Les Souffleurs de Lumière

Chapitre 8 : L'alouette

5847 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 09/11/2016 19:51

 

L'ALOUETTE

  

Le fils cadet du héros n'avait rien à voir avec son frère. D'abord, il avait six mois de retard, si on considérait que son anniversaire tombait en avril. Il était timide, emprunté et très réservé. Il passait la plupart de son temps dans des bouquins ou en train d'écouter bavarder son copain Terrence. Il ne semblait pas du tout intéressé par la gloire associée à son nom de famille, prenait une teinte écarlate quand un professeur s'écriait d'une voix émue "oh, on dirait ton père au même âge !" et les autres élèves s'étaient rapidement lassés de son manque de charisme. Il craignait son frère presque autant que Scorpius, si celui-ci en croyait les coups d'œil alarmés qu'il jetait autour de lui quand James arrivait dans la salle commune de Gryffondor. Et enfin, on murmurait qu'il était affligé de la malédiction de Cendrillon.

Terrence avait fait des recherches à ce sujet à la bibliothèque – son lieu de prédilection – mais il en était revenu bredouille. Apparemment il s'agissait d'une maladie non répertoriée, appartenant davantage au domaine du commérage qu'à celui de la médecine.

Albus Potter aimait les animaux, comme beaucoup d'autres enfants de son âge. Ce qui n'était pas normal, c'était l'amour que les animaux lui portaient. Le dortoir était gouverné par le chat de Fabius Macmillan et l'antipathique furet Cuillère, ce qui empêchait les rats domestiques de squatter les lieux, mais on voyait souvent des crapauds en train de sautiller d'un air balourd derrière lui quand il se rendait en classe, ou des souris et des araignées affairées à suivre sa trace.

La table de Gryffondor était sujette à des tempêtes de hiboux chaque fois que l'heure du courrier revenait – les jets de fientes dans les assiettes ne plaisaient à personne et Albus avait les cheveux plus en bataille que jamais quand il réapparaissait de son tourbillon de plumes et de becs – et en cours de Métamorphose, on voyait parfois des tasses en train de se frotter contre ses chevilles ou des montres qui essayaient de s'envoler vers son bureau.

Scorpius n'y voyait aucun inconvénient : il se trouvait toujours plutôt soulagé quand un raz-de-marée à poils détournait l'attention des autres et qu'il pouvait s'occuper de son repas ou de ses devoirs sans avoir à surveiller ses arrières.

Les persécutions avaient diminué après les vacances de Noël. Des rumeurs couraient sur un courrier qui aurait été envoyé par la directrice aux parents de tous les élèves de Septième Année. On chuchotait qu'une enquête était menée dans les classes supérieures pour découvrir l'auteur d'un acte particulièrement odieux. Personne ne savait de quel acte il s'agissait, cependant. Scorpius n'était pas intéressé par les racontars de Radio-Poudlard : tout ce qui lui importait, c'était qu'il pouvait se risquer dans les couloirs du château seul sans risquer de tomber dans une embuscade.

Enfin, la plupart du temps. Ce n'était pas le cas aujourd'hui.

- ça va aller, ne t'inquiète pas.

Il s'arrêta à quelques mètres d'Albus et l'observa, intrigué. Le garçon aux cheveux noirs emmêlés avait posé son sac et ses livres à côté de lui sur les dalles et il était penché sur quelque chose qu'il tenait sur ses genoux. Le couloir était sombre et seuls les rayons de soleil qui passaient au travers d'un soupirail éclairaient un peu les murs de pierre enfumés par les torches.

- Voilà, c'est fini. Tu crois que tu retrouveras ton chemin ?

Albus se redressa et se haussa sur la pointe des pieds, étirant les bras pour monter quelque chose à la hauteur du soupirail.

- Trop petit, commenta Scorpius avant d'avoir eu le temps de s'en empêcher.

Il fronça ses fins sourcils et s'efforça de prendre un air dégagé quand l'autre garçon se tourna vers lui, surpris.

- Oh, Malefoy. Je ne savais pas que tu étais là.

Ses yeux verts se mirent à pétiller et un sourire naquit sur son visage.

- ça tombe bien ! Tu peux m'aider ?

