Lettockar, tome 1 : la honte des écoles

Chapitre 16 : Murmures empoisonnés

4758 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 09/04/2022 02:12

16. Murmures empoisonnés


Kelly, John et Naomi étaient bloqués. Le Grand livre des pentacles était la clé pour réussir ce que Daniel Glover n’avait achevé que trop tard. Le pentacle qu’il avait tracé autour du vortex, celui qui devait lui permettre de finaliser son formidable enchantement, il l’avait effacé sous le coup de la rage lors de son dernier jour à Lettockar. Dans aucune partie de son journal dans les catacombes, il n’avait laissé d’esquisse, de croquis ou de quelconque indication : s’il y en avait, on les trouverait dans le grimoire sur les pentacles, ça ne faisait aucun doute. Durant des semaines, les trois compagnons retournèrent presque chaque jour à la bibliothèque, pour voir si Pourrave avait rendu le livre, mais son emplacement sur l’étagère resta désespérément vide. Ils ne pouvaient plus l’attendre davantage et n’avaient d’autre choix que de le prendre par la force en le volant à Pourrave. La grande difficulté était donc de trouver où il le gardait. Dans les serres, dans son bureau, dans sa chambre ? Des endroits auxquels ils ne pouvaient pas se rendre librement et facilement. John suggéra même de se faire punir exprès par Pourrave pour se rapprocher de ces lieux et essayer de découvrir où il avait caché le livre, mais contrairement à la plupart de ses collègues, Pepino Pourrave ne distribuait pas des sanctions à la pelle. En fait, il n’avait jamais donné une seule heure de colle de toute sa carrière : à cet élève de cinquième année qui avait pété un plomb en plein cours et dévasté plusieurs étagères à la hache il y a dix ans, il avait simplement pris la décision « d’envoyer une lettre d’avertissement à ses parents » (le garçon était orphelin). Il ne donna donc aucune occasion à Kelly et ses amis de fouiller les serres de fond en comble...


Dans leur groupe, la motivation était sérieusement en berne, et tout particulièrement celle de John…


- Ça mène à rien, toute cette histoire… grogna-t-il. En plus, ce livre, on sait même pas ce que Pourrave en a fait. Le connaissant il peut très bien l’avoir paumé ou s’en être servi pour allumer un barbecue...


Ce jour-là, Kelly, Naomi et John traînaient sans raison particulière au quatrième étage, où d’ordinaire ils n’allaient jamais. Au milieu du couloir se dressait le squelette entier d’un tyrannosaure, parfaitement reconstitué. Il était totalement immobile et tenait probablement debout grâce à la magie. Les trois amis s’étaient vaguement demandés ce que ce gigantesque bibelot faisait là, il n’était même pas décoratif. Ils avaient d’autres soucis en tête : Naomi s’efforçait de pousser John à persévérer dans leur quête.


- John, on a pas fait tout ce chemin pour rien ! Je suis sûre qu’une fois qu’on aura trouvé ce que Daniel Glover avait découvert dans Le Grand livre des pentacles...


- Non mais hé, j’en ai marre de courir après les grimoires, figurez-vous, coupa John. Et puis, pourquoi on se donne autant de mal, d’abord ?


- Mais qu’est-ce que ça veut dire, ça ?


- Que prendre tous ces risques – voler un professeur, si on se fait choper on va finir en brochettes ! - juste pour changer d’école, bah ça vaut peut-être pas le coup.


- Quoi ? Non mais, ça va pas bien de dire ça ? s’exclama Kelly, dont le visage se colora de rouge. Bien sûr que ça vaut le coup de quitter Lettockar pour Poudlard ! ajouta-t-elle en baissant la voix.


- Comment vous pouvez savoir ? Vous y êtes déjà allé, à votre Poudlard, peut-être ? rétorqua John en prenant un air hautain très inattendu de sa part.


