Les Souffleurs de Lumière

Chapitre 18 : Enfin l'indécis posera son fardeau

6026 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/11/2016 06:56

 

ENFIN L'INDÉCIS POSERA SON FARDEAU

 

 

Albus Potter était un loser.

Cadwallader l'avait su dès qu'il avait vu son visage maigrichon s'illuminer sous le choixpeau.

Albus Potter était un loser.

Cadwallader le savait parce qu'il avait beau avoir tout le temps le nez dans un livre en bon Serdaigle, il savait bien qu'être cool, c'était être à Gryffondor et s'appeler James Potter.

Albus Potter était un loser, mais il ne se comportait pas comme tel et cela agaçait profondément Christopher.

Le monde était un endroit simple, partagé entre les forts et les faibles, ceux qui savaient ce qu'ils voulaient et ceux qui n'obtenaient jamais ce qu'ils désiraient. Christopher le savait bien, lui qui n'était dans aucune des deux catégories.

Toujours médiocre, toujours moyen, ni détesté, ni aimé – on ne s'intéressait jamais à lui. La plupart du temps il parvenait à s'en contenter : il était le troisième garçon, il n'était ni brillant ni insupportable, mais on lui fichait la paix et on n'attendait pas grand' chose de lui.

C'était bien mieux que de s'appeler Scorpius Malefoy et d'être persécuté cruellement par ces grands dadais de Septième Année.

C'était mille fois préférable à la pression qui pesait sur le capitaine de l'équipe de Quidditch de Serpentard et sur le premier de la classe à Serdaigle.

Mais ce n'était pas aussi bien que d'être le beau et célèbre James Potter, de savoir s'exprimer en public, de pouvoir faire des blagues aux dépends des autres et de s'en tirer sans conséquences, d'avoir droit aux regards énamourés de la si séduisante quatrième année Helga MacMillan.

Christopher Cadwallader avait l'impression qu'avoir treize ans était la pire malédiction dont on puisse écoper : 1) il avait des boutons d'acné. 2) Le matin, il se réveillait régulièrement couvert de sueur et dans une situation plus qu'embarrassante. 3) Sa voix était en train de muer. 4) Ses bras et ses jambes poussaient sans aucune logique.

Et pour la première fois de sa vie, ses livres bien-aimés semblaient fades en comparaison des délices dont les autres faisaient l'expérience.

Embrasser les lèvres en forme de fraise d'Helga Macmillan.

Etre entouré d'un groupe d'amis qui vous écoutent en s'esclaffant bruyamment à vos remarques désopilantes.

S'élever en flèche dans les airs et survoler victorieusement le terrain de Quidditch dans un tonnerre d'applaudissements.

Savoir qui il était, vraiment. Ce qu'il voulait. Ce qu'il pouvait devenir. Ce qu'il serait capable d'accomplir.

Christopher Cadwallader avait beau fermer les yeux très fort à l'abri des rideaux tirés de son lit à baldaquin et prier Merlin, l'Encyclopédie des Minéraux et Dieu s'il existait, il ne réussissait pas à se transformer en héros.

On ne l'avait pas tiré d'un placard sous l'escalier pour lui annoncer qu'il était le sauveur du monde.

Aucune araignée ne se décidait à le piquer et à échanger son torse maigre pour des pectoraux herculéens et sa magie "correcte, peut mieux faire" pour des superpouvoirs.

Il n'était que le troisième fils d'un employé des postes qui avait fait sa scolarité à Poufsouffle et avait épousé une petite infirmière moldue.

Il n'était même pas assez méchant pour faire rôtir des vers de terre sur le barbecue avec ses frères.

Il ne serait ni Voldemort ni Dracula.

En fait, il avait vaguement peur du noir et détestait la vue du sang.

Non, Christopher Cadwallader était nul, tout simplement.

Aussi, lorsqu'il avait tourné la tête, tiré de ses pensées moroses par la voix de Mrs McGonagall qui appelait POTTER, Albus Severus, et qu'il avait vu ce gamin au visage mince, recroquevillé sous le choixpeau qui ruminait, il avait pensé "tiens, voilà un autre loser".

James ricanait, assis parmi ses potes, comme les deux frères de Christopher l'avaient fait lorsqu'il était arrivé à Poudlard.

