Lettockar, tome 2 : La Cour des Mirages

Chapitre 8 : Vol au balcon et bottes de cuir

6139 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/03/2023 18:27

8. Vol au balcon et bottes de cuir


Kelly, John et Naomi avaient sensiblement changé leur attitude en cours d’histoire de la magie. Alors qu’auparavant, c’était pour eux un moment d’un total inintérêt, ils lui accordaient à présent beaucoup d’attention, guettant toute information que Jar Jar Binns pourrait leur livrer sur les Fondateurs de Lettockar. En ce cours du mardi, les noms de deux d’entre eux leur sautèrent aux oreilles :


- En 1342, après la mort d’Imène Lalaoud, Philippe Gilluc a pris sa retraite et a quitté Lettockar pour toujours. Cette date marque la fin de l’ère des Fondateurs et l’avènement de Whilhelm Hittelburg, le premier directeur de Lettockar. Ceux qui ont eu le bonheur de fréquenter notre infirmerie, vous le connaissez déjà, son buste se situe juste au-dessus de la porte...


- Ah, le chauve, là ?


- Un très grand sorcier-docteur, de la maison Dragondebronze, issu des premiers élèves de l’école cachée. Il a consolidé les institutions de notre académie et lui a conféré une organisation qui perdure encore aujourd’hui : en cela, il a prouvé que Lettockar survivrait à ses fondateurs. Son mandat n’a toutefois pas été de tout repos : en effet, le monde magique n’a pas échappé à la peste noire qui s’est abattue sur l’Europe…


Le cours se poursuivit, et Jar Jar Binns n’évoqua plus les fondateurs.


- Ça n’a plus d’intérêt, on peut se recoucher, murmura John.


- Non non non John, c’est à ton tour de prendre les notes, aujourd’hui, affirma Kelly.


- Kelly, j’ai un aveu terrible à te faire... dit John avec l’air grave de quelqu’un qui souffre, en fait… je suis analphabète. Je peux rien prendre en notes, je suis tellement désolé...


Kelly soupira. Elle attrapa son bout de parchemin et griffonna rapidement dessus.


- Alors du coup, tu sais pas lire ça ? répliqua-t-elle à John.


Elle lui montra la feuille où elle avait écrit « trou de balle ».


Les recherches sur les Fondateurs n’étaient cependant pas la seule préoccupation de John, Kelly et Naomi en tant que nouvelles recrues de l’OASIS. En effet, leurs chefs leur avaient attribué une première mission…


- Voler un journal ?


Astrid, Peter et Pavel avaient retenu Kelly, John et Naomi après tout le reste du groupe, au terme de la réunion de l’OASIS, et leur avaient fait cette demande, à eux en particulier. Pavel s’était expliqué :


- Et oui, dénicher des nouvelles du monde extérieur, ça fait partie de nos actions régulières. Je ne sais pas pour vous, mais moi j’ai du mal à croire que tout va trait bien… Parfois, j’arrive à soutirer quelques infos à Grog, mais c’est irrégulier… donc on essaie en parallèle de capter la radio ou de se procurer des journaux. Et là, Popovicz est en rupture de stock.


- Popovicz ? avait dit Kelly. Qui c’est celui-là ?


Pavel avait souri.


- Vous avez pas encore entendu parler de Mikhaïl Popovicz ? avait-il demandé. Pourtant c’est une célébrité, à Lettockar. Il est en cinquième année à Becdeperroquet, on le surnomme « le grossiste ».


- Le « grossiste » ? avait répété John. Dites donc, c’est un peu grossophobe, comme surnom…


- Mais non, un grossiste, c’est un marchand qui vend en masse. Et justement, Mikhaïl revend tout ce qui peut exister auprès des élèves de Lettockar : bonbecs, alcool, clopes, capotes, et même journaux et magazines. Un vrai baron du marché noir. Dieu seul sait comment il se fournit…


- Ouais, et encore, là tu parles que de ce qu’il vend de « clean », Pavel, s’était amusé Peter. Astrid et moi, on le connaît parce qu’il vient aussi de l’orphelinat du Chemin de Traviole, avait-il ajouté à l’intention de ses cadets. Quand on cherche à avoir des nouvelles du monde extérieur, c’est à lui qu’on s’adresse.


- Le plupart du temps, il nous fournit La Gazette du Sorcier ou Le Canard Enchanté, mais là, il a rien depuis un mois, avait expliqué Astrid. Et on aimerait bien avoir quelques nouvelles, surtout au vu de ce qui se passe en ce moment…


- De quoi ? Qu’est-ce qui se passe en ce moment ? avait demandé Naomi, avide.


