Les Souffleurs de Lumière

Chapitre 11 : Minuit

6060 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/11/2016 08:44

 

MINUIT

 

 

Lorsqu'Albus et Wendy rentrèrent à la Base d'Inlandsis, la nuit commençait déjà à s'allonger sur la plaine. Une vapeur éthérée montait de la banquise et la neige craquait sous leurs pas. La Tour se dressait dans l'obscurité comme une cheminée biscornue aux multiples yeux orangés, accueillante et chaleureuse, sous la voûte violacée remplie d'étoiles.

A l'intérieur, il faisait bon et on sentait que la fête était proche.

Les escaliers en colimaçon étaient remplis d'une délicieuse odeur de vin chaud aux épices. A l'aide de leurs baguettes, Euphrosine et Vivienne suspendaient des boules scintillantes et des sucres d'orge au plafond. De la neige magique pailletait l'épais tapis vert forêt et des franges de givre enchanté chatoyaient aux fenêtres et au-dessus des portes d'acajou.

Quelqu'un avait jeté un sort d'amplification au phonographe d'Albus. Les voix entraînantes des Andrews Sisters et le froufrou nostalgique d'une pointe de diamant sur un vieux disque diffusaient une ambiance douillette.

Dans le salon, Gunter et Matilda terminaient de faire apparaître des guirlandes de roses de Noël. Il y avait un énorme tas de chocolats enveloppés dans des papiers colorés et brillants en guise de sapin dans un coin. De grandes chaussettes en laine rouge ornées de pompons étaient fourrées de cadeaux et pendues le long des murs, entre les tableaux qui bruissaient d'excitation joyeuse.

Le fumet de la dinde aux pruneaux se répandait à l'étage de la cuisine. Poivre s'était coiffé d'une toque plus haute que lui et avait noué un tablier impeccable sur ses hanches maigrichonnes. Debout sur un tabouret, il faisait rissoler de petites pommes de terre rondes et dorées. Il y avait des saladiers de crème fouettée, des plats de légumes croquants cuits à point et des tartes magnifiques de partout, et l'elfe avait fort à faire pour empêcher les occasionnels visiteurs de glisser leurs doigts dans les sauces onctueuses ou sur les gâteaux aux glaçages étincelants.

La table était déjà mise à la salle commune, avec une nappe empesée, des couverts d'argent et de belles assiettes en porcelaine dans lesquels des angelots faisaient des clins d'œil. Les lustres miroitaient à la lumière des bougies et leurs pendants de verre tintinnabulaient doucement.

Sous le dôme de cristal, Scorpius et Christopher préparaient le matériel pour la transmission de la B.A.T.S. avec leurs familles. Wendy se hâta de les rejoindre et Albus s'en alla en quête de quelqu'un à aider, emmenant avec lui Koff que Cadwallader, à bout de patience, était sur le point de jeter du haut de la terrasse. Le mini-monstre rotait à répétition : il avait englouti plusieurs tournevis et l'un d'entre eux clignotait d'une lueur verte au fond de son bidon.

Tout le monde étant très occupé et ne cessant de lui affirmer qu'il avait une tête affreuse et ferait mieux d'aller se reposer avant le réveillon, Albus se résigna à se diriger vers l'infirmerie. Il frappa légèrement à la porte, puis se faufila à l'intérieur en allumant sa baguette d'un furtif "Lumos".

Terrence dormait aussi profondément que lorsqu'ils l'avaient quitté ce matin-là. Affalé sur le ventre, les bras pendants du matelas, il ronflait paisiblement, ses cheveux blonds étalés autour de lui comme du foin.

Sur la table de nuit, il y avait ses lunettes, un bol de soupe mal raclé et un verre dans lequel il restait un résidu de poudre bleuâtre. Le médicomage avait dû se réveiller à un moment de la journée et quelqu'un s'était occupé de lui.

Les draps s'étaient entortillés et la couverture était en train de tomber. Albus reborda tout soigneusement, puis il se pencha pour examiner la marque sur la nuque de son meilleur ami. Les lettres cramoisies étaient toujours vives et irritées comme des coupures.

RENONCER.