Les semaines et les mois avaient défilé, il était passé en quatrième, puis en cinquième année et des rumeurs avaient commencé à courir, mais elles n'étaient pas celles auxquelles il s'était attendu

Oui, Albus n'était pas comme son aîné. Il était timide et presque invisible, mais on ne pouvait s'empêcher de parler de lui.

- Il m'a prêté son livre quand j'ai oublié le mien, disait un élève de Serdaigle, soulagé d'avoir pu faire ses devoirs à temps.

- Son furet est trop mignon ! minaudaient deux filles. "Vous avez vu comme les animaux l'aiment ?"

- Il parait que Malefoy et le second Potter sont devenus copains, c'est incroyable.

- Moi, en tout cas, je le trouve bien plus sympa que son frère.

- Ah, on joue contre Albus Potter, aujourd'hui. Cool, lui au moins il ne fait pas de coups bas.

Christopher Cadwallader ne pouvait pas arriver à comprendre comment on pouvait avoir autant de popularité en se montrant simplement gentil.

Ce n'était pas juste.

Albus n'avait rien de particulier. Certains prétendaient qu'il ferait un jour un attrapeur remarquable, mais quand on considérait ceux qui l'avaient précédé et surtout son père qui l'était devenu en première année, ce n'était pas assez.

Albus aurait dû faire partie de la foule des anonymes. Il aurait dû être accablé par le même sentiment que Christopher : il n'était pas martyrisé comme Scorpius Malefoy, mais il n'était pas adulé comme James. Il était entre les deux. Il était nul, il était zéro, il n'avait aucun intérêt.

Et cependant, Albus Potter continuait de vivre effrontément heureux. Il avait un petit groupe d'amis, toujours les mêmes et pas que des losers : cette fille qui maniait la batte comme une sauvage était plutôt jolie et le garçon à lunettes qui faisait exploser des chaudrons à tour de bras avait la réputation d'être l'élève le plus intelligent de Poudlard.

Le furet était mort – qui pouvait bien se préoccuper de ça, de toute manière – mais Albus n'avait pas essayé de se jeter du haut de la Tour d'Astronomie à force de chagrin. Il n'avait vraiment pas le sens de la tragédie, ou il avait dû être bien entouré.

Quand le rat de Christopher était mort, le préfet de Serdaigle lui avait dit qu'il devait vite se débarrasser du cadavre et celui de ses frères qui était encore à Poudlard avait monté un sketch sur la découverte macabre de Scouter, les incisives figées en un rictus affreux, étendu raide sur le canapé de la salle commune. Malgré ses quinze ans bien sonnés, Christopher s'était mis à pleurer : le vieux rat avait été là pour lui depuis son arrivée à Poudlard.

Ce n'était pas juste.

Mr. Cadwallader se rendit compte que son benjamin était particulièrement lugubre, l'été suivant, et il essaya de parler avec lui. Ce fut un échec total. Christopher n'avait pas envie de se sentir compris par un homme dont le plus grand talent était de savoir parfaitement rouler un parchemin pour le mettre à la patte d'un hibou.

Il avait commencé à faire des abdos et pouvait courir pendant une bonne trentaine de minutes sans s'essouffler. Il comptait s'inscrire à l'équipe de Quidditch et espérait que cela lui laisserait assez de temps pour classer ses minéraux : Neville Londubat était un peu bizarre, mais il semblait être le seul professeur à prendre au sérieux la passion de Christopher.

Ses frères avaient enfin terminé leurs études et ne plus vivre dans leur ombre allait tout changer. Forcément.

Il se fit faire une nouvelle coupe de cheveux et monta dans le train persuadé d'être enfin à l'aube d'une ère nouvelle : ah, avoir seize ans et posséder le monde entier…

Sauf qu'il n'avait pas d'amis parce qu'il passait son temps à bouquiner ou à gratter des cailloux et qu'on s'apercevait plus facilement de la présence d'un coléoptère dans la classe que de la sienne.

"Élève peu impliqué. Se contente du strict nécessaire."

"Travaille bien, mais pourrait mieux faire s'il s'en donnait seulement la peine."

"Mr. Cadwallader a à peu près autant de personnalité qu'un verracrasse."

