Les Souffleurs de Lumière

Chapitre 10 : Des bribes de paroles

5430 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 20/01/2016 10:13

 

DES BRIBES DE PAROLES

 

 

Dire que Terrence n'avait pas été très content en apprenant que Scorpius et Albus avaient passé la nuit sur le canapé dans le salon aurait été un peu faible. Il avait littéralement implosé de colère avant d'attraper son meilleur ami par le col de son pull et de le traîner en direction de l'infirmerie.

Gunter les avait suivis d'un regard compatissant, puis quand la porte avait claqué derrière eux, il s'était tourné vers le jeune homme blond resté silencieux pendant toute la diatribe du médicomage courroucé. Le chef d'équipe n'avait rien ajouté, mais ses yeux bleus très doux avaient contemplé un moment les pommettes empourprées de Scorpius, la façon dont ses doigts fins se croisaient et décroisaient nerveusement, le pli dur au coin de ses lèvres.

Puis il avait tendu la main, pressé gentiment l'épaule de l'agent du gouvernement et s'en était allé dans un froissement léger de sa robe de sorcier miteuse.

- Le moment était tendre, mais vous faisiez un cauchemar, observa Poivre de sa drôle de voix pointue.

Scorpius le fusilla du regard.

- Les paroles qu'on retient trop longtemps finissent par nous étouffer, continua l'elfe en le toisant entre ses paupières mi-closes. "Peut-être que le jeune Malefoy devrait considérer ce que Calcifer lui a dit avant qu'il ne soit trop tard."

Scorpius frissonna.

- Va-t'en, ordonna-t-il sèchement.

Les sourcils touffus de l'elfe se plièrent avec désapprobation. Il noua ses doigts grêles devant sa bouche mince.

- Sa condition d'Être Libre autorise Poivre à ne pas obéir, répliqua-t-il d'un ton sournois.

Le jeune homme lâcha un petit rire ironique.

- Si toi tu es libre, alors moi aussi je devrais pouvoir l'être.

- On n'est libre que lorsqu'on choisit de laisser ce qui nous retient, dit sentencieusement Poivre.

Il y avait une lueur dorée inquiétante dans ses gros yeux globuleux. Scorpius détourna le regard et quitta la pièce presque comme s'il s'enfuyait, les doigts crispés sur son bras gauche.

Pourquoi fallait-il toujours que les rêves se transforment en cauchemars quand ils duraient trop longtemps ?

Quelques étages plus haut, Wendy se posait la même question.

Dans l'infirmerie, Terrence venait de terminer d'examiner Albus. Il enleva son stéthoscope et le jeta dans un plateau argenté, puis attira d'un geste brusque son fauteuil de bureau. La baguette dosa mal le sortilège et le siège lui fonça dans la hanche.

- Aïe, gémit-il d'un ton exaspéré, en frottant l'emplacement douloureux, avant de s'asseoir.

Albus enfila son pull, puis considéra son meilleur ami d'un air mi-amusé, mi-navré. Sa jambe de pantalon vide était épinglée au-dessus du genou et laissait apparaître le moignon rose vif. Il y avait un trou dans la chaussette de son pied valide qui se balançait au bord du lit en cuir.

- ça y est, t'es plus en rogne ? demanda-t-il.

Terrence lui lança un regard meurtrier.

- Ça te fait rire, hein ? Tu crois que je n'ai que ça à faire de m'occuper de ta petite santé ? J'aimerais pouvoir passer du temps sur les échantillons de tissus des Moldus, mais non, faut que tu fasses en sorte de risquer d'aggraver cette damnée fièvre en passant la nuit dans une pièce froide, installé n'importe comment !

- Je ne suis pas si malade, protesta Albus en ayant le bon goût de baisser les yeux. "Je me sens même mieux qu'hier soir. Dewis…"

- C'EST QUI LE MEDICOMAGE ICI ? hurla Terrence. "Pour une fois dans ta vie, est-ce que tu pourrais écouter quelqu'un d'autre que ton - ton cœur !? Je me fous de ce que le dragon pense de cette situation ! Tout ce que je vois c'est que tu as une infection et que ça pourrait tourner très mal. On est au bout du monde, je ne sais pas si tu captes ! Je suis responsable de toi, Al ! Il n'y a personne d'autre."