A descendre dans l'Axe ? Calcifer n'avait pas eu l'air de les orienter dans cette direction… A quelque chose ? Oui, mais à quoi exactement ? Et comment ? Ce n'était pas si simple…

Le jeune homme soupira. Il planta sa baguette éclairée dans un pot avec des ciseaux et des seringues, et s'assit sur le fauteuil de bureau à côté du lit. Koff s'installa confortablement sur ses genoux et lâcha un nouveau rôt dégoutant. Au fond de sa gorge, le tournevis continuait de faire un bruit de sonde sous-marine.

Albus sortit de sa poche la boîte à bijoux qu'ils avaient trouvée près de la Crête du Détour et la fit tourner pensivement entre ses doigts. Ils avaient eu beau la réchauffer, la secouer, essayer des sortilèges pour forcer sur le fermoir doré, ils n'étaient pas parvenus à l'ouvrir.

Il joua avec un moment, essayant d'imaginer ce qu'il y avait à l'intérieur, puis ses paupières se firent lourdes et il vida son esprit de toute spéculation. Sa respiration était un peu sifflante, sa poitrine toujours oppressée et la nausée n'allait sans doute pas tarder à revenir. Il s'était habitué à la fièvre, comme il avait dû s'habituer à n'avoir plus qu'une jambe.

Ce n'était qu'une question de continuer à agir normalement, il y avait toujours une solution, rien n'était impossible quand on était jeune, courageux, déterminé…

La boîte à bijoux roula de ses mains et tomba sur le sol caoutchouteux avec un bruit étouffé. La tête d'Albus roula mollement vers son épaule. Ses cils sombres frissonnaient sur ses pommettes que la fièvre enflammait dans l'obscurité. L'étincelle argentée au bout de sa baguette s'éteignit avec le premier gémissement inconscient.

Dans son sommeil, Albus rêvait.

Il était dans une grande salle noire au plafond si haut qu'il ne le distinguait pas. Des murs de glace s'élevaient autour de lui, comme d'immenses miroirs entre les colonnes de pierre sombre. Il était seul, mais il entendait des voix qui l'appelaient au loin, inquiètes. Il portait un étrange costume – une cape rose démodée, attachée avec une fibule en forme de dragon, des pantalons de soie et des bottines aux boutons cirés.

Et dans ses mains gantées, il tenait un cœur palpitant, chaud comme un feu-follet.

Il y eut un grondement terrible, comme si la salle – ou était-ce une grotte ? – allait s'écrouler, puis il aperçut l'étrange véhicule en forme de citrouille qui devait les emmener à l'intérieur de l'Axe. Une femme hurlait mais il ne comprit pas le nom qu'elle criait. Ses doigts brûlaient, ses yeux aussi, son corps entier s'évaporait en milliers de particules.

Tout disparut. Il faisait noir, si noir.

Une étoile s'éclaira dans la nuit. Non, ce n'était pas une étoile : c'était un réverbère étrangement familier, environné de flocons. Il vit une jeune fille à genoux sur la banquise, entourée des débris d'une barque. Elle berçait contre elle quelque chose qui brillait d'un éclat rouge incandescent et pleurait comme si son cœur s'était brisé à tout jamais. Elle portait une robe bleue et elle avait les mêmes cheveux châtains que Wendy.

Puis les images incompréhensibles firent place au cauchemar qui le hantait depuis quelques jours. Une flamme gonflait au fond d'un trou et elle avait la forme d'un dragon à la gueule grande ouverte. Il rugissait, mais ce n'était pas un feulement d'attaque ou un mugissement de douleur. Non, il appelait, comme une lionne qui cherche son petit… et soudain le corps d'Albus était trop étroit, trop serré, trop usé et il le déchirait pour s'en échapper dans un tourbillon de plumes d'ébène.

Albus s'éveilla en sursaut, trempé d'une sueur glacée, tremblant sous le coup de la souffrance qui l'avait écartelé.

Il se redressa en haletant, passa une main sur son visage le temps de reprendre ses esprits. Contre sa jambe, il sentit le museau inquiet de Koff et se souvint soudain de la boîte à bijoux. Il tâtonna fébrilement à sa recherche, espérant qu'elle n'ait pas encore été gobée. Il mit la main dessus après quelques secondes. Elle était couverte de bave, mais intacte.

