange avec enthousiasme, rassurez-vous, tout le monde oublie mon prénom ! Mais vous avez des choses bien plus importantes à faire que de le retenir !

– Rachel, reprit Gabriel qui n’avait pas écouté un traître mot du bavardage de son subalterne, je désire être seul un instant. Pourriez-vous empêcher quiconque de me déranger ?

– Compris ! répondit Muriel en esquissant un salut militaire. Ne vous inquiétez pas, personne ne vient jamais ici ! Enfin, le Métatron est venu…

Le petit ange blêmit et plaqua sa main contre sa bouche comme pour retenir ses derniers mots :

– Je n’étais pas censé le dire ! Je ne devais pas le dire ! Je n’aurais pas dû le dire !


L’Archange suprême, n’avait pas entendu cette dernière phrase et s’était éclipsé sans prendre la peine de remercier Muriel. Il entra dans le local poussiéreux où étaient entreposés divers dossiers sur des étagères métalliques. Il examina les rayonnages et tomba sur ce qu’il cherchait : un carton éventré contenant des CD-R, technologie devenue obsolète tant au Paradis que sur Terre. Un seul ordinateur se trouvait dans la pièce, une antiquité. La dernière numérisation des souvenirs des Déchus datait des années 2000, quand l’informatique avait envahi le quotidien des humains, et lorsqu’un ange avait ramené d’un petit séjour sur Terre, un exemplaire d’Encarta et un curieux petit tube portatif contenant de la musique.


Gabriel passa en revue les CD-R dont les prénoms inscrits sur des étiquettes commençaient à s’effacer, des noms appartenant à un passé révolu. Tous les souvenirs des anges déchus, de tous ceux qui avaient vraiment chuté et de ceux qui avaient vaguement trébuché, préservés de moins en moins bien à mesure que l’éternité s’écoulait. Des souvenirs d’abord mis en bouteilles, puis emprisonnés dans des papyrus avant d’être écrits sur des manuscrits, pour être ensuite imprimés sur des livres, chargés dans des disquettes avant de finir dans un CD. Leur dernier refuge, ainsi en avait décidé le département chargé de la comptabilité, car la conservation de tous ces souvenirs d’ennemis héréditaires représentait une dépense superflue. Souvenirs qui étaient destinés tôt ou tard à disparaître lorsque l’âge viendrait peu à peu grignoter les deux faces du CD.


Gabriel se retrouva avec un boîtier au nom de Raphaël et un autre, au nom de Baraqiel. Il les examina quelques secondes avant de les remettre à leur place, car son instinct lui disait que ce n’était pas ces souvenirs-là qu’il souhaitait consulter. Il ne se souvenait plus du nom angélique de cette « personne particulière » mais il sentait qu’il serait capable de le reconnaître. Il prit d’autres CD, les auscultait, cherchant à retrouver sur une étiquette, un nom qui trouverait un écho dans son esprit. Il tomba enfin sur un CD-R en tous points identique aux précédents mais portant un prénom, presque évaporé, qui lui semblait familier.


L’Archange s’installa derrière l’ordinateur et alluma l’unité centrale. La tour émit un son grésillant, imitant celui d’un modem asthmatique, avant de faire apparaître l’image d’une colline verdoyante sous un ciel bleu. L’écran se figea, laissant défiler des lignes d’erreurs. Gabriel se mit à appuyer sur toutes les touches du clavier pour tenter de résoudre le problème. L’écran eut un murmure d’agonie avant de se rallumer, cette fois-ci pour de bon. Gabriel s’apprêtait à actionner le lecteur CD lorsque celui-ci se mit à tourner, lançant le souvenir sur lequel la lecture s’était interrompue : celui d’un firmament pas encore tout à fait achevé. L’Archange reconnut Aziraphale en pleine discussion avec un ange exécutant de longs mouvements de bras comme s’il désirait embrasser la voûte céleste. Gabriel inclina la tête sur le côté, tenta de se rappeler le nom de l’ange extatique mais fut incapable de le nommer. Un détail cependant piqua son attention : le regard qu’Aziraphale, encore un Chérubin, portait sur cet ange aux yeux marron. Un regard d’admiration teinté de toute autre chose que l’Archange ne parvint pas à saisir…