- On est en retard, dit bêtement Scorpius sans bouger.

Une goutte d'eau glissa de ses cheveux et se fondit dans sa robe de sorcier humide : une demi-douzaine de bombes à bouse lui étaient tombées dessus quand il contournait la Tour d'Astronomie – des quatrième années qui s'ennuyaient en cours, sans doute – et il venait de passer un quart d'heure à se nettoyer dans les toilettes. Il avait l'impression que l'odeur pestilentielle flottait encore autour de lui et ravala un haut-le-cœur.

- Je sais qu'on est en retard, dit précipitamment Albus. "Je n'ai pas envie d'avoir des ennuis non plus. Mais si on la laisse ici, un chat va sûrement la dévorer."

Il ouvrit ses mains et Scorpius vit qu'il tenait une alouette blessée.

- Elle faisait trlit, trlit, comme si elle pleurait, expliqua le garçon aux cheveux noirs d'un air bouleversé. "Elle a une patte cassée. Je lui ai mis une attelle, je crois qu'elle devrait pouvoir voler jusqu'à son nid, si on peut la pousser hors du soupirail."

Deux brins de laine rouge et jaune étaient entortillés autour de la patte de l'oiseau qui respirait lourdement, le bec entrouvert, les flancs palpitants.

- Tu devrais la laisser se débrouiller toute seule, dit Scorpius d'un ton brusque. "Les autres la chasseront si elle a une odeur différente."

Son cœur battait contre ses côtes.

- Oh, balbutia Albus. "Je n'avais pas pensé à ça…"

Ses yeux verts se concentrèrent, puis s'illuminèrent de nouveau.

- On pourrait l'amener au professeur Migden, elle saura sûrement quoi faire !

Scorpius leva les yeux au ciel.

- Oui, mais pas maintenant. On est en retard, répéta-t-il en articulant pour souligner la gravité de leur situation. "En retard au cours de Pique-la-Lune."

Albus eut un petit hoquet.

- J'avais oublié, marmonna-t-il avec une grimace.

Il ramassa ses livres, passa la bandoulière de son sac sur son épaule et glissa l'alouette avec précaution dans l'ample poche de sa robe de sorcier, après l'avoir enveloppée dans un mouchoir. Puis il sourit, comme si Scorpius avait fait quelque chose de génial, et se dirigea vers la porte du cachot.

La salle de classe était remplie d'épaisses vapeurs grises, mais ça n'empêcha pas le professeur de les repérer dès qu'ils entrèrent.

- Enfin ! piaula-t-il en s'approchant, ses souliers pointus cliquetant sur les dalles. "Ces messieurs se sont-ils bien promenés ? Daignent-ils maintenant nous faire la grâce de leur compagnie ?"

Il était encore assez loin d'eux quand ils furent aspergés par les premiers postillons. Albus plissa les yeux et Scorpius fit de son mieux pour ne pas tourner la tête.

Polycarpus Flaubert se tenait la plupart du temps les épaules voûtées et le ventre en avant. Il coiffait ses trois poils de scalp avec un gel horriblement gluant et portait un costume démodé en tissu écossais. Il était aussi osseux qu'un squelette de Patagonykus, marchait en canard et son haleine empestait.

- Peut-être faudrait-il à ces messieurs une petite retenue pour les aider à se rappeler que les classes ne sont pas une option farfelue de leur croisière à Poudlard ?

Les –p- et les –f- provoquaient chaque fois de nouvelles envolées de gouttes nauséabondes et même les élèves qui pouffaient de rire derrière leurs chaudrons commençaient à se sentir désolés pour les retardataires.

- Bien, bien. Puisque tout le monde est déjà réparti en paire, vous travaillerez ensemble, conclut Flaubert quand il n'eut plus assez de souffle. Il inspira par la bouche, renifla, puis leur jeta un coup d'œil curieux comme s'il venait juste de réaliser qui se tenait devant lui. "Potter et Malefoy. Voyons ce que vous pouvez accomplir quand on vous jette dans le même chaudron."