Albus rougit.

- Ça va s'arranger, assura-t-il maladroitement. "T'es le…"

- Est-ce que t'as pensé au sang d'encre qu'on s'est fait quand on est venus voir comment tu allais, ce matin ? Personne dans la chambre, les draps même pas défaits – la fenêtre ouverte ! On a cru que tu t'étais retransformé, que t'étais parti, que…

La voix de Terrence s'étrangla et il eut soudain l'air épuisé. Il tira sur l'élastique qui retenait ses longs cheveux blonds en queue de cheval et massa l'arête de son nez.

Albus sentit son cœur se serrer.

Il y avait de profonds cernes derrière les lunettes rondes de son meilleur ami et ses joues semblaient plus creuses qu'à son arrivée en Antarctique, six mois plus tôt.

- Je suis désolé, Ter, murmura-t-il.

- Ce n'est pas à moi que tu dois dire ça, riposta le jeune guérisseur d'un ton amer. "Tu crois toujours que c'est ta faute quand le monde tourne mal, mais tu ne te rends jamais compte que ce sont les petites choses qui blessent. Est-ce que tu réalises à quel point Wendy souffre ? Ou ce que tu fais à Scorpius ?"

Albus ouvrit des yeux immenses. Il avait pâli.

- Scorpius ? répéta-t-il sans comprendre.

- Oui, Scorpius, soupira Terrence en s'appuyant contre le dossier de son fauteuil et en fermant les yeux un instant.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

Le médicomage rouvrit les paupières et secoua la tête.

- Ce n'est pas à moi de t'en parler.

Ses cheveux blonds glissèrent sur ses épaules, comme des épis de blé fanés. Son regard se fit dur.

- Mais je ne te laisserai pas continuer à traiter Wendy de cette façon, continua-t-il d'un ton rauque. "Elle a assez supporté, assez attendu, assez souffert. J'en ai marre de tes pleurnicheries. Si tu ne peux pas choisir entre le dragon et elle, alors…"

Les yeux verts d'Albus devinrent glacés.

- Alors ?

Terrence passa une main sur son visage las.

- Alors je ne sais pas, souffla-t-il. "Est-ce qu'on va se battre ? C'est ridicule. C'est toi qu'elle aime, depuis le début. Pourquoi on parle de ça ? Je voulais seulement…"

Il semblait au bord des larmes et l'étrange irritation qui avait saisi Albus fit place à de l'inquiétude.

- Tu es fatigué, dit-il.

- Non, marmotta Terrence. "Si… oui… en fait, peu importe. Il y a quelque chose de bizarre. Je m'énerve tout le temps pour rien. Je suis sûr que c'est à cause de l'Axe…"

Il se leva, fit quelques pas d'un air un peu égaré, puis se tourna vers son meilleur ami avec une grimace d'excuse.

- Tu devrais être au lit avec une bouillotte et une potion de revigoration. Je suis le dernier des crétins. Tu vas vraiment lui demander, alors ? Tu ne te défileras pas, cette fois ? Al, je…

Il chancela, porta la main à sa nuque.

- Dans le train, ce jour-là… ça brûle, ce machin… tu sais, si Wendy ne t'avait pas choisi, je… peut-être que ce n'est qu'une sorte d'hallucination collective, en fait, l'ouverture de l'Axe?

Il leva les bras, pirouetta avec un rire saccadé comme un enfant exténué.

- Un ensemble de phénomènes qui font qu'on croit aux Souffleurs de Lumière et qu'on – elle avait un si joli sourire… et des yeux tellement tristes… c'est pour ça qu'il n'y a pas de trace réelle de ce qui se trouve de l'autre côté de la porte !

