Les Souffleurs de Lumière

Chapitre 9 : Secrets

7421 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 09/11/2016 14:03

 

SECRETS

  

Mais ce n'était pas vrai.

Dans le train qui l'emmenait à Poudlard pour sa deuxième année, la porte de son compartiment s'ouvrit à la volée et, lorsqu'il leva les yeux de son livre en sursautant, il était déjà envahi. Craig Finnigan mâchouillait la tête d'une chocogrenouille en racontant un match de Quidditch à Samuel Flinch-Fletchley. Terrence Swanson sortait quelque chose de long, gluant et bleu fluo de son nez sous le regard dégoûté de Fabius Macmillan. Wendy Philips s'était débarrassée du ruban de soie qui retenait ses anglaises châtaines et enfilait un pull informe sur sa robe BCBG. Grosdur sautillait dans sa cage en hululant de façon perçante pour narguer le chat enfermé dans son panier… et Albus venait de se laisser tomber sur la banquette pelée après avoir fourré son sac à dos dans le filet.

Le furet Cuillère sortit sa tête sournoise de la poche de son maître et fit cliqueter ses dents pointues en apercevant Scorpius qui lui renvoya une grimace.

- Salut, dit le cadet Potter avec son habituel sourire lumineux. "On t'a cherché partout. T'as passé de bonnes vacances ?"

Scorpius, qui avait passé les deux mois d'été à écouter ses parents se disputer avec ses grands-parents, se contenta d'un haussement d'épaules.

- Oh, dit Albus avec compassion.

Il sortit une boulette de papier aluminium de son autre poche et la déplia avec précaution.

- Tu veux une croquette de poisson ? proposa-t-il, l'air de penser que c'était la solution à tous les problèmes.

Scorpius sentit sa gorge le chatouiller.

- Non merci, tu devrais plutôt donner ça au chat de Fabius, répondit-il-il très sérieusement.

Mais un rire étouffé venait d'éclore, chaud et réconfortant, dans sa poitrine et il se surprit à apprécier le vacarme joyeux autour d'eux.

Il n'avait pas été oublié.

Ce ne fut pas facile pour autant. Les cours étaient plus chargés, les professeurs moins indulgents et la météo semblait essayer d'établir un record de morosité : une bruine glacée collait aux fenêtres avec persistance et un épais brouillard s'élevait de la terre dure et froide. Quelques fois, des corbeaux tombaient par la cheminée ou des bestioles essayaient de trouver refuge dans le dortoir et Cuillère leur faisait la chasse en poussant des cris stridents qui réveillaient les garçons au milieu de la nuit.

Au premier trimestre, les persécutions avaient repris. Scorpius avait fait une telle glissade à la mélasse dans le réfectoire qu'il avait été obligé de le raconter sur un ton de plaisanterie dans une lettre à ses parents, de peur que l'information ne leur parvienne par une autre source. Sa mère semblait avoir deviné, d'une façon ou d'une autre, qu'il était tourmenté à l'école. Il avait tellement peur qu'elle s'angoisse au point de se rendre malade qu'il préférait lui dire la vérité – un peu enrobée – plutôt qu'elle ne se renseigne auprès de la famille d'un Serpentard ou ne mette son père au courant.

Puis, soudain, sans préavis, tout s'était arrêté. Scorpius se sentait un peu coupable d'être soulagé, pensant que peut-être les seniors s'étaient désintéressés de lui pour s'en prendre aux nouveaux venus. Puis il entendit Kevin-Mordecrat-le-rapporteur raconter qu'il avait surpris la directrice en train de passer un savon au corps enseignant dans la salle des professeurs. D'après le gringalet couvert d'acné, la vieille dame était hors d'elle et s'époumonait en agitant les bras : "Soyons vigilants ! Nous ne sommes plus au temps où des élèves pouvaient élever des arachnides dans leurs placards ou préparer du Polynectar dans les toilettes des filles ! Les précieux enfants de cette époque de paix devraient pouvoir étudier dans le meilleur des environnements !"

Scorpius nota mentalement de poser davantage de questions à son père sur sa scolarité. Il n'avait jamais entendu parler d'évènements aussi insensés et se demandait quelle sorte de directeur farfelu avait précédé Minerva McGonagall et avait pu laisser ce genre de choses arriver.

Libéré de la crainte de ses persécuteurs, Scorpius fit de rapides progrès en classe. Il était d'un naturel travailleur et aimait étudier. En Histoire de la Magie, il obtint même de meilleures notes que Terrence : il était l'un des rares à résister quand le reste de la classe succombait à la voix soporifique du professeur Binns. Mais il n'y avait pas de quoi en être fier, cependant. Il aurait préféré se couvrir de gloire dans une autre matière, ou être aussi cool que les joueurs de Quidditch.