Il s'avachit dans le fauteuil, soulagé mais épuisé. Il sentait la fièvre courir dans ses veines comme de l'acide. La lampe de l'infirmerie s'alluma toute seule, l'éblouissant, et aussitôt son estomac se tordit. Il n'eut que le temps de bredouiller "Accio seau" avant d'être secoué par une violente nausée. Ses oreilles tintaient et il se sentait aussi faible qu'un bébé chat.

- Aguamenti, dit quelqu'un et on lui tendit un verre d'eau pour qu'il se rince la bouche.

Il l'accepta avec reconnaissance, but avidement, puis leva les yeux et croisa le regard de Terrence qui se grattait le menton en bâillant.

- Avoue, dit celui-ci d'un ton résigné. "T'as profité de ce que j'étais out pour prendre la poudre d'escampette, hein ?"

- Je n'ai touché à aucune de tes poudres, marmonna Albus, écœuré par l'arrière-goût de vomi.

- Je ne commenterai pas sur la nullité de cette blague, dit Terrence qui échangea le verre d'eau vide pour une serviette propre qui sentait bien meilleur que le contenu du seau. "Allez, raconte. C'était quoi ce rêve ? Ne nie pas, je me suis réveillé quand tu marmonnais "ne fais pas ça". Est-ce que Crocmou voulait encore se tirer de la colocation ?"

Un faible sourire effleura les lèvres décolorées d'Albus. Il se laissa aller contre le dossier du fauteuil.

- Oui… et non. A la fin, dans le cauchemar, c'était ça. Mais j'ai vu d'autres… choses. Wendy aussi les a vues, quand Euphrosine l'a touchée, ce matin. Enfin, je crois. Je n'ai pas vu de chien, moi.

Terrence fronça les sourcils. Il récupéra la serviette et nettoya le seau d'un geste distrait, puis s'assit en tailleur sur le lit en chaussant ses lunettes.

- Quel chien ? Celui de la prophétie ? Explique depuis le début.

- Euphrosine était bizarre, quand tu t'es – évanoui. Elle a dit des trucs… je crois que tu as raison. Elle en sait plus que ce qu'elle ne dit… bref, elle a touché la joue de Wendy à un moment et Wendy a eu un genre de vision qui lui a fait peur. Il y avait un homme avec un drôle de costume et je crois que je viens de rêver de lui.

- Qu'est-ce qu'il faisait ? demanda Terrence d'une voix pressante.

Albus marqua une pause.

- Je crois qu'il est mort. Il brûlait… enfin, je brûlais… je ne sais pas trop si j'étais dans sa tête ou si c'était un délire à cause de la fièvre…

Il frotta ses yeux pour dissiper le vertige qui faisait soudain chavirer la pièce. La dernière image qu'il avait aperçue avant de s'éveiller en sursaut était toujours imprimée sur sa rétine et, chaque fois qu'il y pensait, la nausée revenait lui soulever le cœur.

C'était un trois-mâts de neige, façonné par des mains inexpérimentées… seul dans la nuit, baigné par la lueur pâle d'une grosse lune…

Terrence pencha la tête de côté, soucieux, mais ne fit pas de réflexion. Il attrapa Koff qui courait en rond en essayant d'attraper un trombone pris au piège dans sa fourrure blanche et le coinça sur ses genoux, à distance respectable de ses lunettes.

- Pourquoi tu fais un bruit de sonar, sac à puces ? marmotta-t-il.

- Il a avalé le tournevis à impulsions magiques de Wendy, répondit machinalement Albus.

Ses yeux se posèrent sur le bol de soupe de la table de nuit et il l'indiqua du menton.

- T'as eu de la visite ?

Terrence eut un étrange sourire.

- Oui… tu ne devineras jamais… Christopher.

Albus ouvrit de grands yeux.

- Pourquoi ?

- Oh, j'sais pas, dit négligemment le jeune guérisseur en grattant entre les petites cornes du mini-monstre qui se mit à frétiller de plaisir. "La veille de Noël, on dit que des miracles arrivent. Les animaux parlent, Cadwallader se met à avoir des sentiments humains…"

Son meilleur ami pouffa de rire.

- Et qu'est-ce qu'il voulait, alors ? demanda-t-il.

Le visage de Terrence redevint sérieux.