Albus avait attrapé la prothèse appuyée contre le socle du lit d'examen et l'attachait en hâte, les yeux fixés sur le médicomage qui titubait comme s'il était ivre, la voix pâteuse et les yeux brouillés.

- Ter. Terrence, écoute-moi. Viens t'asseoir, t'as l'air vraiment pas bien.

- Tu sais parfaitement qu'il ne m'arrive jamais rien – je ne suis pas le héros, gloussa le jeune homme blond en rattachant n'importe comment ses cheveux. "Elle était si inquiète pour toi qu'elle n'arrivait plus à respirer. Si ça avait été moi… Je me demande comment Euphrosine a obtenu ces dessins. Tu crois qu'elle les a vus ? A ton avis, ça fait combien de temps qu'elle habite en Antarctique ?"

Il oscilla sur ses longues jambes maigres. Albus boitilla vers lui et le rattrapa au moment où il tombait en s'entortillant dans sa blouse blanche. La prothèse mal bouclée se défit et ils perdirent l'équilibre, se retrouvèrent sur le sol caoutchouteux et tiède de l'infirmerie.

Albus se redressa avec un grognement, à moitié écrasé par son pote.

- ça va ?

Terrence n'avait pas essayé de se relever. Il avait une main plaquée sur la nuque et les yeux plissés de douleur.

- La vache, ça fait mal, souffla-t-il. "Al, si elle dit non, j'aurais le droit de tenter ma chance, hein ? C'est justice… tu crois que Calcifer vient de l'Axe ? Je suis fatigué…"

Il gémit faiblement, puis ne bougea plus.

Avec une grimace de douleur, Albus se pencha pour attraper la prothèse et se contorsionna un peu pour la remettre correctement. Puis il fit doucement glisser le corps inerte de son meilleur ami de ses genoux et alla chercher sa baguette.

Un quart d'heure plus tard, Terrence était bordé dans un des lits de l'infirmerie, un sac de glaçons enveloppé d'une serviette sous la nuque, et ronflait doucement, la bouche entrouverte. Les trois personnes à son chevet le contemplaient avec inquiétude.

- Je pense qu'il manquait cruellement de sommeil, voilà tout, dit Gunter.

Son regard grave passa du dormeur à Wendy qui lissait la couverture avec tendresse.

- Il délirait ! insista Albus.

Ses boucles noires se plaquaient sur son front emperlé de sueur et il portait fréquemment la main à sa poitrine, comme si quelque chose le gênait, coincé dans ses poumons.

- Peut-être que l'épidémie chez les Moldus…

- J'en doute fort, coupa Gunter.

- Alors est-ce que c'est l'Axe ? Vous n'aviez jamais dit que nous tomberions malades ! Quelque chose nous affecte. Ces mots, ces brûlures, les sautes d'humeur, les cauchemars, le –

Albus s'interrompit et rougit violemment.

- Le dragon, compléta le chef d'équipe en soutenant son regard. "Il échappe à votre contrôle."

Wendy lâcha un petit couinement.

- Il t'a vu l'autre soir, expliqua-t-elle précipitamment, comme si elle craignait que le coup d'œil furieux d'Albus se transforme de nouveau en paroles lapidaires.

- Quand je suis venu ici, vous avez dit que l'Axe nous ouvrirait un passage vers de nouvelles connaissances, reprit le jeune homme en repoussant au fond de son cerveau le nouveau problème. "Vous avez prétendu que ce serait comme entrer dans un tunnel qui mènerait à un lieu préservé ! Vous n'avez jamais mentionné qu'il s'agissait de quelque chose de vivant !"

Le mot flotta dans la pièce, lourd d'anxiété et de reproche.

Gunter se mordilla les lèvres en croisant les mains derrière son dos.

- Je ne le savais pas, dit-il lentement.

- Trouver cette porte, c'est le but de votre vie ! Comment auriez-vous pu l'ignorer ? gronda Albus, les poings fermés.

- Calme-toi, Al, murmura Wendy en se levant et en lui effleurant le bras.

- Vous nous mettez tous en danger ! feula le jeune homme en se dégageant brusquement.