Dès que l'annonce avait été faite que les deuxièmes années pouvaient s'y présenter, Wendy s'était inscrite aux essais pour faire partie de l'équipe de Gryffondor et y avait trainé Albus et Terrence. Swanson avait complètement échoué – ce n'était pas étonnant, son cerveau de génie semblait être capable de tout sauf de coordonner ses bras et ses jambes – mais les deux autres avaient été pris comme poursuiveurs. Scorpius, lui, s'était bien gardé de les imiter : il se débrouillait plutôt pas mal sur un balai, mais James Potter faisait partie de l'équipe et il fallait être fou pour aller risquer sa vie dans les airs avec des balles dangereuses fusant de tous les côtés, quand quelqu'un comme lui pouvait avoir accès à une batte et prétendre qu'il n'avait pas fait exprès de vous assommer…

A Noël, Scorpius retourna au Manoir Malefoy et subit les remarques acerbes de son grand-père avec stoïcisme. Il eut aussi la surprise d'un entretien seul à seul avec son père, sur le balcon, loin des invités et de l'entendre le féliciter pour ses bons résultats en Histoire de la Magie. Contrairement à Lucius, Drago Malefoy ne fit aucun commentaire sur le Quidditch, même si son fils l'avait surpris en train de contempler pensivement une vieille photo de l'équipe de Serpentard. Ils firent un voyage à la Forêt de Brocéliande pour le Jour de l'An et Scorpius savoura la promenade sous les arbres recouverts de givre scintillant. Son haleine se condensait comme un petit nuage clair et il tenait la main de sa mère qui marchait en souriant doucement, enveloppée de fourrures blanches et coiffée d'une toque comme une reine. Drago lisait à haute voix les inscriptions magiques qui apparaissaient au détour des chemins pour renseigner les visiteurs et, de temps à autre, il ébouriffait légèrement les cheveux blonds de son fils.

En février, pour son anniversaire, Craig Finnigan organisa une mini-fête dans les dortoirs qui se termina abruptement quand le furet, qui avait volé trop de Dragées de Bertie Crochue, se mit à vomir arc-en-ciel dans tous les coins. Terrence, le roi du sortilège Récurvite, nettoya en rigolant pendant qu'Albus s'excusait mille fois. Cuillère fut mis à la diète et se fit discret pendant quelques jours. Scorpius avait tellement mangé de patacitrouilles et de pain d'épice qu'il failli être malade lui aussi. Il trouva que c'était la meilleure fête d'anniversaire à laquelle il avait participé.

Ce n'était plus suffisant de regarder les autres de loin, alors un jour au repas de midi, Scorpius ramassa résolument son assiette et vint s'installer à la même table que ceux qu'il n'osait pas appeler "ses amis". Terrence lui fit un clin d'œil, Wendy lui donna un coup de coude joyeux qui lui coupa le souffle et Albus lui adressa son sourire lumineux. Au bout du banc, Craig Finnigan venait de gober son flan aux girolles et de la fumée orange lui sortait par les oreilles.

Mai et juin filèrent à toute vitesse et les grandes vacances furent de nouveau là. Mais cette fois, sur le quai de la gare, Scorpius ne sentit pas son estomac se nouer douloureusement. Il embrassa sa mère avec fougue, monta dans l'élégant coupé et passa toute la soirée à raconter son année d'un ton enthousiaste, sous les yeux stupéfaits de son grand-père, oubliant d'engloutir sa part de charlotte aux groseilles - son dessert préféré préparé spécialement par les elfes de maison. Sa grand-mère tamponnait ses paupières avec un mouchoir en dentelle et lâchait de temps en temps une espèce de petit gloussement attendri. Drago était assis très droit dans son habituel fauteuil Empire près de la cheminée. Il faisait tourner un verre de Whisky Pur Feu entre ses doigts et son visage ne trahissait aucune émotion, mais Scorpius lut dans les yeux de sa mère que son père était heureux.

Pendant l'été, il fit une brusque poussée de croissance et passa des heures à admirer sa nouvelle carrure dans la glace de son armoire, en ignorant les commentaires moqueurs de celle-ci. Il se sentit cependant complètement ridicule quand il rejoignit les autres dans leur compartiment du Poudlard Express, le premier septembre. Ils avaient tous grandi, surtout Albus qui dépassait maintenant Terrence, mais il était toujours le plus petit. Wendy lui assura qu'il était celui qui s'en sortait le mieux et qu'au moins il n'était pas aussi dégingandé qu'un épouvantail – mais ce n'était pas particulièrement réconfortant.