- On ne va pas répondre tout de suite à ta question, Naomi, avait annoncé Peter. On voudrait d’abord que vous réussissiez votre petite mission, et après, on vous dira tout ce qu’on sait.


Un journal de sorciers. Doubledose en possédait sans doute, mais voler le directeur était une initiative bien trop risquée. Le seul autre professeur dont il était certain qu’il lisait régulièrement le journal, c’était Suppurus Grog, puisqu’on le voyait souvent en plein cours caché derrière de grandes pages tel un détective de feuilleton policier. Kelly avait aussitôt émit la suggestion de lui en dérober un.


- C’est une bonne idée, avait reconnu Pavel. Le problème, c’est qu’on sait pas ce que Grog fait de ses journaux après les avoir lus… je l’ai jamais vu les balancer dans une corbeille ou…


- Il les garde dans son logis, avait coupé John. Quand il a fini les mots croisés, il s’en sert pour fourrer ses santiags, pour les garder bien droites.


- Beuh ! Comment tu sais ça, toi ?


- Parce que j’y suis déjà allé, dans son logis. Kelly, Naomi, vous vous souvenez de la retenue qu’il m’avait collé, l’an dernier, quand je l’avais cassé en plein cours ?


- Comment l’oublier ? avait dit Kelly d’une voix rêveuse.


Lors d’un cours il y a un an, quand Grog avait menacé Kelly et Naomi d’une corvée de balai, John lui avait demandé s’il était de « corvée de râteau » après que le maître des potions s’en soit pris un magistral par une ancienne élève. Outré, Grog lui avait infligé une retenue à 23 heures, durant laquelle il avait dû brosser la collection de santiags du professeur. Quand il leur eut raconté l’histoire, les trois chefs de l’OASIS avaient éclaté de rire.


- J’étais pas du tout au courant de cette histoire de journaux dans les santiags ! s’était étonné Pavel. Pourtant, qu’est-ce qu’il a pu me bassiner avec ses foutues godasses...


- Et bien, maintenant tu le sais, t’as plus qu’à demander à Grog de te passer un vieux journal, avait proposé John. Il refusera rien à son cher préfet, non ?


- Grog est peut-être un beauf, mais il n’est pas idiot, avait contré Pavel. Il devinera que c’est toi qui m’a révélé qu’il gardait ses journaux dans ses bottes, et il comprendra qu’il y a anguille sous roche. Non, il vaut mieux ne pas lui mettre la puce à l’oreille… et après tout, c’est vous qu’on a investi de cette mission, il va falloir vous débrouiller sans notre aide ! Eh oui, être dans l’OASIS, ça se mérite ! avait-il conclu, avec un sourire légèrement narquois.


Aussi, cela faisait plusieurs jours que Kelly, John et Naomi avaient réfléchi à un moyen de se rendre en douce dans l’appartement de Suppurus Grog au quatrième étage, pour fouiller sa collection de santiags et récupérer un journal. En cette fin de mardi, les deuxième année avaient cours de botanique. Ils venaient de terminer le cours sur l’Alihosty, ils entamaient à présent un projet sur le long terme : la culture du Wiggentree, une espèce de sorbier qui avait la réputation d’offrir une protection contre les créatures maléfiques à quiconque touchait son tronc. A l’heure actuelle, ils se résumaient à de petites boutures flétries, qui poussaient dans un terreau sableux farci de fumier de Veracrasse. Les élèves, équipés de pince-nez qui parvenaient à peine à bloquer les odeurs pestilentielles, étaient occupés à empoter les Wiggentree quand soudain, ils entendirent un drôle de bruit, qui ressemblait à des gouttes de pluie tombant sur des fenêtres. Ils se tournèrent tous et virent, à travers les vitres blanches opaques, de petites ombres s’agglutiner en masse, dans un intense bruit de fourmillement, à l’extérieur. Stupéfaits, les élèves se précipitèrent pour se hisser au niveau des fenêtres en hauteur ouvertes à l’italienne. Ils virent alors ce qui se massait contre la serre : d’étranges petites créatures, qui ressemblaient à des phasmes constituées de brindilles vertes et de branchettes. Apparemment furieuses, elles tambourinaient avec force contre les fines parois de la serre de leurs petites mains de bois, en poussant des cris aigus.