- N… non, mais…


- Alors qu’est-ce qui prouve qu’on est pas en train de s’user pour un endroit qui, si ça se trouve, n’est même pas mieux qu’ici ?


A ces mots, il s’appuya nonchalamment sur le fémur du squelette de tyrannosaure. Alors, subitement, le fossile s’anima : il tourna son énorme tête en direction de John et ouvrit la gueule, d’où s’échappa un gigantesque rugissement, de l’ampleur de celui de toute une meute de lions réunie, qui fit trembler tout le couloir. John fit un saut d’un kilomètre en arrière en glapissant et se réfugia peureusement derrière Kelly et Naomi, pourtant tout aussi effrayées que lui. Alors que le tyrannosaure grognait toujours entre ses crocs d’un air menaçant, une porte derrière lui, que Kelly n’avait pas remarquée, s’ouvrit à la volée. McGonnadie en surgit. D’un coup de baguette magique, il lança un sortilège qui fit reprendre au dinosaure sa place initiale. En voyant ses trois élèves tétanisés, le professeur de métamorphose leva un sourcil soupçonneux.


- Encore vous ? Qu’est-ce que vous avez fait ?


- Mais… mais mais… j’ai juste touché un os du T-Rex ! gémit John, encore effaré. Et il s’est mis à me hurler dessus comme un taré ! J’y peux rien !


- Mais pourquoi tu as fait ça ? Tu voulais te le mettre dans le nez, c’est ça ? lança McGonnadie.


Kelly fut à deux doigts de lui répliquer « non, il voulait vous le mettre dans la gueule ! », mais elle fut stoppée par Naomi qui, sentant le coup venir, plaqua sa main contre sa bouche. Toutefois cette précaution fut vaine.


- Non, j’voulais vous le mettre dans la gueule ! dit John à sa place.


- Pas terrible, jugea McGonnadie. Voilà ce qui arrive quand on fait pas attention où on met les pattes ! ajouta-t-il. Quelle idée aussi, de toucher un squelette de dinosaure ensorcelé sans réfléchir !


- Mais on savait même pas que cette horreur était vivante ! intervint Kelly d’une voix forte. Quelle idée aussi, d’avoir ce truc en plein milieu du couloir !!


- On t’a sonné, toi ? dit McGonnadie avec dédain. Cette « horreur », comme tu dis, est le garde du bureau du directeur. Vous avez bien de la chance que le professeur Doubledose soit absent, il vous aurait démonté pour l’avoir réveillé sans raison !


- Le dirlo n’est pas là ? s’étonna Kelly. Mais du coup, qu’est-ce que vous faisiez dans son bureau, vous ?


Le teint de McGonnadie devint rougeâtre. Il eut l’air horriblement gêné.


- Eh bien… euh… oh et puis, de quoi je me mêle, d’abord ? répondit-il d’un ton cinglant. Maintenant, je veux du silence ! Si j’entends encore parler de vous, vous connaîtrez la joie d’être transformés en nains de jardin, comme ça vous égayerez le potager de Viagrid. C’est compris ?


Sans ajouter un mot, il leur tourna le dos et s’en alla sans cérémonie. Le silence qu’il laissa derrière lui fut extrêmement pesant. Kelly et Naomi regardèrent John droit dans les yeux, puis posèrent en même temps un regard très éloquent sur le monstrueux fossile. Leur ami soupira et dit avec mauvaise grâce :


- Bon, OK, j’ai rien dit.


A partir de là, ils continuèrent de concentrer leurs efforts sur Pourrave. Un jour, il leur fit étudier en cours de botanique les « Lincheurs », des fleurs aux énormes pétales bleues pâle. Les première année devaient apprendre comment les nourrir : c’était la principale difficulté avec ces plantes, car dès que quelque chose tombait au milieu des pétales qui leur servaient de bouche, elles se mettaient subitement à s’étirer et à essayer d’attraper la tête de la personne la plus proche avec. L’astuce consistait donc à leur envoyer des boulettes de pain avec un lance-pierre, Pourrave estimant qu’utiliser un sortilège de Lévitation « c’était vraiment pas assez fun ».