Quand le vieux château apparut, découpé comme une ombre chinoise sur le ciel flamboyant d'automne, ils collèrent tous leurs nez sur la vitre, curieusement émus de retrouver leur école. Scorpius se demanda si grandir faisait toujours cet effet-là : un mélange d'excitation et de nostalgie bullait dans son ventre et il lui semblait qu'il allait accomplir de grandes choses.

Bien entendu, ce ne fut pas le cas.

Il y eut quelques changements : ils avaient treize ans et enfin l'autorisation de se rendre à Pré-au-lard : c'était un sujet de conversation inépuisable. Les filles aussi étaient devenues plus intéressantes – sauf Wendy, qui n'était pas vraiment considérée comme telle, étant donné la raclée qu'elle pouvait vous mettre si vous vous avisiez de faire un commentaire sur ses formes (inexistantes) ou sur le genre féminin en général.

Ce n'était plus leurs brosses à dents qu'ils comparaient dans la salle de bains et Craig Finnigan avait scotché des posters qui faisaient monter la température d'un cran à côté de ses vieilles affiches de Quidditch. Les elfes les enlevaient régulièrement, mais heureusement il y avait toujours de nouvelles pages lingerie dans le Sorcière-Hebdo.

Mais dans l'ensemble, la routine avait repris : les leçons, des montagnes de devoirs et peu de temps libre pour flâner au bord du lac dans la brise tiède et agréable. De nouveaux Septièmes Années faisaient leurs armes sur Scorpius entre deux cours et James Potter, qui avait une bonne raison d'être frustré, se défoulait sur son souffre-douleur favori chaque fois qu'il le croisait seul dans un couloir.

L'attrapeur de Gryffondor ayant obtenu son diplôme, il y avait eu des essais de Quidditch pour le poste et tout s'était joué entre les frères Potter pendant une heure très tendue. Puis Jeremy Shacklebolt, le nouveau capitaine de l'équipe, avait annoncé que James resterait poursuiveur mais que son cadet serait désormais leur attrapeur. Pendant un instant, il avait semblé qu'Albus allait refuser le poste qu'il avait pourtant mis tous ses efforts à gagner, puis il avait lancé un étrange regard sombre à son aîné et avait serré la main qu'on lui tendait.

Cette nuit-là, le ronron familier ne les avait pas bercés et, quand Terrence et Craig avaient fini par s'endormir, Scorpius s'était assis dans son lit, le menton posé sur ses bras croisés, les genoux relevés sous sa couverture. Pendant longtemps il avait contemplé la forme immobile d'Albus dans l'obscurité bleutée, en se demandant s'il allait oser s'approcher et lui parler, essayer de comprendre pourquoi il semblait si malheureux.

Puis il avait dû s'endormir lui-aussi, parce qu'il s'était réveillé en sursaut dans la chambre inondée de soleil au moment où Albus lui avait secoué l'épaule en disant qu'ils allaient être en retard en Etude des Runes Anciennes.

En troisième année, ils devaient choisir de nouvelles options. Scorpius s'était aperçu que Wendy n'avait pas pris les mêmes qu'Albus et que Terrence, lui, s'était délibérément inscrit dans les cours de Wendy : alors, naturellement, il avait coché les cases qui l'enverraient en classe avec Albus.

Quand ils montaient ensemble les marches du long escalier en colimaçon qui les menait en Etude des Runes Anciennes, Scorpius avait toujours l'impression d'être un peu ivre. Une drôle de joie pétillait au fond de son estomac et il riait de façon un peu aigüe, comme un stupide lutin de Cornouailles. Personne d'autre n'avait pris cette option à Gryffondor et Rosie Weasley, la seule fille qu'ils connaissaient, s'asseyait avec ses copines bêcheuses de Serdaigle. Alors Scorpius et Albus se retrouvaient souvent à travailler ensemble sur les traductions. La poussière qui s'échappait de leurs énormes dictionnaires syllabaires flottait en grains brillants dans la lumière pâle de l'hiver. Le bruit des pages tournées et des plumes qui grattaient le papier avait quelque chose de paisible, de doux, de parfaitement tranquille et heureux.

En haut de la Tour, ils étaient loin de tout et Scorpius adorait ce sentiment grisant de liberté.

Comme s'il possédait le monde entier. Comme s'il n'y avait rien à cacher, rien à prétendre, rien d'autre à désirer.