Le professeur Pourrave, alarmé, arriva du fond de la serre et grimpa sur une table pour voir ce qui se passait dehors.


- Ah zut, ils ont retrouvé ma trace ! s’exclama-t-il avec anxiété.


- Mais professeur, qu’est-ce que c’est que ces trucs ? demanda Nadine Hapoil.


- Pas des trucs, des Botrucs ! Des créatures magiques végétales qui gardent les arbres qui servent à la fabrication des baguettes magiques. Y’en a une colonie aux confins de la Forêt Déconseillée. Je crois qu’ils ont pas apprécié que je scie une racine de leur arbre-mère, l’autre jour...


Les Botrucs assiégeaient littéralement la serre n°2. Ils étaient si nombreux qu’ils l’encerclaient complètement. L’un d’eux réussit à se glisser à l’intérieur et se mit à caracoler dans tous les sens en brandissant ses petits doigts pointus. Pourrave l’immobilisa à l’aide d’un Maléfice du Saucisson.


- On a pas des œufs de fée à leur lancer ? dit-il. Ah non c’est vrai, j’ai tout utilisé pour mon omelette hier.


- Et si on y foutait le feu ? proposa Mercedes en faisant tournoyer sa baguette.


- Ah non, ça c’est une très mauvaise idée ! intervint vivement Kelly.


- Oui, j’approuve Powder, pour une fois ! ajouta Martoni.


L’armée de Botrucs commençait à escalader la serre. Les élèves fermèrent aussitôt les fenêtres, tout en sachant qu’ils ne faisaient que gagner du temps et qu’ils n’avaient pas de solution pour les repousser. Pourrave s’entoura alors la tête d’un bandana jaune canari et s’écria d’un ton théâtral :


- Ils nous auront pas, camarades ! No pasaran ! Lettockar ou la mort !


- Pepino, qu’est-ce qui se passe ? D’où ils sortent, tous ces Botrucs ?


Une grosse voix rocailleuse venait de crier depuis l’extérieur de la serre. Une ombre beaucoup plus massive que les Botrucs se dessinait à travers la porte.


- Niger ! s’écria Pourrave, plein d’espoir. Aide-nous, il y a un moyen de neutraliser ces Botrucs ! Tu te souviens de mon sac enchanté ?


- Celui dont on s’est servi contre les souris-dragons ? dit Doubledose, qui donnait des coups de pied aux petites choses en bougonnant des jurons.


- Je l’ai oublié dans ma chambre, il faut que tu ailles le chercher !


- Dans ta chambre ? Mais qu’est-ce qu’il fout dans ta… ? Oh et puis merde. Bougez pas !


- Où vous voulez qu’on aille ? lui cria Kelly, exaspérée.


Les deuxième année restèrent confinés avec Pourrave à l’intérieur de la serre pendant de longues minutes, attendant avec appréhension le retour du directeur. D’autres Botrucs avaient réussi à passer, dont un qui avait mordu la cheville de Kelly. Tout à coup, ils entendirent un bruit d’aspirateur retentir au dehors. Alors les ombres des Botrucs couinant disparurent une à une, tirées en arrière. Puis, quand il n’y en eut plus un seul et que le calme fut revenu, Doubledose entra dans la serre. Dans une main, il tenait sa baguette magique, et dans l’autre, un grand sac en toile qui remuait légèrement. Les élèves lâchèrent tous un grand soupir de soulagement.


- Va falloir arrêter de tout le temps compter sur moi pour te sauver la mise, Pepino, déclara Doubledose avec mauvaise humeur après qu’on lui eut raconté l’histoire. J’en ai marre de torcher le cul à un gosse de 38 ans qui veut se fabriquer un arc avec l’arbre-mère des Botrucs.


- Mais c’était pas pour moi ! récusa le botaniste. Je voulais en faire cadeau à Cadillac...


- Une Cadillac ? s’étonna un Becdeperroquet. Vous faites des cadeaux à votre bagnole ? Et du bois en plus ?


- Non, non, Cadillac, ma sœur !


- Votre s… quoi ?


- On est 7 frères et sœurs dans ma famille, expliqua Pourrave. Malasuerte, Mikrofon, Pepino, Flaggermus, Octogonos, Cadillac et Gérard. Ouais, je sais, il a un prénom un peu bizarre.


- Vous comprenez donc tous pourquoi votre professeur de botanique porte un tel blase, commenta Doubledose d’une voix narquoise. Ses parents étaient très… créatifs...