A la fin du cours, alors que Milosz Wavarum s’épuisait pour la quatrième fois à s’arracher la tête de la bouche d’un des Lincheurs, Pourrave demanda trois « volontaires » pour ramasser les bouts de pain qui avaient manqué leur cible et jonchaient les coins de la serre, sous prétexte qu’il était trop occupé pour le faire. Naturellement, seule Martoni se proposa : Pourrave sélectionna donc au hasard Kelly et Ludmilla Suarlov pour l’aider. Cela leur prit plus longtemps que prévu, car d’un côté Kelly et Martoni se bombardaient de boulettes de pain dès que l’une avait le dos tourné, et de l’autre Ludmilla s’amusait à les transformer en berlingots : en effet, depuis le début de l’année, elle s’était distinguée comme étant particulièrement douée en métamorphose (ce qui faisait entre autres que McGonnadie lui épargnait des blagues russophobes… la plupart du temps, tout du moins). Quand le sol de la serre fut nettoyé, Kelly sortit (couverte de miettes), dans l’intention de retrouver John et Naomi. En poussant la porte, elle nota avec déception qu’ils ne l’avaient pas attendue. Elle passa juste à côté de Pourrave qui, à l’entrée de la serre, était en train de discuter avec Grog, McGonnadie et Fistwick. Elle lui coula discrètement un regard de côté, et s’immobilisa net.


Il avait le Grand livre des pentacles à la main.


Elle détourna aussitôt la tête pour qu’aucun de ses professeurs ne voie qu’elle avait les yeux écarquillés. Elle qui avait prévu de marcher vers le château, elle fit un virage abrupt sur sa gauche et s’éloigna à grands pas. Suffisamment loin pour échapper à la vue des quatre directeurs de maison, afin de revenir sur ses pas et contourner les serres. Après s’être assuré que personne aux alentours ne la regardait, elle se plaqua contre le flanc de la n°2 : par chance, il y avait une haie qui faisait le tour du bâtiment, derrière laquelle elle put se cacher. Elle s’approcha discrètement des quatre professeurs, et arriva au beau milieu d’une conversation dont elle ne comprit guère le sujet :


- On pourrait aller y faire un tour ? proposa McGonnadie avec un entrain qui avait quelque chose de malsain. Ça nous sortira un peu !


- Sans moi, grogna Grog d’un air maussade. J’y suis pas allé depuis des années, et ça me manque pas. Et puis, vous croyez vraiment que le vieux va être content de voir nos gueules ?


- Pourquoi il le serait pas ? s’étonna Pourrave. On est gentils !


- Et puis, depuis quand on se soucie de son avis, à ce m’as-tu-vu ? ronchonna Fistwick.


- Il nous doit bien ça, c’est pas comme si on avait jamais rien fait pour lui… ajouta McGonnadie d’un ton suffisant.


- Ça mérite réflexion ! renchérit Pourrave. Tenez, je vais faire un tour pour bien y penser.


- Ben voyons, pour y penser… ricana ostensiblement Grog.


- N’y passe pas plus de cinq minutes, Pepino, faudrait pas que tu nous fasses une commotion cérébrale, persifla Fistwick.


- Rah, allez chier ! Les Fred Asperges, eux, au moins, ils me respectent.