Ses bulletins étaient de vraies condamnations à mort. Que fallait-il donc faire pour devenir une vraie personne ? Il n'avait pas été accepté dans l'équipe de Quidditch, ce qui constituait un échec cuisant : même cette chiffe molle qu'était son père avait pu jouer comme poursuiveur pour Poufsouffle.

Il souhaitait désespérément accomplir quelque chose, prouver qu'il existait, se rendre intéressant… mais il n'arrivait même pas à choisir un plan de carrière, il ne savait toujours pas ce qu'il voulait devenir, il ne parvenait pas à s'imaginer adulte.

Helga Macmillan ne sortait plus avec James Potter. Ses parents avaient divorcé et elle l'avait très mal pris : elle avait grossi d'au moins quinze kilos pendant l'été. Son cercle de copines, lui, avait sérieusement maigri. Christopher ne la trouvait plus du tout attirante et s'en sentait vaguement coupable, mais pas assez cependant pour essayer de défendre la pauvre fille quand ses anciennes "amies" se moquaient de son poids.

Puis il y eut un scandale pendant une classe de quatrième année de DCFM et Harry Potter en personne vint enseigner à l'école de sorcellerie pendant une semaine. Ensuite, Albus Potter et ses plus proches amis disparurent en même temps que l'homme dont on disait qu'il allait devenir le prochain premier ministre. Et quand ils revinrent, ils n'étaient plus que trois et ils étaient différents.

Plus âgés, plus sérieux, plus réalistes.

On parlait d'eux, mais on n'osait pas leur poser de questions.

Radio-Poudlard annonça bientôt qu'Albus s'en était allé à la guerre dans les Hébrides et qu'il y avait perdu une jambe.

Christopher en grinça des dents.

Evidemment. Il fallait s'appeler Potter pour ne rien faire de particulier et se retrouver à la première page des journaux du jour au lendemain. Il fallait s'appeler Potter pour avoir une destinée toute prête qui vous tombe du ciel.

Ce n'était pas juste.

Il en avait mal au ventre. En sortant des toilettes, fixant un regard sombre sur son visage quelconque dans le miroir, il se lava les mains en sifflotant lugubrement : "Potter le malchanceux, Potter est devenu boiteux…", puis il éclata d'un rire cassé qui lui fit presque peur. Mais à ce moment-là, un autre garçon émergea d'une des cabines, l'air absolument enchanté.

- Whah, elle est trop bonne, celle-là ! s'écria-t-il en remontant sa braguette.

Et il s'en alla en chantant d'une façon réjouie.

En moins d'une heure, la comptine avait fait le tour du château et trouvé plus de supporters qu'on aurait pu l'imaginer.

Ahuri, Christopher s'entendit désigner comme le génial inventeur de la nouvelle rengaine populaire et en éprouva une certaine fierté.

Peut-être, après tout, avait-il l'étoffe d'un vrai méchant, à défaut de pouvoir devenir un héros...

Albus Potter revint à l'école au début du mois de juin. Il boitait légèrement et on ne l'autorisa pas à reprendre le Quidditch avant la fin de l'année. James était devenu curieusement protecteur de son frère, après des années à le tenir à distance.

Au début, ce fut difficile : tout le monde voulait voir la prothèse, mais Albus refusait de faire un show de sa blessure. On aurait dit plutôt qu'il essayait de se faire discret. Ses potes ne voulaient pas non plus raconter ce qu'ils avaient vécu pendant les semaines où ils avaient été absents. Christopher aurait préféré que cette aventure leur monte à la tête et qu'ils se comportent en vrais babouins arrogants : ç'aurait été plus facile de les détester et de continuer avec la chansonnette cruelle.

Puis il réalisa qu'Albus, encore une fois, échappait à la règle. Il tentait de disparaître quand il aurait pu savourer sa popularité. Il semblait n'avoir pas d'autre but que de mener sa scolarité aussi normalement que… n'importe qui.

Il ne voulait pas être spécial alors qu'il en avait l'occasion rêvée. Il ne se posait pas en héros, comme tout garçon normal l'aurait fait.

Il n'était pas faible.

Depuis le début, ce gamin maigrichon n'était pas un loser.

Alors la sourde rancœur qui gangrénait le cœur de Christopher Cadwallader se mua en dégout profond.

