L'Ankou

Chapitre 4 : IV Les Femmes de l'Ankou

2810 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 08/11/2016 23:15

           CHAPITRE IV : LES FEMMES DE L’ANKOU

 

           Natalia marchandait avec le commerçant. Elle devait assurer le ravitaillement de l’Ankou en nourriture et eau. Sans compter qu’il lui faudrait aussi du rhum et d’autres alcools. Avec le nombre conséquent d’amateurs d’alcool à bord, il en fallait quelques caisses. Et ce n’était pas le capitaine, grand buveur de chouchenn[1] qui allait montrer l’exemple de la sobriété à son équipage.

           Morgane restait près de Natalia et observait comment elle faisait pour faire baisser les prix. Seul problème, le commerçant choisi par Natalia était russe également, et donc toute la négociation se fit en russe. John resta en retrait mais toujours non-loin de sa sœur. Il essayait de garder un œil sur elle et sur les pirates qui les avaient accompagnés. Malgré ces derniers jours où il avait commencé à connaître l’équipage de l’Ankou, John ne faisait toujours pas confiance à ces brigands des mers. Mais il avait remarqué que sa sœur discutait joyeusement avec certains pirates. Et cela ne lui plaisait pas. Déjà, il y avait cette femme : Natalia. Elle était l’une des deux seules femmes à bord avec Akiko. Son sourire était angélique mais cela ne suffisait pas à faire oublier à John qu’elle était une pirate. Mais ce qui déplaisait particulièrement à John, c’était de voir que Morgane discutait régulièrement avec Igor Stradus. En plus d’être un pirate, il se doublait d’être un vampire. John ne connaissait pas grand-chose sur ce peuple de la nuit, mais le peu qu’il en savait l’effrayait. D’ailleurs, il y pensait seulement maintenant, mais comment le vampire se nourrissait-il à bord ?

           Au bout de deux heures de négociation, le vendeur et l’acheteuse parurent enfin d’accord sur la transaction. Les pirates commencèrent à se saisir des caisses et des tonneaux achetés pour les mettre dans un chariot prêté par le commerçant. Il faut dire que le sourire plein de fossettes de Natalia l’avait fait plier rapidement sur ce point. Même avec cette aide, il faudrait plusieurs voyages.

« J’ai rien compris à ce que vous vous disiez, dit Morgane.

-Si tu veux, je peux t’apprendre le russe, sourit Natalia.

-Pourquoi pas ?

-Je ne vois pas à quoi ça peut te servir, fit John en passant avec un cageot de légumes. On ne va pas rester à bord de l’Ankou.

-Pourquoi ?

-Parce que nous ne sommes pas des pirates.

-Moi j’aime bien les gens sur l’Ankou.

-Ce sont des assassins et des pillards. Et quoi qu’ils disent, je suis sûr qu’ils sont responsables de la mort de papa et maman.

-Mais maman nous avait dit de rejoindre l’Ankou. »

           John ne pouvait rien répondre à ça. Il ne comprenait pas le comportement de sa mère ce soir là. Elle avait tué avec sang froid et surtout, il y avait cet ordre qu’elle leur avait donné : celui de rejoindre le bateau noir et blanc qu’avait vu John plus tôt dans la journée. Malgré tout, les apparences étaient contre lui. Ses parents leur avaient sans doute menti sur leur passé.

 

           Gaël Morbrez n’avait absolument rien dit depuis qu’ils avaient quitté la demeure de Le Vasseur. Akiko restait à quelques pas derrière lui, toujours impassible. Alors qu’ils passaient dans une zone légèrement boisée, Gaël s’arrêta à côté d’un arbre.il demeura immobile durant quelques secondes et soudain laissa sa rage s’exprimer en frappant du poing contre le tronc. Le tronc ne bougea pas mais du sang l’éclaboussa. Gaël s’était fracassé le poing. Mais la douleur ne marqua pas son visage, seule la rage demeurait. Akiko se porta tout de suite à lui. Elle lui prit la main pour l’examiner. Son masque d’impassibilité était tombé, ses yeux exprimaient la détresse. Elle ressemblait alors vraiment à une jeune fille de son âge.