A ces mots, Pourrave s’en alla, le grimoire toujours sous le bras. Kelly le vit se diriger vers la Forêt Déconseillée. Ses trois fétides compères se dispersèrent, laissant Kelly seule. Celle-ci se sentait nerveuse. Le Grand livre des pentacles était enfin à sa portée, mais elle était seule... elle n’avait pas le temps d’aller chercher Naomi et John… mais une telle occasion ne se représenterait peut-être jamais, elle ne pouvait pas la rater. C’est donc seule, une fois encore, qu’elle accomplit sa tâche en suivant Pepino Pourrave dans la Forêt Déconseillée. Il n’y avait que quelques traînards à sa lisière, avec un peu de chance, personne ne ferait attention à elle. Kelly prit un air détaché en passant près des gens, les mains dans les poches, le visage vide de toute expression qui aurait pu trahir ses intentions. Elle n’avait parcouru que quelques mètres au milieu des arbres lorsque tout à coup, quelque chose vint lui fouetter méchamment les fesses.


Clac !


Kelly poussa un cri et se retourna en sursautant. Elle vit une longue et fine branche, au bout de laquelle des feuilles formaient une espèce de main, se rétracter rapidement vers un arbre à la ramure tombante. Elle avait oublié qu’à l’entrée de la Forêt se dressaient des Saules Fesseurs. L’air outrée, elle entendit ricaner un groupe de sixième année qui traînait dans le coin. Un garçon lança même à Kelly :


- Ben quoi ? Tu devrais prendre ça pour un compliment !


Furieuse, Kelly leur adressa un doigt d’honneur, leur tourna les dos et s’enfonça dans les bois, alors que la bande d’idiots riait grassement. Il lui fallait à présent retrouver Pourrave, et au vu de la taille et la complexité de la Forêt Déconseillée, ça ne lui serait pas facile. Un peu plus loin, elle arriva dans un coin de la forêt bardé de curieuses ruches dorées, où un tonnerre de bourdonnement retentissait. Elle vit alors tourbillonner dans les airs un essaim de fées, qui avaient l’étrange particularité d’avoir toutes le crâne complètement rasé, et qui se battaient entre elles dans un combat acharné, armées de petits bâtons. Une moitié avait des ailes brunes, l’autre des ailes rouges. Kelly entendait des invectives fuser des deux côtés :


- Fascistes ! Nazillonnes !!


- Chiennasses !


- Cracmolo-gauchistes !


Les coups que les fées s’échangeaient étaient si violents que des petites gouttes de sang rose bonbon giclaient ici ou là et tombaient sur l’herbe. Kelly haussa les sourcils et passa sous elles en prenant bien soin de ne pas les regarder. Peu après, elle marcha sur un morceau de papier. Interloquée, elle le ramassa, et découvrit avec stupeur qu’il s’agissait de la moitié d’une page du chapitre I du Grand livre des Pentacles. Elle se sentit à la fois mal à l’aise en pensant que l’ouvrage que ses amis et elle convoitaient était en train d’être détérioré, et à la fois enthousiasmée car elle avait trouvé la trace de Pourrave. Effectivement, elle le retrouva à une poignée de bosquets plus loin : dieu merci, il n’avait pas parcouru une longue distance et déambulait nonchalamment dans la Forêt Déconseillée, l’air rêveur. Kelly le suivit patiemment dans son parcours, aussi silencieuse qu’une souris. Une ou deux fois, Pourrave regarda en arrière ; mais à force de se rendre en douce et à toute heure dans les catacombes de Lettockar, elle avait acquis des aptitudes dans l’art de se faire discrète et de se cacher rapidement, si bien qu’à aucun moment elle ne se fit repérer. Par la même occasion, elle découvrait un peu plus la faune et la flore de la Forêt Déconseillée, que le botaniste connaissait comme sa poche. Entre deux lièvres à dents de sabre, elle fit la connaissance des fameux Fred Asperges, des légumes coiffés de chapeaux haut-de-forme qui sortaient de terre pour faire des claquettes. Ils amusaient beaucoup Pourrave, qui, au grand dam de Kelly, s’arrêta un bon quart d’heure pour regarder leur spectacle en riant comme une otarie.


