Les fondateurs, la genèse
Le vent qui soufflait ce jour-là avait un goût de sel et de fraîcheur. Il sentait la pomme mûre dans les vergers, le poisson en train de sécher sur bois et le pain chaud qui sortait des fours en argile. Et Helga aimait ce vent, elle se tenait au sommet de la colline rocheuse, les pieds nus sur la pierre que des générations de ses ancêtres avaient polie. Ses cheveux, d’un blond qui virait au roux, étaient libres et s’emmêlaient dans la brise. Elle vivait dans une communauté agraire qui se trouvait entre les collines. Ici, la magie n’était ni une arme, ni une science. C’était la façon dont la pâte levait, la rapidité avec laquelle une coupure se guérissait, la force du filet de pêche et la douceur du cidre. C’était une magie de subsistance, une magie pleine de vie. Les clans des vallons, non centralisés et fiers, vivaient en adéquation avec la terre. Leurs traditions étaient orales, leurs sorts tissés dans leurs chansons, et leur défense était leur communauté elle-même.
Mais Helga sentait que quelque chose était brisé. Depuis un certain temps, elle n’était plus en paix. Le vent avait changé, il transportait désormais une... mince couche de froid qui n’avait rien à voir avec l’hiver. Elle descendit la colline, sa robe en laine brute se balançant à ses pas. Elle n’était pas une dirigeante, mais elle était la Digne, c’était elle que la terre avait choisie pour l’écouter. C’était elle qui sentait le gel avant qu’il n’arrive et la maladie avant qu’elle ne frappe. Et ce qu’elle sentait maintenant la terrifiait plus que tout. Elle entra dans le village, c’était un enchevêtrement de huttes rondes au toit de chaume. Elle se dirigea vers le champ de blé où un fermier, Feargus, y était, regardant son champ avec une confusion et perplexité.
- “Ça ne pousse pas, Helga” dit-il sans la regarder.
Helga s’agenouilla, ignorant les épis, elle posa sa paume à plat sur le sol, entre les tiges et ferma les yeux. Habituellement, c’était là qu’elle entendait la terre, un réseau complexe de vie, de communication lente entre les racines, le grouillement des insectes ou encore le flux de l’eau souterraine. C’était une symphonie orchestrée de manière millimétrée. Mais aujourd’hui, comme depuis quelque temps, c’était différent, il y avait un silence, un silence stérile. Elle ouvrit les yeux, regarda le sol et gratta la terre avec ses doigts. À quelques centimètres sous la surface, le sol était comme gelé, pas humide et froid, mais dur, sec et mort. Comme s’il avait été aspiré de toute vie.
- “C’est étrange” murmura-t-elle.
- “Oui, je suis d’accord” répondit Feargus. “Et les pommes? Elles mûrissent trop vite et abîment les branches de l’arbre.”
Helga fronça les sourcils et se dirigea vers le verger. Lorsqu’elle atteignit, son pas ralentit, il y a avait une odeur âcre dans l’air, une odeur de lait tourné et de pourriture. Les pommes était sombre, elles pourrissaient de l’intérieur, leur chair se transformant en une pulpe grise avant même de tomber.
- “Ce n’est pas une maladie naturelle” dit-elle doucement, son visage habituellement jovial s’assombrissant.
Comme pour le champ, elle s’agenouilla et posa ses paumes à plat sur le sol, sous l’arbre malade. Même constat, le sol était malade. Ce n’était pas une sécheresse, ce n’était pas un épuisement, c’était un poison. Elle sentit encore quelque chose de plus étrange, une énergie différente qui s’enroulait autour des lignes telluriques comme une vipère autour d’une proie. C’était une magie froide, agressive, qui hurlait là où la sienne chantait.
- “Alors Helga? Est-ce normal?” demandit Feargus.
- “Non, c’est une intrusion, on dirait une magie hostile.” Helga se releva, secouant la terre morte de ses mains.
- “Helga, la terre, c’est… la terre. Elle donne, elle prend. Parfois les hivers sont plus rudes, ça fait partie du cycle.”