« Taisho, murmura-t-elle.

-Je te l’ai déjà dit Akiko, se força à sourire Gaël. Quand nous sommes seuls, tu peux m’appeler Gaël. Il m’a vraiment mis hors de moi. Mais je ne pouvais pas simplement le tuer. Ça n’aurait pas ramené Soizic et William, et surtout, j’aurais mis tout l’équipage en danger.

-Tu as agi comme le grand capitaine que tu es Gaël, assura Akiko avec douceur. Tu penses d’abord à tes hommes.

-J’ai au moins une qualité. Par contre, l’arbre à gagner le combat.

-Je vais t’arranger ça. »

           Akiko entoura la main blessée avec sa seconde main. Ses yeux devinrent dorés et une lueur blanche apparue entre les deux mains, enveloppant la main d’une douce chaleur. Quand la lumière s’estompa, la main était guérie. Akiko laissa ses mains autour de celle de Gaël durant quelques instants encore avant de les retirer, affichant une légère gêne qu’elle eut du mal à dissimuler derrière un sourire innocent.

« J’ai de la chance de t’avoir près de moi, dit Gaël. Et surtout, j’ai de la chance d’être, pour le moment, le seul à te voir avec ce genre d’expression.

-Tu seras toujours le seul, assura Akiko.

-J’espère bien que non. Viens, rentrons. »

Akiko voulut laisser partir Gaël un peu devant lui comme elle en avait l’habitude. Mais ce dernier ne l’entendait pas de cette oreille. Il lui prit la main et la garda près de lui.

 

           Le soir tombait sur l’île de la Tortue quand Natalia, John, Morgane et les autres pirates. Justin Lefranc sourit à Natalia.

« Alors qu’est-ce que tu nous fais de bon ce soir Natalia ?

-Je pensais que tout le monde allait plutôt profiter de cette occasion pour manger à terre, dit Natalia. Je comptais juste préparer quelque chose pour ceux qui vont rester à bord pour assurer la garde.

-Je te taquine. Personnellement, je compte aller à Ringot.

-Le capitaine est revenu ? questionna-t-elle.

-Oui, je l’ai vu revenir avec Akiko tout à l’heure.

-Natalia, appela Akiko en s’approchant. »

Natalia rejoignit la japonaise qui semblait ne pas vouloir que les autres entendent ce qu’elle avait à lui dire. Ils échangèrent quelques paroles puis la russe se tourna vers Morgane.

« Morgane, peux-tu t’occuper du rangement ? fit Natalia.

-Bien sûr, acquiesça la jeune fille sans comprendre.

-Merci. »

Natalia se dirigea immédiatement vers la porte de la cabine du capitaine. Elle y frappa et entra.

           La cabine du capitaine était plongée dans la pénombre. Natalia sortit sa baguette et alluma la lanterne accrochée au plafond. Elle devina Gaël assis dans son siège. Il lui tournait le dos et regardait par la fenêtre la mer, une bolée de chouchenn à la main.

« Natalia, dit-il sans se tourner vers elle. Tu as toujours ce parfum.

-C’est toi qui me l’as offert à mon anniversaire, sourit Natalia. Pour quelqu’un qui dit n’avoir aucun goût, je trouve que tu as bien choisi. »

Natalia vint s’asseoir près de son capitaine et ami.

« Akiko m’a raconté ce qu’il s’est passé, avoua-t-elle. Elle ne m’a pas donné tous les détails mais je comprends que ça te travaille.

-J’ai envi de le tuer, fit Gaël. Je sais que c’est Tatiana qui a tué William et Soizic, mais il est en partie responsable.

-Je me souviens de ce que ton père disait sur ce genre de chose.