Si ça avait été lui…

Tout devint plus facile. L'année suivante, il ajouta de nouveaux couplets à la comptine. Il suggéra qu'on perce les gouttières après avoir entendu James se plaindre que l'humidité écossaise faisait souffrir son frère. Il n'eut de cesse de trouver des moyens de faire craquer la belle apparence d'Albus.

Mais il échoua.

Gryffondor, avec un attrapeur unijambiste, remporta la Coupe de Quidditch. Christopher en eut une éruption de boutons.

Albus sortait avec Wendy Philips qui était devenue ravissante – bien que toujours aussi dangereuse avec une batte.

Il avait tout.

Il était resté fidèle à lui-même.

C'était injuste.

Injuste, injuste, injuste.

Christopher obtint son diplôme en même temps que James dont on disait qu'il allait sûrement devenir Auror comme son père.

Ses parents étaient à la cérémonie et semblaient fiers de lui, mais il ne pouvait que garder les yeux fixés sur Harry Potter qui félicitait son fils aîné, un bras passé autour des épaules de son cadet qui riait.

Ses deux frères l'invitèrent dans un pub et le firent trop boire. Il commença sa première journée dans le monde des adultes par une épouvantable gueule de bois et un commentaire attristé de son père : "Je pensais que toi, tu serais différent…"

Il ne savait toujours pas ce qu'il allait faire de sa vie et il était certain que ses parents s'en rendraient malades si leur fils de Serdaigle se retrouvait à distribuer des prospectus sur le Chemin de Traverse.

Puis Neville Londubat et Luna Lovegood lui rendirent visite.

Son ancienne directrice de maison babilla au sujet d'un Enormus à Babille et de talents spéciaux et le professeur de Botanique lui tendit une revue qui parlait de géologie.

- Peut-être que tu pourrais faire un stage là-bas, suggéra-t-il. "Je suis sûr que ça te plairait."

Christopher avait la gorge serrée et ne trouva rien à répondre.

Il suivit le conseil.

Il découvrit qu'étudier les minéraux en compagnie de gens qui s'y connaissaient était mille fois plus passionnant que de farfouiller dans une carrière tout seul sous la surveillance intriguée de Bert Hammersmith. Il fut heureux, même s'il se demandait toujours quel était le but ultime de sa vie.

Il devint géologue et, lorsqu'on lui proposa d'aller en Antarctique, il accepta.

C'était la chance de sa vie.

En arrivant à la Base d'Inlandsis, il reçut un choc glacé en découvrant les quatre inséparables de Poudlard y travaillaient aussi.

C'était comme une malédiction.

Mais, à peine quelques jours après son arrivée, il dut sortir en exploration avec Albus. Ils furent surpris par un blizzard, durent s'abriter dans la Carcasse de la Baleine et y restèrent coincés pendant deux jours. Lorsqu'ils revinrent à la Tour, Albus pouvait à peine marcher, les dents crispées de douleur. Christopher, qui avait aussi des engelures aux mains et aux orteils, se retrouva en même temps que lui dans l'infirmerie et vit le moignon pour la première fois.

Et pour la première fois aussi, il vit Albus pleurer.

Il réalisa qu'il était humain, faillible – pas très différent de lui-même.

Alors, quelque chose changea.

Peut-être était-ce la frustration qu'il avait lue dans les yeux du jeune homme. Peut-être la façon amicale dont Albus s'adressait à lui depuis son arrivée – les trois autres ne cachaient pas leur animosité. Ou peut-être simplement le fait que, pendant qu'ils étaient dans la grotte, le fils Potter n'avait pas cessé de chercher des traces d'animaux ou des signes que l'Axe s'était ouvert.

Dans un sens, quand ils s'immergeaient dans leurs spécialités, ils se ressemblaient beaucoup.

Après ça, Christopher décida qu'il n'avait pas besoin de se montrer aimable, mais qu'il n'était pas nécessaire de relancer les hostilités.

Celui qui trouverait l'Axe serait le vrai héros. Cela suffirait.

Ensuite, tout alla de travers.

Le mot "renoncer" apparut, gravé sous la plante de son pied, Calcifer leur annonça une prophétie terrifiante, des phénomènes étranges se produisirent, il rêva de choses et de gens qu'il ne connaissait pas, Albus devint gravement malade et il apparut qu'en fin de compte il n'était pas humain mais à moitié dragon, les étoiles tombèrent et finalement la Porte s'ouvrit.