- Balivernes, lança la voix chevrotante d'Euphrosine depuis la porte. "Gunter Von Wartbach n'est pour rien dans ce qui nous arrive."

- Alors c'est Calcifer ! Il veut nous monter les uns contre les autres, nous embrouiller !

La vieille femme eut un petit reniflement sarcastique.

- Est-ce que vous ne savez pas que ce qui déborde du chaudron s'y trouvait déjà avant qu'on allume le feu ?

Elle s'avança jusqu'au lit, considéra un moment Terrence avec une expression si douloureuse qu'Albus sentit de nouveau sa colère s'évanouir. Wendy plia un sourcil, intriguée.

- Est-ce que vous avez déjà vécu ça ? demanda-t-elle.

Gunter se racla la gorge, comme s'il voulait éviter à la vieille magicienne de répondre, mais celle-ci se tourna vers la jeune fille et lui sourit.

Un millier de rides creusaient sa peau tannée. Ses cheveux blancs tressés en court toupet derrière la tête, son opulente poitrine, sa robe bleue démodée et ses pantoufles éculées lui donnaient l'air d'une bonne grand-mère. Son dentier crissa, alors qu'elle luttait encore une fois contre ses propres mâchoires pour réussir à parler. Puis elle respira profondément, tendit la main et caressa la joue de Wendy, tandis qu'une larme roulait le long de son nez crochu jusqu'à son menton en galoche.

- Mon enfant, quand on est jeune, on bouillonne de sentiments. Il faut apprendre à les comprendre, à les dompter – sans quoi on risque de tout perdre.

- Mais…

- On n'aime jamais trop, petit cœur de beurre. Mais parfois on aime mal.

Dans le silence de l'infirmerie, Gunter baissa la tête et étouffa un soupir qui se confondit avec le souffle régulier de Terrence.

- Qu'est-ce que vous voulez dire ? demanda Albus à voix basse.

- Plus tard, vous comprendrez, dit sourdement la magicienne. "Maintenant, laissez le pauvre Terrence se reposer. Il n'en aura plus l'occasion avant longtemps…"

Wendy tressaillit quand la vieille main calleuse se retira.

- Oui, dit-elle d'une voix absente. "Laissons-le dormir…"

- Je vais rester un moment avec lui, dit Gunter avant qu'Albus ne proteste. "Tout ira bien."

Ils quittèrent l'infirmerie avec Euphrosine et descendirent jusqu'à la salle commune où il n'y avait personne. Scorpius devait être dans son bureau, Poivre à la chaudière, Vivienne dans sa chambre. Christopher était parti tôt à la Carcasse de la Baleine et ils avaient aperçu en passant Matilda qui travaillait dans son laboratoire, émerveillée devant la fleur des neiges.

Euphrosine grommela quelque chose au sujet des Mangeurs d'Ombre et disparut dans les escaliers en colimaçon. Ils allèrent à l'animalerie, donnèrent une poignée de trombones à Koff qui se mit à les grignoter avec entrain, puis remontèrent dans le hall d'entrée.

- Je vais faire un tour, dit Albus sans vraiment regarder Wendy en face. "Tu m'accompagnes ?"

Elle se mordilla les lèvres pendant quelques instants, puis leva ses yeux gris vers lui.

- Okay, dit-elle d'un ton sec. "Mais je viens uniquement parce que Terrence t'a interdit de faire ça et que t'auras besoin d'aide si tu t'écroules comme il le prévoit."

- Je ne vais pas m'écrouler, maugréa Albus. "Je vais bien. Lui, non. Il ferait mieux de s'occuper de sa pomme avant de donner des conseils aux autres."

Il rougit avant la fin de sa phrase. De nouveau, cette étrange colère l'avait secoué, avait infecté ses pensées et ses mots avant qu'il ne puisse l'en empêcher.