-Oui, je m’en souviens aussi. Ne jamais tuer pour rien. Mais il disait aussi que la vengeance était une bonne raison.

-C’est Tatiana qui doit en faire les frais. C’est elle qui a décidé de s’emparer de l’Ankou quoi qu’il en coûte. Elle qui a décidé de s’en prendre à ta sœur, à William et à leurs enfants. »

Gaël leva un regard sombre vers la russe.

« Ça ne te dérange pas ? questionna-t-il. Le fait que je veuille la tuer ?

-Si ce n’est pas toi qui le fait, moi je m’en chargerais, assura-t-elle avec détermination après un temps de silence.

-Je ne veux pas que tu te salisses les mains avec son sang. »

           Un nouveau silence s’imposa. Natalia suivit le regard de Gaël sur l’horizon. Elle devait tant à ce bateau et à son équipage. Elle connaissait Gaël et Soizic depuis l’enfance. Le capitaine de l’Ankou était comme un frère pour elle. Il ne l’avait jamais trahie, contrairement à Tatiana. Elle décida de changer un peu de sujet.

« Quand Akiko m’a dit ce qui s’était passé, elle avait un regard suppliant, dit-elle. Ça se voit qu’elle tient à toi.

-Je l’ai juste pris à bord, fit Gaël. Je n’ai pas fait grand-chose.

-Tu lui as sauvé la vie. Ce n’est pas rien.

-Je paye une dette en faisant ça.

-Même si tu n’avais pas eu de dette d’honneur avec son père, tu l’aurais emmenée. Je te connais Gaël, tu es toujours près à tout pour sauver une vie innocente si tu le peux. Mais c’était il y a deux ans. Maintenant, Akiko a totalement sa place à bord de l’Ankou. Et elle ferait n’importe quoi pour te protéger.

-Parce que je l’ai sauvé.

-Non, parce qu’elle tient à toi.

-Ce n’est qu’une gamine.

-C’est comme ça que tu la vois ? Si c’est le cas, je te le dis tout de suite : tu te trompes. Elle est une jeune femme maintenant. Et si avant, ce qu’elle ressentait pour toi était dû au fait que tu l’as sauvée, ce n’est plus le cas maintenant.

-Il vaut mieux qu’elle se trouve quelqu’un de son âge. Et puis, il n’y a plus de place dans mon cœur pour ce genre de sentiment.

-Si tu ressens quelque chose pour elle, tu ne pourras rien y faire. Ton cœur n’est pas mort contrairement à ce que tu peux croire. Il est simplement blessé. Et je pense qu’Akiko saura refermer définitivement cette blessure. »

Elle lui resservit une bolée de chouchenn et s’en servit également.

 

           Justin Lefranc quitta le bord en riant à une raillerie que lui avait dit Victor Blanco. John regardait l’île dont les quelques villages s’illuminaient, dénotant une certaine activité nocturne. Morgane était allée en cuisine aider Natalia. Cela faisait un peu plus d’une semaine maintenant que leurs parents étaient morts et qu’ils avaient été emmenés à bord de l’Ankou par un homme se disant leur oncle. John commençait à peine à se rendre compte qu’il n’avait pas pris le temps de pleurer ses parents. Mais pour le moment, le plus important était de pouvoir quitter ce bateau pirate et de protéger sa sœur. Il devait faire vite, il devinait que d’ici peu, la jeune fille ne voudrait plus partir.

           En regardant vers le gaillard avant, John vit Akiko debout et immobile. Il n’arrivait pas à comprendre cette fille. Déjà, son physique était bien différent que tout ce qu’il avait vu. Ses yeux en amande le troublaient autant qu’ils le charmaient. Ils n’avaient pas vraiment fait connaissance. Depuis le jour où elle lui avait visité le bateau, ils n’avaient pas échangé une parole. Mais il ne s’en offusquait pas car la jeune japonaise ne semblait pas très bavarde même avec les autres membres de l’équipage. Une seule fois il l’avait vue avoir une discussion animée par quelques rires avec le gabier Helmut et d’autres pirates. Il trouvait également assez étrange l’abnégation avec laquelle elle obéissait et protégeait le capitaine Morbrez. Cette fille demeurait un mystère pour lui.