Scorpius avait un peu peur qu'il joigne la main à la parole, mais son inquiétude diminua quand le professeur s'en alla enguirlander Samuel Flinch-Fletchley et qu'il se retrouva à la table branlante du fond de la pièce, sur laquelle se trouvaient les ingrédients nécessaires à la potion. Albus posa son sac sur un tabouret et sortit l'alouette emmitouflée de sa poche.

- Tout va bien se passer, chuchota-t-il avec chaleur, avant de la mettre en sécurité sur une étagère, entre deux bocaux poussiéreux.

Et, encore une fois, son coéquipier eut l'impression que ces paroles s'adressaient à lui. Il toussota, plus par gêne à cette sensation de réconfort troublante qu'à cause des volutes de fumée qui les entouraient.

- On devrait s'y mettre, dit-il. "Les autres ont vingt minutes d'avance sur nous. Je n'arrive pas à comprendre comment il peut savoir exactement combien nous sommes et quand même nous confondre tout le temps…"

Albus se contenta d'un petit rire de gorge. Il versa la quantité d'eau et de bicarbonate en poudre demandée sur la recette et alluma le feu sous le chaudron d'un coup de baguette, tandis que Scorpius enfilait ses gants pour s'attaquer aux racines d'ortie.

Ils travaillèrent en silence pendant un moment. Quelque part dans le brouillard sulfureux, Craig Finnigan avait fait exploser un autre chaudron. Wendy, les cheveux en bataille et les joues maculées de jus violet de carbobrotis, fronçait les sourcils en mordillant ses lèvres, penchée sur son manuel pour le déchiffrer. Terrence sifflotait en touillant la pâte bleue qui faisait des bulles dans son chaudron, sans écouter les lamentations de Polycarpus Flaubert. Terrence avait les meilleures notes de la classe dans presque toutes les matières, mais il rendait chèvre leur professeur de Potions : il n'arrivait jamais au même résultat que les autres, mais curieusement, ses concoctions se révélaient toujours intéressantes.

Les aiguilles de l'horloge tournaient inexorablement et le professeur annonça soudain qu'il allait commencer son tour.

- Combien de gousses je dois ajouter ? se hâta de demander Albus, prêt à vider sa planche à découper dans leur préparation qui bourboutait tranquillement.

- Cinq. Non ! Quatre et demi, rectifia Scorpius après un rapide coup d'œil sur le manuel. "Désolé."

Albus pouffa de rire.

- C'est pas grave, dit-il gentiment.

Scorpius se racla la gorge et pointa du doigt la ligne de la recette qui les menaçait des pires maux s'ils se trompaient dans le nombre de gousses de cenédrine.

- Si, c'est grave, dit-il avec sévérité.

Et Albus gloussa de nouveau.

- J'suis content d'être en paire avec toi, dit-il avec autant de naturel que s'il avait demandé le sel.

Scorpius rougit. Derrière eux, sur l'étagère, l'alouette roulait de gros yeux sous ses sourcils de plumes jaunes. Elle se débattit un peu, se débarrassa du mouchoir et réussit à se redresser. En sautillant sur une patte, gonflant ses ailes ébouriffées, elle se déplaça jusqu'au bout de l'étagère.

- Voyons voir ce travail, dit Polycarpus Flaubert en surgissant de la brume grise tel l'affreuse figure de proue d'un navire viking.

Il huma leur potion qui avait une teinte dorée, claire et brillante. La fit tournoyer d'un léger mouvement de baguette, examina la spirale, émit un hum-hum sibyllin, puis en préleva un échantillon qu'il boucha soigneusement.

- C'est une catastrophe, dit-il d'un ton satisfait en se dirigeant vers l'arrière-salle qui lui servait de bureau. "Vous tueriez plus de plants de tomates que de doryphores avec cette sauce."

Albus et Scorpius échangèrent un regard consterné. Mais ils n'eurent pas le temps de protester que la recette annonçait un breuvage d'un jaune tournesol et qu'ils s'étaient certainement mieux débrouillés que Violette Morgensten dont le chaudron était rempli d'un liquide rose et filandreux, ou que Fabius Macmillan dont la potion se déplaçait en rampant comme une espèce de monstre marécageux.

Il y eut un distinct "plouf !", suivi d'un cri d'horreur.