De temps à autre, Albus relevait la tête de son parchemin et lui souriait.

A lui - juste à lui.

L'automne fit place à l'hiver. Les douze sapins s'installèrent dans la Grande Salle, saupoudrés de neige qui avait un goût de sucre glace. Sur le lac gelé, les clochettes des traineaux tintinnabulaient gaiment en emmenant les professeurs et les élèves à Pré-au-lard. Albus, Scorpius et Terrence firent le plein de bonbons à Honeydukes et faillirent se faire attaquer par le chien enragé qui gardait l'arrière-cour en cherchant un raccourci pour aller rejoindre les autres aux Trois Balais. Il se passa un truc étrange, qu'aucun d'entre eux ne put expliquer, et ils s'en tirèrent sans une égratignure à la grande surprise de la propriétaire qui était sortie en hâte en entendant les aboiements féroces et qui avait trouvé son molosse en train de gémir avec affection en se roulant aux pieds d'Albus.

Wendy ramena de la bièraubeurre pour Lily, la petite sœur des Potter qui était en première année et à Gryffondor avec eux, et celle-ci lui offrit un collier de radis qui n'était pas sans rappeler celui de leur nouvelle professeur de Métamorphose, Luna Lovegood.

En janvier, aussi mystérieusement que les années précédentes, James et les septièmes années cessèrent de rendre la vie de Scorpius compliquée. Il avait appris à se défendre, mais il fut soulagé de ne plus avoir à surveiller ses arrières dans les couloirs ou à jeter des sorts d'anti-bavures sur ses dissertations de peur qu'elles ne finissent mouillées ou piétinées par des godasses boueuses.

En mars, Cuillère mourut. Le furet avait beau être une teigne, cela fit quand même quelque chose à Scorpius lorsqu'il réalisa qu'il ne respirait plus et que son corps était recroquevillé, raide et froid, dans le pli du dais où il dormait habituellement.

Albus pleura.

Dans la lueur pâle du matin qui baignait la chambre terriblement silencieuse, il était pieds nus, en pyjama, ses cheveux noirs hérissés de tous les côtés, et serrait le furet contre lui, comme pour le réchauffer.

Scorpius eut l'impression que son cœur allait se briser. Craig Finnigan marmonna que c'était vraiment triste, en regardant par terre. Terrence repêcha une boite à chaussures vide sous son lit et la garnit de coton hydrophile, puis il l'offrit pour servir de cercueil.

Quand ils quittèrent la salle commune de Gryffondor avec Lily et Wendy, ils virent James qui jouait à lancer un souafle contre le plafond (il n'avait plus touché à un vif d'or depuis que son frère était devenu attrapeur), allongé nonchalamment sur le canapé. Il se redressa et eut un petit rire moqueur en leur demandant s'ils avaient prévu assez de sièges aux funérailles pour tous les rats, lézards et autres bestiaux qui ne manqueraient pas de se montrer "pour soutenir leur Cendrillon dans sa perte".

Scorpius avait ressenti de la crainte, de la haine puis du dégoût à l'égard de James, mais pour la première fois de sa vie, il éprouva de la pitié envers lui. L'aîné des Potter avait beau être sportif, cool, populaire et attirant, il n'aurait jamais ce que possédait Albus. On devenait facilement ami avec lui, on le couvrait de compliments et on cherchait son admiration, mais on ne lui donnait aucune vraie loyauté.

Scopius était certain que si James avait été en train de pleurer, il n'y aurait pas eu cette impression de désolation et de grisaille partout dans la tour de Gryffondor. C'était comme un froid qui s'infiltrait partout, qui… et puis il y eut une bouffée de colère, un vertige violent et cru.

Albus avait levé ses yeux verts et son frère fut celui qui détourna le regard.

Puis le sentiment de tristesse revint avec un frisson dans tous les pores de leurs peaux et ils se remirent en route vers la cabane d'Hagrid, sans comprendre ce qui s'était passé, encore une fois.

Bert Hammersmith, le gardien des clés, creusa un trou près d'un bouleau, puis recula d'un pas et attendit avec compassion, sa grosse pelle-bêche à la main. Le lièvre des Flandres géant se tenait à côté de lui et le vent rebroussait sa fourrure miteuse.

Le professeur Douglas, qui enseignait les runes et qui avait souvent permis au furet de se lover au bout du tableau noir avec une craie en guise de casse-croûte, demanda à Albus s'il voulait que quelqu'un dise quelques mots, mais le garçon secoua la tête, les lèvres serrées farouchement. L'homme se contenta donc de lui presser gentiment l'épaule, puis s'en retourna vers le château en remettant son chapeau melon, son paletot agité par la bourrasque.