- Vous trouvez que c’est mieux, « Niger » ? lui lança John, courroucé. Chez moi, c’est un peu méga-tendancieux…


- Ah, mais Niger, c'est un surnom, répondit le directeur avec un grand sourire. Mon vrai prénom, c'est Nigel. Mais quand j'étais élève, un connard redneck de ma classe m'appelait « Nigger » parce que j'écoutais de la « musique de nègre ». Mais comme j'en étais fier, j’ai gardé le titre. Par ailleurs, ça te fera 20 points de moins pour l’insolence, p’tit con.


- Mais pourquoi avec un seul g, alors ? demanda Gudrun.


- Si vous aviez connu le loustic, vous vous seriez pas attendus à ce qu’il soit foutu de l’écrire correctement…


Tout à coup, Pourrave prit John et Cyprien Ouedraogo, un élève burkinabé à PatrickSébastos, par les épaules, et s’adressa avec fougue à son supérieur :


- Arrête un peu de te la jouer, Niger. Tu sais, y’a rien qui nous énerve plus, mes frères blacks et moi, qu’un blanc qui essaie de se faire passer pour un des nôtres !


- Professeur, par pitié, arrêtez… gémirent John et Cyprien, morts d’embarras.


- Qu’est-ce que vous allez faire des Botrucs ? demanda Naomi.


- J’vais les donner à Viagrid, il va s’en occuper, répondit Doubledose.


- Oh non monsieur le directeur, c’est cruel, ils ne méritent pas ça…


- C’est ça ou la broyeuse, répliqua le chef d’établissement. Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse, que je les recueille et que je les mette dans une boîte avec du coton ? Suis pas un pigeon, moi, y’a pas marqué Dumbledore, là, dit-il en se tapotant le front.


- Comme si tu pouvais te comparer à lui… murmura Kelly entre ses dents.


- Un commentaire, Powder ? lui lança le directeur d’un ton glacial.


- Non, grommela-t-elle.


- Niger, respecte un peu Dumbledore, intervint Pourrave avec aplomb. C’est le plus puissant sorcier du monde après Gilderoy Lockhart !


- Qui ça ? lâcha Kelly, ahurie.


- Laisse tomber, soupira Doubledose en se massant une tempe du bout des doigts. Allez les mioches, vous en avez suffisamment entendu pour aujourd’hui. Allez jouer.


Ils ne se firent pas prier. Les deuxième année quittèrent la serre une demi-heure avant la fin du cours, et les trois inséparables se baladèrent instinctivement vers le flanc gauche du château. Kelly pensait aux noms des frères et sœurs de Pourrave, aucun d’entre eux n’avaient l’air d’être de la même origine. Mais où donc cette famille, sans doute de timbrés, avait-elle vu le jour ?


- Eh, regardez, dit soudainement John en levant le bras.


Kelly et Naomi levèrent la tête. John montrait du doigt ce qu’ils savaient être le balcon du logis du professeur Grog. A travers les barreaux de pierre, on voyait des paires de bottes de cuir soigneusement alignées.


John, Naomi et Kelly restèrent immobiles pendant quelques secondes. Puis, Kelly déclara d’une voix dure et déterminée :


- On y va. Tout le monde à son poste.


A ces mots, elle tourna sur ses talons et fila à toute jambes vers le stade de Crève-Ball. Là-bas, devait chercher son balai. Elle n’avait pas une minute à perdre.


Les seules fois où la collection de santiags de Grog était à la portée d’un intrus, c’était lorsqu’il les mettait à sécher sur le balcon de son appartement après les avoir cirées. Appartement que le maître des potions scellait à l’aide de solides enchantements : alors le seul moyen d’accéder à son balcon, c’était par l’extérieur. En prenant son balai dans le placard de Dragondebronze, Kelly repassa dans sa tête le plan qu’ils avaient élaboré à l’avance. Naomi et elle devaient s’envoler très vite et se poser sur le balcon de Grog et fouiller les bottes une par une avant qu’il ne revienne, pendant que John se postait en sentinelle à l’intérieur du château. Si leurs souvenirs étaient bons, Grog donnait en ce moment un cours aux cinquième année : ils avaient donc du temps pour agir. Kelly quitta le stade, marchant d’un pas vif – courir aurait attiré l’attention aux alentours - , son Nimbus 95 sous le bras. Elle revint à l’endroit où elle avait laissé ses amis. John était déjà parti, et Naomi l’attendait, l’anxiété visible sur son visage.