- PROFESSEUR ! Un oiseau vient de tomber dans mon chaudron ! hurla Miranda Brown en reculant d'un pas au lieu d'aider l'alouette qui se noyait dans sa potion.

- Ne faites pas l'intéressante, Miss Pond, cria Ploycarpus Flaubert distraitement depuis la petite pièce où il était occupé à étiqueter les flacons de cette session.

Il y eut un instant de silence choqué, puis ce fut le capharnaüm.

Albus s'était précipité pour sauver l'alouette et maintenant il sifflait de douleur, les mains rouges et couvertes de cloques. Terrence se rua vers lui et, après un rapide coup d'œil autour de lui, attrapa une flasque sur une étagère et en vida sans hésiter le contenu sur les paumes de son ami. La peau se mit à fumer mais le visage crispé du blessé s'apaisa un peu. Wendy essayait de repêcher l'oiseau avec une louche et les autres élèves parlaient tous en même temps. Craig Finnigan à lui tout seul faisait plus de bruit qu'une dizaine.

Scorpius avala sa salive et son cerveau se vida de toute pensée cohérente. Son visage se figea comme un masque et ses jambes se mirent à bouger toutes seules. Sans quitter des yeux Albus qui respirait entre ses dents serrées, il se fraya un passage jusqu'au bureau, entra sans frapper et se planta à côté du professeur qui ne lui accorda pas un regard.

- Monsieur, je dois emmener Potter à l'infirmerie, annonça-t-il d'un ton sec.

- Ne dites pas n'importe quoi, protesta Polycarpus Flaubert en mettant la touche finale à sa dernière étiquette, les sourcils froncés et la langue entre ses dents abimées. "Ceci est un double cours. Nous allons nous pencher sur une nouvelle potion dans un instant, vous n'avez pas le temps d'aller aux toilettes, Eric."

- Monsieur, je crois que vous n'avez pas compris, insista Scorpius en haussant le ton pour se faire entendre malgré le vacarme des voix dans la pièce voisine. "Il y a eu un accident."

Le professeur eut un mouvement d'humeur, puis se décida à lever le nez de ses arabesques d'encre.

- Qu'est-ce que vous êtes encore allés inventer ? gronda-t-il.

Scorpius essuya gravement les postillons qui s'étaient écrasés sur son visage d'un revers de manche.

- Potter a mis les mains dans un chaudron de Recens Hortus, monsieur. Permission de l'emmener à l'infirmerie ?

- Par tous les dieux du ciel ! hoqueta Polycarpus Flaubert en ouvrant des yeux horrifiés et en lâchant le flacon qu'il tenait et qui alla s'écraser sur les dalles avec un petit bruit d'explosion. "Oui, bien sûr que oui ! Emmenez-le immédiatement ! Non, attendez, il faut laver les zones irritées avec de l'essence de…"

- C'est fait, coupa la voix impatiente de Terrence. "Malefoy, grouille. Je crois que le piaf ne va pas tarder à passer l'arme à gauche et…"

Il eut un regard éloquent, que Scorpius comprit immédiatement.

Et si l'alouette meurt, Albus va être dévasté.

Il se hâta de rejoindre les autres dans la salle de classe, attrapa la boite que lui tendait Wendy et dans laquelle se convulsait l'oiseau, emmitouflé dans un bonnet imbibé de liquide à l'odeur étouffante, et poussa Albus vers la sortie.

Ils coururent à perdre haleine dans les couloirs de Poudlard. De temps à autre, Scorpius entendait un gémissement étouffé quelque part à sa gauche et il priait de toutes ses forces pour que la petite créature survive.

Scorpius n'avait jamais ne serait-ce que reniflé devant ses persécuteurs : il ne voulait pas voir leur joie malsaine s'il craquait. Il pleurait souvent, plus de frustration que de douleur, mais s'assurait d'abord d'être à l'abri sous son oreiller. On avait beau l'appeler "le p'tit blond à l'air malade", on le considérait comme un gamin dur.

Craig Finnigan, Terrence Swanson et les autres garçons de leur âge seraient morts de honte à l'idée qu'on les étiquette "pleurnichards" : ils détournaient la tête d'un air gêné quand quelqu'un gémissait après une chute de balai ou grimaçaient en accusant le vent/la poussière/n'importe quoi quand ils se faisaient mordre ou pincer en cours de Botanique.