Quelques gouttes s'écrasèrent sur le couvercle de la boîte en carton et y firent des auréoles translucides. Lily et Wendy avaient chacune pris une main d'Albus et pleuraient à chaudes larmes.

Rosie Weasley et son petit frère Hugo, qui avait tellement de taches de rousseur qu'on aurait dit qu'il les avait peintes, mirent des bouquets de fleurs dans la fosse. Scorpius se demandait ce qu'ils faisaient là, puis il se rappela qu'ils étaient cousins avec les Potter.

Terrence finit par se racler la gorge et proposa d'une voix timide que l'on referme la tombe avant que l'équipe de Quidditch de Poulsouffle ne revienne de l'entrainement et ne trouble le moment. Albus hocha faiblement le menton. Il était très pâle et tremblait un peu, comme s'il avait froid.

Scorpius quitta sa veste et la lui posa sur les épaules. Il aurait voulu faire tellement plus.

Quand Bert Hammersmith tassa la dernière pelletée de terre, Albus murmura d'une voix tremblante "je voudrais bien que papa soit là" et Lily se haussa sur la pointe des pieds pour l'embrasser sur la joue.

Ce soir-là, il n'y eut pas de ronronnement non plus et Scorpius, qui n'arrivait pas à dormir, vit quelque chose de très étrange. Un par un, des elfes de maison apparurent dans la chambre, aussi discrets que de simples bulles à la surface d'un étang. Ils se rassemblèrent autour du lit d'Albus et se prirent par la main. Leurs grandes oreilles et leurs petits corps osseux se découpaient dans la pénombre et leurs gros yeux dorés brillaient mystérieusement. Puis ils se mirent à chanter, si doucement que Scorpius, caché sous sa couette, crut au début qu'il entendait seulement le sang battre dans ses oreilles.

Au bout d'un moment, ils s'effacèrent – ou peut-être que Scorpius s'endormit finalement, bercé par leur mélopée.

Au matin, il n'y avait aucune trace de leur passage.

Ce n'était pas la première fois que quelque chose d'inexplicable survenait et ce ne fut pas la dernière. Lors d'un cours de Défense Contre les Forces du Mal dans la partie baignade contrôlée du lac, un des strangulots qu'ils étudiaient traversa le filet de protection et attaqua Jane Caradoc qui s'exerçait à le stupéfixer. Albus, qui était en paire avec elle, se précipita sans écouter Mrs Curtis qui lui criait de s'éloigner, la voix curieusement déformée par la bulle d'air qui lui permettait de respirer. Quelques secondes plus tard, le strangulot déguerpissait en nageant. Il avait laissé de larges marques rouges et striées sur les bras de la pauvre fille traumatisée, mais il ne l'avait pas tuée.

Albus expliqua à la professeure furieuse qu'il avait juste essayé de le détacher et que la créature s'était aussitôt enfuie.

Les autres se désintéressèrent de la question lorsque la prochaine sortie à Pré-au-lard fut annoncée, mais Scorpius et Terrence classèrent l'affaire dans un recoin "à ne pas oublier" de leurs têtes.

Wendy se disputa avec Jane Caradoc sans que personne ne comprenne pourquoi et mais cela passa inaperçu dans la frénésie des entraînements de Quidditch. Gryffondor s'illustra en perdant la Coupe des Quatre Maisons et la Coupe de Quidditch, et ils se retrouvèrent de nouveau dans le Poudlard Express en route pour Londres.

Craig Finnigan et ses deux potes mangèrent à peu près leur poids en friandises tout en compulsant un nouveau magasine qu'ils avaient acheté à Pré-au-lard, qui s'appelait Encorbellements et dont ils n'acceptaient de montrer le contenu à personne. Terrence somnola presque tout le long du voyage. Il avait un pansement autour de la tête – sa dernière expérience avait mal tournée – et le visage grêlé d'étranges petits boutons qui tenaient de la verrue ou du grain de beauté, et sur lesquels il fallait étaler une pâte jaune nauséabonde. Albus joua aux cartes de chocogrenouille avec sa petite sœur jusqu'à ce que celle-ci décrète qu'elle lui avait assez tenu compagnie et qu'elle allait maintenant s'occuper de ses amis. Scorpius leva les yeux de son livre et laissa un sourire amusé glisser sur son visage en la regardant quitter le compartiment, puis il sursauta quand Albus s'appuya contre lui pour lire par-dessus son épaule.