Ce n'était plus une compétition. Cela ressemblait davantage à un jeu de survie dans lequel ils étaient tous pris au piège.

La gravité disparut et leurs priorités s'inversèrent, des liens s'affermirent et d'autres se formèrent.

Christopher cessa d'avoir peur de Calcifer. Il s'aperçut qu'il s'entendait plutôt bien avec Terrence Swanson. Il découvrit qu'il y avait déjà un moment qu'il considérait Gunter comme une sorte de figure paternelle : sans doute la gentillesse toute poufsoufflienne du chef d'équipe y était pour quelque chose. Il arrêta de flirter avec la belle Vivienne pour la traiter en véritable camarade et se mit à éprouver une certaine pitié pour Wendy et Euphrosine. Scorpius et Poivre restèrent des mystères à ses yeux.

Mais il ne comprit le secret d'Albus qu'au moment où il perdit toute notion de la réalité et s'enfonça dans un rêve éclatant de blancheur, environné d'un tourbillon de papillons dorés.

Il vit l'avenir tel qu'il aurait dû s'écrire. Il vit ses frères l'admirer, il ressentit ce que cela faisait d'avoir un but et de le savoir, il marcha dans les traces de l'homme qu'il avait désiré être. Il toucha du doigt ce qu'il pouvait devenir avec un tel potentiel - s'il restait ici, s'il s'abandonnait à cette réalité tellement préférable à l'autre.

Puis il sut.

Que c'était faux, mais qu'il avait le choix de l'accepter ou de l'ignorer.

Renoncer.

Il s'était demandé des dizaines de fois ce à quoi le mot faisait allusion.

Renoncer à l'expédition ? Renoncer à leurs vies : cela voulait-il dire qu'ils allaient tous mourir en descendant dans l'Axe ? Renoncer à des principes, à leurs noms, à quelque chose qu'ils aimaient ?

Il y avait tellement de possibilités. Mais soudain, dans cette clarté irréelle où tous ses souvenirs flottaient comme des bulles de savon au milieu de morceaux de verre colorés dans lesquels miroitait un avenir merveilleux, la réponse lui sembla évidente.

Toute sa vie, il avait cherché à être quelqu'un d'autre.

Toute sa vie, il s'était épuisé à essayer d'être différent.

Toute sa vie, il avait refusé de s'accepter, tel qu'il était. Ni un loser, ni un mec cool.

Juste lui.

Tout bêtement lui. Lui, passable et passionné de cailloux. Lui, le nul qui n'avait pas de destinée, lui qui ne serait jamais ni un héros ni un vilain.

Lui, le fils d'un employé des postes et d'une petite infirmière moldue, l'ancien élève de Serdaigle, le géologue envoyé en Antarctique.

Lui, Christopher Cadwallader.

Mais il n'était pas si mal.

Il était lui.

Et tant qu'il déciderait de se mettre en action, sans attendre un signe du destin, il pourrait avancer.

Vivre était un accomplissement en soi.

Alors il sourit et il sentit qu'il se mettait à pleurer.

Il flottait dans le néant, nu, mais pourtant il lui sembla qu'un énorme poids venait d'être enlevé de sa poitrine.

Il se sentit étrangement léger – étrangement heureux.

Un papillon aux ailes de feu se posa sur son orteil et quelque chose scintilla sous son pied, mais il n'eut pas mal.

Puis tout devint noir.

 

oOoOoOo

 

On l'appelait.

Il essaya d'ouvrir les yeux et une migraine terrible lui grippa le cerveau, comme si une araignée particulièrement vicieuse lui serrait les tempes entre ses pinces.

- Ah, il revient à lui, je crois, dit quelqu'un.

- C'est pas trop tôt, ajouta une autre voix, qu'il identifia comme celle de Poivre.

Il entrouvrit une paupière, distingua d'abord la planche qui soutenait la couchette au-dessus de la sienne (quelqu'un y avait gravé les symboles alchimiques des sept éléments reconnus par les sorciers : air, eau, terre, feu, espace, temps et magie), puis un visage préoccupé qui se penchait sur lui.

- ça va ? demanda Gunter.

Christopher voulut répondre, mais il avait la gorge terriblement sèche et ne put émettre qu'une espèce de gémissement pathétique.