- Il a fait des rêves, lui-aussi. Un palais de glace, un champ de fleurs qui ressemblaient à des astérolines avec des espèces de papillons dorés, le véhicule de forage en forme de citrouille. C'est très bucolique, mais je suis certain qu'il ne faut pas le négliger. Et puis il a aussi entendu Euphrosine et Calcifer se disputer.

Albus se pencha en avant.

- Et ?

Terrence mordilla l'intérieur de sa joue et reposa Koff sur le sol.

- Ce n'était pas très clair. Ils parlaient d'un pacte ou une malédiction… en tout cas, c'était louche. Je t'expliquerai mieux plus tard, quand j'y aurais réfléchi. J'ai tellement dormi que mon cerveau est rempli de varech. Au fait, j'ai dit quelque chose quand j'étais dans les vapes, tout à l'heure ?

Albus leva un sourcil, mais n'insista pas.

- Non… enfin, t'as blablaté des tas de trucs, mais rien que je ne savais déjà. Tu faisais des théories, aussi, elles étaient complètement démentes… Ter, tu crois que l'Axe nous envoie des espèces de flashs pour qu'on sache ce qui nous attend ?

Le médicomage frotta le bout de son nez.

- Je ne crois pas. J'en suis sûr. Je pense qu'on ressent aussi des émotions ou qu'on se rappelle de souvenirs des gens qui nous ont précédés. Ça va être un beau micmac si ça continue quand on passera la "porte" – si porte il y a vraiment – entre ça, les craintes de chacun et la réalité concrète de ce qu'on aura à affronter.

Albus avala sa salive avec difficulté.

- Alors ça veut dire que ce sera comme pendant la bataille contre l'Anghenfil… murmura-t-il. "Comme quand mon père combattait Voldemort et qu'il ne savait jamais s'il avait des visions de choses en train d'arriver ou s'il était le sujet d'illusions envoyées par l'ennemi."

- Tu n'es pas ton père, dit Terrence d'un ton sec. "Un jour, va vraiment falloir que tu arrêtes de te comparer à lui."

Il y eut quelques instants de silence lourd, pendant lesquels Koff s'attaqua comme un roquet aux métatarses du squelette pendu au plafond, puis le médicomage laissa échapper un soupir. Il donna un petit coup amical dans le genou d'Albus.

- Et puis ? Qu'est-ce qu'il y avait d'autre dans le tien, de cauchemar ?

Le jeune homme aux yeux verts frissonna.

- Il y avait une fille avec une robe d'autrefois. Elle pleurait.

- Ce n'était pas un chien, alors.

- Non, gloussa nerveusement Albus. "Elle ressemblait un peu à Wendy."

Cette fois le silence se fit étouffant. Quelque part dans les étages, la voix de fausset de Gunter se mêlait à celle, profonde, de Vera Lynn. Toute la collection de disques léguée par Remus Lupin allait y passer.

Koff gratta à la porte en couinant, puis revint vers eux, la langue pendante.

Albus tressaillit.

- On a… on a trouvé quelque chose, cet après-midi, dit-il en tendant à Terrence la boîte à bijoux et en repoussant le mini-monstre qui se hissait sur ses courtes pattes pour l'attraper. "Qu'est-ce que tu en penses ?"

- Qu'on ne pourra pas toujours éviter cette conversation, grommela son meilleur ami en prenant le petit objet en forme d'œuf. "C'est lourd, dis donc. De l'or ? Et vous l'avez ouvert ?"

- On n'a pas réussi.

- Hmm, dit Terrence en fronçant les sourcils. "On dirait…"

Il éloigna distraitement le museau humide de Koff, soupesa la boîte à bijoux une ou deux fois puis finit par relever la tête.

Il y avait une étincelle dans ses yeux bleus et Albus ne la connaissait que trop bien. Elle précédait toujours les mots "on va faire une expérience" et menait invariablement à des problèmes.

- On va faire une expérience, dit Terrence avec un sourire de goupil.

 

oOoOoOo

 

Le chou-fleur en cuivre qui trônait sur la table au-dessus du phonographe crachotait en diffusant un autre tube des Années Quarante. Il faisait bon dans le salon éclairé chaleureusement par des dizaines de bougies. Les décorations et les verres à pied scintillaient, des gâteaux nappés de chocolat et de givre à la fleur d'oranger circulaient adroitement entre les convives, la neige s'égrenait dans la nuit, derrière la vitre du grand hublot.