Tout à coup, à l’entrée de ce qui ressemblait à un corridor sombre enserré par la végétation, Pourrave fit une pause. Kelly s’arrêta également, derrière un buisson – elle pouvait toujours voir son professeur de botanique à travers les interstices. Ce dernier sortit alors sa baguette magique… et la pointa devant son propre visage. Il murmura une parole inaudible, et un bandeau noir surgit du néant et s’enroula autour de ses yeux. Ensuite, sous le regard interloqué de Kelly, il traversa l’étroit passage d’une démarche parfaitement sereine et régulière en sifflant joyeusement. Il finit par disparaître de son champ de vision.


Déboussolée, Kelly s’avança lentement jusqu’à l’entrée du corridor, qui consistait en une sorte d’arcade percée dans une énorme masse de ronces. Elle ne voyait que ce qu’il y avait à l’autre bout, éclairé par une lumière orangée : un escalier, grossièrement taillé dans la pierre, sans doute il y a des siècles au vu de son délabrement et de la couche de lichen qui le recouvrait. Il n’était pas très loin. Sur les côtés, elle ne distinguait rien d’autre que l’obscurité. Kelly ne savait pas ce qu’il y avait dans cette zone, mais une chose était sûre et certaine : si un sorcier comme Pourrave avait pris soin de se cacher la vue, elle ne devait rien regarder, peu importe ce qu’elle rencontrerait. Elle n’avait pas de quoi faire un bandeau comme son professeur : aussi, elle ferma les yeux aussi fort qu’elle le put, prit une grande respiration, et commença à marcher. Les mains légèrement tendues devant elle, elle avançait lentement, essayant du mieux qu’elle pouvait d’avancer droit, aussi droit qu’on pouvait le percevoir en étant aveugle.


Kelly progressait, pas à pas, dans ce lieu calme et silencieux. Elle ne rencontrait aucun obstacle… le sol était normal, aucune plante ou créature ne venait la toucher… il ne se passait rien. Elle fit encore quelques pas. Le sol sous son pied droit devint alors plus dur. Kelly comprit qu’elle marchait sur de la pierre : elle avait atteint l’escalier. Elle se sentit soulagée : quel que soit l’obstacle qui se trouvait ici, elle l’avait surmonté...


- Eh bien, petite fleur, qu’est-ce que tu fais là ?


Kelly s’immobilisa sur-le-champ. Elle faillit ouvrir les yeux pour voir à qui appartenait cette voix qui venait de résonner à ses oreilles : elle ne se retint que de justesse. Tout son corps de raidit. Qui était là ? Quelqu’un se cachait dans les fourrés ? Kelly, abasourdie, sentait son sang lui battre les tempes. Il y eut un silence, qui ne dura qu’une poignée de secondes : d’autres voix se firent alors entendre. Des voix qui chuchotaient avec douceur et élégance, dont le son évoquait des feuilles d’arbre paisiblement agitées par une brise légère et tranquille. Elles prononçaient des phrases simples, qui s’entremêlaient sans pour autant virer à la cacophonie.


- Tu es toute seule ?


- Une jolie fille comme toi n’a pas à être seule...


- Tu as peur ? Il ne faut pas avoir peur.


- Viens avec nous...


- On va t’aider, ne crains rien.


Une des voix était devenue plus grave… était-ce celle d’un homme ? Non, c’était indescriptible… ces voix transcendaient les genres… c’étaient des voix d’anges. Elles étaient onctueuses, caressantes, merveilleusement bien timbrées. En les entendant, Kelly se sentait… apaisée. Son corps se vida de toute tension, et était parcouru de fourmillements très agréables. Elle sentait que ces voix ne lui voulaient que du bien, elle qui était livrée à elle-même dans cette sombre forêt. Elle était néanmoins surprise… il y avait donc des gens qui habitaient dans la Forêt Déconseillée ? Des autochtones ? Personne n’en avait jamais parlé… pourquoi ? Ils avaient l’air pourtant si fascinants...