- Terrence, il s'est réveillé ! appela aussitôt le chef d'équipe en se tournant vers la pièce.

- Donnez-lui à boire, répondit la voix lointaine du médicomage.

Cadwallader approuva d'un grognement. L'eau que contenait la tasse que Gunter approcha prudemment de ses lèvres était délicieusement fraiche. Elle avait un goût vaguement ferrugineux et il se demanda si la lumière d'or sanglant qui entrait à flots dans la Citrouille était due à une grotte aux parois d'hématite rouge.

- Où suis-je ? parvint-il à demander enfin, laissant sa nuque s'enfoncer de nouveau dans l'oreiller.

Il se sentait épouvantablement faible.

Le chef d'équipe lui tapota le bras avec gentillesse. Ses yeux pétillaient malicieusement derrière ses lunettes.

- La question est plutôt : où avez-vous été ? répondit-il énigmatiquement.

Christopher réfléchit quelques instants, malgré son mal de tête.

- Je… rêvais, je crois, murmura-t-il finalement. "De quand j'étais gosse… et du futur aussi… de ce que ça aurait pu être si… si j'avais… été… quelqu'un d'autre…"

Gunter sourit.

- Et ?

Le jeune homme ferma les yeux un moment, puis les rouvrit. Son visage se décrispa.

La sensation de légèreté, de soulagement, de liberté, était toujours là.

Il sourit à son tour.

- Et puis voilà. Je suis moi et je suis là, dit-il simplement.

Le vieil homme hocha le menton.

- Bravo, souffla-t-il.

A côté de lui, l'elfe observait le géologue d'un air étrange.

Terrence grimpa dans la Citrouille et s'approcha en s'essuyant les mains sur un mouchoir qu'il fourra dans une poche de sa blouse blanche.

- Alors, demanda-t-il, comment ça se passe par ici ?

Il examina rapidement Christopher, puis se redressa, l'air satisfait.

- En pleine forme ! Enfin, il le sera quand on lui aura donné de quoi manger. Aux fourneaux, Poivre, mon ami !

- Les Elfes Libres choisissent leurs amis, répliqua le vieux serviteur d'un ton majestueux – mais il s'en fut en direction de la cuisine.

Terrence agita négligemment sa baguette en direction du salon et un fauteuil s'approcha en se dandinant, suivi de Matilda et Vivienne qui prirent un air soulagé en constatant que Christopher semblait aller mieux.

- Que s'est-il passé ? demanda celui-ci d'une voix un peu enrouée.

- C'était la faute de ces fleurs vers lesquelles nous ont guidés les papillons, expliqua Terrence en s'asseyant confortablement. "Matilda a tout de suite vu le danger. Elle nous a secoué les uns après les autres et obligé à sortir de la transe que provoquent ces… euh… nougatines ?"

- Obliviatines, rectifia la jeune biologiste d'un ton plein de crainte respectueuse. "Des s-scientifiques qui ne se p-protégeaient pas c-correctement ont p-perdu toute no-otion de la r-réalité en les étudiant."

- Bref. Mais pour toi, c'était trop tard, tu étais déjà trop loin dans le rêve. On a dû te transporter hors du champ et attendre que tu reviennes par toi-même.

- Vous aviez les yeux révulsés, c'était effrayant, frissonna Vivienne.

Christopher se souleva péniblement sur un coude. Le sang battait furieusement sous son crâne.

- Combien de temps suis-je resté… inconscient ?

- N'essaie pas de te lever. Tu es resté dans les choux pendant quatorze heures, répondit complaisamment Terrence. "On pensait bien te laisser là et continuer l'exploration pour ne pas perdre de temps, mais Gunter n'a pas voulu."

- C'était hors de question, dit tranquillement le chef d'équipe.

- Est-ce que vous avez tous rêvé ?

Les autres hochèrent la tête en détournant le regard et Christopher en déduisit que leurs expériences n'avaient pas dû se terminer aussi paisiblement que la sienne. Il se rappela soudain de la lumière sous son pied et se redressa brusquement pour vérifier si le mot était toujours gravé dans sa peau.

La Citrouille tangua et il eut l'impression que ses yeux basculaient à l'intérieur de sa tête. Des étoiles se mirent à danser dans l'obscurité et il sentit qu'on le rattrapait, qu'on l'adossait avec précaution contre un mur.