Ils avaient tous le ventre bien plein et les joues un peu roses. Accoudé à la bibliothèque, Christopher sirotait une coupe de champagne, en flirtant avec Vivienne qui avait l'air somptueuse dans un décolleté bordé d'hermine et un fourreau vermillon audacieusement fendu.

Assis sur le canapé, Gunter battait la mesure sur ses genoux, avec un sourire lunaire sur son visage bienveillant. Il était vêtu d'une tenue de soirée démodée avec des fanfreluches sur le col. Un épi gris rebiquait sur sa tête et ses yeux clairs brillaient derrière ses lunettes rondes. Poivre était à côté de lui, perché au sommet d'une pile de coussins, une couronne en papier entre ses oreilles velues, et se bourrait de pudding avec des soupirs extatiques. L'elfe avait enfilé des chaussettes écossaises qui lui montaient jusqu'aux cuisses et s'était sanglé dans un superbe plastron amidonné qui avait la fâcheuse manie de s'enrouler comme un bavoir.

Matilda aussi avait fait des efforts de toilette. Elle avait tiré en arrière ses cheveux pour qu'ils ressemblent moins à des algues victimes d'une marée noire. Résultat, elle avait l'air d'un ananas avec sa robe jaune vif en forme de poire et le ruban vert au sommet de sa tête. Les mains nerveusement jointes sur son verre de bierraubeurre, elle jetait des coups d'œil autour d'elle avec des sourires crispés qu'il fallait interpréter comme l'expression d'une grande félicité.

Terrence avait laissé sa blouse blanche à l'infirmerie, pour une fois. Les manches de sa veste en velours fauve étaient un peu trop courtes pour ses bras maigres et le nœud de papillon dont il s'était affublé complétait son look de génie extraterrestre. Sa tignasse blonde était ramassée en une longue queue de cheval qui caracolait joyeusement dans son dos, tandis qu'il dansait avec Euphrosine qui gloussait tellement qu'elle allait certainement en perdre son dentier.

Les étonnament petits pieds de la vieille magicienne ne touchaient pas le tapis. Hors d'haleine, elle s'agrippait à son cavalier qui la faisait tournoyer avec enthousiasme, sans se soucier des jupons surannés qu'on apercevait parfois sous une envolée de soie céruléenne. Lorsque le swing endiablé s'arrêta enfin, le visage ridé d'Euphrosine était luisant de sueur, mais ses yeux bleus pétillaient d'une étonnante jeunesse. Elle fit claquer un gros baiser sur la joue du médicomage qui s'était obligeamment penché et se laissa raccompagner vers le buffet en agitant sa main pour s'éventer.

Scorpius portait un smoking et ses cheveux pâles lissés en arrière lui donnaient l'air d'un prince à l'expression vaguement ennuyée. Il avait fini par accepter de descendre du dôme pour se joindre à la fête et ne consultait sa montre à gousset que tous les quarts d'heure, guettant le moment où ils devraient tous monter pour la transmission radio de Londres. Pour l'instant, il était occupé à enlever les grains de raisins de sa part de tarte au rhum, armé d'une cuillère qu'il avait métamorphosée en pince à épiler.

Albus posa un autre disque sur le phonographe et enclencha la pointe de diamant. Quelques craquements s'élevèrent, puis la nouvelle chanson commença en cahotant un peu. C'était une voix française, suave et un peu grave, un rythme lent aux accents caressants.

- Le Tour de France… à diligence… vaut toutes les fééries…

Wendy prit le bras que le jeune homme lui tendait galamment et se laissa attirer vers l'espace dégagé au milieu du salon. Un peu rougissante, elle entrelaça ses doigts avec les siens.

Il ne s'était pas mis en costume, c'était typique. Terrence avait dû lui suggérer les bretelles de velours à la Pinocchio – au moins, il n'avait pas mis de nœud papillon, c'était déjà ça. Un jour, il faudrait qu'elle lui dise que Scorpius était la personne à consulter pour ce genre d'occasion. Mais sa chemise blanche faisait ressortir ses boucles sombres et le duvet qui soulignait sa mâchoire et – oh, il était beau et elle l'aimait même s'il l'exaspérait.

Il sourit. Les perles semées dans les cheveux châtains de Wendy se reflétaient dans son regard d'émeraude.

Ils dansèrent.