- On va t’aider, ne crains rien... répéta l’un d’eux.


- Tu es si jolie…


- Tu seras bien, avec nous...


Kelly sentait qu’elle devait s’approcher des voix. Elle pivota sur ses talons et fit quelques pas en direction de ces mystérieuses personnes. Elle souriait. Pourquoi se contentait-elle d’écouter ces voix ? Pourquoi ne s’ouvrait-elle pas entièrement à ces êtres de toute évidence délicieux ? Elle était stupide à rester les yeux fermés… d’ailleurs elle ne se souvenait même pas pourquoi elle s’était privée de la vue dans un endroit aussi enchanteur…


- Allez, viens... susurra la plus chaude des voix d’anges.


Enfin, Kelly ouvrit les yeux.


Elle se trouvait en face d’une créature abominable. Une chose faite de bois, de mousse et de lianes, avec une forme humanoïde, et pourtant rien ne pouvait aussi peu ressembler à un être humain. Elle avait un visage hideux aux traits tordus, des yeux exorbités aux prunelles d’un rouge vif, des mains griffues, et une chevelure de lianes qui s’était hérissée et ressemblait à présent à celle d’une gorgone, faite de serpents sifflants. Et sa bouche, béante et distendue comme celle d’un boa, garnie d’épines tranchantes en guise de crocs, exhalait un souffle rauque.


Kelly poussa un hurlement. La créature essaya de la mordre, mais la jeune fille fit de justesse un bond en arrière et sa mâchoire se referma sur du vide dans un claquement sonore. Kelly entendit le même souffle rude émettre de partout. Elle regarda tout autour d’elle, et reconnut avec horreur les créatures qui poussaient des deux côtés du corridor. Des Mandragueuses. Face à une proie qu’elles avaient réussi à attirer à elles grâce leurs pouvoirs enjôleurs, elles avait revêtu ce qui était apparemment leur véritable apparence. Leurs yeux écarlates perçaient dans la pénombre, telles des lueurs démoniaques. L’une d’elle se jeta en avant et tenta de lacérer la peau de Kelly : elle la rata et planta ses griffes dans le sol, creusant de profondes tranchées. Kelly voulut se saisir de sa baguette magique, mais elle fut fauchée par une Mandragueuse plus musclée que les autres, dont un puissant revers de main la projeta violemment en arrière et la jeta à terre. Toutes les Mandragueuses se mirent à ramper vers elle. Elles ne pouvaient pas quitter leur terreau, mais leur corps souple et élastique s’étendait très loin. Kelly se trouvait à présent en face d’une rangée de monstres feuillus totalement hystériques, dont les bouches affamées et suintantes de bave sans doute faite de sève ne demandaient qu’à la déchiqueter. Elle sortit enfin sa baguette magique d’une main si tremblante qu’elle faillit la lâcher et bredouilla une incantation :


- Lum… Lumos !


Les Mandragueuses, éblouies par le faisceau lumineux, se stoppèrent dans leur élan. Kelly agitait maladroitement sa baguette de gauche à droite pour repousser les créatures qui progressaient vers elle de chaque côté. Elle réfléchissait à toute vitesse : son malheureux sortilège ne tiendrait pas très longtemps les monstruosités à distance… l’une d’elle avait déjà repris ses esprits et s’approchait inexorablement de Kelly. Les Mandragueuses… qu’est-ce que le professeur Pourrave leur avait dit sur les Mandragueuses ?