Albus, en revanche, n'avait pas ce genre de retenue. Il se baladait avec son cœur en bandoulière, comme une vivante boule d'émotions, et remettait constamment en question leur attitude, sans s'en apercevoir : s'il était heureux, il riait. S'il était bouleversé, il fondait en larmes.

Et quand ses grands yeux verts devenaient brillants et aqueux, il se passait quelque chose d'extrêmement bizarre. La première fois que c'était arrivé, Scorpius avait cru qu'il était le seul affecté, puis il s'était rendu compte que les autres élèves semblaient également ressentir cet élan de compassion, ce besoin de faire quelque chose vite, vite.

Même James Potter semblait désarçonné quand le regard de son frère se brouillait et il se hâtait de changer de sujet ou de s'éloigner, de peur de s'attendrir.

Scorpius était bien content qu'il existe au moins un être au monde capable de troubler son pire ennemi, mais il aurait préféré ne pas être lui-aussi envahi par ce sentiment insupportable : comme si faire pleurer Albus était un acte d'aussi grande cruauté que de tuer une licorne. Comme si on ne pouvait pas permettre qu'une telle innocence soit brisée.

- On y est presque, haleta-t-il en s'efforçant de ne pas ralentir, malgré le point de côté qui le brûlait.

Albus ne répondit pas.

Dans la boite, l'alouette tremblait, le bec ouvert et les yeux révulsés. Ses plumes étaient noircies et la peau de son cou à vif.

Quand ils parvinrent enfin à la serre n°3, le professeur Migden fermait la porte sur son dernier élève de Serdaigle et elle fronça les sourcils en les voyant débouler, hors d'haleine.

- Cet oiseau est tombé dans un chaudron de Recens Hortus, expliqua Scorpius, à bout de souffle, en lui fourrant la boite entre les mains. "Il faut le sauver. S'il vous plaît."

Il avala sa salive, se redressa avec une grimace, puis attrapa le poignet d'Albus.

- Je dois emmener Potter à l'infirmerie, ajouta-t-il avant de se remettre à courir.

Son cerveau était toujours aussi vide, comme rempli de purée blanchâtre. Il ne savait vraiment pas ce qui lui avait pris, mais il ne souhaitait pas s'arrêter pour y réfléchir. Le dangereux mot pourquoi attendrait un autre moment. Pour l'instant, tout ce qui comptait, c'était que l'alouette et Albus s'en sortent.

"Je suis content d'être en paire avec toi."

"Tout va bien se passer."

Quand ils entrèrent en trombe, l'infirmière posa tout de suite la cuillère et le sirop pour la toux qu'elle était en train de donner à un élève de sixième année au nez dégoulinant, entouré d'une montagne de mouchoirs. Elle se hâta vers eux en relevant sa longue robe bleue et en indiquant le lit le plus proche. Pendant un bon moment elle s'activa en gémissant sur les dangers des travaux pratiques, puis, quand elle eut plongé les mains d'Albus dans trois bains différents et les eut enduites d'une espèce de crème qui empestait la menthe poivrée, elle s'en alla chercher des bandes de gaze et les laissa seuls.

Albus était assis sur le bord du matelas, la tête baissée, les jambes pendantes et tenait ses paumes devant lui comme en offrande. Scorpius, qui s'était tenu à l'écart pour ne pas gêner, vint se percher au bout du lit et lui toucha légèrement l'épaule.

- Hé, dit-il maladroitement.

Albus ne bougea pas et Scorpius sentit son cœur se serrer. Des larmes roulaient sur les joues du garçon aux cheveux noirs et se perdaient dans le col de sa chemise.

- Ne pleure pas, tenta de nouveau le garçon blond, d'une voix chevrotante.

- C'est ma faute, murmura Albus, les yeux toujours rivés au sol. "Tout est de ma faute…"

Scorpius leva un sourcil.

- Ce n'est pas vrai, protesta-t-il. "Tu ne pouvais pas savoir qu'elle se sauverait et tomberait dans le chaudron d'Amélia Pond."