Elle s'était contentée d'une simple robe de soie noire, courte et légère, et elle sentait la main chaude d'Albus posée sur l'empiècement de plumetis dans son dos, presque contre sa peau.

Il ne disait rien, mais il la contemplait avec tellement d'amour qu'elle aurait pu suffoquer.

- Le suspense… par son absence… nous donnera le tournis…

Elle pirouetta, portée par la musique mélancolique, revint vers lui gracieusement.

C'étaient les moments comme celui-ci qui étaient le plus difficile. Ces moments qu'elle aurait voulu graver dans son cœur pour toujours – et qui deviendraient si cruels quand il s'éloignerait de nouveau…

Le bonheur était une chose si facile et si volatile, si stupide. Elle était tellement heureuse – là, maintenant, tout de suite – que sa gorge lui faisait mal.

De temps à autre, le genou de Wendy frôlait la prothèse cachée sous son pantalon sombre. Il était adroit, ne lui marchait jamais sur les pieds et ne se trompait pas dans les pas. Pourtant c'était à elle que l'on avait infligé les leçons de valse.

Peut-être que les autres étaient partis. Tout était si flou, à part lui et sa façon de pencher la tête de côté, comme un chat, comme s'il n'était pas certain qu'elle apprécie le moment autant que lui.

Elle sourit. Elle ne savait pas que les bougies accrochaient des étoiles dans ses yeux gris soyeux. Il la fit tourner de nouveau et elle rit, cristalline, parce qu'elle était un peu étourdie et qu'il était si proche…

- Ta nonchalance… ta diligence… nous mènent au paradis.

Le phonographe crissa et s'arrêta. Cette idiote de chanson était déjà terminée. Wendy fit un pas en arrière, sans lâcher la main d'Albus.

Ses joues brûlaient – elle aurait juré qu'elle était de nouveau dans la salle commune de Gryffondor, avec le plateau de sardines et de tartines beurrées posé entre eux.

Quelqu'un se racla la gorge et Albus sursauta.

Ils n'étaient plus seuls au monde.

Assis au bord du canapé à côté de Poivre, Terrence avait l'air d'un épouvantail très malheureux. Les sourcils froncés, Scorpius leva les yeux de sa montre à gousset.

- Il est minuit, annonça-t-il.

- Joyeux Noël à tous, dit Gunter d'une voix émue.

Euphrosine hocha gravement le menton au-dessus de sa tasse de thé et Vivienne se mit à distribuer des embrassades démonstratives. Matilda renversa par mégarde son dessert sur le gilet élégant de Christopher Cadwallader qui ne se fâcha pas mais commença à raconter une blague débile sur un vampire, une goule et un cracker.

Dans ce bazar, Albus, qui tenait toujours la main de Wendy, se faufila dehors en entraînant la jeune fille. Ils s'enfilèrent dans les escaliers en colimaçon, laissant derrière eux le salon chaleureux rempli de brouhaha et de joyeuses exclamations, et grimpèrent, essoufflés, jusqu'à l'observatoire.

Il faisait froid sous le dôme de cristal. La neige l'avait presque entièrement recouvert d'un voile feutré. Au milieu de la pièce se trouvait le matériel de transmission : un étrange chevalet surmonté d'une flèche en or. Un globe de verre opaque servait de récepteur et il était parcouru de petits éclairs bleutés.

- Les autres ne vont pas tarder, dit Wendy. "Tu veux me parler ici ?"

Albus avait un drôle d'air, résolu mais inquiet. Il acquiesça et sa voix couina sur une syllabe quand il ouvrit la bouche.

- Ils ne seront pas là avant vingt minutes. Scorpius n'est pas le seul à avoir une montre, dit-il en lui montrant celle que ses parents lui avaient offert pour ses dix-sept ans.

Wendy sourit et le regarda, intriguée.

- Alors ? C'était quoi, ce grand mystère ?

Quelque part, au fond de son estomac, un sentiment terrifiant se lova soudain comme un serpent prêt à frapper.

Et s'il lui disait que tout était fini ? Qu'il avait bien réfléchi, que ça ne pourrait jamais marcher entre eux – que cette danse était un adieu, qu'il avait décidé qu'il ne pourrait jamais vivre avec elle, que le dragon…

Rage et peur se nouèrent dans son ventre et fusèrent jusqu'à sa gorge avec une telle violence qu'elle hoqueta.