« Si elles essayent de vous étrangler, lancez-leur un sortilège d’Arrachage instantané des cheveux... »


La Mandragueuse était toute proche. Dans un instant, elle dévorerait Kelly. Celle-ci attrapa alors une poignée des lianes qui constituaient sa chevelure et l’arracha d’un coup sec. La plante magique poussa un sifflement strident, se stoppa et se tordit de douleur. Elle parut se racornir, se rabougrir, et fut soudainement aspirée par ses propres racines. Son corps de bois se rétrécit, et la Mandragueuse fut réduite à l’état d’un mannequin végétal, échevelé et inoffensif, guère plus haut qu’un nain de jardin. Kelly avait une ouverture. Elle se releva en un éclair et sauta entre les plantes anthropophages. Elle évita par miracle leurs doigts pointus et leurs mâchoires épineuses. En quelques bonds, Kelly atteignit l’escalier au bout du couloir. Elle trébucha contre la première marche et s’étala contre le petit édifice, mais elle sut qu’elle était tirée d’affaire. Une Mandragueuse fit une dernière tentative pour lui attraper la cheville et étendit son bras aussi loin qu’elle le put, mais elle la rata d’une bonne quinzaine de centimètres. Quand elles durent admettre que Kelly leur avait échappé, les plantes magiques reprirent leur apparence de femmes séduisantes. Elles affichèrent une mine triste, et même plaintive, se comportant comme de pauvres petites choses fragiles et innocentes accablées par des torts immérités. Kelly leur tourna le dos et fuit l’horrible endroit, s’efforçant de ne rien entendre de leurs suppliques suaves et désespérées...


- Pourquoi tu t’en vas ?


- C’est dangereux, par là...


- Reviens, petite fleur...


Puis, les voix des Mandragueuses disparurent quand Kelly eut grimpé l’escalier en pierre. Elle était arrivée sur une sorte de plateau. Encore sous le choc, elle mit un genou à terre et s’appuya contre un arbre. Elle suait à grosses gouttes. Elle s’en était tirée sans dommages, mais sa plus grande crainte était que Pourrave ait entendu le vacarme… elle attendit… mais elle n’entendait guère les pas d’une personne s’approchant d’elle. Elle laissa couler suffisamment de temps pour estimer qu’elle n’avait pas été repérée. Elle se releva lentement. Mais maintenant, elle avait perdu Pourrave de vue... et vu la situation, elle ne le retrouverait jamais. Tout à coup, Kelly entendit un drôle de bruit ronronnant retentir au loin. Affolée, elle fit une cabriole et se réfugia derrière l’arbre contre lequel elle s’appuyait. Était-ce un animal ? Le bruit retentit à nouveau, plusieurs fois, avec une curieuse régularité. En écoutant plus attentivement, Kelly comprit qu’il s’agissait d’un ronflement. Stupéfaite, elle s’avança sur la pointe des pieds vers sa provenance. Au fur et à mesure qu’elle progressait, le bruit se faisait de plus en plus fort, mais tout aussi régulier. Kelly finit par se retrouver en haut d’une butte.


En contrebas, il y avait une petite clairière. Au milieu de cette clairière, il y avait un unique arbre centenaire, sur lequel poussait une grande variété de fruits : pommes, poires, cerises, prunes... Contre cet arbre, il y avait Pepino Pourrave, allongé, les mains jointes sur le ventre, qui dormait.


Il dormait, et rien d’autre. Le grimoire sur les pentacles était à côté de lui, grand ouvert. Kelly, perplexe, resta un instant à l’observer. Elle prit une pierre par terre et la lança comme une boule de pétanque, juste à côté de Pourrave. Il ne réagit pas, le bruit ne l’avait pas réveillé. Quelques secondes plus tard, une pomme de l’arbre lui tomba sur la tête, et il ne bougea pas davantage.


Kelly descendit prudemment dans la clairière. Arrivée à côté de Pourrave, elle marqua une pause, guettant une réaction du professeur. Mais rien n’advint. Alors, elle se pencha doucement et ramassa le grimoire. Elle l’examina un bref instant. Elle remarqua que d’autres pages, parmi les premières, avaient été arrachées. Ce n’est qu’en apercevant un mégot anormalement épais qui fumait légèrement, non loin de Pourrave, que Kelly comprit, affligée, à quoi elles avaient servi.


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