Wendy se contenta de hausser les épaules. Elle mit son manteau, enfila ses moufles, enroula autour de son cou la grosse écharpe en laine framboise que lui avait offert Hermione Granger. Albus avait enfoncé son bonnet sur ses cheveux noirs emmêlés. La fourrure de la capuche de son blouson kaki l'entourait d'un halo fauve. Il attrapa deux balais dans le râtelier à côté de la désengeleuse et en tendit un à la jeune fille.

- On ira plus vite, dit-il.

- On sera plus vite rentrés, répliqua-t-elle avec un petit mouvement de tête agacé pour se débarrasser d'une de ses courtes mèches châtaines.

Dehors il faisait un temps si beau que la neige éblouissait. Le ciel était très haut, d'un bleu saphir parfaitement pur. La plaine blanche et immense filait sous leurs pieds, vierge de toute trace de pas.

Ils survolèrent la profonde crevasse où ils s'étaient retrouvés piégés l'été précédent, aperçurent un banc de pingouins qui se doraient au soleil cru de l'Antarctique, longèrent la banquise jusqu'à la Crique du Sarcophage en guettant vainement le champignon de vapeur d'une baleine à bosse. Des lions de mer se prélassaient sur les vagues et plongèrent en les voyant piquer vers eux.

Le vent glacial leur piquait le visage et ils ralentirent pour se poser sur la Crête du Détour, une colline en forme de fer à repasser dont le ventre creux scintillait, frangé de stalactites. Wendy sauta souplement sur le sol et s'enfonça à peine. La poudreuse qui recouvrait l'amoncellement de neige durcie n'était pas très profonde, mais douce et délicate comme le sucre d'un gâteau.

- Qu'est-ce que tu comptes trouver par ici ? lança-t-elle en se tournant vers Albus qui mettait pied à terre.

Ils avaient tous les deux la respiration coupée et le visage rouge d'avoir été cinglé par les courants d'air froids.

- Des réponses, répondit-il évasivement.

Il sortit sa baguette de sa poche pendant qu'elle tirait une longue-vue de la sienne et s'occupa à assembler un bonhomme de neige. Quand Wendy eut fini d'examiner les alentours, elle trouva à côté d'elle un gros père ventru coiffé du bonnet d'Albus, avec ses gants en guise de mains, une carotte fripée à la place du nez et deux boutons pour lui servir d'yeux.

- Salut, toi, dit-elle sans pouvoir s'empêcher de rire.

Le bonhomme de neige inclina son énorme tête ronde puis s'en alla en bonds maladroits.

- Hé, reviens ! lui cria Abus. "Ce bonnet est un cadeau de ma grand-mère !"

Il se mit à courir derrière son chef d'œuvre qui descendait tranquillement la pente et Wendy le suivit en pouffant.

Les deux balais restèrent seuls plantés sur la Crête du Détour, comme des drapeaux.

- Olaf, au pied !

- Olaf ? Tu ne pouvais pas trouver mieux ? C'est un nom naze, il ne va jamais répondre ! Hé, Eugène ! Attends-nous !

- Olaf !

Ils le rattrapèrent tout en bas, le plaquèrent et lui retirèrent le bonnet. Il leur échappa, se mit à sauter en rond autour d'eux, visiblement contrarié, en agitant ses gants. Wendy finit par lui faire un toupet de glace sur le haut du crâne et il parut suffisamment satisfait pour se caler dans la plaine d'un air de bonhomme respectable.

- D'où tu avais une carotte ? demanda la jeune fille en se laissant tomber dans la neige à côté d'Albus qui riait de bon cœur. "Tu comptais t'en servir pour attirer les renards à queue de feu ?"

- Je crois que je l'ai oubliée en vidant les cagettes de bouffe au dernier arrivage. Koff avait fait exploser une caisse, il y avait partout, on a ramassé ça comme on pouvait.

Wendy épousseta son jean, puis renversa la tête en arrière, clignant des yeux à la lumière éclatante de l'Antarctique. Il y avait des cristaux blancs accrochés à ses courts cheveux châtains, son haleine se condensait en un petit nuage clair et le bout de son nez était rouge et brillant.

- On dirait une pomme d'api, dit Albus.

- Quoi ?

- Ton nez.