Albus la considéra avec inquiétude.

- Tu ne te sens pas bien ?

Elle secoua la tête.

Non, elle n'allait pas fondre en larmes. Elle n'allait pas hurler que ce n'était pas à lui de faire ce choix, qu'elle se sentait parfaitement capable de gérer Dewis et Crocmou et autant de personnalités qu'il pouvait s'en inventer, tant qu'il ne lui sortait pas le discours de son père ou une autre profonde connerie sur sa protection passant avant leur amour…

Albus lui toucha la joue.

- Wendy ? Ne fais pas tes mâchoires d'alligator. J'ai encore rien dit.

Elle voulut ricaner mais faillit s'étouffer sur un sanglot.

- Respire, conseilla ce grand idiot.

Elle aurait donné n'importe quoi pour retourner dans le salon, mais elle releva bravement la tête et se força à avaler une grosse goulée d'air.

Le froid lui picota la gorge.

- Cool, dit Albus d'une voix qui craquait un peu. "Maintenant je flippe complètement."

Elle fronça un sourcil.

- Hein ?

- Gunter a dit que les filles devinaient toujours, alors si ça c'était ta réaction retenue quand t'as pigé…

Il eut un petit mouvement d'épaule qu'elle connaissait bien : c'était celui qu'il faisait inconsciemment quand il essayait de paraître détendu mais qu'il paniquait intérieurement.

Elle sourit, même si elle avait envie de pleurer.

- Je t'écoute, Al, dit-elle.

Il fit un pas de côté, enfonça ses mains dans ses poches. La lueur bleuâtre de la neige cristallisée sur le dôme donnait un halo étrange à ses boucles noires emmêlées. Il se mordit les lèvres, inspira profondément, puis releva la tête et la regarda dans les yeux.

- Wendy Philips, veux-tu m'épouser ?

Elle écarquilla les yeux et se figea.

- Je sais que je suis le dernier des crétins et que je t'ai fait attendre pendant, genre, des milliers d'années. Je sais que je ne peux pas te promettre d'être un mec normal qui ne va pas se transformer en dragon le jour où tu lui diras que tu attends un bébé ou quand on…

Il s'interrompit et rougit si violemment qu'elle pouvait presque le voir dans la pénombre.

- Je… j'ai pas grand' chose à t'offrir… j'suppose que ta mère va péter un câble, mais on pourrait peut-être la convaincre si tu lui rappelles que mon père est ministre – non ?

Elle ne disait rien, pétrifiée. Il avala sa salive et continua très vite.

- Il me manque une jambe… je fais des rêves super bizarres et j'attire les animaux comme un appeau de chez Hammelin… je ne suis pas aussi intelligent que Terrence et j'ai pas la class' de Scorpius, mais…

Ses yeux verts brillèrent, fervents et sincères.

- Mais je sais que je t'aime. Je ne te ferais jamais de mal exprès. J'essayerai de ne pas te faire trop pleurer. Je ne veux pas être séparé de toi – même s'il faut que je me batte contre Dewis tous les jours pour garder le gouvernail. Je ne peux pas te promettre que tout ira bien, mais je te jure que je ferai tout pour te protéger.

Il se rapprocha et lui prit la main en hésitant, comme s'il avait peur qu'elle ne se dégage et ne s'enfuie. Elle ne battit pas d'un cil. Ses doigts étaient gelés et s'il n'avait pas vu que ses lèvres tremblaient, il aurait pu croire qu'elle s'était transformée en statue de glace.

- Je ne sais pas ce qui va arriver et j'ai peur, moi aussi, murmura-t-il. "Mais on sera ensemble – pour de vrai. Pour toujours, si tu es d'accord."

Elle baissa les yeux. Il avait sorti sa baguette de sa poche et dessinait quelque chose qui se posa dans sa paume. C'était chaud, léger et doux comme une plume.

C'était un anneau de verre tout simple, avec un poisson argenté enroulé autour.

- Wendy Philips, veux-tu m'épouser ? répéta-t-il timidement. "On mangera des sardines au clair de lune aussi souvent que tu le voudras."

 

 

A SUIVRE...

 

("Le Tour de France à diligence" appartient à l'OST du Petit Prince 2015.)

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