- C’est bon, j’ai fait le tour, il n’y a personne, chuchota-t-elle. On peut y aller.


Les deux amies enfourchèrent le balai et Kelly frappa le sol de son talon. C’était la première fois qu’elle prenait un passager, elle espérait que ça n’était pas trop dur de voler comme ça. Elles s’élevèrent dans les airs sur quelques mètres. Le Brossdur 5 était plus lent et plus difficile à manœuvrer, mais il volait quand même ; alors, Kelly tira sur le manche et monta en chandelle vers le château. En approchant du balcon de Grog, elle sentait ses avant-bras trembler légèrement, mais elle ne dévia pas de sa trajectoire. Ce n’était pas le moment de se dégonfler.


Kelly et Naomi se posèrent délicatement sur un étroit coin libre du balcon. Les bottes de cuir étaient là, minutieusement alignées, luisantes de cirage. Il y avait une dizaine de paires, noires, brunes, beiges, rouge carmin, parfois avec des éperons ou sillonnées de motifs. John ne voulait plus les voir, lui qui avait passé des heures à les astiquer avec une brosse à dent : alors, il s’était attribué la charge de faire le guet dans les escaliers qui menaient des cachots au quatrième étage. De là, il pourrait voir si Grog arrivait soudainement ; ils devaient leur envoyer un signal dans ce cas de figure.


Kelly et Naomi entreprirent de retirer les papiers froissés des santiags et de les examiner un à un. Chaque journal avait une page soigneusement découpée, là où se situait les mots croisés de la semaine. Il y avait un ou deux exemplaires de La Gazette du Sorcier, du reste Grog lisait principalement un journal allemand nommé Le bleu de presse. Le geste était toujours le même : les filles dépliaient le journal, regardaient la date en haut à gauche, avant de le remettre précautionneusement dans la botte qui ne devaient pas bouger d’un centimètre : elles ne devaient laisser aucune erreur trahissant leur passage. Elles cherchaient un exemplaire datant de moins d’un mois. Cependant, il s’agissait de vieilles éditions…


- 16 juin 1994… mais comment il peut garder des trucs aussi vieux ? marmonna Kelly en bourrant amèrement un exemplaire dans une santiag couvertes d’étoiles criardes.


- J’ai 24 mai 1995 ? dit Naomi. C’est le plus récent qu’on ait trouvé…


- Non, même ça c’est trop vieux, l’OASIS n’apprendra sans doute rien là-dedans….


Tout à coup, elles entendirent une voix crier depuis un mâchicoulis deux étages en-dessous.


- HEY ! J’AI CHOPÉ UN MERLIN CHROMATIQUE EN CARTE DE CHOCOGRENOUILLE ! JE L’ÉCHANGE CONTRE UN SLIP ! hurla John à plein poumons.


- De quoi ?! s’écrièrent plusieurs personnes qui déambulaient dans le parc.


C’était le signal. Grog était en chemin.


Kelly était en train de déplier un journal ; elle le fourra précipitamment dans une santiag rouge, qu’elle remit en place d’une main tremblante. Elle était tellement nerveuse qu’au passage, elle s’écorcha le doigt sur l’éperon. Elle réalisait une chose. Avec John, ils avaient prévu un système d’alarme pour prévenir d’une éventuelle arrivée de Grog, mais ils n’avaient absolument pas prévu quoi faire au cas où ça se produirait. Elle réfléchit à toute vitesse. Naomi et elle pouvaient partir sur-le-champ le plus loin possible et elles ne se feraient pas pincer… mais elles n’avaient pas encore le journal qu’il leur fallait… et si Grog retirait ses bottes, leur tentative tombait à l’eau… et peut-être même ne les remettrait-il jamais sur le balcon ?


- Kelly ! Je… vite, prend ton balai, j’ai… j’ai une idée ! chuchota alors Naomi.


Kelly fut désarçonnée une seconde, puis elle ramassa maladroitement son Brossdur qu’elle enfourcha, le cœur battant. Alors qu’elle se plaçait derrière elle, Naomi sortit quelque chose de sa poche et le laissa tomber par terre.


- Maintenant, cache-nous sous le balcon ! ordonna-t-elle d’une voix qui partait dans les aigus.


Kelly tapa du pied et les fit décoller. En descendant lentement, elle entendit Naomi prononcer une incantation qu’elle ne comprit pas. Elle effectua un sec virage à gauche, et à la seconde même où les filles s’étaient cachées sous le balcon, plaquées contre le rempart du château, elles entendirent la porte s’ouvrir à la volée et Grog beugler :


- QUI EST LA ? HAUT LES MAINS ! BAS LES COUILLES !