Wendy revint des toilettes et se posa sur la banquette en face d'eux, de nouveau habillée en jeune fille de bonne famille. Elle avait un air renfrogné, mais son expression devint peu à peu envieuse, puis misérable. Mais Scorpius était bien trop concentré pour s'en apercevoir.

Albus s'était endormi contre lui et il ne voulait surtout pas le réveiller en faisant un mouvement brusque.

Puis le train entra en gare de Londres et s'arrêta à grand fracas, les jetant tous les uns sur les autres. Les malles tombèrent des filets, le sifflement de la locomotive leur perça les tympans et les premiers cris de joie des parents retentirent sur le quai.

L'année était terminée.

Pendant les vacances d'été, Scorpius eut quatorze ans et, le soir de son anniversaire, il apprit brutalement la raison pour laquelle des élèves qui jusque-là ne lui avaient jeté aucun regard se montraient soudain mauvais quand ils entraient en septième année.

Ce fut un accident.

Il y avait de l'orage, ce soir-là. Le ciel était bas, gonflé de nuages d'un violet sombre veiné de rouge et l'air était horriblement chaud, épais, oppressant. Astoria Malefoy avait déployé une dizaine de sortilèges pour garder une fraîcheur agréable sous la pergola, mais dès qu'on mettait le pied dans le jardin, on dégoulinait de sueur. Les elfes faisaient des va-et-vient avec des plateaux de grillades et de salades, des pichets de citronnade glacée et de champagne dans des seaux perlés. Les femmes étaient vêtues de robes magnifiques, aux épaules nues et aux fins tissus chatoyants, et Scorpius était bien content d'être assez jeune pour porter une chemisette aux manches courtes. Lucius et Drago, eux, étaient sanglés dans des costumes élégants dont les manches étaient boutonnées impeccablement.

Ils portèrent un toast et une montagne de cadeaux richement enrubannés apparut sur une table de fer forgé, tandis que des plateaux de délicates pâtisseries ouvragées circulaient parmi les invités.

Scorpius piocha une mini-charlotte aux groseilles, la fourra dans sa bouche et faillit s'étrangler avec, car à ce moment-là, son père se tourna vers lui en lui demandant de remercier les invités.

Puis le tonnerre explosa au-dessus de la maison et il y eut un éclair éblouissant, suivi d'une dégringolade de verre brisé et de cris d'effrois.

Scorpius avait fermé les yeux instinctivement et quand il les rouvrit, c'était le chaos. Une des grandes fenêtres du rez-de-chaussée avait volé en éclats. Il y avait des bouts de verre partout, crissant sous ses semelles, et des gouttes de sang pailletaient le marbre blanc de la terrasse.

Il leva les yeux et devint livide.

Un énorme morceau s'était enfoncé dans l'avant-bras de son père et une tache sombre s'élargissait sur la manche de sa veste. Drago était blanc comme un linge et ses lèvres pincées avaient perdu toute couleur.

Un autre éclair fusa, immédiatement suivi par un autre coup de tonnerre fracassant, puis la pluie se mit à tomber, forte et serrée.

Drago tituba, jeta un regard autour de lui comme s'il était en transe ou sur le point de s'évanouir, puis il se hâta vers l'intérieur de la maison.

- Chéri ! cria la voix éperdue d'Astoria et Scorpius tressaillit.

Les gens parlaient tous en même temps, la pluie crépitait avec violence sur le toit de la pergola, sa grand-mère gémissait et Lucius jappait des ordres aux elfes qui couraient de partout pour aider les invités et nettoyer le verre brisé.

Scorpius s'engouffra par la porte vitrée et traversa le salon. Dans le couloir, il n'eut pas besoin de suivre la piste de gouttelettes de sang sur le tapis vert et argent pour savoir que son père était monté à l'étage. Il grimpa les marches quatre à quatre et se précipita vers la salle de bains.

Le tonnerre éclata de nouveau, avec un éclair qui l'éblouit et toutes les lumières vacillèrent et s'éteignirent, comme si la magie du manoir n'avait soudain plus aucune force.

Scorpius se cogna le genou contre un meuble et étouffa un juron. Il cligna des yeux, essayant de s'habituer à l'obscurité, puis distingua la porte de la salle de bains.

Il entendit la voix de son père grommeler un sortilège, puis une lueur bleuâtre se répandit dans la pièce, se reflétant en chatoyant sur les carreaux de céramique blanche. Scorpius fit un pas pour entrer en poussant le battant, mais quelque chose l'arrêta. Un frémissement glacé le long de sa colonne vertébrale, un frisson qui courait sur sa peau moite de chaleur, comme pour le prévenir.