- “Ce n’est pas un cycle! C’est différent, je le sens. C’est une magie qui n’aime pas la vie. Ce n’est pas normal” répondit-elle avec un ton plus dur qu’elle ne l’aurait voulu.
Mais soudainement, sans crier gare, un grognement sourd déchira le silence alentour. Non pas un grognement de bête, mais un son arraché au bois, à la terre. C’était le vieux pommier. Ses branches se tordaient, les feuilles jaunies se recroquevillaient comme des griffes. L’écorce se fendit et de larges plaques de moisissure noire coulèrent le long du tronc. Les branches, d’ordinaire remplies de fruits, se tendaient vers eux avec menace. Le cœur d’Helga se serra. L’arbre, autrefois symbole de générosité et d’abondance, était devenu un monstre difforme, une horreur verdâtre et noire. Ses racines, qu’elle sentait vibrer sous ses pieds, n’étaient plus nourricières, elles cherchaient à s’enfoncer, à drainer toute forme d’énergie. Une branche craqua et s’abattit sur le sol, manquant de peu la tête d’Helga. L’arbre tremblait d’une fureur qui n’était pas naturelle, une rage empruntée. Ses quelques pommes restantes étaient des orbes noirs, comme des yeux morts.
- “Feargus, derrière moi!” cria Helga.
Helga frappa violemment le sol avec son pied et fit jaillir devant eux un mur de racines épaisses et de terre. L’arbre, comme fou de rage, frappa d’un coup sec le mur de ses branches pourries mais sans succès. L’arbre vivant continuait de se débattre, mais la barrière tenait bon. Lentement, l’énergie du pommier commença à diminuer, comme si le poison qui l’animait le consumait de l’intérieur. Ses mouvements devinrent plus faibles, jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un amas de bois mort. Le silence retomba, lourd et poisseux. Helga regardait le mur de terre qu’elle avait créé. Sa magie était une magie de croissance, de bienveillance, de soin et l’utiliser comme un mur, comme une arme, lui laissait un goût amère dans la bouche.
Elle quitta alors le verger dévasté et se dirigea en toute hâte vers la Grande Hutte, où les anciens et les sages du clan se réunissaient. Elle savait déjà ce qu’ils diraient, ils ignoraient les menaces extérieures, non pas par stupidité ou par peur, mais par philosophie. "Le rocher ne se soucie pas de la vague" disait l’adage local. Elle entra. La fumée du foyer central était épaisse mais bienveillante et accueillante. Machar, chef de clan, leva ses petits yeux voilés vers elle.
- “Qu’y a-t-il mon enfant?” dit-il d’une voix paisible.
- “Nous venons d’être attaqué par le pommier du verger!” dit Helga sans préambule.
Un silence s'installa et le sourire de Machar s'effaça lentement.
- “Attaqués ?” répéta-t-il, comme si le mot était étranger.
- “Oui, il a voulu s’en prendre à Feargus avec une branche” précisa Helga, augmentant le ton de sa voix. “Ses racines étaient comme nourries de haine, son écorce suintait noir de poison. Ce n'était plus un arbre, c'était une... une chose. J'ai dû me défendre avec ma magie”.
Machar prit une longue inspiration, passant sa main sur sa barbe grise. Il regarda les autres anciens, qui semblaient, eux aussi, mal à l'aise.
- “Un esprit de l'arbre, sans doute” dit-il enfin, mais sa voix douce avait perdu de son assurance. “La terre est parfois... capricieuse, agitée. Nous ferons une offrande pour apaiser son…”
- “Apaiser?!” l’interrompit Helga, sa frustration explosant. “Ce n'était pas un esprit agité, Machar! C'était une corruption, la même qui gèle le blé en été et qui tue les poissons dans la mer! Ce n'est pas un cycle, c'est plus que ça! ».Sa voix résonnait dans la hutte. Machar se renfrogna.