Elle soupira.

- ça ne marchera pas, avertit-elle.

Albus s'allongea dans la neige, les bras croisés derrière la nuque.

- Quoi ?

- Tes manœuvres pour m'attendrir.

Il y eut un moment de silence feutré, pendant lequel une nuée de Trilleurs s'intéressa à Olaf et vint l'environner de centaines d'ailes translucides.

- Je n'essayais pas de me racheter, dit finalement Albus. "Je sais que je n'aurais pas dû crier sur toi hier soir."

- Tu n'aurais pas dû, confirma Wendy qui avait sorti sa propre baguette et faisait surgir de la poudreuse une autre figure blanche, tout aussi ronde et maladroite.

- Je te demande pardon.

Elle gonfla sa joue, puis souffla et laissa retomber sa baguette. Les oiseaux transparents pépiaient en tourbillonnant autour des bonhommes de neige.

- Qu'est-ce qu'on va devenir, Al ? murmura-t-elle en se tournant vers le jeune homme.

Il la regarda bien en face.

- Je ne sais pas, dit-il.

Wendy mordilla sa lèvre inférieure. Ses iris d'un gris soyeux s'embuèrent.

- Je n'aime pas quand tes yeux sont comme ça, chuchota-t-elle en se penchant vers lui. "Verts et dorés à la fois… c'est comme si tu n'étais pas tout à fait toi…"

Elle posa ses lèvres sur les siennes et l'embrassa doucement.

- ça veut dire que je suis pardonné ? demanda Albus d'un air penaud quand elle se redressa sans écarter le bras qu'il avait passé autour de son cou.

Wendy ne répondit pas, mais elle se coucha aussi dans la neige moelleuse et se blottit contre lui, enfouissant sa joue dans la fourrure chaude de la capuche.

- Je n'aime pas me disputer avec toi, dit-elle très bas.

- Moi non plus, répondit Albus.

Au-dessus d'eux, le ciel très bleu semblait infini et les Trilleurs s'évaporaient comme des gouttes de lumière en y montant en flèche.

- Quand Euphrosine m'a touché la joue, j'ai… vu quelque chose. Des images, floues et rapides. La citrouille que je répare, la Tour dans le blizzard, un aérostat. Il y avait un homme avec un drôle de costume, très ancien, et une grande salle avec des colonnes en pierre noire… et un chien qui pleurait. Je veux dire, il ne pleurait pas vraiment, pas avec des larmes, mais il hurlait à la mort.

Wendy frissonna. Elle sentait encore la tristesse qui l'avait assaillie comme une vague avec les flashs.

- Et puis il y avait une lumière. Très grande et très belle – et une ombre qui était aussi grande qu'elle et sans laquelle elle ne pouvait pas exister…

Albus resserra son bras autour de la jeune fille en la sentant trembler.

- Et puis j'ai vu… Calcifer. Il… dansait.

Maintenant, elle pleurait et elle ne savait même pas pourquoi.

- J'ai très peur, balbutia-t-elle en s'agrippant à son manteau. "On n'aurait jamais dû se mettre à la recherche de l'Axe…"

Albus se tourna pour la serrer contre lui.

- Tout ira bien, promit-il en posant un baiser sur son front.

- J'aime mieux quand tu dis que tu as peur aussi, souffla-t-elle en fronçant les sourcils.

Il eut un petit rire.

- Oui, mais je ne suis pas supposé avouer ça, gloussa-t-il.

Wendy se pelotonna contre lui. Elle avait un peu froid.

- Demain c'est Noël. De quoi tu vas me parler ? Tu ne peux pas le dire maintenant ?

Albus secoua la tête avec un sourire énigmatique. Elle grogna, puis se redressa, comme traversée par une soudaine pensée, et lui toucha la joue.

- Tu es brûlant, soupira-t-elle. "Terrence va nous tuer."

La magie était brisée et il s'assit, mécontent.

- On devrait rentrer, dit Wendy en brossant la neige accrochée à son manteau et au sien, ravalant sa déception.