- Miranda Brown, rectifia machinalement Albus. Il renifla, puis leva le menton et l'autre garçon fut saisi par la culpabilité qu'il lut dans les yeux d'un vert soudain si foncé qu'il semblait presque noir. "Pardon."

- Je ne pige pas, dit platement Scorpius.

Albus secoua la tête. Son visage était pâle, tendu par la douleur et par une intense détresse surgie de nulle part.

- Je suis d-désolé, bégaya-t-il. "Tu ne devrais pas… j'aurais d-dû… t'étais tout s-seul… c'est p-pas juste…"

Scorpius le fixa pendant quelques instants avant qu'il ne commence à comprendre et que ses joues s'enflamment.

- ça n'a rien à voir avec toi, marmonna-t-il.

- On aurait dû le dire à un prof ou te défendre, insista Albus d'un air fiévreux. "J'avais p-peur… mais toi, quand il fallait, tu m'as aidé… je voudrais bien être aussi courageux que toi… merci… et… j'te demande pardon…"

Quelque chose s'étrangla dans la gorge de Scorpius, un gloussement de rire cassé ou un sanglot, peut-être.

La brume blanche dans son cerveau se déchira comme sous un rayon de lumière chaude et heureuse.

Le monde devint soudain un endroit moins sombre, moins triste, moins solitaire.

Il hoqueta.

Il venait de réaliser que, pour la première fois de sa vie, il avait accompli quelque chose. Pour la première fois de sa vie, il n'avait pas subi ce qui se passait, il n'avait pas essayé de se cacher, il s'était porté volontaire.

C'était comme mettre le pied sur une Terre Nouvelle et découvrir qu'elle nous appartient.

Il adressa un sourire fragile à Albus.

- Ne pleure pas, répéta-t-il et sa voix s'affermit avec chaque respiration. "Ce n'était pas de ta faute. Ni l'alouette, ni… les autres. Ça va aller, ne t'inquiète pas."

Les mots dansaient dans sa tête malgré la migraine qui n'allait pas tarder à éclore, résultat inévitable de cette agitation.

"Ça va aller, ne t'inquiète pas."

"Je suis content d'être en paire avec toi."

Albus avait onze ans et demi, le nez rouge, les yeux gonflés et il se tenait bizarrement à cause de ses mains couvertes de cloques, mais Scorpius trouvait qu'il avait l'air d'un héros.

Pas le genre de héros qui monte à l'assaut et tabasse les brutes – ça c'était plutôt le domaine de Wendy – ni le genre de héros qui a les réponses à toutes les questions – Terrence occupait toute la place dans cette catégorie-là. Ce n'était pas non plus le style de gars cool et marrant qu'était Craig Finnigan, et sûrement pas un détestable m'as-tu vu adulé par ses fans comme James Potter.

Non, Albus était différent. Il était timide et distrait et il y avait un tas de choses qu'il ne comprenait pas ou qui lui faisait peur, mais il vous voyait, vous. Dans vos déboires, avec vos défauts, tel que vous étiez. Et il vous trouvait intéressant. Il vous offrait son amitié, même. Il vous montrait que vous étiez capable de prendre votre destin en main – et tout ça sans s'en apercevoir.

Oui, faire pleurer Albus était un crime. On n'avait pas le droit de blesser quelqu'un qui ne soupçonnait pas le mal, qui croyait en chacun, qui s'efforçait de faire le bien et s'en voulait quand il n'y arrivait pas.

Scorpius serra les poings, le menton crispé.

Mrs Abbot choisit ce moment-là pour revenir et elle fronça les sourcils avec sévérité.

- Qu'est-ce qui se passe, ici ? demanda-t-elle. "Vous vous êtes disputés ?"

Ils secouèrent la tête avec un bel ensemble.

- J'espère, dit l'infirmière en les examinant avec circonspection. "Alors maintenant, toi (elle enfonça son doigt dans le torse d'Albus) tu vas me faire le plaisir de t'allonger, et toi (elle donna une pichenette sur le front de Scorpius) tu vas retourner rapidement en classe. Ma parole, que vous êtes petits et maigrichons ! On ne donne plus de soupe aux enfants, de nos jours ?"