- “Tu vois le mal partout, Helga, parce que tu es jeune et que ton cœur brûle trop fort,” dit-il, reprenant un ton plus sûr. “Un arbre devient fou, c'est un drame, oui. Nous le brûlerons et purifierons le sol mais ce n'est qu'un arbre. Quant au reste, ce n'est rien que nous n'ayons déjà enduré”.
- “Elle ne guérira pas” insista Helga. “Ce n’est pas une maladie naturelle, je vous le dis, c’est… une attaque par une magie venue du Nord. Elle est froide, vide, sans limite.”
- “Et que comptes-tu faire, Helga?” intervint un autre ancien, d’une voix moqueuse. “Partir en guerre? Nous sommes des fermiers, des pêcheurs, des pacifistes. Nous ne sommes pas fait pour la guerre ou des batailles. Nous endurons et passons. C’est notre choix et ça nous a tenu éloigné de tout problème”.
- “Endurer, se cacher, laisser faire les autres… Ca n’est plus possible cette fois!” rétorqua Helga.
Sur ces dernières paroles, Helga quitta la hutte, furieuse de la réaction des anciens. Sa communauté, sa force, sa vie était aussi sa prison. Leur refus de voir le monde extérieur les rendait vulnérables, aveugles et bornés. Sa bonté inconditionnelle envers la terre se heurtait à leur inertie inconditionnelle.
Cette nuit-là, alors que la lune brillait dans le ciel, elle retourna sur la colline. Elle avait besoin de réponses. Si son peuple ne voulait pas l’écouter, la terre le ferait. Elle s’assit au centre des pierres levées, posant ses deux mains sur le sol.
- “Parlez-moi, je suis la seule à écouter, montrez-moi” implora-t-elle dans le silence.
Elle ferma les yeux et plongea son esprit dans les profondeurs de la terre. Elle cherchait à entrer en contact, un appel désespéré. Elle quitta le vallon, son esprit vola le long des veines de granit, suivant les lignes magiques comme des rivières souterraines. Puis soudainement, elle sentit, il était là, à peine perceptible, un réseau de glace noire qui s’étendait depuis le Nord, suivant les mêmes lignes qu’elle. Mais, elle sentait quelque chose d’autre. Elle sentait le sol brûlé par des flammes vertes, faisant trembler les lignes magiques. Et enfin elle sentit une présence qui sommeillait au plus profond de la terre froide et terrifiante.
Et puis elle le sentit, lui. L’ennemi.
Ce n’était ni le fer, ni le cristal, ni le feu. C’était un vide, une absence. Une magie qui ne créait pas, mais qui détruisait. Le froid qu’elle avait ressenti n’était pas la présence de la glace, c’était l’absence de chaleur, l’absence de vie. C’était une magie du Nord. La vision la secoua. La terre lui montra où ces quatre forces convergeaient, elles étaient toutes attirées, comme des papillons de nuit vers la seule flamme encore allumée dans l’obscurité grandissante. Un lieu où toutes les lignes magiques se rejoignaient.
La Bibliothèque Ancestrale.
La terre ne lui disait pas seulement où était le danger, elle lui disait où était l’espoir. Helga retira ses mains presque gelées de la pierre, haletante, la sueur perlant sur son front. Mais elle avait obtenu ce qu’elle cherchait, une réponse. Elle retourna à sa hutte d’un pas lourd mais décidé, prit un sac en toile et le rempli avec de quoi manger, se soigner et … se défendre. Elle regarda sa maison, son foyer chaleureux, la communauté qu’elle aimait. Sa loyauté envers son peuple était absolue, c’est pourquoi elle devait les quitter pour les sauver. Elle ne dit au revoir à personne. Son acte de bravoure ne se résumerait pas à un adieu larmoyant, c’était un sac sur son épaule et son regard pointés vers le nord, sur une route qu’elle ne connaissait pas, vers un danger qu’elle seule comprenait. Elle laissa derrière elle la complaisance de sa maison pour affronter la magie froide qui menaçait son peuple mais également toute l’essence même de la vie.