L’Archange ouvrit le lecteur et en retira le CD-R qu’il déposa sans aucune précaution à côté du poste, au risque de corrompre les souvenirs qu’il contenait. Il sortit l’autre CD de sa boîte en plastique avec davantage de soin comme s’il craignait de le briser, et le plaça dans le lecteur. Il lança le logiciel et attendit quelques minutes. Le firmament fut remplacé par l’image de la Terre nouvellement conçue. Une plaine, parée de fleurs, s’étirait à perte de vue. Il vit alors une petite silhouette jaillir dans un coin de l’écran, un ange aux cheveux noirs dont la tunique était remontée jusqu’à ses genoux pâles. La petite créature courait en faisant virevolter ses ailes immaculées. Elle s’arrêta pour reprendre son souffle, se gorgeant de l’air naissant et des odeurs de la Terre, avant de reprendre sa course dans un grand éclat de rire que Gabriel regretta de ne pas pouvoir entendre – le son n’ayant pas été conservé –. Il ne put réprimer un sourire lorsqu’il vit l’ange tournoyer sur lui-même tout en exécutant de curieux moulinets à l’aide de ses mains. Un tapis fleuri poussa sous ses pieds nus, tandis qu’une abeille vint lui frôler les lèvres. L’ange accueillit ce baiser avec délice avant de reprendre sa curieuse danse à travers la nature qu’il semblait tant aimer.


Tout d’un coup, le soleil, encore nourrisson, parut se ternir et l’ange aux grands yeux noirs fut écrasé par une ombre menaçante. Gabriel sentit un curieux sentiment lui étreindre la poitrine. Il se reconnut, dressé devant l’ange en question et à la vue de sa mine renfrognée, leur conversation n’avait rien de plaisante. Son double visuel pointait un doigt accusateur vers l’ange et semblait le menacer d’une quelconque punition pour s’être livré à pareille futilité. Gabriel détourna le regard, un peu peiné pour l’ange qui était devenu Prince de l’Enfer. Il remarqua alors l’ être céleste assistant à ses réprimandes. Il se pencha pour mieux l’examiner et fut surpris de constater que sa figure était masquée par de vengeresses hachures.


SON visage, Je L’avais tronqué sur tous les CD-R se trouvant dans cette pièce, raturant SON maudit corps, M’acharnant à coups de crayons sur SA maudite figure pour que nul ne puisse s’en souvenir. J’aurais tant voulu LE faire disparaître pour de bon, exterminer jusqu’à la dernière parcelle de SON souvenir, mais J’en étais incapable. Contrairement à Mes anges, je ne pouvais M’arracher Mes souvenirs et étais condamnée à les porter en Moi, sans pouvoir M’y soustraire… Ne leur avais-Je pas offert le plus beau des cadeaux en leur permettant de pouvoir échapper au poids de la mémoire ? Pourquoi ressasser ces vieux souvenirs, Gabriel ? Que cherchais-tu donc en te perdant dans le passé d’un ange qui n’existait plus ? Je ne pus pénétrer son esprit, lorsqu’il se pencha vers l’écran pour effleurer l’image de ce qu’était jadis Belzébuth. Je ne pouvais tolérer pareil affront ! Il n’avait pas le droit de fraterniser avec un ennemi ! L’écran se pétrifia. L’ordinateur eut une toux poussiéreuse avant de s’éteindre, privant Gabriel d’une coupable image qui lui était devenue précieuse.  



Notes et autres blablas : 


1. Le titre du chapitre est inspiré d'une antique comédie française, pas très subtile, intitulée "Ma Vie est en Enfer" dans laquelle Léa (Josiane Balasko), une vieille fille solitaire, méprisée par sa mère, son patron, son psy dont elle est amoureuse, fait un pacte avec un démon (Daniel Auteuil). Le démon commence à exécuter certains de ses souhaits et cherche même à la venger de son entourage et peu à peu, ils deviennent amis. 


Je me dis que le résumé du film pourrait devenir une fanfiction AU Good Omens: imaginez un peu : Aziraphale ( un simple libraire) solitaire, ayant une relation de couple peu satisfaisante avec Mr. Brown vendeur de tapis et d'un ennui mortel, secrètement amoureux de Gabriel (un ami d'enfance qui se fiche éperdument de lui) découvre lors d'une brocante un vieux livre occulte. En le lisant, il fait apparaître un démon, Crowley, qui lui propose d'exaucer tous ses souhaits en échange de son âme... 


2. " à peu de choses près, parfait en tout point" est une citation qualifiant Mary Poppins dans le film de Walt Disney. 


3. L'enfant rencontré par Gabriel est inspiré de l'un des enfants "fantômes" gardés par l'Autre Mère dans le roman Coraline de Neil Gaiman. 



4. La Mélodie du Bonheur... Dans le livre et la série, lorsqu'Aziraphale hésite à contrecarrer l'Apocalypse, Crowley tente de le convaincre en lui énumérant tout ce qu'il perdra si le camp des anges venait à gagner ... Il achève de le convaincre en lui disant que la seule musique qu'il écoutera pour l'éternité sera celle de la Mélodie du bonheur. Film que notre ange ne semble pas porter dans son coeur (et pourtant, il y a une scène où, suite à une danse très formelle, les deux personnages se rendent compte qu'ils sont faits l'un pour l'autre...) 

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