Kelly s’efforça de ne faire aucun bruit, de respirer le plus faiblement possible et de ne pas bouger d’un millimètre. Les mains de Naomi, qui empoignaient les hanches de Kelly, grelottaient avec force. Pendant une dizaine de secondes, il ne se passa rien d’autre que les grommellements et les bruits de pas du maître des potions. Pourvu qu’il ne regarde pas sous son balcon, pourvu qu’il ne regarde pas sous son balcon…


Lorsque soudain, Kelly entendit Grog émettre une exclamation mi-surprise, mi-soulagée.


- Nom d’un moule à gaufre bleue, mon p’tit bonhomme, dit-il à voix haute, mon sortilège Anti-intrusion est un peu trop puissant pour qu’il se soit déclenché pour un simple Botruc comme toi…


Kelly eut un moment de tétanisation qui n’avait rien à voir avec la nécessité d’être discrète. Un Botruc ??


La porte-fenêtre de l’appartement se referma. Kelly et Naomi attendirent une bonne minute, toujours en silence ; puis, jugeant que le danger était écarté, Kelly les ramena sur le balcon en quelques mouvements de balai. Elle mit pied à terre et s’adressa à Naomi :


- Tu m’expliques ?


- Le machin que j’ai laissé sur le balcon, c’est le Botruc qui avait réussi à entrer dans la serre, tout à l’heure ! expliqua Naomi, radieuse et fière d’elle. Tu sais, celui que Pourrave avait immobilisé ? Je l’ai ramassé avant que Doubledose ne le capture, et je l’ai gardé dans ma poche. Dommage, je le trouvais mignon.


- Tu m’étonneras toujours, Mimi, dit Kelly avec un sourire médusé.


Elles reprirent leur prospection, en toute hâte. Rien ne prouvait que Grog n’avait pas posé un autre sortilège de protection…


- Tiens, là, 15 novembre 1995 ! s’exclama Kelly après avoir fouillé une botte très laide ornée d’un taureau en fils argentés.


- Ça ira très bien, on s’en va ! répondit Naomi en lui prenant le journal.


Kelly glissa à la place un vieil exemplaire de La Gazette du Sorcier, issu des archives de l’OASIS et fourni par Peter. Grog ne vérifierait probablement pas. Elles prirent le balai pour la troisième fois, et pour de bon ; elles se hâtèrent de mettre le plus de distance possible entre le balcon aux santiags et elles. Elles atterrirent à l’abri des regards, puis rentrèrent dans le château en prenant leur plus bel air innocent. Elles filèrent retrouver John dans les escaliers. Sur place, elles découvrirent avec surprise le professeur Fistwick en train de parler à John, qui roulait des yeux. En les voyant arriver, le professeur de sortilèges leur lança sèchement :


- Dites donc vous deux, vous devriez mieux vous occuper de votre pote, parce qu’avoir un tel besoin de se faire remarquer à cet âge, c’est affreusement triste. Ebay, travaille ton charisme au lieu de jouer au chauffeur de salle, sinon tu finiras déguisé en Dingo à Disneyland.


Sans les laisser répondre, il partit sans cérémonie de sa démarche claudicante. Clac, clac, clac. John soupira bruyamment.


- Alors ? demanda-t-il à voix basse quand Fistwick eut disparu.


- Mission accomplie ! chuchota Kelly. Venez, on va le mettre en sécurité dans la Cour des Mirages, ensuite on ira en parler aux boss.


Mais alors qu’ils empruntaient l’escalier, ils eurent à peine le temps de faire quelque mètres qu’ils tombèrent nez à nez avec Martoni et Stephen Borntobewaïld. Les cinq jeunes sorciers se figèrent aussitôt. Il y eut un silence. Kelly et Martoni se toisaient d’un air hostile, chacune cherchant une réplique cinglante à envoyer à l’autre. Martoni baissa légèrement les yeux, puis fronça soudainement les sourcils. Kelly se rendit alors compte qu’elle n’avait pas été remettre son Brossdur à sa place et qu’elle le tenait toujours, alors qu’elle se trouvait à l’intérieur du château. Un frisson lui parcourut la nuque. Elle n’avait aucune raison d’avoir un balai à la main en cet instant... Elle parvint à garder une expression impassible tandis que John, Naomi et elle reprenaient leur route sans dire un mot. Cependant, elle devina que derrière eux, Martoni les suivait du regard…