Scorpius recoiffa sa frange avec une moue et se sauva après la deuxième semonce de l'infirmière.

Il s'était attardé derrière elle pour articuler silencieusement "je vais voir l'alouette, je reviens".

"Merci", avait répondu Albus de la même façon.

Les jours qui suivirent, les mots continuèrent de buller à l'intérieur de lui comme s'il venait juste d'avaler un bon thé chaud en revenant d'une après-midi dans la neige. L'alouette se remettait lentement et le professeur Migden les autorisa à venir la voir aussi souvent qu'ils le souhaitaient. Scorpius ne se lassait pas de marcher à côté des trois autres, un peu en retrait, en les observant rire et bavarder. C'était comme d'avoir des amis.

De temps à autre, Albus se retournait et il disait simplement : "viens", en souriant.

Terrence essayait de convaincre Scorpius d'aller dénoncer ses bourreaux à la directrice, mais il y répugnait. Etait-ce bien nécessaire ? Quand il était avec Albus, James ne se risquait pas à se moquer de lui et les Septièmes Années se tenaient à distance.

Tout allait tellement mieux.

L'hiver fondit sur les collines autour de Poudlard et le printemps commença à émerger en petites pousses vertes et roses.

C'était dur d'étudier dans la salle commune de Gryffondor toujours remplie de vacarme, de boites à flemme déballées et de mini-explosions, alors Scorpius se réfugiait dans leur chambre. Souvent, il y trouvait Albus en train de lire sur le rebord de la fenêtre, le chat de Fabius Macmillan sur les genoux comme une grosse bouillotte et son furet enroulé autour du cou.

Et c'était suffisant.

Il n'avait pas besoin de plus.

Il s'efforçait de ne pas trop prendre de place, trouvait des excuses qui lui raclaient la gorge comme des arêtes de poisson pour ne pas être tout le temps avec eux, ne s'asseyait pas à la même table – il ne voulait pas qu'ils se lassent de lui. Il ne leur disait pas non plus quand il se faisait encore coincer par les grands et prétendit qu'il était allergique au pollen quand on lui lava le visage aux chenilles urticaires derrière la Serre n°5 et qu'une éruption de boutons rouges en résulta. L'infirmière ne le crut pas mais il s'en tint à sa version des faits. Il ne voulait pas devenir un rapporteur comme Kevin Mordecrat et être mis encore plus à l'écart.

Il avait bien trop peur qu'un jour le rêve s'écroule.

L'alouette reprit son envol le premier jour vraiment chaud et ensoleillé et le professeur Migden dit que c'était un bon présage, que les alouettes représentaient l'éclat d'une aube nouvelle et que leurs battements d'ailes emportaient les vœux les plus chers de l'humanité.

Alors Scorpius pria de toutes ses forces.

Il avait envie d'être la personne qu'Albus avait vue en lui.

Il voulait y croire.

Il ne laisserait pas tomber.

S'il pouvait trouver le courage de s'approcher un peu plus près...si ce n'était pas se montrer trop arrogant...

Mais sûrement l'alouette ne pouvait pas emmener avec elle autant de désirs, alors il se résigna à continuer bravement de vivre.

Sur le quai de la gare, le dernier jour de l'année scolaire, quand il eut embrassé sa mère très émue et salué gauchement son père qui l'observait d'un air sévère, Scorpius esquissa un geste pour appeler Albus et le présenter à sa famille. Mais dans le nuage de vapeur, il vit celui-ci courir vers un homme qui lui ressemblait trait pour trait et se jeter dans ses bras.

- Oh ! C'est Harry Potter ! cria une voix excitée.

Drago Malefoy se raidit et James, qui marchait d'un pas nonchalant en direction de sa famille, se retourna et adressa un clin d'œil sardonique à son souffre-douleur.

"A l'année prochaine", articula-t-il silencieusement.

Alors une pierre tomba au fond de l'estomac de Scorpius tandis qu'il contemplait Albus qui disparaissait au bout du quai, blotti sous le bras de son père, sans un regard en arrière.

Et il sut que c'était fini.

Après les vacances, il serait oublié.

  

A SUIVRE...

 

Laisser un commentaire ?