Il jeta un coup d'œil à l'intérieur, sans faire de bruit.

Drago avait fait apparaître des flammes magiques qui dansaient devant le miroir. Il était appuyé contre le lavabo et respirait lourdement. Il avait quitté sa veste et l'avait laissée tomber sur le carrelage. Il avait les yeux rivés sur son bras gauche dont dépassait un triangle transparent et brillant, et déchirait sa manche de chemise avec précaution. Son poing était fermé et Scorpius pouvait presque discerner le tremblement des muscles sous la peau maculée de sang.

Drago prit une grande respiration, puis il arracha d'un geste sec et précis le bout de verre planté dans son bras. Il siffla de douleur et se plia en deux, haletant.

Scorpius fit un mouvement pour entrer et l'aider, puis son regard aperçut quelque chose qui le figea.

Il y avait quelque chose sur le bras de son père.

Un horrible tatouage noir en relief qui représentait un serpent enroulé et une tête de mort.

Un dessin qui ressemblait épouvantablement à celui que ses tourmenteurs avaient gravé sur son bras en première année.

Drago hoqueta, les ongles enfoncés dans son poignet, et l'infâme inscription ondula comme si elle se nourrissait de sa douleur.

Scorpius ne respirait plus et il ne sentit pas sa mère le frôler quand elle passa à côté de lui. La porte se referma, mais pas complètement. La clenche cliqueta contre le chambranle.

- Tu aurais dû m'attendre, chuchota la voix d'Astoria avec compassion. "Tu sais que tu ne peux pas te soigner par magie quand la blessure est proche de la marque…"

- Où est Scorpius ? haleta Drago. "Je ne veux pas qu'il voie… qu'il sache…ma honte…"

Scorpius sentit sa gorge s'étrangler.

Il y avait des sanglots dans la voix de son père.

- Chuuut… Scorpius est en bas, souffla Astoria. "Ne t'inquiète pas… laisse-moi te soigner."

Le garçon, livide, recula d'un pas.

Sa mère mentait.

Elle l'avait forcément vu.

Dans la salle de bains, de l'eau coulait, quelqu'un ouvrait un placard, remuait des objets.

- Si seulement, crachota son père avec amertume. "Si seulement j'avais été plus fort… si j'avais…"

- Tu ne pouvais rien contre Lord Voldemort, murmura sa mère.

- Ne prononce pas son nom !

- Tu n'as rien à te reprocher. Tu n'étais qu'un enfant…

- Harry avait le même âge et lui

- Chut, répéta doucement Astoria. "ça ne sert à rien de te torturer…"

- Si Scorpius était le fils d'Harry, il n'aurait pas à porter notre honte.

Oh, comme elle était brisée, cette voix.

Désespérée, haineuse, épuisée, plaintive.

Comme la voix d'un adolescent pris au piège.

Il y eut un froissement de soie et Scorpius devina que sa mère avait dû enlacer son père.

- Scorpius ira bien. Il ne sait rien de ton passé… il n'aura jamais besoin de le savoir. C'est fini, Drago Malefoy. Tu es libre… depuis longtemps…

La pluie tambourinait derrière les fenêtres et l'orage continuait de gronder, jetant des éclairs comme des coups de couteau dans la nuit.

En bas, sous la pergola éclairée chaleureusement par les bougies des elfes, les invités avaient repris les festivités avec insouciance. Lucius buvait un verre de champagne, adossé à une colonne, et sa main tremblotait comme celle d'un ivrogne. Sa femme lui jetait de brefs coups d'œil tout en saluant gracieusement les personnalités importantes qui avaient daigné venir à l'anniversaire du jeune Malefoy et qui contribueraient peut-être à redorer leur blason souillé.

En haut, dans le couloir plongé dans l'obscurité, Scorpius serrait les poings, la gorge si sèche qu'il avait l'impression qu'on l'avait frottée avec une râpe.

Dans la salle de bains, Astoria enveloppait de gaze la Marque des Mangemorts maculée de sang et Drago pleurait silencieusement.

Ces vacances d'été marquèrent la fin de l'enfance de Scorpius. Il ne parla jamais avec sa mère de ce qu'il avait vu et entendu cette nuit-là et elle n'y fit pas non plus allusion. A la rentrée, il se mit à écrire à son père plusieurs fois par semaine. Il racontait dans ses lettres tout ce qui lui passait par la tête, tout ce qu'il vivait : les gars déjantés de son dortoir, les expériences incroyables de Terrence, les piercings avec lesquels Wendy était revenue, la beauté qu'il y avait dans tout ce qui entourait Albus.