Ils grimpèrent au troisième étage. Ils y virent avec inquiétude la silhouette immense de Viagrid, mais heureusement, le garde-chasse était occupé à tenter en vain de chausser des patins de la taille d’un paillasson à la place de ses bottes crottées, sous l’œil sévère de Madame Freyjard. Ils purent donc se faufiler tranquillement dans l’étroite artère qui menait à la Cour des Mirages : mais avant même qu’ils aient pu donner à boire au chameau sur le portrait, celui-ci s’ouvrit devant eux. Peter apparut dans l’embrasure, tout sourire, les mains derrière le dos.


- Bien joué, les jeunes, déclara-t-il.


Kelly s’immobilisa, le bras inutilement tendu et les yeux aussi écarquillés que ceux de John et Naomi. Le sourire de Peter s’élargit devant leur air abasourdi. Il s’écarta et s’inclina poliment tandis que les jeunes recrues entraient dans la Cour. En dehors de lui, il n’y avait que Pavel et Astrid. Le premier était absolument rayonnant, la deuxième restait très solennelle.


- Vous… vous nous attendiez ? demanda John.


- Figure-toi qu’on t’a entendu gueuler comme un ahuri à travers la fenêtre, expliqua Pavel en riant. On trouvé ça un peu trop improbable pour que ça soit un hasard : on a flairé que tu aidais quelqu’un à faire un coup en douce…


- Et du coup, on s’est réunis dans la cour pour vous attendre, termina Astrid.


- Avouez que c’est plutôt classe, non ? fanfaronna Peter. En tout cas, c’est excellent, on aurait pas mieux fait à votre âge. Moi, quand j’ai essayé d’entrer dans le laboratoire de Fistwick, je me suis fait attraper en quelque secondes… j’ai passé huit heures à promener la Kagoule en laisse pour la contenir. Enfin, c’est plutôt elle qui m’a promené en laisse. Bon bref, vous voulez bien nous montrer votre butin ?


Naomi leur donna fièrement le journal de Grog. Quelques instants plus tard, Astrid était en train de l’éplucher, devant ses compagnons au taquet.


- Alors, alors ? demanda Kelly, qui espérait que leurs efforts valaient le coup.


- Ils parlent surtout de l’élection du prochain Ministre de la Magie allemand, répondit-elle. Je vais regarder dans les actualités internationales…


Elles tourna quelques pages. Un article attira son attention :


- Ah ? Écoutez ça, c’est intéressant : « Sommet de la Confédération Internationale des Mages et Sorciers. La CIMS s’apprête à se réunir à Vienne le 10 décembre prochain. Il s’agira de son premier congrès depuis qu’Albus Dumbledore a été démis de sa fonction de Manitou suprême en même temps que celle de président-sorcier du Magenmagot suite à ses déclarations lunaires concernant un retour de Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom parmi nous. Déclarations qui ont profondément divisé la Confédération, à l’image de toute la communauté magique anglaise… »


Astrid s’interrompit et leva les yeux. Peter et Pavel étaient sereins, en revanche, Kelly, John et Naomi sentirent leurs entrailles se glacer. Le souvenir de leur premier cours d’histoire de la magie leur revint en pleine face, lorsqu’ils avaient entendu parler pour la première fois du plus terrible mage noir de tous les temps…


- Un retour de Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom ? éructa Naomi.


- Ça recoupe les informations qu’on a réuni ces derniers temps, dit Pavel. Cela fait plusieurs mois qu’Albus Dumbledore et Harry Potter… vous vous souvenez de qui est Harry Potter ?


- Oui…


- Très bien. Et bien, ils ont déclaré – je crois que c’était l’été dernier - que Harry Potter avait assisté à la résurrection de Lord Voldemort, après le Tournoi des Trois Sorciers. Voldemort aurait retrouvé tous ses pouvoirs et serait de nouveau en activité, faisant suite à plusieurs meurtres et disparitions de sorciers l’an dernier.


- Attendez… on a vu tout ça ! s’exclama Kelly. Le Tournoi des Trois Sorciers, on y était, même qu’on l’a vu, Harry Potter !


- Oh ? Racontez-nous ça !