Sa vision revint et avec elle une violente nausée.

- ça va mieux ? demanda Terrence d'un ton moqueur, quand le géologue eut fini de vomir. "Je t'avais dit de ne pas essayer de te lever."

Christopher grogna de nouveau, avachi sur la couchette.

- Je voulais voir si… l'inscription… était toujours là, expliqua-t-il d'une voix pâteuse.

Le médicomage fronça un sourcil, puis il sembla comprendre et pâlit.

- Tu veux dire que… c'était un genre d'épreuve ? Alors…

Il s'agenouilla fébrilement et ôta la chaussette de son patient pour vérifier la plante du pied. Quand il releva la tête, il était décomposé.

- Il n'y a plus rien, souffla-t-il.

Il toucha machinalement sa nuque, grimaça comme s'il avait effleuré une croûte et s'assit sur le tapis.

Vivienne ouvrait de grands yeux sans vraiment comprendre, mais Gunter avait lui aussi un air grave. Matilda poussa soudain une exclamation étouffée et couvrit sa bouche de ses mains.

- Alors ça veut dire que je vous ai réveillés trop tôt… que vous auriez pu… être délivrés… couina-t-elle.

- ça n'aurait pas marché pour Albus, de toute manière, dit lentement Terrence. "Et je doute que Scorpius s'en serait sorti indemne."

Son visage était grisâtre et on aurait dit qu'il avait dix ans de plus. Il se força à avaler sa salive, puis releva la tête pour regarder Christopher en face.

- Je suppose que c'était ton grand moment, murmura-t-il.

Le silence retomba dans la pièce.

- Ohé ! appela une voix de l'extérieur. "On aurait besoin d'un coup de main si la Belle au Bois Dormant va mieux !"

Gunter tressaillit. Il s'extirpa de son fauteuil, se leva et entraina les femmes avec lui.

- Venez, allons aider Wendy.

Terrence et Christopher restèrent seuls, sans oser se regarder.

- Qu'est-ce qu'ils font ? demanda le patient.

Le médicomage sembla s'éveiller d'une transe.

- Oh, ils sont en train de pêcher des oiseaux-lunes.

Le géologue fronça un sourcil.

- Quoi ?

Terrence eut un sourire fatigué.

- Tu verras tout à l'heure. La grotte où on a atterri après le champ des Savoirs est… hum. Intéressante.

Il essuya ses paumes moites sur ses genoux et se mit debout.

- Bon, j'y retourne. Je dois m'occuper d'Al. Essaie de te reposer. Je ne pense pas que tu puisses reprendre la route avant demain, dans ton état. Ne laisse pas Poivre te faire avaler des cornichons marinés sous prétexte que c'est bon à la santé, hein.

Christopher retint le jeune homme blond par le bras.

- Qu'est-ce qui est arrivé à Albus et Scorpius ? Ils sont encore inconscients ?

Terrence se mordilla la lèvre, puis lâcha un soupir.

- Scorpius a été pas mal secoué, mais il s'en remettra. Al n'a pas été affecté par les papillons, mais… il s'est retransformé en dragon, pour le moment. Et je ne suis pas vétérinaire, moi. C'est lui, l'expert en soins aux créatures magiques !

Il fit quelques pas en direction de la porte par laquelle le soleil rougeoyant entrait à flots, puis se retourna.

- Chris ?

- Ouais ?

Terrence se gratta la tête, puis enfonça les mains dans les poches de sa blouse blanche pour se donner un air détaché.

- Non, rien, dit-il finalement. "Repose-toi."

Le géologue se rallongea prudemment et ferma les yeux quand le médicomage eut quitté la pièce. Il savourait la sensation de légèreté dans sa poitrine quand il sentit la première brûlure salée au coin de sa paupière.

Renoncer.

Tout serait différent, maintenant.

Une main grêle se posa sur son épaule et il rouvrit les yeux.

- Ne pleurez pas, dit l'elfe en lui tendant un bocal dont émanait une forte odeur de vinaigre.

- Je vais bien. Ce sont des larmes de joie, pouffa le géologue avec un hoquet. "Non merci, Poivre. Je passe sur les cornichons."

 

 

A SUIVRE...

 

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