Il pressait dans ses mots son amour pour son père, la paix qui naissait avec le ronronnement chaque soir, la gaité explosive des soirées dans la salle commune, l'excitation des matchs de Quidditch, les tocs de Pique-la-Lune, la douceur de l'automne et l'odeur des livres en Etude des Runes Anciennes.

Il était devenu plus fort, il se donnait une nonchalance désabusée et lissait en arrière ses cheveux blonds. Il était plein d'espoir.

Il rêvait que ses lettres soulageaient le fardeau de son père, il souhaitait de tout son cœur pouvoir un jour trouver le courage de se tenir devant lui et de lui dire à quel point il était fier d'être le fils d'un Mangemort qui avait tourné le dos à son maître.

Il s'était risqué à poser des questions à Neville Londubat, leur professeur référent à Gryffondor. Au début, l'homme avait paru sur ses gardes. Puis ses traits s'étaient habillés de tristesse et enfin il n'avait pas dévoilé grand' chose, juste expliqué la Marque et dit à Scorpius qu'il avait bien connu son père.

Scorpius avait essayé d'imaginer l'échalas brun qui leur faisait cours de Botanique et une version plus jeune de Drago en train de rigoler ensemble comme Craig Finnigan et Samuel Flinch-Fletchley, puis il s'était souvenu que son père avait fait sa scolarité à Serpentard à une époque où on ne frayait pas avec les autres maisons.

Il n'avait pas parlé à Albus ni aux autres de ce qu'il avait découvert.

A Noël, il revint au manoir et se montra particulièrement attentif à son grand-père. Lucius, enchanté, passa de longues heures à lui décrire la gloire passée des Malefoy et à ressortir de vieux souvenirs des malles du grenier.

Sa mère et sa grand-mère le taquinèrent au sujet de Wendy : elles savaient certains passages de ses lettres par cœur et étaient persuadées qu'il en était amoureux. Il n'essaya pas de les détromper.

Drago se contenta de l'observer, assis dans son fauteuil au haut dossier, sans rien dire, comme s'il essayait de comprendre le changement qui s'était opéré chez son fils si timide.

De retour à l'école, Scorpius reprit la routine qui lui était si chère. Monter les escaliers en colimaçon jusqu'en Etude des Runes Anciennes, étudier épaule contre épaule avec Albus pendant des heures. Essayer de retrouver ses affaires dans leur dortoir mal rangé et de ne pas être contaminé par les trucs louches qui bourboutaient dans les chaudrons percés de Terrence. Ecouter Wendy raconter les entraînements de Quidditch en faisant des moulinets de bras qui manquaient d'éborgner les gens qui se tenaient trop près d'elle. Supporter les gloussements hystériques de Finnigan et Flinch-Fletchley quand ils se plongeaient dans leur magasine favori. Croiser James Potter dans les couloirs de Poudlard et savourer le fait que celui-ci ne s'approchait plus de lui. Toiser calmement les Septièmes Années qui tentaient d'engager des hostilités et s'en aller indemne. Ecrire à son père et lui montrer que la vie pouvait être différente.

Et puis, en avril, tout bascula.

Il y eut d'abord l'épouvantard qui trahit toutes les peurs qu'il croyait avoir vaincues. Puis Harry Potter tenta de tuer son fils et enfin il se retrouva dans la galerie aux portraits, seul avec Albus et un tableau qui représentait un professeur nommé Severus Rogue.

Il avoua son secret.

Et Albus lui révéla le sien.

A partir de ce jour-là, leurs destinées furent liées inextricablement.

 

oOoOoOo

 

Scorpius remua dans son sommeil. Il avait chaud et quelque chose de lourd pesait sur sa poitrine. Une goutte de sueur coula le long de sa tempe. Les images fugaces de Poudlard firent place à son vieux cauchemar de la guerre dans les Hébrides. Puis il se retrouva soudain dans une grotte aux parois de glace et vit son visage apparaître partout autour de lui, immense et pâle.

- Tu sais que tu ne pourras jamais... souffla une voix qui faisait peur et qui fascinait à la fois.

Il y eut une explosion de plumes noires, un éclair vert, puis il vit Albus étendu sur le sol et il sut qu'il était mort et que c'était de sa faute.

Quelqu'un toussa et, avec un cri de désespoir, Scorpius se réveilla en sursaut dans le salon de la Tour d'Observation.

 

 

A SUIVRE...

Au prochain chapitre, on retourne en Antarctique.

 

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