Bien que les chefs de l’OASIS aient eu vent de leur escapade à Poudlard de Kelly et ses amis, ils n’en connaissaient pas tous les détails ; aussi ils furent sidérés par la description de Harry Potter arrivant devant la foule au milieu d’une explosion de lumière bleue, portant un cadavre dans ses bras. En retour, ils leur expliquèrent que le Ministère de la magie britannique, et la plupart de leurs compatriotes, rejetaient en bloc les affirmations de Potter et Dumbledore. Qu’ils refusaient de croire que Lord Voldemort était revenu à la vie, qu’ils étaient persuadés que Dumbledore racontait des mensonges en vue de semer la panique au sein de la population. Et qu’à cause de son entêtement, le Ministère avait décidé de lui retirer certains de ses titres, sous des prétextes complètement fallacieux, qui dissimulaient la peur de Cornélius Grunge - « c’est bien ça ? Oh, peu importe » - de voir son régime déstabilisé…


- Alors le professeur Dumbledore ET Harry Potter lui-même déclarent que Voldemort est de retour, et ils ne les croient pas ? s’indigna Naomi. Mais qu’est-ce qu’il leur faut de plus ?


- Vous avez encore beaucoup de choses à apprendre sur les hommes politiques, les jeunes, déclara sombrement Peter. Non seulement ils ne les croient pas parce que ça n’arrange pas leurs affaires, mais ils font absolument tout pour décrédibiliser Potter, Dumbledore et tous ceux qui les croient dans la presse. On a lu des articles assez édifiants dans La Gazette du Sorcier : ils essaient de faire passer Potter pour un illuminé qui raconte des histoires à dormir debout, et Dumbledore pour un vieux sénile qui voit des gens qui sont morts…


- Mais il est pas sénile du tout ! intervint John. On l’a rencontré y’a même pas six mois, nous, et il a toute sa tête, on peut vous l’assurer.


- Si Dumbledore dit que Voldemort est revenu, c’est qu’il est revenu, décréta catégoriquement Kelly. Il y a vraiment personne pour le soutenir ?


- Quelques-uns, dit Astrid. Tiens, là, ils en parlent un peu : l’exclusion du professeur Dumbledore de ce congrès n’est pas sans susciter de controverses quand on sait que cette réunion a précisément lieu l’année du 50e anniversaire de sa victoire sur Gellert Grindelwald en 1945. D’éminents membres de la Confédération, comme son ami Vitali Daroumachev - tiens, c’est le directeur de Koldovstoretz, l’école russe -, ou Milicent Bagnold déclarent que les prises de position d’Albus Dumbledore ne justifient en aucun cas une « éviction aussi abjecte »… m’enfin bon, c’est léger et le ministère doit s’en contrefoutre, de toute manière.


Kelly était scandalisée. Elle ne revenait pas de cette mascarade, cet odieux lynchage du professeur Dumbledore mené par de minables politiciens carriéristes. Maintenant tout le monde le prenait pour un fou… même un journal étranger, censé être neutre, qualifiait ses propos de « lunaires ». En parlant de propos lunaires... elle se souvint que dès ce fameux premier cours, Jar Jar Binns avait manifesté des doutes sur la mort du Seigneur des Ténèbres, thèse à laquelle la plupart des sorciers adhéraient. Et dans la foulée, elle se souvint aussi du moment où Dumbledore avait retenu Doubledose en privé dans son bureau, après que John, Naomi et elle soient retournés à Lettockar par la Poudre de Cheminette…


- Et ici, qu’est-ce qu’ils en pensent ? demanda-t-elle.


- Eh bien… il faut croire qu’ils ont eu un sursaut de bon sens. Doubledose a choisi de se ranger derrière Dumbledore, révéla Pavel. Il croit au retour de Vous-Savez-Qui et il soutient le vieux, et du coup, tous les profs aussi, même si « ça leur pète bien les couilles », pour reprendre la charmante expression de Suppurus.


Kelly éprouva aussitôt un regain d’estime pour Doubledose. Peter gratta sa barbe naissante et dit :


- Bon… ce journal n’était pas d’une grande utilité pour nous, mais nous sommes tout de même très fiers de vous. Maintenant, on sait que vous avez le cran de venir avec nous pour les missions… plus corsées.


- Et c’est quoi, ces missions plus corsées ? interrogea Naomi.


Astrid replia le journal, se leva, posa les mains sur les hanches et répondit, alors que ses cheveux se coloraient de bleu :


- Un bain de minuit avec le Mégamorphe Centroïde du Jura pour récupérer la Boule de Bernardo Curcumo, qu’est-ce que vous en dites ?


Laisser un commentaire ?