Il y avait de nouveau des éclats d'or dans les yeux verts d'Albus.

- Pas avant d'avoir vu ce que je suis venu chercher, dit-il fermement.

Olaf avait remarqué l'autre bonhomme de neige et l'observait furtivement. Il s'en approcha en se dandinant, toujours environné d'une nuée d'oiseaux translucides, en fit le tour prudemment, puis se colla contre lui d'un bond léger.

- Qu'est-ce que tu voulais v… oh, s'exclama Wendy en apercevant le nez pointu d'un renard derrière une motte de neige.

Albus s'accroupit et tendit la main en émettant un doux bruit de gorge.

Le renard blanc pencha la tête de côté. Il avait des yeux dorés ourlés de velours noir, des oreilles fines et soyeuses et un jabot de fourrure immaculée. Il hésita, puis sortit de sa cachette, trottina vers le jeune homme en levant haut sa queue qui brûlait comme une flamme bleue au soleil.

Il flaira les doigts d'Albus, puis les lécha.

- Qu'est-ce qu'il sent ? Il aime la carotte ? s'étonna Wendy qui mourrait d'envie de le caresser mais qui avait peur de se faire mordre.

- Non, c'est une tranche de bacon.

- Tu avais aussi ça dans ta poche ?

Albus pouffa.

- Désolé. Je prévois à l'avance.

- C'est ce genre de trucs que tu m'as fait manger cet été quand on était coincés dans la crevasse ? Al, mais c'est dégueu !

Il continua de rire tranquillement. Le renard avait reculé en s'aplatissant quand elle avait élevé la voix, mais il s'enhardit de nouveau. Un autre apparut derrière la motte, puis deux renardeaux pataugèrent vers les deux humains en remuant leur arrière-train avec curiosité. Leurs queues ondoyantes brillaient d'un éclat orangé et ils étaient aussi rondouillards et bourrus que des chatons. Ils se culbutaient l'un l'autre dans la neige épaisse en poussant de petits geignements heureux.

Puis un jappement court et impératif retentit dans la plaine et toutes les oreilles se dressèrent. Les renardeaux coururent vers la femelle qui ne s'était pas approchée et elle fit claquer ses dents pour les presser dans la direction de l'appel.

Le renard blanc qui était encore devant Albus gronda sourdement, puis il fit volte-face et s'enfuit en quelques bonds gracieux.

- Viens ! cria le jeune homme en attrapant la main de Wendy. "On les suit !"

Ils coururent en s'enfonçant dans la neige molle jusqu'aux genoux, contournèrent la Crête du Détour et finirent par s'arrêter, hors d'haleine, en voyant la famille de renards disparaître comme une buée sur l'horizon vaporeux de la plaine blanche.

- Tu penses qu'ils auraient pu nous mener à l'entrée de l'Axe ? haleta Wendy.

Albus ne répondit pas tout de suite. Il avait les yeux fixés sur quelque chose et la jeune fille finit par suivre son regard.

Il y avait quelque chose dans la neige, devant eux.

Une boîte à bijoux en forme d'œuf, incrustée de rubis, à moitié enfouie dans la poudreuse.

 

oOoOoOo

 

Christopher Cadwallader était en train de descendre à la chaudière avec un nouveau sac plein de pierres de lave quand il entendit les voix. Il était trempé et fatigué, mais il en oublia soudain toutes ses misères et se pencha dans la cage d'escalier obscure pour mieux écouter.

- Maudit sois-tu, Calcifer, disait Euphrosine d'un ton terriblement las. "Si tu ne m'avais pas jeté ce sort, nous aurions pu le trouver la dernière fois. J'aurais pu leur parler des signes. Et maintenant, l'histoire va se répéter."

- C'est de ta faute, répondit la voix fluette et triste du daemon dans la cheminée. "Si Pendragon ne m'avait pas capturé et si tu avais pu le convaincre, alors ni toi ni moi n'aurions perdu nos cœurs et nous ne serions pas prisonniers de la Tour."

 

 

A SUIVRE...

 

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