           John prit son courage à deux mains, il vint jusqu’à Akiko. La jeune fille ne parut pas faire attention à lui mais John avait bien compris qu’elle était une guerrière aguerrie, elle l’avait sûrement senti s’approcher.

« Akiko, dit-il. Je me suis rendu compte qu’on n’a pas vraiment fait connaissance. Et je voudrais savoir d’où tu viens. »

Ses paroles lui parurent aussitôt idiotes et il pensa tout de suite que la jeune fille allait le rembarrer. Mais à sa grande surprise, elle tourna ses magnifiques yeux vers lui.

« Tu es le neveu du Taishô, dit-elle.

-Euh, ça veut dire quoi Taishô ? questionna-t-il. Je t’ai entendu plusieurs fois appelé le capitaine comme ça.

-Ça veut dire capitaine dans ma langue natale. Je viens d’un pays s’appelant Yamato[2].

-Je ne sais pas si le capitaine est vraiment mon oncle. Ma mère ne m’en a jamais parlé. Mais passons, finit-il par dire. Je ne sais pas où se trouve le Yamato. Où est-ce ?

-Très loin d’ici. Dans la partie nord-ouest de l’océan que vous appelez « Pacifique ».

-Effectivement, c’est très loin. Comment t’es-tu retrouvée à bord de l’Ankou ? »

Akiko jeta un coup d’œil vers la passerelle. Igor venait de monter du pont inférieur. Elle s’excusa auprès de John et se dirigea vers les deux seconds du capitaine qui discutaient.

 

           Igor Stradus était resté toute la journée à l’abri du soleil. Mais maintenant que la nuit était totalement tombée, il pouvait sortir. Victor Blanco l’accueillit avec soulagement.

« Je suis content de te voir, fit l’hispanique. J’ai envi de descendre à terre.

-Dommage pour moi, dit le vampire. J’avais un petit creux et comme je ne suis pas sorti de la journée, j’espérais pouvoir profiter de la nuit pour faire un tour.

-Je te comprend, mais un de nous deux doit obligatoirement rester.

-On fait comment alors ? On tire au sort ?

-Allez-y tous les deux, lança Gaël Morbrez en arrivant. Je vais rester, je n’ai pas envi d’aller à terre.

-Tu es sûr ? demanda Blanco.

-Tout à fait. Emmenez les enfants de Soizic et William avec vous. Qu’ils découvrent un peu le monde des pirates.

-J’ai préparé un repas pour l’équipe de garde, annonça Natalia. Il n’y a plus qu’à servir. Mangez tant que c’est chaud.

-Merci, sourit le capitaine. Igor, Victor, je compte sur vous pour veiller sur Morgane et John.

-T’inquiète, assura Igor. Personnellement, je vais juste m’absenter quelques minutes pour manger. Mais je ne serais pas loin d’eux.

-Akiko, tu vas aussi avec eux, ordonna Gaël. Comme ça, je serais pleinement confiant.

-Ai Taishô, acquiesça Akiko sans démontrer la déception qu’elle ressentait de ne pas pouvoir rester avec lui.

-Tu sais Gaël, je pense qu’avec Natalia et Victor, on est assez nombreux pour garder les enfants, dit Igor. Akiko peut rester ici si elle le désire.

-Je ne veux prendre aucun risque, contredit Gaël.

-C’est toi le capitaine, conclut le vampire. On y va ? »


[1] Alcool de miel très réputé en Bretagne, se boit par bolée ou par verre, nature ou mélangé avec de la bière (c’est comme ça que je l’aime !).

[2] Ancien nom du Japon.

Laisser un commentaire ?